« Popopop ! »
Cela se passait au bord du lac de Bious-Artigues, en vallée d’Ossau, dans les Pyrénées. Ma sœur et moi étions parties en randonnée avec ses quatre enfants, une de mes filles et le fils d’une autre sœur. Toute cette jeunesse avait entre 14 et 26 ans. La journée avait été magnifique mais longue et nous étions tous très fatigués. Nous avions le projet de camper au bord du lac, avec les tentes que nous avions laissées dans les voitures, mais nous n’avons trouvé d’emplacement à peu près plat que dans une zone coincée entre la forêt et le bord de l’eau. Certains des jeunes se sont occupés de monter les tentes, d’autres de faire cuire des pâtes sur un réchaud à gaz, d’autres encore de faire du feu.
Pour ma part, avachie sur un rocher, je mangeais un morceau de pain et de fromage avec la ferme intention d’aller m’écrouler dans mon sac de couchage dès que j’aurais terminé ce modeste repas. Je me concentrais sur l’ajustement des quantités de pain et de fromage afin de ne pas me retrouver avec trop de fromage ou trop de pain à la fin, problème que je me sentais parfaitement incapable de résoudre si jamais il se présentait.
Ma sœur était presque aussi épuisée que moi et nous contemplions avec admiration sa fille aînée, Claire, qui avait le BAFA et venait de travailler comme monitrice dans une colonie de vacances, aller d’un poste à l’autre pour prodiguer conseils, aide et encouragements.
Malgré mon état comateux, j’avais remarqué un léger fond sonore intermittent, qui ressemblait de plus en plus nettement à un grondement d’orage. Après un roulement de tonnerre légèrement plus fort que les précédents, je croisai le regard de ma sœur, aussi vide que le mien devait l’être. Victor, le plus jeune, fit part de sa mauvaise humeur en découvrant que sa tente était trouée : « Demain matin, je vais me cailler ! » Brrrrrroum… Guillaume nous annonça que l’eau des pâtes bouillait presque. Brrrrrroum… Xavier rapportait de belles branches sèches pour alimenter le feu, qui avait commencé à prendre. Brrrrrroum… Marie se demandait si c’était une bonne idée d’avoir monté certaines tentes sous les arbres, dans le cas où il y aurait de l’orage. Brrrrrroum…
C’est alors que Claire se mit à nous regarder alternativement, sa mère et moi. Aucune de nous deux ne voulait dire à haute voix ce qui commençait à se faire jour dans nos têtes : « Il ne faut jamais se laisser prendre par un orage en montagne. Il ne faut jamais rester sous les arbres pendant un orage. Or, nous sommes en montagne, sous les arbres, et un orage se prépare. »
BRRRRRROUM… Je confesse que lorsque, à cet instant précis, un grondement beaucoup plus fort et proche que les précédents se produisit, ni ma sœur, ni moi, deux quinquagénaires trop fatiguées pour penser à autre chose qu’aller se coucher le plus vite possible, n’avons réagi. C’est Claire, 24 ans, qui a lancé un tonitruant « Popopop ! » suivi d’une cascade d’ordres lancés dans toutes les directions : « Xavier, Victor et Vincent, vous démontez les tentes ! Guillaume, tu verses la marmite d’eau sur le feu ! Elisabeth et Marie, vous rangez le pique-nique ! Maman, tu vas chercher ta voiture au parking ! » Ce qui se passa ensuite fut presque magique : personne ne contesta les consignes, tout le monde s’activa en silence et en retrouvant instantanément l’énergie du petit matin, y compris ma sœur et moi. Vingt minutes plus tard, nous étions dans les voitures, en train de quitter le parking, quand un véritable déluge s’abattit sur nous, au point que les essuie-glaces parvenaient à peine à chasser l’eau. Nous avalions notre salive en imaginant ce que nous serions devenus si nous étions restés au bord du lac.
L’orage gronde un peu partout sur la planète et nous nous regardons les uns les autres, sans vraiment réagir. Qui lancera le « Popopop ! » qui nous mettra tous en mouvement ?