- Les trois piliers de l’environnement
- Qu’est-ce que le Comité 21 ?
- Peut-on espérer sauver les ODD ?
- Des objectifs climatiques hégémoniques ?
- Les déclinaisons territoriales des ODD
- Le développement durable face aux risques géopolitiques actuels
- L’urgente nécessité de l’adaptation
- ODD et crises
- Collectivités territoriales et adaptation
Exposé de Bettina Laville
En juillet 2022, sous l’égide de l’ONU, se tiendra la dixième session du High-level Political Forum for sustainable development, qui établira le bilan annuel des objectifs de développement durable (ODD). Son rapport préliminaire a été publié en avril 2022 et, à cette occasion, le secrétaire général de l’ONU a lancé des alertes fortes quant à la non atteinte globale des ODD.
À travers les 17 ODD, le programme Agenda 2030 cible l’ensemble des composantes censées rendre meilleures les conditions de vie sur notre planète. Les crises qui nous frappent, qu’elles soient liées à la pandémie, à la pauvreté, aux déplacements de population, au climat, à la guerre, etc., auxquelles pourrait s’ajouter bientôt une crise financière, concourent donc toutes, très mécaniquement et très logiquement, à un échec relatif dans la poursuite des ODD.
Les trois piliers de l’environnement
Avant la création des ODD, en 2000, l’ONU a décidé de fixer, pour les quinze années qui allaient suivre, les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), en les inscrivant dans la trajectoire des conférences des Nations unis sur l’environnement de Stockholm (1972) et de Rio (1992). Celle de Stockholm s’était tenue à la suite du premier rapport de l’OCDE abordant les nouveaux problèmes du monde et n’avait alors réuni que peu de membres de l’ONU en dehors des pays européens et africains qui avaient été invités. À cette époque, on parlait d’air, de pollution, d’eau, etc., mais pas encore du climat, parce que les recherches sur ce point restaient confidentielles et, donc, ne donnaient lieu à aucune prise de conscience collective.
Cette conférence de Stockholm est à l’origine de la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) – dont le siège est à Nairobi – et de l’instauration d’une trajectoire environnementale, de 1972 à 1992, composée de trois piliers.
Le premier de ces piliers fut dédié à la préparation de trois conventions : la convention-cadre sur les changements climatiques et la convention sur la diversité biologique (traitant de la conservation de la nature et des impacts de l’activité humaine sur cette dernière ), qui seront adoptées en 1992 lors du sommet Planète Terre à Rio de Janeiro, ainsi que la convention sur la lutte contre la désertification, lancée lors du sommet de Rio et élaborée essentiellement à la demande du continent africain et de la France.
Le deuxième pilier, le traité pour la Terre, n’a malheureusement pas abouti. Nous souhaitions qu’il conclût le sommet de Rio, mais aucun accord n’a été trouvé pour ce traité au sein de l’ONU, et ce en raison des fortes dissensions entre pays du Nord et pays du Sud, ces derniers considérant que la protection de l’environnement ne devait pas se faire aux dépens de leur propre développement. Le sommet de Rio s’est donc conclu par une déclaration a minima, entérinant toutefois, pour la première fois, le principe de précaution et les notions de solidarité intergénérationnelle, de pollueur-payeur, etc., termes qui, depuis lors, font tous partie du vocabulaire du développement durable.
Le troisième pilier fut le programme Agenda 21, qui déclina les actions à mener dans tous les domaines afin d’assurer le développement et de combattre la pauvreté tout en protégeant l’environnement.
À partir de 1992, s’impose progressivement la prééminence des problèmes climatiques, tandis qu’apparaît le concept d’économie verte. Tout cela se passe dans le contexte géopolitique euphorique qui suit la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS. Les OMD vont alors être orientés vers la lutte contre la pauvreté, et tout ce qui avait été regroupé sous le concept de développement durable en 1992 se retrouve à nouveau disjoint.
En 2009, lors de la COP15 à Copenhague, face à l’échec en matière d’environnement des OMD, désormais focalisés sur le développement, force est de constater que le réchauffement climatique s’accentue et que la biodiversité régresse. En juillet 2015, à la conférence d’Addis-Abeba, 17 nouveaux objectifs, recouvrant conjointement environnement et développement, sont donc fixés. On y retrouve des objectifs destinés à la lutte contre la pauvreté, à l’éducation, à l’assainissement de l’eau, au climat, à la préservation des biodiversités terrestre et marine, au développement durable des infrastructures, à la paix et au développement, à l’agriculture et à l’alimentation, à la coopération et au développement, à la protection et à la promotion des femmes. Ces objectifs de développement durable seront plutôt bien accueillis, d’autant qu’en 2015, le monde se satisfait de l’Accord de Paris sur le climat qui conclut la COP21. Ce succès français sera ratifié à Marrakech, en 2016. Toutefois, les ODD étant ensuite absents de la campagne présidentielle de 2017, la France ne commencera à s’y impliquer réellement qu’à partir de 2018.
Qu’est-ce que le Comité 21 ?
Le Comité 21 est une organisation fondée en 1992, juste après le sommet de Rio, par Simone Weil, Huguette Bouchardeau et moi-même. Chacune d’entre nous avait déjà fondé une organisation de sensibilisation à l’environnement. Simone Weil avait été la présidente de l’Année européenne de l’environnement, en 1987, et elle avait gardé une petite structure. Huguette Bouchardeau, quant à elle, avait été ministre de l’Environnement de 1984 à 1986 et avait aussi créé sa structure. En 1992, nous avons réuni ces organisations pour n’en faire qu’une, le Comité 21, et avons demandé à Serge Antoine, négociateur français lors de la conférence de Stockholm, de la présider.
Pour respecter les préconisations de l’Agenda 21, cinq collèges de parties prenantes – l’État, les collectivités locales, les entreprises, les ONG, le monde universitaire – ont été créés, chacun étant centré sur une problématique. L’État s’étant retiré pour des raisons juridiques – ce qui n’empêche pas le ministère de la Transition écologique de nous soutenir –, il a été remplacé par un collège de citoyens. Les membres du Comité 21 sont des adhérents. Les cotisations, dont les montants varient selon les collèges, représentent 40 % de nos financements. Les 60 % restants proviennent de subventions, de la rétribution des formations que nous dispensons et de celle de nos opérations de conseil auprès des collectivités locales, en particulier sur les ODD.
En 2022, nos priorités d’action sont les ODD, la citoyenneté et les questions d’acceptabilité des infrastructures par les citoyens, le problème de l’adaptation et la notion de sobriété, qui a été l’objet d’un important travail que nous avons mené ces derniers mois.
Peut-on espérer sauver les ODD ?
Au début de la mise en œuvre des ODD, le Comité 21 était très seul, en particulier sur la question de la mise en œuvre territoriale du développement durable. Pourtant, à ce niveau, les ODD sont très intéressants, car ils donnent un sens aux schémas que prévoit désormais la loi dans tous les domaines, dont le manque de lisibilité rebute les élus locaux. Ces déclinaisons sectorielles multiples sont les schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET), ainsi que divers autres schémas climatiques, pour l’adaptation, pour la biodiversité, pour les transports, etc. Certains schémas concernent le niveau régional, d’autres le niveau départemental. Il existe également un schéma national, la stratégie nationale bas-carbone (SNBC), qui, à ce jour, n’est toujours pas décliné aux autres niveaux, malgré la demande de la Convention citoyenne pour le climat et la loi du 22 août 2021, dite Climat et Résilience, qui lui a fait suite.
La France a mis beaucoup de temps à se doter d’une stratégie qui reconnaisse les ODD à une échelle globale, distincte de celle qu’elle avait développée à l’échelle nationale. Elle l’a fait en 2019, mais, avec l’épidémie de Covid-19, la mise en œuvre de ce programme international a été retardée. Fin 2021, une conférence internationale sur le climat a quand même pu se réunir à Glasgow (la COP26). D’autres sessions ont également eu lieu, en format réduit ou en visioconférence, en particulier High-level Political Forum (HLPF). Néanmoins, comme dans de telles conférences les accords se nouent dans les couloirs ou en bilatéral, peu de choses ont abouti. En outre, certains pays du Sud ont été pénalisés par l’insuffisance de leurs équipements et par le décalage horaire, ce qui a contribué à accroître des tensions déjà exacerbées par la pénurie de vaccins, alors que la pandémie persiste chez eux. Certes, un ODD portait déjà sur la santé et les épidémies, habituelles dans le Sud, mais ces problématiques étaient abordées de façon classique. En fait, personne n’avait vu venir la pandémie de Covid-19.
Le HLPF de 2020 n’a pas eu lieu et celui de 2021 a eu lieu en visioconférence avec, en conclusion, le 6 juillet 2021, cette petite note d’espoir d’António Guterres, secrétaire général de l’ONU : « Les leçons tirées de la pandémie aideront à relever les défis actuels et futurs. » Le secrétaire général adjoint aux affaires économiques et sociales, Liu Zhenmin, l’a cependant aussitôt nuancée en ajoutant : « Une reprise durable et résiliente après la pandémie de la Covid-19, qui promeuve une dimension économique, sociale et environnementale de développement durable, est encore à attendre et, dans l’ensemble, le rapport de bilan de l’année 2021 dresse un tableau inquiétant de l’état des ODD. » Il ajoutait craindre, par ailleurs, que cette crise puisse ne pas être un signal d’alarme suffisant pour induire la réponse collective nécessaire.
Le 12 avril 2022, António Guterres a radicalement changé de ton en déclarant : « La crise climatique, la Covid-19 et la guerre en Ukraine menacent les ODD. Les retombées de la guerre en Ukraine sont en train d’impacter l’alimentation, l’énergie et les finances dans le monde entier, s’ajoutant aux crises cumulées du climat, des agressions contre nos systèmes naturels et de la longue épidémie de la Covid-19. » En clair, cela signifie que le retard accumulé est maintenant trop important pour espérer atteindre les ODD.
Des objectifs climatiques hégémoniques ?
Au niveau international, les ODD représentent une sorte de planification mondiale. Au niveau territorial, ils constituent une intéressante tentative pour rendre cohérents des objectifs définis aux niveaux international et national. Selon le niveau de développement des pays, ces objectifs peuvent être très sophistiqués, comme c’est le cas chez nous, ou constituer, pour des pays en développement, un instrument d’essor économique dans le respect de l’environnement. Cependant, au plan mondial, les ODD ont été moins déclinés que ne l’ont été les OMD de l’Agenda 21 qui, partout, ont rencontré un vif succès, en particulier en Afrique.
Il a fallu environ deux ans pour que les pays s’approprient ces nouveaux outils et leur mise en œuvre n’a donc réellement débuté que dans le courant de l’année 2018. Or, dès 2020, cet élan a été coupé par les restrictions liées à la pandémie et il est à craindre que la dynamique initiale ne soit désormais difficile à relancer.
Si l’on veut continuer à lutter contre la pauvreté et à protéger l’environnement, il faudrait que la relance soit totalement axée sur les ODD. Une session de mi-parcours se tiendra en 2023 qui ne devra pas être un simple rattrapage pour les ODD, d’une part, parce que les objectifs ne sont plus rattrapables et, d’autre part, parce que cela ruinerait l’intérêt pour le développement durable en ne laissant subsister que les objectifs climatiques.
Pourtant, on ressent déjà les prémisses d’un tel renoncement. Ainsi, la COP26 organisée à Glasgow en novembre 2021 n’a pas été à la hauteur des espérances et la COP27, prévue à Charm el-Cheikh en Égypte fin 2022, s’annonce difficile. En ce qui concerne la biodiversité, la session en visioconférence organisée à Kunming, en octobre 2021, a été un échec, car la Chine, du fait de sa stratégie zéro Covid, ne voulait recevoir personne sur son territoire et n’autorisait aucun délégué à en sortir. De ce fait, cette conférence a été une nouvelle fois repoussée, faisant de la biodiversité le parent pauvre du développement durable, alors que les alarmes la concernant sont très fortes. Ce concept s’est pourtant développé bien avant le rapport Brundtland1, grâce à l’action de l’Union internationale pour la conservation de la nature. Si l’on veut préserver la justification première des ODD, il va donc falloir se monter très vigilant afin qu’ils ne soient pas réduits au seul couple réchauffement climatique et retour à la croissance.
Même si, au plan international, les ODD sont moins respectés que les OMD de l’Agenda 21, en Europe, certains pays y restent très attachés. Ainsi, les pays scandinaves et l’Italie ont orienté leurs économies en fonction des ODD, qui rencontrent la pleine adhésion de leurs populations avec, par exemple, l’organisation de nombreux échanges de bonnes idées, ou, comme en Italie, de festivals, largement méconnus en France.
Les déclinaisons territoriales des ODD
En France, la déclinaison territoriale des ODD a donné lieu, en décembre 2021, à un intéressant colloque où s’est révélée l’extraordinaire disparité des situations. Grosso modo, 15 % des collectivités territoriales sont qualifiées de fer de lance des ODD, ce qui signifie qu’elles s’inscrivent de façon résolue dans la perspective de l’Agenda 2030. Elles ont pris l’habitude de planifier le développement durable en y associant leurs concitoyens par le biais de groupes de travail, de conférences, etc. En Gironde, la commune de Pessac a ainsi modifié son budget en déclinant chacune des masses budgétaires de sa comptabilité en fonction des ODD. Cela signifie aussi que des communes, selon leur localisation, leurs priorités, leur politique, etc., peuvent privilégier certains ODD. Les unes, particulièrement défavorisées, prendront ainsi pour guide un objectif de lutte contre la pauvreté et pour l’inclusion, alors que d’autres préféreront des objectifs environnementaux. Cela est efficace, contribue à mobiliser les populations et peut aussi créer des liens, par exemple à travers les jumelages avec des communautés étrangères qui, elles aussi, déclinent des ODD.
Les 85 % restants des collectivités locales se partagent en deux groupes. Le premier est constitué de celles qui savent que les ODD existent et, approximativement, ce qu’ils recouvrent. Elles font – parfois artificiellement – rentrer leurs actions sous le label de tel ou tel objectif, les ODD ainsi détournés n’étant alors en rien des instruments de progrès. Le second groupe comprend les collectivités locales qui ne savent pas ce que sont les ODD ou préfèrent les omettre.
Les ODD sont aussi un instrument permettant de se relier au monde, signifiant aux citoyens des pays riches que leurs problèmes environnementaux ne sont pas fondamentalement différents de ceux des pays pauvres et que la coopération pour les affronter est une nécessité. Le Comité 21 a ainsi réalisé un guide des ODD à destination des collectivités territoriales et entrepris un Tour de France des ODD à la rencontre des régions, des communes, etc.
Paradoxalement, les ODD sont beaucoup plus utilisés dans le secteur privé que dans le secteur public. Les obligations de reporting qui pèsent sur les entreprises les contraignent déjà à répondre à des questionnaires très précis. Dès lors, elles doivent expliquer à leurs salariés et à leurs parties prenantes que ce reporting n’est pas seulement une affaire de chiffres et qu’il a du sens. Pour ce faire, elles se sont immédiatement intéressées aux ODD, qui leur sont apparus comme des instruments très utiles. Dans beaucoup d’entreprises du CAC 40, les très nombreux rapports – extrafinanciers, de transformation ou autres – utilisent désormais les ODD pour qualifier leur grille d’objectifs. Les entreprises de l’hémisphère nord, largement aidées par leurs gouvernements pendant la crise sanitaire, ont de ce fait pu conserver, en dépit de bilans momentanément très affectés, une certaine maîtrise sur la cohérence de leurs actions et ont maintenu l’usage des ODD dans leurs pratiques. C’est là une illustration inattendue des conclusions du sommet de Rio, qui considérait les entreprises privées comme des moteurs incontournables du développement durable.
Les investisseurs, en particulier les fonds d’investissement, se sont eux aussi emparés des ODD. Il leur est en effet profitable de se plier aux procédures de reporting détaillées par cibles, exigées par les ODD. De plus, avant de décider d’un investissement, un nombre croissant d’entre eux utilisent désormais cette grille pour mesurer si l’entreprise ciblée respecte tel ou tel ODD.
C’est là le paradoxe de cet instrument technocratique onusien que sont les ODD, aujourd’hui plus utilisé par le secteur privé que par le secteur public. Néanmoins, simultanément, cela contribue à alimenter la crise. En effet, les pays pauvres considèrent que le Nord a, une fois de plus, détourné à son profit les instruments du développement durable. En ce qui concerne l’ODD1, qui porte sur la lutte contre la pauvreté, ils estiment que celui-ci marque un net recul par rapport à l’OMD qui traitait de cette problématique, la Covid-19 ayant provoqué le détournement des fonds au profit des objectifs sanitaires. Enfin, les pays pauvres, tout comme les individus pauvres des pays riches, voient bien l’immense écart entre les bénéfices croissants des grandes entreprises mondiales et les ressources des États, en constante diminution. Par ailleurs, tout en étant conscients qu’il est souhaitable que les entreprises privées utilisent de plus en plus les ODD, ils se demandent au détriment de qui elles le font.
Ce sont là des facteurs qui amplifient les tensions liées aux crises préexistantes. Le secrétaire général de l’ONU avait prévu d’organiser un grand sommet en 2022, à l’occasion des 50 ans de la conférence de Stockholm et des 30 ans du sommet de Rio. Contre l’avis général, le Programme des Nations unies pour l’environnement voulait que la réunion se passe à Nairobi, où il a son siège. Dans la grande tradition de l’ONU, un compromis a finalement été trouvé pour que ce sommet soit organisé à Stockholm en juin 2022. Cependant, face aux difficultés internationales actuelles, le sommet a été reporté à 2023 et rebaptisé sommet du Futur, ce qui n’engage pas à grand-chose.
Le développement durable face aux risques géopolitiques actuels
Entretemps, l’ONU a dû faire face à trois constats extrêmement importants.
Le premier a porté sur le délai, jugé excessif, de trois mois avant que le Conseil de sécurité ne se saisisse de la pandémie, ce qui a grandement déconsidéré cette instance aux yeux de nombreux pays.
Le deuxième constat a été l’incapacité totale du Conseil de sécurité à mettre un terme à la crise en Ukraine, dès lors que l’un de ses membres disposant du droit de veto était l’agresseur. À nouveau, cela a démontré les limites du système.
La troisième constatation, plus prometteuse, est que le Conseil de sécurité s’est enfin saisi des problèmes de climat. Depuis dix ans, quatre de ses sessions avaient déjà été consacrées à la question climatique, mais sans jamais faire l’objet d’un vote ou d’une déclaration. À l’initiative de l’Allemagne et d’un certain nombre d’autres pays européens, un rapport très intéressant sur la sécurité climatique a finalement été publié en décembre 2021. La question climatique a donc gravi les échelons, depuis les conférences locales, puis mondiales organisées par le Conseil économique et social de l’ONU (ECOSOC) jusqu’au Conseil de sécurité aujourd’hui. Néanmoins, pour faire voter des mesures concrètes, encore faut-il que tous les membres soient d’accord, ce qui est évidemment inenvisageable lorsque les États-Unis sont présidés, en leur temps, par Donald Trump, la Russie par Vladimir Poutine ou la Chine par Xi Jinping, membres dont les objectifs sont à l’évidence purement nationaux.
Le sous-secrétaire aux affaires économiques et sociales de l’ONU, Liu Zhenmin, a déclaré dans la préface du rapport annuel sur le financement du développement durable, publié le 12 avril 2022 : « La crise liée à la Covid-19 a représenté un revers pour le développement durable et la poursuite des ODD. Le conflit militaire en Ukraine et l’augmentation des risques géopolitiques menacent le redressement global et pénalisent les pays les plus vulnérables. […] À la fin de l’année 2021, ce sont 77 millions de personnes supplémentaires qui étaient tombées dans l’extrême pauvreté et les différentes capacités de réponse à la pandémie ont davantage encore creusé les inégalités entre les pays et en leur sein. Les milliards dépensés au service de leur dette par les pays en développement et l’accroissement du poids des risques liés au climat les a empêchés de répondre aux crises et leur a fait prendre une décennie de retard dans le développement durable. […] Les pays riches ont eu la possibilité d’emprunter des sommes considérables à des taux d’intérêts ultra-bas pour soutenir leurs populations et leurs économies, alors que la réponse des pays pauvres à la pandémie et à la nécessité de redressement a été bridée par les contraintes financières. »
À la fin de l’année 2021, de nombreuses économies étaient à un niveau inférieur à celui d’avant la pandémie.
Des progrès ont certes été accomplis, en matière de réduction de poches de pauvreté, de protection sociale et d’investissement dans le développement durable en 2021, grâce à des actions menées dans les pays développés et dans certains grands pays en développement. Ainsi, 17 000 milliards de dollars ont été mobilisés d’urgence pour faire face à la pandémie de Covid-19, auxquels s’ajoute une croissance record de l’aide publique au développement, qui a atteint son niveau le plus élevé en 2020, soit 161,2 milliards de dollars. Ces montants resteront néanmoins insuffisants pour répondre aux besoins réels des pays en développement.
L’urgente nécessité de l’adaptation
La troisième version des objectifs de durabilité, pour la période 2030-2045, risque-t-elle d’être compromise ? En 2020, l’ONU a déclaré que cette décennie serait celle de l’action, mais cela suffira-t-il ? Paradoxalement, avec la situation multilatérale actuelle, je m’interroge sur l’imbrication des idées de planification au niveau national, des préconisations programmatiques du dernier rapport du GIEC à l’échelle internationale et, en France, du rapport « Sustainability » de France Stratégie : je redoute le possible déséquilibre entre les désirs de planification au niveau national et une certaine paralysie de l’agenda mondial ou, ce qui me paraît plus probable, que l’agenda mondial soit uniquement dédié au climat. Le réchauffement climatique impactant aujourd’hui quasiment tout, on pourrait penser que tous les problèmes actuels en découlent : sécheresse, épuisement des ressources, appauvrissement de la biodiversité, pauvreté, etc. Sous la pression du GIEC et des schémas d’actions de chaque pays, l’agenda climatique l’emporte désormais et il est évident que l’on se dirige vers une planification globale du réchauffement climatique. Sa limitation à 1,5 degrés Celsius à l’horizon 2030 prévue par l’Accord de Paris semble d’ores et déjà compromise, mais l’objectif de 2 degrés Celsius reste une cible qui guidera probablement toutes les planifications à venir.
En revanche, même si, dans le monde entier, la société civile est traversée de contradictions profondes et de multiples ferments de révoltes, elle reste porteuse d’espoirs. Climate Chance, une ONG française, constate que les collectivités mondiales suscitent beaucoup d’engagements, parce qu’elles sont près du terrain, ce qui est important pour une décennie de l’action. De plus, ces collectivités ont compris, bien avant les échelons nationaux, l’urgente nécessité de l’adaptation. Celle-ci reste en effet la première cible de l’ODD dédié au climat, l’adaptation au changement climatique et l’atténuation de ses effets étant parfaitement compatibles.
Ensuite, seules les collectivités locales sont à même d’emporter l’adhésion des populations – ce qui n’est pas le cas des mesures prises à des niveaux nationaux, contestés et affaiblis – et de mettre en place des coopérations, humanitaires ou environnementales entre le Nord et le Sud, en dépit des conflits entre États.
Lors des prochains sommets, les collectivités locales devront revendiquer davantage de pouvoir et s’emparer bien plus fermement des ODD. Dans notre pays, cela devra passer par une action importante de popularisation de ces objectifs et de leurs contenus.
1. Le rapport Brundtland est le nom communément donné à une publication, officiellement intitulée « Notre avenir à tous » (« Our Common Future »), rédigée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland.
Débat
ODD et crises
Un intervenant : De qui une dérive de la planification des ODD engagerait-elle la responsabilité ?
Bettina Laville : On peut vivre sans les ODD, mais on ne peut pas vivre sans planifier l’éradication des énormes problèmes qui sont devant nous – environnement, inégalités, climat, etc. Mieux vaut alors une proposition de planification cohérente à l’échelle nationale que des planifications locales contradictoires qui ne seraient pas admissibles au niveau multilatéral. Il serait inacceptable que la compétition mondiale croissante dans la plupart des domaines s’étende au domaine de l’environnement, qui exige une coopération internationale. Fondamentalement, les ODD servent à maintenir un agenda mondial et à fixer des cibles, sans lesquelles rien ne se passerait.
Ensuite, la question de la responsabilité ne manquera pas d’être posée en juillet par les médias, quand le secrétaire général de l’ONU constatera, à New York, lors du prochain HLPF, que les ODD n’ont pas été atteints faute d’avoir rempli nos engagements, et ceci sur fond de risques grandissants de famine, de sécheresse et d’extrême pauvreté.
Int. : Alors que les questions relatives au développement durable étaient à leur agenda avant les années 2000, il semble que les politiques les aient désormais passées au second plan.
Int. : L’État, qui édicte une multiplicité de lois, de normes ou de process, est peut-être le seul à ne pas avoir besoin d’une cohérence globale dans son action. Vous ne pouvez mobiliser ni en interne ni autour de vous sans que se pose la question de la cohérence, voire du sens, de ce que vous faites. C’est pour cela qu’émerge une convergence entre les collectivités territoriales, les entreprises et les associations de terrain qui ne peuvent plus persister dans une logique de silos. Les ODD leur offrent une nouvelle opportunité de donner du sens à leur action. La résilience ne peut certes pas venir des seuls territoires, mais c’est sans doute à leur niveau que les ODD ont le plus de poids.
B. L. : Le Comité 21 va bientôt publier une note sur le thème « ODD et Crises ». L’avenir nous promet de multiples crises sanitaires, alimentaires, géopolitiques et autres, mais, face à son impuissance à les planifier, l’humanité persiste à croire à l’avancée régulière du monde. En donnant une perspective rationnelle de l’évolution du monde, les ODD ont une dimension quasiment éthique.
Il serait souhaitable de travailler sur un programme ODD intégrant dès sa conception la survenue de crises. En effet, une crise de l’eau perturbe non seulement les sols, mais aussi l’alimentation, la pauvreté, la paix, etc. Qu’un ODD puisse s’adapter en faisant évoluer ses cibles éviterait que l’agenda mondial apparaisse fatalement voué à l’échec du fait de cibles intangibles dans un monde en changement permanent.
Int. : À l’heure de la défaillance de toutes les structures de l’action internationale, l’ONU en tête, quelle lueur d’espoir reste-t-il quant au succès des ODD ?
B. L. : Avec cette décennie 2020-2030, nous sommes entrés dans l’œil du cyclone. Pour autant, l’hypothèse d’un effondrement global me semble peu crédible. Bien que la crise financière globale qui nous menace risque d’être épouvantable, l’histoire nous montre que les civilisations ne meurent pas de crises financières, mais de crises de ressources, environnementales ou démographiques. Sur ce dernier point, il est possible qu’une maîtrise accrue des femmes sur leur fécondité ou qu’une régulation dramatique limite la croissance exponentielle de la population mondiale. Néanmoins, la démographie étant, pour nombre de ses membres, une affaire relevant de convictions religieuses, c’est un sujet sensible peu abordé par l’ONU.
Face à la multiplicité des crises environnementales locales, je suis persuadée qu’un sursaut extrêmement important va venir des populations. La nervosité actuelle de beaucoup de dirigeants politiques, avec des conséquences parfois dramatiques, me semble être une réaction d’arrière-garde. C’est pourquoi je suis convaincue que le niveau local est essentiel et que la mise en place d’une gouvernance transversale des collectivités est devenu indispensable. Aujourd’hui, des acteurs locaux, tels des villes, sont devenus des acteurs à part entière et c’est une tendance qu’il faut absolument amplifier.
Collectivités territoriales et adaptation
Int. : L’adaptation ne risque-t-elle pas d’être une résignation ?
B. L. : Le concept d’adaptation existe depuis le sommet de Rio de 1992. L’ONU déclarait alors qu’il était nécessaire de stopper le réchauffement climatique « au moins pour donner le temps aux espèces vivantes de s’adapter ». À cette époque, personne ne parlait de le limiter à 1,5 degré Celsius et l’on pensait avoir encore le temps de l’infléchir. Certains mouvements écologistes et des responsables politiques ont alors refusé d’entendre parler d’adaptation, considérant que cela induirait du découragement et limiterait la volonté d’œuvrer pour l’atténuation. Face à l’accélération du réchauffement, le sujet est aujourd’hui revenu au premier plan. Un chapitre de l’Accord de Paris lui est exclusivement consacré et un sommet de l’Adaptation se tient désormais annuellement.
S’il est un domaine où les collectivités territoriales ont un rôle à jouer, c’est bien celui de l’adaptation. Pour l’instant, elles sont très démunies, même si certaines ont décidé d’ajouter un volet adaptation aux SRADDET, ce qui deviendra bientôt obligatoire. Les responsables ont enfin compris qu’adaptation et atténuation vont de pair. En revanche, l’adaptation étant par nature locale, il est très difficile de fixer des objectifs globaux, ce qui met dans l’embarras les régulateurs nationaux qui veulent planifier l’action.
Int. : Cela pose la question de l’écoute et de la valorisation d’actions qui répondent à des objectifs locaux, plutôt que de fixer des objectifs que chacun sait être dépassés !
B. L. : Cela serait souhaitable, mais il faudrait pour cela que l’ensemble des collectivités locales soient au même niveau que les 15 % d’entre elles qui sont pionnières dans la mise en œuvre des ODD. Certaines ne le sont pas soit parce que les citoyens ne demandent avant tout à leurs élus que la satisfaction de bénéficier de services essentiels, soit parce que les élus souhaitent uniquement préserver la tranquillité publique. Les normes et les financements peuvent inciter les gens à aller de l’avant, mais ils ne suffisent pas.
Int. : Face à l’inflation des lois et règlements, et aux arbitrages difficiles entre les objectifs, quelle place reste-t-il à l’échelon local ?
B. L. : L’inflation législative, dénoncée depuis des lustres, n’est que la réponse à des problèmes qui, sans fondamentalement changer de nature, sont devenus plus lourds de conséquences et plus complexes. La loi-mère est celle de 1976 sur la nature. Elle s’est ensuite démultipliée, car les problèmes auxquels elle était censée apporter des réponses se sont aggravés, générant de nouveaux textes législatifs plus ciblés, telle la loi Littoral. Quand tous ces textes arrivent sur le bureau d’un maire, en charge de leur application, cela fait effectivement beaucoup. Or, dans le même temps, les citoyens ont des demandes d’encadrement réglementaire incessantes et souvent contradictoires, la pandémie l’a illustré de façon spectaculaire.
Int. : Les collectivités locales sont-elles sensibles à l’impact environnemental des infrastructures, logistiques ou autres, qui se multiplient au détriment des terres agricoles ?
B. L. : L’ODD dédié aux infrastructures ne concerne que la durabilité des bâtiments, pas leur empiètement sur les terres agricoles. Le problème crucial que vous soulevez est davantage pris en compte par la loi Climat et Résilience sous le concept de zéro artificialisation nette (ZAN), dont les décrets viennent de paraître. Sur ce point, j’ai pu constater, lors d’une réunion d’élus dans une région pourtant en pointe sur les ODD, à quel point ces derniers étaient vent debout contre cette ZAN, qui s’oppose selon eux au développement de leur commune. Pour moi, c’est l’une des grandes batailles à mener en France et qui rend nécessaire un très gros effort pédagogique en direction des élus locaux.
Int. : Dès lors, ne serait-il pas nécessaire d’avoir une instance de régulation mondiale ?
B. L. : Dans un monde aussi fracturé que le nôtre, je trouve déjà remarquable qu’il existe malgré tout une conduite internationale du climat. Le problème est sa mise en œuvre, pour le moins variable d’un pays à l’autre. Je suis convaincue que le Conseil de sécurité va s’emparer de ces problèmes environnementaux qui mettent réellement en danger l’état du monde et je crois profondément au concept de sécurité environnementale. Toutes les instances que nous avons créées, parfois redondantes, vont, d’ici 2050 et sauf catastrophe majeure, amener à une nécessaire gouvernance mondiale de l’environnement, d’autant que les crises climatiques locales se multiplient et s’intensifient. La crise de la Covid-19 peut, sous cet angle, être vue comme la répétition générale pour l’émergence d’une telle gouvernance en permettant des mesures collectives contraignantes. Le sommet du Futur devra en tirer les leçons.
Int. : Comment percevez-vous l’apport des jeunes dans votre action ?
B. L. : Leur apport est énorme dans tous les domaines – entreprises, collectivités, associations –, sauf peut-être celui de l’État. Ils ont un très vif souhait de mettre en cohérence actions privées et actions publiques. Néanmoins, le phénomène inquiétant de l’écoanxiété monte avec, par exemple, une remise en cause du désir d’enfant par certaines jeunes femmes. Ce qui est cependant facteur d’espoir, c’est qu’ils ont de plus en plus envie d’exercer un métier compatible avec l’environnement. Ainsi, certains élèves de grandes écoles et d’universités, en France comme aux États-Unis, s’organisent pour tenter de faire évoluer la politique des entreprises qui les recruteront.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE