Exposé de Louise Vilain

EDF compte parmi les grandes entreprises dont l’expérience en matière d’intrapreneuriat et d’investissement dans les start-up est la plus ancienne. Née dans le giron de notre puissante R&D, qui totalise autour de 2 000 collaborateurs, cette activité a démarré au début des années 2010, notamment avec le lancement, en partenariat avec Idinvest Partners, du fonds d’investissement Electranova Capital, qui a vocation à favoriser l’émergence de nouvelles technologies innovantes du secteur de l’énergie (cleantechs). Une nouvelle étape a été franchie en 2017 avec la décision de créer une structure dédiée à l’accompagnement des start-up. C’est cette structure que j’ai le privilège de diriger aujourd’hui. Elle est active à la fois dans l’investissement, via la prise de participations minoritaires dans des start-up déjà existantes, et dans l’incubation, pour permettre aux salariés d’EDF d’en faire émerger de nouvelles. L’objectif poursuivi à travers la mise en place de cette direction Nouveaux Business était double : nous professionnaliser encore plus dans ce domaine et bénéficier d’un effet de portefeuille. La troisième et dernière étape en date remonte à 2021, lorsqu’une réflexion globale sur la place de l’innovation dans le Groupe – foisonnante et décentralisée au plus près des métiers – nous a amenés à créer la direction de l’Innovation et des programmes Pulse (DIPP). Elle a été structurée autour de trois pôles principaux, correspondant aux trois enjeux que nous avions identifiés : un pôle Cadrage stratégique, chargé de déterminer tous les ans, en coconstruction avec les différents métiers, une quinzaine de sujets collectivement jugés prioritaires ; un pôle Performance et développement, chargé de l’acculturation à l’innovation et de l’open innovation (la mise en relation des différents métiers avec un écosystème externe de start-up), et dans lequel ont été rassemblés tous les outils et méthodes d’innovation jadis disséminés au sein du Groupe (ce sont nos programmes Pulse) ; et, enfin, un pôle Nouveaux Business, correspondant à la direction créée en 2017 et ayant vocation à investir soit dans des start-up externes, soit dans des projets incubés.

Une direction, trois champs d’action

Permettez-moi quelques mots plus personnels avant d’entrer dans le détail de nos actions. Le parcours qui m’a valu d’être nommée à la tête de cette dernière entité est à la fois relativement atypique – ne serait-ce que parce que j’ai une formation en lettres classiques – et “100 % maison”, puisque j’ai rejoint le Groupe il y a vingt ans et y ai exercé de nombreuses fonctions dans la finance, la stratégie, la négociation tarifaire, la gestion de projets, etc. Ma conviction est que, pour EDF, l’innovation est et doit rester une innovation “cœur de métier” : elle n’a de sens et ne peut créer de la valeur que si elle est au service des grands métiers du Groupe. Mon ambition et celle de toute mon équipe est de maximiser les synergies entre ces métiers et les start-up que nous accompagnons, sous une forme ou sous une autre, en interne ou en externe.

L’intrapreneuriat

Le premier champ d’action de la direction Nouveaux Business est l’intrapreneuriat, dont s’occupe notre incubateur. Ce dernier a été conçu, dès le départ, dans le but de faire à la fois du sourcing de projets et du sourcing de salariés motivés par l’aventure intrapreneuriale, tant il est vrai que les projets ne sont rien sans les équipes qui les portent. Le but – et, en même temps, la difficulté – est de faire en sorte que ces deux viviers, celui des idées et celui des personnes, se rencontrent. Après une période de pré-incubation, l’incubation proprement dite est découpée en quatre phases (start, match, test, launch) d’une durée de trois à neuf mois chacune, toutes ces étapes se soldant par une décision du type “stop” ou “encore”. Le point essentiel à mes yeux est que, tout au long du processus, les salariés-intrapreneurs bénéficient non seulement de l’accompagnement de l’incubateur, mais aussi du regard des équipes en charge du Corporate Venture Capital (CVC), lesquelles participent à la décision de continuer ou non, rendue à l’issue de chacune des quatre phases. Cela oblige nos intrapreneurs à se mettre d’emblée dans le costume du “vrai start-upper”, de l’entrepreneur tenu de se confronter sans arrêt au jugement des investisseurs.

Cette expérience d’incubation, extrêmement enrichissante pour tous les salariés qui la vivent, peut, à terme, aboutir à la création d’une start-up, laquelle intègre alors le portefeuille d’EDF Pulse Holding et est gérée par les équipes en charge du CVC, au même titre et sur le même pied que les start-up externes. Encore une fois, ce décloisonnement et cette proximité que nous entretenons entre les projets hébergés dans notre incubateur et notre fonds de capital-risque me paraissent éminemment vertueux, et cela pour les deux parties : pour les projets incubés, qui doivent d’entrée de jeu se penser comme de vraies start-up ; pour les équipes du CVC, qui nouent dès le départ un lien fort avec les projets dans lesquels elles seront éventuellement amenées à mettre de l’argent.

Le capital-risque

Cela m’amène à vous présenter succinctement notre deuxième champ d’action, l’investissement dans les start-up. Pour les start-up issues de l’incubateur, cet investissement va de soi, EDF en étant toujours le principal, sinon l’unique actionnaire. Je ne m’étendrai donc pas sur ce sujet, si ce n’est pour anticiper une question qui m’est régulièrement adressée concernant la possibilité, pour l’équipe fondatrice, d’entrer au capital de l’entreprise qu’elle a portée sur les fonts baptismaux. Sur ce point, nous n’avons pas de politique bien arrêtée : nous apprécions la situation au cas par cas. Il nous arrive d’associer les membres de l’équipe au capital. Il nous arrive aussi d’y faire entrer d’autres investisseurs, lorsque nous estimons que cette opération se fera au bénéfice de la start-up issue de l’incubateur, par exemple si elle l’aide à trouver de nouveaux marchés ou à développer sa technologie.

S’agissant des start-up externes, l’équipe du CVC n’y prend jamais que des participations minoritaires. C’est bien sûr une façon pour le Groupe de limiter sa prise de risque, tout en nouant un lien assez serré pour lui permettre de capitaliser sur les expériences vécues par ces jeunes pousses. Nous demandons d’ailleurs systématiquement à entrer au board des start-up dans lesquelles nous investissons, ce qui traduit notre volonté de nous positionner comme un investisseur actif et non comme un sleeping partner.

Nos investissements se font tantôt en série A, tantôt en série B, mais toujours pour une durée indéfinie, car nous ne fixons pas à l’avance de limite de temps à notre accompagnement, contrairement à ce qui se fait ailleurs. Enfin, nous investissons également dans d’autres fonds de capital-risque. C’est ainsi tout un écosystème qui se tisse autour d’EDF, mettant en place les conditions d’une veille du marché qui apporte au pôle Nouveaux Business et à la DIPP en général une valeur ajoutée supplémentaire dans leurs échanges avec les métiers.

L’instruction de grands projets industriels innovants

Depuis deux ans, s’ajoute à ces deux activités l’instruction de grands projets industriels innovants. Je vous accorde qu’il n’est pas courant de voir réunies sous une même ombrelle ces trois composantes. Ce choix organisationnel nous a toutefois paru légitime, car nous avons fait le constat qu’il existe un certain nombre d’innovations et de technologies industrielles, dont le niveau de maturité dépasse celui de la R&D (avec, typiquement, un technology readiness level de 8 ou plus), qui peuvent présenter un intérêt stratégique pour les métiers du Groupe et qui, pour autant, n’y trouvent pas leur place, tant les priorités opérationnelles sont nombreuses. C’est pour les technologies de ce type que nous nous proposons d’intervenir dans le cadre de cette troisième mission. Nous leur offrons un accompagnement sur mesure pour l’élaboration du business plan et de dossiers de financement, l’identification de sites pour réaliser des prototypes, etc. Si un métier se déclare intéressé et qu’un prototype est réalisé, cet accompagnement personnalisé peut, in fine, se transformer en opportunité d’investissement pour notre activité de capital-risque. Il peut aussi arriver que notre incubateur soit à l’origine de tels projets. Je songe notamment à la société Oklima. issue de l’incubateur et spécialisée dans la contribution carbone – qui passe, par exemple, par le reboisement –, Oklima s’est, à un moment de sa jeune histoire, intéressée au biochar, ce coproduit de la pyrolyse de la biomasse des sols : le biochar est un puits de carbone potentiel, mais la start-up n’avait pas les moyens financiers et humains d’explorer plus avant cette piste. Notre mission Grands projets industriels innovants l’a fait pour elle, notamment en étudiant les différentes technologies de pyrolyse existantes. C’est une bonne façon de faire progresser un sujet, le temps qu’un métier prenne le relais.

500 millions d’euros investis et plusieurs belles réussites

Depuis 2017, un peu plus de 500 millions d’euros (en chiffres bruts) ont été investis dans 33 start-up.

Près de 70 % de ces start-up, soit un total de 23, sont aujourd’hui présentes dans notre portefeuille, dont 7 proviennent de notre incubateur. Depuis le début de son histoire, l’incubateur a permis la création de 12 start-up, dont 1 a été arrêtée et 4 autres, revendues – en interne pour certaines d’entre elles.

Ce portefeuille de start-up est structuré en cinq catégories (Solutions & services de décarbonation accessibles à tous ; Performance, construction et reconversion des moyens de production et de stockage d’énergie ; Solutions de production décarbonée et de stockage de demain ; Solutions de captage, compensation premium et valorisation carbone ; Tendances sociétales). Ces catégories font écho aux sujets prioritaires déterminés par le pôle Cadrage stratégique de la DIPP. Cela est parfaitement logique, car la volonté expresse du pôle Nouveaux Business est bien de se mettre en cohérence avec la stratégie globale d’EDF, qui est de contribuer le plus possible à la décarbonation de l’économie, afin d’atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Quatre exemples de start-up

Je vais maintenant évoquer quelques-uns de nos derniers investissements. J’ai déjà mentionné Oklima, l’un de nos “petits nouveaux” : après dix-huit mois dans l’incubateur, le projet a abouti à la création, en septembre dernier, de cette start-up développant et commercialisant des projets de contribution carbone, en France (où ils sont certifiés par le label bas-carbone) et à l’étranger.

Sweetch Energy est un autre de nos investissements récents. Il se focalise sur la problématique du gradient de salinité et de l’énergie osmotique que ce gradient permet d’engendrer. Cela signifie qu’il est possible d’obtenir de l’énergie par le mélange d’eau douce avec de l’eau salée, ce qui ne peut qu’intéresser de près EDF Hydro, qui est aux commandes de plus de 400 barrages en France, dont un certain nombre de barrages d’estuaire.

Troisième exemple de start-up récemment intégrée au portefeuille, Spotr se positionne sur un sujet bien différent, mais tout aussi prometteur en matière de synergies : la possibilité de caractériser l’état d’un bâtiment sur la base d’un ensemble de photographies, photographies satellites comprises. Là encore, l’utilité est pour nous évidente, qu’il s’agisse d’établir le diagnostic de performance énergétique (DPE) du bâtiment ou de voir si son toit permet d’accueillir des panneaux solaires.

Je terminerai ce trop rapide tour d’horizon avec un quatrième exemple, Exaion, start-up issue, tout comme Oklima, de notre incubateur. L’histoire de ce qui allait devenir Exaion a démarré lorsque deux salariés d’EDF sont venus nous voir pour nous expliquer qu’il était possible de trouver une utilité et une seconde vie aux supercalculateurs déclassés de la R&D du Groupe. Ils peuvent en effet être mis à profit pour fournir de la puissance de calcul en vue d’une large gamme de services, qu’il s’agisse de studios d’animation, de services de blockchain, etc. La réussite d’Exaion lui a d’ailleurs permis de s’implanter notamment au Québec, où elle a récemment ouvert un data center.

Un vrai pouvoir transformationnel

Il est indéniable que la prise de conscience – souvent brutale – de la réalité du changement climatique a grandement aidé à rendre notre action compréhensible par l’ensemble des salariés d’EDF. Ainsi, pour arriver à notre objectif commun d’atteindre le “net zéro” d’ici 2050, la contribution de tous est nécessaire. Aucun grand groupe, si puissant soit-il, ne peut accomplir cette transformation seul. Les start-up font partie intégrante de la solution.

Si cette prise de conscience vient puissamment légitimer la construction par EDF d’un écosystème de start-up, on se demande nécessairement dans quelle mesure un tel écosystème a un pouvoir transformationnel sur le Groupe lui-même, sa culture d’entreprise, ses activités.

Je crois qu’un tel déploiement peut avoir et a, en effet, un pouvoir transformationnel, mais à la condition expresse que ces investissements dans de nouveaux business entrent en résonance avec l’activité et les préoccupations des métiers historiques d’EDF. Il faut impérativement que l’ensemble – métiers historiques, nouveaux business – forme un tout cohérent, les seconds découlant des premiers et les prolongeant.

Je ne vous cacherai pas que cette constante recherche de synergies n’est pas toujours facile à mettre concrètement en œuvre. Il nous faut acculturer les métiers à l’innovation, y trouver des sponsors pour nos start-uppers, mais aussi et surtout, comprendre en profondeur ce que font ces métiers et quelles sont les difficultés auxquelles ils se heurtent. En bref, il nous faut écouter ce qu’ils ont à nous dire. Or, s’agissant d’un groupe aussi gigantesque et diversifié qu’EDF, il est tout sauf simple d’acquérir une telle vision globale !

Débat

Le pôle Nouveaux Business au sein d’EDF : précisions sur l’organisation

Un intervenant : Il n’a pas été question, dans votre présentation, du comité exécutif d’EDF. Je m’en étonne. N’est-ce pas en effet à lui que revient, in fine, le rôle d’accélérateur stratégique du Groupe ?

Louise Vilain : C’est lui qui tranche en dernier ressort, vous avez entièrement raison. Je vous ai brièvement expliqué que le cadrage stratégique était coconstruit chaque année avec les différents métiers. Votre remarque m’offre l’occasion de préciser ici que ce cadrage est, bien sûr, validé par le comité exécutif.

Int. : Quels liens entretient votre pôle Nouveaux Business avec la R&D et ses 2 000 personnes ? Se résument-ils à la mission d’accompagnement des grands projets industriels innovants, où la contribution de la R&D semble évidente ?

L. V. : Absolument pas ! Les liens sont très étroits, à tous les niveaux. La R&D est présente dans le board de certaines de nos start-up. Elle l’est aussi dans le comité d’investissement qui pilote notre fonds. Le maillage entre elle et nous est extrêmement serré.

Int. : Comment marketez-vous vos projets et start-up auprès des différents métiers du Groupe, qui sont, dites-vous, le but ultime de votre action ?

L. V. : C’est un travail permanent. Il nous faut à la fois faire connaître notre offre de services et notre portefeuille de start-up. Pour cela, des tournées auprès des comités de direction des différents métiers sont régulièrement organisées. Une réflexion est en cours pour resserrer encore davantage nos liens avec eux. J’ajoute que la qualité des équipes en place, tant du côté de l’incubateur que du CVC, est désormais bien reconnue en interne. Cela nous aide beaucoup, car, pour bien travailler avec les métiers, la confiance est primordiale.

Int. : Vous nous avez dit que les outils et méthodes d’innovation, qui étaient auparavant disséminés dans tout le Groupe, ont été regroupés au sein des programmes Pulse. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces programmes ?

L. V. : Bien sûr. Il y a le programme EDF Pulse Factory, historiquement porté par la direction des ressources humaines, qui met à la disposition des salariés intéressés un certain nombre de dispositifs d’aides à l’idéation et d’acculturation à l’innovation ; les programmes EDF Pulse Connect et EDF Pulse Design, historiquement portés par la R&D, qui proposent notamment des outils relatifs à l’open innovation et un laboratoire de design ; le programme EDF Pulse Ventures, porté par le CVC ; et enfin le programme EDF Pulse Incubation. Les regrouper nous a permis de donner une forte cohérence à l’ensemble et, là encore, de développer les synergies : leur visibilité au sein du Groupe s’en est trouvée fortement accrue. Nous constatons ainsi que ce large panel de services est de plus en plus utilisé, et ce, par tous les métiers.

Int. : Associez-vous à vos activités les fameux “Y”, ces éléments jeunes (moins de 35 ans) issus de tous les métiers du Groupe et identifiés pour leur potentiel, que l’on charge de “challenger” la direction au plus haut niveau1 ?

L. V. : Tout à fait. Le dispositif Y est géré par la DIPP. Les Y font donc partie, si j’ose dire, de la famille. Ils nous apportent leur regard toujours pertinent – et parfois impertinent – sur les projets que nous leur soumettons. Nous les avons, par exemple, sollicités pour savoir comment nous pourrions mieux valoriser l’expérience acquise dans l’incubateur pour les salariés dont le projet n’a pas abouti.

Incubation et intrapreneuriat

Int. : On constate deux écoles parmi les groupes organisant un système d’intrapreneuriat. D’un côté, il y a ceux qui accompagnent des projets plutôt que des personnes et, de l’autre, ceux qui accompagnent des personnes plutôt que des projets. Dans quel camp vous situez-vous ?

L. V. : Dans les deux. Nous accompagnons des projets et des personnes – sans lesquelles ces mêmes projets ne seraient rien. Les deux sont indissociables et, pour que cela fonctionne, les deux doivent être au centre de notre attention. Sans fausse modestie, je crois pouvoir dire que mes équipes ont, au fil des ans, acquis suffisamment d’expérience pour apporter une réelle valeur ajoutée tant aux projets eux-mêmes qu’aux intrapreneurs qui les conduisent.

Int. : Comment transforme-t-on un salarié d’EDF, avec le statut que cela implique, en intrapreneur ?

L. V. : Ce point est tout à fait central. Vous semblez sous-entendre que cette transformation ne doit pas être facile… Je vous répondrais tout d’abord que les salariés qui viennent nous trouver sont a priori désireux de tenter l’aventure intrapreneuriale : ils sont déjà dans le bon état d’esprit. Nous faisons ensuite tout notre possible pour les accompagner dans cette transformation, même s’il n’existe pas en ce domaine de recettes miracles – c’est en marchant que l’on apprend à marcher. Nous avons beaucoup renforcé l’accompagnement RH, des cabinets externes sont sollicités et le découpage en quatre phases qui structure notre processus d’incubation a son corollaire RH, pour vérifier que, à chacune des quatre étapes, de nouvelles compétences sont acquises. L’expérience m’a appris qu’une bonne start-up, c’est d’abord et avant tout une bonne équipe.

Int. : J’ai été frappé par certains chiffres que vous nous avez donnés. Sur 33 start-up que vous avez fait naître ou dans lesquelles vous avez investi depuis 2017, 23 existent toujours. C’est beaucoup ! Dans le numérique, le taux de perte, passé quelques années, est plutôt de 9 sur 10. Comment expliquez-vous cette insolente réussite ?

L. V. : En grande partie par le fait que le tri s’opère en amont. Nous sommes très sélectifs quant aux projets que nous accueillons dans l’incubateur et un nouveau tri est effectué à chacune des quatre étapes de l’incubation. Sur quelque 80 projets que nous étudions en ce moment, seuls 2 ou 3 rejoindront l’incubateur.

Int. : Le message que les grands groupes qui montent un incubateur envoient à leurs salariés est toujours, en substance : « Venez nous faire part de vos idées, toutes sont bonnes à prendre pourvu qu’elles soient neuves. » Or, en même temps, vous nous dites être très sélectifs quant aux projets que vous choisissez d’incuber. C’est quelque peu contradictoire. Comment gérez-vous cet antagonisme ?

L. V. : Comme je vous l’ai dit, seuls les projets cohérents avec la stratégie du Groupe et susceptibles de se mettre à son service nous intéressent et ont une chance d’être retenus. Les deux questions que nous devons toujours nous poser sont : « À quel endroit tel ou tel métier a-t-il “des trous dans la raquette” ? » et « Quelles sont les forces différenciantes sur lesquelles il peut s’appuyer pour créer un nouveau business à l’externe ? » C’est dans cet esprit que nous examinons tous les projets qui nous parviennent. Cela ne veut cependant pas dire que nous nous restreignons a priori. Les deux salariés à l’origine d’Exaion sont venus nous trouver avec une idée que nous n’aurions jamais eue spontanément. Ce cas de figure se produisant régulièrement, il est important de ne pas avoir d’œillères.

Pour l’année en cours, nous avons défini dix thèmes prioritaires : le carbone et sa chaîne de valeur ; les nouvelles énergies renouvelables ; la gestion de l’eau ; les compétences et l’attractivité des métiers de la transition énergétique ; le stockage longue durée d’énergie ; la biodiversité ; la décarbonation et l’électrification des process industriels ; le nucléaire ; les énergies décentralisées ; et enfin, la gestion de la flexibilité. Comme vous le constatez, tous ces thèmes sont cohérents avec la stratégie globale du Groupe d’être un acteur majeur de la décarbonation de l’économie. Mais ils sont larges ! Il y a de la place pour beaucoup d’idées nouvelles…

Int. : Que deviennent les équipes qui ne vont pas au bout du 110 mètres haies et se voient, à un moment ou à un autre, opposer un stop ?

L. V. : Votre question soulève un sujet majeur pour nous. Même s’ils sont légitimement déçus, les intrapreneurs qui doivent s’arrêter avant d’avoir pu aller au bout du processus jugent celui-ci, le plus souvent, extrêmement enrichissant. C’est une expérience inédite, variée et fructueuse, qui doit être pleinement reconnue dans leur parcours professionnel. Cette reconnaissance est un axe de travail majeur pour nous, même si elle n’est pas toujours facile à mettre en avant. Depuis environ un an, nous avons lancé, en collaboration avec les RH, un chantier pour que le passage par l’incubateur soit valorisé comme il se doit.

Int. : À l’inverse, quid du statut des salariés-intrapreneurs qui vont jusqu’au bout et créent une start-up ?

L. V. : Cela dépend d’une série de facteurs – les perspectives de la start-up en question, son degré de maturité, l’origine des membres de l’équipe fondatrice, etc. Là encore, la gestion au cas par cas prévaut. Certains salariés sont détachés quand d’autres cessent d’être salariés d’EDF. Tous les cas de figure sont possibles.

Int. : Voyez-vous monter, au fil des ans, une certaine émulation au sein du Groupe vis-à-vis de l’intrapreneuriat ?

L. V. : C’est mon sentiment. Nous conduisons chaque année des enquêtes, en interne, pour mesurer notre niveau de notoriété et savoir ce que les salariés pensent de nous. Ces enquêtes nous montrent que non seulement notre notoriété progresse et atteint désormais un niveau élevé, mais aussi que notre volonté de maximiser les synergies avec les métiers est de mieux en mieux perçue. Le résultat est que le vivier va croissant, qu’il s’agisse du nombre de salariés tentés par l’aventure ou du nombre de projets qui nous sont soumis.

Les synergies avec les métiers et le CVC

Int. : Comme exemple de synergies, vous avez cité Sweetch Energy et EDF Hydro. Mais c’est la synergie de la puce et de l’éléphant ! Sweetch Energy a-t-elle réussi à greffer sa technologie sur certains des barrages gérés par EDF ?

L. V. : Votre image de la puce et de l’éléphant est excellente. Sweetch Energy n’en est pas encore au stade où sa technologie peut être déployée à grande échelle, car c’est une toute jeune pousse ! Cela ne veut cependant pas dire que cette synergie n’existe pas : elle se traduit déjà dans les fructueux échanges qu’ont ensemble les équipes de Sweetch Energy et les ingénieurs d’EDF Hydro.

Int. : Quel avantage apporte une prise de participation minoritaire dans une start-up, par rapport à un simple partenariat ?

L. V. : Elle apporte clairement une plus grande proximité stratégique. L’un, d’ailleurs, n’exclut pas l’autre. Il est plus facile de nouer un partenariat avec une start-up si vous êtes présent à son capital.

Int. : Les start-up peuvent, à un moment ou à un autre de leur histoire, réorienter leurs axes de développement. Lorsque se produit un tel pivot, organisez-vous un dialogue avec le métier sponsor pour voir ce qu’il convient de faire ? Par ailleurs, arrive-t-il que des idées nouvelles soient jugées tellement prometteuses que les métiers veuillent les conserver pour eux ?

L. V. : La première partie de votre question s’adresse plutôt au CVC. Les start-up dans lesquelles le CVC a pris une participation minoritaire peuvent, en effet, opérer ce genre de pivots stratégiques à tout moment. Si, à l’issue de cette réorientation, le potentiel de synergies avec EDF nous apparaît moindre, ce peut être la bonne occasion de vendre. A contrario, la seconde partie de votre question concerne essentiellement l’incubateur. Le cas de figure que vous décrivez peut effectivement se produire et s’est déjà produit. En ce cas, pas de problème : l’idée sera développée en interne, au sein d’EDF SA.

Le choc des cultures

Int. : Comment conciliez-vous le temps long d’un groupe comme EDF avec le temps court des start-up ? N’est-ce pas mission impossible ?

L. V. : C’est tout l’enjeu ! Que les start-up vivent dans un temps court, ponctué d’échéances brèves, c’est évident, mais je vois plutôt cela comme une force que comme une faiblesse pour le Groupe, car le contact avec les start-up ne peut qu’insuffler de l’agilité à EDF ! Ce temps court se fait sentir dès la phase d’incubation, découpée comme je vous l’ai dit en étapes de quelques mois. Ce “staccato” peut paraître contraignant, mais je le crois au contraire bénéfique, et même nécessaire si l’on veut se maintenir dans une démarche d’apprentissage par essais et erreurs. Il présente aussi l’avantage d’être économe en ressources, car si une expérience se révèle non concluante et doit être arrêtée, autant qu’elle le soit vite. Je crois très profondément que cela est compatible avec le temps long d’EDF, nonobstant le choc des cultures que cela engendre nécessairement. Pour être au rendez-vous de 2050, beaucoup de petits pas devront avoir été faits.

Int. : Cette question des différentes temporalités est importante. Au sein même du monde des start-up, le tableau n’est pas homogène. Le numérique, typiquement, va plus vite que la deeptech. Tenez-vous compte de ces différences durant la phase d’incubation ?

L. V. : Il est vrai que la deeptech, dont Sweetch Energy nous fournit un exemple, s’inscrit dans une temporalité plus longue que le numérique. Néanmoins, je ne crois pas que cela soit un problème pour les projets que nous incubons. Ces échéances, qui se succèdent tous les trois, six, neuf mois, restent utiles, même pour une deeptech plus lente à maturer. Il est bon d’avoir un cap à franchir à intervalles rapides et réguliers, cela permet de maintenir les équipes bien éveillées et, surtout, d’aller rapidement tester le marché, les partenaires potentiels, etc. Il y a toujours un dossier que l’on peut faire avancer de trois mois en trois mois.

Int. : La finance des start-up n’est pas celle des grands groupes. Les premières sont abonnées aux taux de croissance à deux chiffres, hors de portée des seconds ; ces seconds ont le souci constant du retour sur investissement, qui n’est pas la principale préoccupation des premières… Le dialogue entre ces deux mondes est-il facile ou difficile sur le plan financier ?

L. V. : Je n’ai pas le sentiment qu’il soit particulièrement difficile. Cela s’explique peut-être par le fait que nous avons conçu et mis en place, en collaboration avec la direction financière, un corpus de critères financiers spécifiques et adaptés au monde des start-up et du Venture Capital, différent de celui qui prévaut ailleurs dans le Groupe.

En guise de conclusion…

Int. : Quels enseignements retirez-vous des sept années écoulées depuis la création de la direction Nouveaux Business ?

L. V. : De nombreux enseignements, dont le premier et le plus important est que la formule magique n’existe pas. Si elle existait, tous les groupes faisant de l’intrapreneuriat et de l’accompagnement de start-up l’auraient adoptée depuis longtemps et nous ferions tous la même chose. Ce n’est pas le cas. Nous avons, comme tous les autres, commis par le passé un certain nombre de faux pas qui nous ont servi de leçon. Les convictions qui sont les miennes et que j’ai partagées avec vous, sur l’importance primordiale de la qualité de l’équipe fondatrice, sur le nécessaire accompagnement d’intrapreneurs parfois éconduits alors qu’ils se voyaient déjà CEO, sur l’utilité d’aller le plus tôt possible tester le marché, etc., sont nées de ces expériences parfois douloureuses.

1. Voir Olaf Maxant, Robinson Graas et Julien Carette, « Engager les jeunes générations dans la transformation d’un grand groupe », séminaire Transformations numériques et entrepreneuriales, séance du 12 septembre 2022.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Yann VERDO