- Un changement de stratégie
- Création d’une filiale maison et rachat d’une société
- Convaincre en interne
- Une croissance exponentielle
- Un groupe multi-énergies
- L’objectif de neutralité carbone
- Les atouts de TotalEnergies
- Le changement de nom
- La concurrence
- La place du GNL
- Et le nucléaire ?
- Distribution et transport de l’électricité renouvelable
- La productivité du travail chez TotalEnergies Renouvelables
- L’Afrique
- Le basculement des véhicules thermiques vers les véhicules électriques
- Un impact sur l’attractivité de TotalEnergies ?
Exposé de Julien Pouget
Polytechnicien et ingénieur du Corps des mines, j’ai travaillé quelques années dans l’Administration, puis pour Alstom dans le secteur du nucléaire, avant de devenir conseiller du président Hollande pour les questions touchant à l’industrie, puis à l’économie. J’ai alors été recruté par TotalEnergies, où j’ai commencé comme directeur de la division énergies renouvelables. Désormais, je dirige les opérations amont de la Compagnie en Asie et dans le Pacifique, aussi bien pour l’exploration et la production de pétrole et de gaz que pour la partie électricité renouvelable, que nous développons activement dans cette zone.
Un changement de stratégie
TotalEnergies s’intéresse aux énergies renouvelables depuis plusieurs dizaines d’années, notamment en menant des recherches sur l’énergie solaire. En 2011, le Groupe est devenu actionnaire majoritaire de SunPower, société basée en Californie et cotée au Nasdaq, qui fabriquait des panneaux solaires.
À son arrivée à la tête de Total, après la COP21 de 2015, Patrick Pouyanné a lancé une grande réflexion sur la stratégie du Groupe. L’une des conclusions de cette réflexion a été de développer le Groupe dans l’électricité, et notamment dans l’électricité renouvelable.
Quand j’ai rejoint Total à la fin de l’année 2016, nos activités dans ce domaine se réduisaient aux recherches menées par une équipe de 25 personnes, à une participation majoritaire au sein de SunPower, alors en grande difficulté face à la concurrence chinoise, et à des participations minoritaires dans différentes fermes solaires, d’une capacité totale de 300 mégawatts (MW). Pour donner un ordre de grandeur, la puissance d’une centrale nucléaire de taille moyenne, ou d’une grande centrale à charbon, est de 1 gigawatt (GW). Quelqu’un, à cette époque, m’a fait cette réflexion : « C’est bizarre, vos fermes solaires, là, ça me rappelle l’époque où on essayait de construire des centrales électriques. » Je lui ai répondu que, de fait, une ferme solaire est une centrale électrique…
Création d’une filiale maison et rachat d’une société
Patrick Pouyanné a décidé de réunir ces activités dans une filiale à 100 %, TotalEnergies Renouvelables (Total Solar à sa création), avec un mode de gestion spécifique et une certaine souplesse en matière de ressources humaines. En effet, nous avions besoin de compétences pour développer les nouvelles activités.
La moitié des salariés de TotalEnergies Renouvelables ont été recrutés dans l’industrie des énergies renouvelables et les autres en interne. Pour apprendre plus vite notre nouveau métier, nous avons par ailleurs racheté Eren RE, une société fondée en 2012 par Pâris Mouratoglou et David Corchia. Ces derniers avaient auparavant fondé SIIF Énergies, puis avaient vendu cette société à EDF – elle était alors devenue EDF Energies Nouvelles. Nous leur avons demandé de faire pour TotalEnergies ce qu’ils avaient déjà fait avec succès pour EDF, à savoir développer une filiale dans les énergies renouvelables et, surtout, l’intégrer dans un groupe dont ce n’était pas ab initio le cœur de métier.
Dans un premier temps, nous n’avons pas acquis l’intégralité d’Eren RE, rebaptisée Total Eren. Nous souhaitions lui laisser de l’autonomie pour observer de quelle façon elle travaillait et apprendre ainsi notre nouveau métier. Nous avions cependant négocié une option d’acquisition à 100 % dans un horizon de cinq ans, et l’intégration va effectivement s’opérer cette année.
TotalEnergies Renouvelables et Total Eren sont complémentaires. La première intervient surtout dans les pays de l’OCDE. La seconde a l’habitude d’investir dans des pays comme le Kazakhstan ou l’Indonésie, où le marché des énergies renouvelables n’existe pas et où tout est à faire. Il faut non seulement y développer des projets, mais également contribuer à créer le marché, en accompagnant les pouvoirs publics sur le fonctionnement des énergies renouvelables, en les aidant à définir des règles d’accès au réseau et à établir des contrats d’achat d’électricité, etc.
Convaincre en interne
Une des difficultés initiales a été de s’assurer de la compatibilité des projets d’électricité renouvelable avec les attentes de profitabilité de la Compagnie.
Les projets pétroliers et gaziers présentent des profils de risque très différents de ceux des projets d’énergies renouvelables. Pour les premiers, l’incertitude est forte quant aux ressources et au prix de vente, qu’on ne maîtrise pas, et les investissements se comptent en milliards. Pour les seconds, on peut estimer assez précisément la ressource – pas à l’instant T, du fait de l’intermittence inhérente aux ressources renouvelables, mais sur un temps plus long, une année, par exemple –, prévoir les investissements nécessaires, et le prix de vente de l’électricité est en général fixé à long terme. En revanche, la rentabilité des projets est plus faible, du fait de possibilités de financement presque infinies et de faibles barrières à l’entrée, en particulier dans le solaire.
Sur cette base, nous avons dû élaborer un modèle d’affaires acceptable pour nos investisseurs. L’argument selon lequel les cashflows des énergies renouvelables viennent contrebalancer les cycles du pétrole et du gaz n’était pas convainquant. Il fallait assurer une rentabilité intrinsèque aux projets d’énergie renouvelable.
Le modèle initial que nous avons mis en place consiste à développer les projets, puis à les financer avec de la dette, qui, jusqu’à récemment, ne coûtait pas cher. Une partie de notre participation est ensuite revendue à des investisseurs acceptant des retours sur investissement très compétitifs. Nous parvenons ainsi à une rentabilité à 2 chiffres. Ce modèle est en train d’être revu et amélioré, pour mieux valoriser les forces de la Compagnie, et notamment sa capacité à se déployer sur la chaîne de valeur.
Une croissance exponentielle
Nous étions très fiers lorsque la capacité de nos fermes solaires et éoliennes a franchi le seuil d’1 GW, mais ce résultat passait presque inaperçu à l’échelle du Groupe. Toutefois, en apportant la preuve que nous étions capables de mener nos projets à bien, dans le respect des enveloppes budgétaires, nous avons commencé à gagner la confiance du management et nous avons pu accélérer notre développement.
Dans un groupe comme TotalEnergies, les débuts d’une nouvelle activité peuvent être difficiles, mais, lorsqu’elle démarre, on sent la puissance de la Compagnie qui vous pousse en avant, avec ses capacités techniques, son déploiement dans 130 pays et sa capacité d’exécution de projets. À partir de 2020, date à laquelle nous nous sommes lancés dans l’éolien en mer et implantés aux États-Unis et en Inde, notre croissance a été exponentielle.
Entre 2017 et fin 2022, notre capacité de production est passée de 300 MW à 17 GW. À la fin de cette période, nous comptions également 6 GW en construction et 40 GW en projet. Dans le même temps, l’effectif de TotalEnergies Renouvelables est passé de 25 à 1 000 salariés. Patrick Pouyanné a posé des objectifs ambitieux pour la Compagnie : il s’agit d’atteindre 35 GW en production d’ici 2025, et 100 GW d’ici 2030. En 2022, nous avons augmenté notre capacité de 6 GW et nous figurons parmi les cinq premières entreprises mondiales d’énergies renouvelables du point de vue de la croissance.
Désormais, TotalEnergies Renouvelables est présente aux États-Unis, en Amérique latine, en Europe, en Australie, au Japon, en Corée du Sud, à Taïwan, en Chine, en Afrique du Sud, et dans nombre d’autres pays. Nous détenons également des participations, non seulement dans Total Eren, mais dans quelques grands développeurs comme Adani Green Energy en Inde, ou encore Clearway aux États-Unis.
Un groupe multi-énergies
En 2021, le Groupe a changé de nom pour devenir TotalEnergies. Nous ne nous considérons plus comme une compagnie pétrolière et gazière, mais comme un groupe multi-énergies : pétrole, gaz, électricité, mais aussi molécules bas carbone (biogaz, biocarburants, hydrogène vert et bleu, e-fuels, etc.). Notre intention n’est pas de nous transformer en producteur d’électricité exclusivement, mais de fournir les énergies nécessaires pour répondre à la demande des consommateurs.
Différentes études montrent que celle-ci va s’accroître dans les années à venir : la diminution de la consommation dans les pays de l’OCDE est plus que compensée par son augmentation dans les pays émergents. La consommation des États-Unis représente actuellement vingt fois celle de l’Afrique et trois fois celle de la Chine, avec environ quatre fois moins de population dans les deux cas. Or, les pays en développement considèrent qu’ils ont le droit d’avoir accès au même niveau de vie que le reste de l’humanité.
Notre rôle est de nous adapter à l’augmentation de la demande et à sa répartition entre les différentes formes d’énergie. Nous consacrons désormais 33 % de nos capacités d’investissement (soit 5 milliards de dollars par an) aux nouvelles énergies, et 30 % aux nouveaux projets pétroliers et gaziers. Le reste est dédié au maintien de notre production de pétrole et de gaz. En effet, comme l’exploitation d’un gisement connaît toujours, après quelques années, une phase de décroissance, nous devons investir pour compenser ce déclin.
Notre compagnie se distingue de ses concurrents par la constance dont elle fait preuve dans cette nouvelle stratégie. Parmi eux, certains se sont engagés avec enthousiasme dans les renouvelables, puis, en constatant l’évolution des revenus pétroliers en 2022, ont changé leur fusil d’épaule. De notre côté, sachant qu’il s’agit d’investissements portant sur vingt ou trente ans, nous nous tenons à notre stratégie de transformation.
L’objectif de neutralité carbone
Notre stratégie comprend aussi l’objectif d’être “net zéro” d’ici 2050, à la fois dans le cadre du scope 1 (les émissions directement générées par les activités industrielles de notre compagnie), du scope 2 (celles correspondant à notre consommation d’électricité) et du scope 3 (les émissions de nos produits lorsqu’ils sont consommés par nos clients). Les scopes 1 et 2 représentent 40 millions de tonnes de carbone émis par an. Ce sont ceux sur lesquels nous pouvons directement agir. Le scope 3 représente environ 400 millions de tonnes de carbone.
Réduire les émissions des scopes 1 et 2
Les émissions de carbone du Groupe viennent essentiellement de deux sources, l’exploration-production et le raffinage-chimie, auxquelles s’ajoute la production d’électricité par des centrales à gaz, activité que nous sommes en train de développer.
La première étape, déjà bien avancée, a consisté à supprimer le torchage, à l’exception de celui imposé par des opérations de démarrage ou pour la sécurité. Le torchage permanent, tel qu’il existait autrefois dans les raffineries et dans les sites pétroliers, est en voie de disparition. De plus, nous nous efforçons de récupérer les GES (gaz à effet de serre) émis par les torches de sécurité.
Une autre source d’émissions est le CO₂ natif, c’est-à-dire le CO₂ présent avec le gaz naturel dans les gisements de gaz. La solution pour limiter ces émissions est simple, mais coûteuse : il s’agit de réinjecter ce CO₂ dans le réservoir d’origine ou dans un autre réservoir. Un dispositif de ce type, prévu en Australie, devrait nous permettre de stocker 4 millions de tonnes de CO₂ par an, au prix d’un investissement très significatif. De la même manière, pour notre projet de Papua LNG en Papouasie-Nouvelle-Guinée, nous avons décidé de réinjecter le CO₂ natif dès le démarrage de la production. Par ailleurs, les trains de liquéfaction de ce projet seront électriques.
Pour réduire les émissions liées à la consommation d’électricité dans nos installations, comme dans les raffineries en Europe ou aux États-Unis, nous déployons des centrales renouvelables géantes qui permettent d’alimenter nos installations en électricité décarbonée.
Enfin, pour nos projets, nous considérons comme référence un prix de 100 dollars par tonne de carbone, dès lors que la réglementation des émissions dans le pays considéré n’est pas plus contraignante.
Réduire les émissions du scope 3
En ce qui concerne les émissions de nos produits lorsqu’ils sont consommés par nos clients, il faut souligner que ce n’est pas nous qui déterminons la demande. Nous pouvons seulement faire évoluer notre mix énergétique en anticipant l’évolution de cette demande. Cela revient aujourd’hui à produire davantage d’énergie, mais en faisant évoluer progressivement notre mix entre pétrole, gaz, électricité et molécules bas carbone, selon une trajectoire correspondant à celle de la demande.
Cette notion de trajectoire est très importante. C’est pourquoi, au-delà de l’objectif lointain de 2050, nous nous sommes fixé un objectif intermédiaire pour 2030. Nous sommes une industrie “de temps long” et ce sont les décisions d’aujourd’hui qui impacteront la Compagnie à l’horizon 2050.
D’ici 2030, nous prévoyons de passer à environ 15 % d’électricité dans notre mix énergétique, ce qui représente un effort considérable, car cela suppose d’atteindre pour les énergies renouvelables une capacité de 100 GW. Pour assurer la flexibilité de la production, nous prévoyons de compléter ce parc de production d’énergies renouvelables par des capacités de stockage en batteries et des centrales gaz. Enfin, nous déployons des projets négatifs en émissions, c’est-à-dire stockant ou réutilisant le CO₂.
Les atouts de TotalEnergies
Quelques mois après mon arrivée chez Total, j’ai participé à une réunion organisée par un cabinet de conseil pour différentes entreprises européennes du secteur de l’énergie. J’étais le seul représentant d’une compagnie pétrolière et personne ne me connaissait. À la question : « Les compagnies pétrolières et gazières sont-elles susceptibles de s’engager dans la production d’énergies renouvelables ? », tous les participants ont répondu que c’était inenvisageable, que ces compagnies ne comprenaient rien à l’électricité et que, du reste, toutes les tentatives antérieures avaient échoué. L’un des consultants a fait observer aux participants qu’ExxonMobil pouvait tous les racheter dès le lendemain, sans que cela ait beaucoup d’impact sur sa trésorerie, ce qui a un peu refroidi l’atmosphère…
Quels étaient donc nos atouts dans ce nouveau secteur d’activité ?
La capacité d’investissement
La capacité d’investissement de TotalEnergies est certes un atout, mais il existe, ou il existait jusqu’à récemment, une abondance de liquidités dans le secteur des énergies renouvelables, les grands financiers – banques, fonds d’investissement, etc. – étant fortement encouragés à investir dans la transition énergétique.
Notre capacité d’investissement reste utile pour procéder à des acquisitions, mais nous n’en avons pas réalisé beaucoup, compte tenu de l’envolée des prix.
La présence de TotalEnergies dans 130 pays
Notre présence dans 130 pays est un solide atout. Les relations créées avec les pays sont particulièrement précieuses dans ceux où les énergies renouvelables sont émergentes. Au Kazakhstan, par exemple, nous développons un projet éolien de 1 GW avec une batterie de 600 mégawattheures (MWh). Le projet relève d’un accord intergouvernemental entre la France et le Kazakhstan.
De même, dans certains pays où, par le passé, nous avons exploité des gisements d’hydrocarbures, les gouvernements nous demandent parfois de revenir développer leurs ressources fossiles. Nous en profitons pour leur proposer de se lancer dans les énergies renouvelables. La discussion prend un peu de temps, mais ils savent que nous avons effectué le même cheminement et, en définitive, ils comprennent l’intérêt de la démarche, en particulier parce que les ressources fossiles sont finies et que les énergies renouvelables, par définition, sont infinies. Nous les accompagnons ensuite dans la mise en œuvre de projets qui n’auraient sans doute pas vu le jour sans cela.
Le savoir-faire pour la construction de plateformes en mer
Grâce à notre longue expérience de l’exploitation pétrolière offshore, nous savons construire et entretenir des plateformes flottantes ou posées, ce qui s’avère précieux dans le développement de l’éolien en mer.
La gestion de projets
Nous avons l’habitude de gérer des projets complexes. Nous avons décidé de mutualiser nos compétences en la matière en créant une organisation baptisée OneTech, à laquelle sont rattachées toutes les équipes techniques des projets, qu’ils soient pétroliers, gaziers, ou renouvelables, pour faire bénéficier ces derniers de l’expérience accumulée par la Compagnie. Au lieu de devoir recruter au coup par coup des spécialistes en gestion de projet, nous avons accès à un vivier de centaines de personnes habituées à gérer quotidiennement, depuis des années, des opérations d’une grande complexité.
Le redéploiement de la recherche
OneTech rassemble aussi l’ensemble de nos chercheurs, ce qui nous a permis de redéployer largement nos efforts de recherche vers les énergies renouvelables et, plus largement, vers les nouvelles énergies. Par exemple, nous nous appuyons sur nos compétences en analyse de réservoir pour développer des solutions de stockage du carbone.
L’habitude des partenariats
Un dernier atout est le fait que, sur tous nos projets pétroliers et gaziers, nous travaillons systématiquement avec des partenaires, afin de réduire les risques. C’est un réflexe chez nous et nous l’avons transposé dans le domaine des énergies renouvelables. Ainsi, quand nous nous sommes lancés dans l’éolien en mer, nous avons contacté les sociétés qui avaient déjà développé une activité dans ce domaine, en leur proposant de leur apporter des éléments de connaissance des pays concernés, ou encore des briques technologiques. Ces partenariats ont très bien fonctionné. Nos interlocuteurs nous expliquent souvent qu’il est plus facile de travailler avec nous qu’avec certaines compagnies d’électricité, car celles-ci souhaitent généralement tout contrôler, alors que nous n’avons aucun mal à admettre que d’autres seront plus compétents que nous pour gérer tel ou tel aspect du projet.
Débat
Le changement de nom
Un intervenant : Le changement de nom du Groupe a-t-il marqué un tournant important, ou s’agit-il d’un épiphénomène ?
Julien Pouget : Pour la Compagnie, le changement de nom manifeste la volonté de se projeter dans un avenir différent, tout en veillant à ne pas considérer la production pétrolière et gazière comme un héritage du passé. Ce n’est pas notre analyse du marché. Notre vision consiste à répondre aux besoins de nos clients en leur fournissant l’énergie la plus abordable, la plus propre et la plus fiable possible. Il y a trois ans, ce message faisait un peu sourire, mais, depuis l’an dernier, c’est moins le cas. Les gens ont envie de trouver de l’essence à la pompe et, si possible, pas trop chère. Et que dire du gaz en Europe l’année dernière ?
La concurrence
Int. : Les autres compagnies pétrolières et gazières suivent-elles la même trajectoire ?
J. P. : Globalement, les compagnies américaines poursuivent l’exploration-production et développent la capture du carbone. En revanche, elles ne s’intéressent pas beaucoup aux énergies renouvelables. De leur côté, les compagnies européennes, qui ont adopté l’objectif zéro émission nette de CO₂ d’ici 2050, sont très orientées vers le développement des nouvelles énergies, et notamment des énergies renouvelables, avec un rythme de développement variable.
Le groupe BP, par exemple, a été le premier à annoncer qu’il voulait accélérer sa transition énergétique, mais, cette année, il a expliqué que la réduction de sa production pétrolière était reportée à plus tard et que le développement des énergies renouvelables allait se faire à un rythme plus modéré.
De son côté, Shell est, après TotalEnergies, la deuxième compagnie la plus active dans les renouvelables, mais, alors que la taille de ce groupe est deux fois supérieure à la nôtre, ses capacités de production d’énergies renouvelables n’atteignent pas encore 9 GW, contre 17 GW pour TotalEnergies.
Incontestablement, nous avons pris une vraie avance sur nos concurrents.
Int. : Êtes-vous également en avance pour le captage du CO₂ ?
J. P. : Nous participons à des projets précurseurs en matière de stockage de carbone, comme le projet Northern Lights en Norvège, et développons plusieurs projets majeurs dans le monde.
La place du GNL
Int. : Quelle est la place du GNL (gaz naturel liquéfié) dans votre production ?
J. P. : Mis à part le nucléaire, le gaz est l’une des seules solutions disponibles pour compléter l’énergie éolienne ou solaire avec de l’énergie pilotable. Dans des pays qui consomment encore massivement du charbon, comme la Chine, le recours au gaz pour produire de l’électricité permet de diviser presque par deux les émissions de CO₂.
C’est pourquoi le GNL est aujourd’hui l’un des principaux piliers de notre croissance. Nous sommes le troisième acteur mondial dans ce secteur, le premier exportateur des États-Unis et le premier acteur européen de la regazéification du GNL. En 2022, nous avons vendu 48,1 millions de tonnes de GNL, ce qui correspond à 12 % du marché mondial. Nous développons actuellement plusieurs projets majeurs de production de GNL. C’est le cas, par exemple, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, avec un investissement de 10 milliards de dollars qui permettra de produire 5,6 millions de tonnes de GNL par an, destinées à être exportées vers le Japon et la Chine.
Et le nucléaire ?
Int. : Patrick Pouyanné a exclu tout développement dans le nucléaire. Pourtant, les solutions de nucléaire décentralisé pourraient être intéressantes pour un groupe qui veut devenir électricien.
J. P. : Comme notre CEO l’a effectivement répété récemment, TotalEnergies ne s’engagera pas dans le nucléaire, mais peut aider au financement de la filière. Nous ne pouvons pas tout faire. Ce n’est pas notre cœur de métier. Outre les questions soulevées par les déchets nucléaires, si un accident survient sur l’un des actifs, toute l’entreprise peut disparaître. En tant qu’électricien, TotalEnergies est, en revanche, tout à fait prêt à acheter de l’énergie nucléaire à long terme et à contribuer ainsi au financement de la filière.
Distribution et transport de l’électricité renouvelable
Int. : Assurez-vous la distribution de l’électricité vous-mêmes ou faites-vous appel à des distributeurs locaux ?
J. P. : Historiquement, dans la plupart des pays, c’était l’État ou les compagnies nationales comme EDF qui achetaient l’électricité d’origine renouvelable à un prix prédéfini par l’État. Aujourd’hui, de plus en plus souvent, les producteurs peuvent vendre l’électricité directement au client final, avec deux options. La première consiste à vendre l’électricité au moment où elle est produite : c’est le client qui fait son affaire de l’intermittence, avec pour contrepartie un prix de vente assez bas. La deuxième option, qui commence à se développer, notamment en Australie, consiste à garantir au client une disponibilité de plus de 80 % de l’électricité, dont une partie est d’origine renouvelable et une partie vient d’un complément destiné à compenser l’intermittence.
Int. : Qui assure le transport de l’électricité produite ?
J. P. : Nous utilisons les réseaux électriques existants, soit en payant le coût du transport, soit, dans les pays dotés d’un marché de l’électricité, en vendant les électrons à l’endroit où nous les produisons et en les rachetant à l’endroit où se trouve notre client. Une fois que les électrons sont dans le réseau, aucune traçabilité n’est possible. En revanche, le certificat selon lequel les mégawattheures injectés sont renouvelables est détaché de ces derniers pour être rattaché aux mégawattheures que nous rachetons afin de les vendre à notre client.
Dans certains cas, nous n’avons pas besoin de passer par les réseaux, car nous déployons les fermes solaires ou éoliennes directement sur les sites de nos clients.
La productivité du travail chez TotalEnergies Renouvelables
Int. : Vous avez indiqué que TotalEnergies Renouvelables emploie un millier de personnes, ce qui témoigne d’une belle productivité à la fois du capital et du travail. J’imagine que vous recourez massivement à la sous-traitance ?
J. P. : Nous développons les fermes, nous en pilotons la construction et nous en assurons l’exploitation. La construction et l’exploitation-maintenance se font largement en recourant à des entreprises spécialisées.
L’Afrique
Int. : Vos nombreuses implantations historiques en Afrique vous permettent-elles de développer, sur ce continent également, des projets d’énergies renouvelables ?
J. P. : TotalEnergies est effectivement très présent en Afrique. Bien que ce continent dispose d’excellentes ressources renouvelables (solaire, éolienne, hydraulique), le développement des énergies renouvelables ne fait que commencer, car, jusqu’ici, les réglementations n’étaient pas prêtes et le montage de projets s’avérait extrêmement complexe.
De notre côté, nous commençons à comprendre comment utiliser nos forces pour lancer des opérations significatives, souvent en parallèle de projets EP. Cette démarche est vue de façon assez positive, car l’électricité produite en Afrique est consommée localement.
Le basculement des véhicules thermiques vers les véhicules électriques
Int. : Comment gérez-vous la réduction de votre marché correspondant au basculement des véhicules thermiques vers les véhicules électriques ?
J. P. : Il ne s’agit pas seulement de remplacer des pompes à essence par des chargeurs de batterie, car la charge ne s’opère pas du tout au même endroit. La recharge des véhicules électriques s’effectue principalement au domicile ou sur le lieu de travail (80 %), un peu dans les parkings de centres commerciaux ou dans la rue, et, pour les itinérants ou professionnels grands rouleurs uniquement, dans les stations-services équipées de points de recharge rapide.
Nous avons anticipé cette évolution en Europe, qui a l’ambition d’être le premier continent neutre en carbone, en signant un accord avec Couche-Tard portant sur nos réseaux de stations-services dans quatre pays : création d’une co-entreprise en Belgique et au Luxembourg, et cession de nos réseaux de stations en Allemagne et aux Pays-Bas. Cette entreprise, leader canadien des magasins de proximité adossés à des stations-services, gère les magasins alimentaires en considérant la fourniture d’énergie comme un produit d’appel. Cette opération permettra d’accélérer la transformation de ces réseaux en maximisant leurs ventes hors carburants pétroliers. TotalEnergies se concentrera sur le développement des nouvelles mobilités (électrique et hydrogène) dans ces pays.
Un impact sur l’attractivité de TotalEnergies ?
Int. : La nouvelle orientation du Groupe vers les énergies renouvelables a-t-elle eu un impact significatif sur son attractivité, notamment auprès des jeunes ?
Int. : Je suis stagiaire à l’IFPEN (Institut français du pétrole et des énergies nouvelles) et depuis 2020, date à laquelle TotalEnergies a recommencé à recruter des juniors, tous les jeunes que je connais se précipitent sur les offres d’emplois du Groupe, mais uniquement celles concernant TotalEnergies Renouvelables…
J. P. : Je constate, pour ma part, que le Groupe n’a globalement aucun problème à recruter, y compris en France. Le Groupe figure parmi le top 20 des employeurs préférés par les étudiants ingénieurs français et chaque offre d’emploi en CDI fait l’objet de 180 candidatures. Nous sommes, certes, régulièrement confrontés à des critiques sur nos activités, mais cela ne se traduit pas par des difficultés de recrutement.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Élisabeth BOURGUINAT