Barbie et l'industrie
Le texte de Michel Berry, « 12 repères pour les aventures industrielles », est un kaléidoscope dont les fragments de verre multicolores, rapprochés sous différents angles, forment des tableaux d’autant plus impressionnants qu’on sait qu’une partie seulement des initiatives de chaque entreprise est mise en valeur dans cette présentation très synthétique. L’idée de comparer l’étude des aventures industrielles à la critique d’art fait naître une question : pourquoi cette forme d’art n’est-elle pas davantage reconnue et appréciée ? Pourquoi la critique “artistique” des aventures industrielles, au sens où Michel Berry l’entend, reste-t-elle une pratique réservée aux chercheurs en gestion, aux élèves des écoles de commerce, ou encore aux abonnés de l’École de Paris du management ?
Il se trouve que je me pose cette question juste après avoir vu le film de Greta Gerwig, Barbie, auquel jamais je ne me serais intéressée sans les polémiques auxquelles il a donné lieu et la censure dont il fait l’objet dans certains pays. Parmi les débats innombrables qu’a suscités cette œuvre, une critique revient fréquemment. Le discours féministe porté par ce film, discours que certains jugent caricatural et d’autres trop tiède, perdrait toute crédibilité en raison des sommes monstrueuses que Barbie est en train de rapporter à ses producteurs, et notamment à Mattel, fabricant de la poupée éponyme. En d’autres termes, on ne saurait défendre légitimement certaines idées ou valeurs lorsque celles-ci vous font gagner de l’argent. À ceci, d’autres objectent que l’énorme succès commercial de ce film permet justement d’exposer au moins à quelques lieux communs féministes un public très large, dont une partie n’y a peut-être encore jamais été confrontée.
Je me demande si le désintérêt de la plupart de nos concitoyens pour les aventures industrielles ne vient pas du fait que celles-ci rapportent de l’argent, ce que tendrait à confirmer le fait qu’on ne parle généralement de l’industrie que lorsqu’elle ferme ses usines et licencie ses salariés… Pourtant, que d’idées brillantes et de valeurs humaines impressionnantes recèle le monde de l’industrie ! Malheureusement, c’est une expérience commune, lorsqu’on essaie de raconter quelques-unes de ces histoires passionnantes à des gens qui ne sont pas déjà passionnés par l’industrie, de n’obtenir qu’un silence poli. Comment intéresser davantage nos concitoyens à des histoires qui sont parfois de véritables œuvres d’art et de formidables aventures humaines ?
Quand j’étais jeune, je détestais le vin. J’associais son odeur à celle de la daube que cuisinait de temps en temps ma grand-mère et qui emplissait la cuisine d’affreuses effluves de vinasse. Jusqu’au jour où mon mari m’a fait déguster, côte à côte, deux vins de grande qualité, l’un de Bordeaux, l’autre de Bourgogne. C’est la comparaison entre ces deux vins contrastés qui m’a permis de sauter à pieds joints par-dessus l’odeur répulsive de la vinasse pour découvrir la palette de parfums variés que chacun d’eux recelait. Sans doute, pour passer par-dessus la caractéristique commune à toutes les entreprises industrielles, qui est de gagner de l’argent (ou, du moins, d’espérer en gagner), serait-il utile d’avoir l’occasion de comparer plusieurs histoires d’entreprises qui, chacune, auraient leurs propres parfums, plus ou moins étourdissants ou subtils. Le film Barbie est, lui aussi, construit sur une opposition, celle entre le monde hyper-féminin de Barbie, symbolisé par la formule « Barbie et Ken », et le vrai monde, encore trop patriarcal, que l’on pourrait symboliser par la formule inverse, « Monsieur et Madame ». L’aspect clairement caricatural du premier souligne, comme un miroir grossissant, l’aspect parfois également caricatural du second, devenu tellement habituel qu’on n’y prend plus garde. À quand un film juxtaposant plusieurs aventures industrielles contrastées, permettant, au-delà de l’inévitable recherche du profit, d’apprécier la valeur esthétique, intellectuelle et humaine de certaines aventures industrielles ?