La musique est un métavers
En lisant le témoignage du compositeur Alex Jaffray, cofondateur associé de l’agence Start-Rec qui réalise des bandes-sons pour le cinéma et des “identités sonores” pour diverses marques, j’ai compris que la musique, en fait, est un métavers. Ce concept, très en vogue actuellement, est défini par un rapport interministériel d’octobre 2022 comme « un service en ligne donnant accès à des simulations d’espaces 3D temps réel, partagées et persistantes, dans lesquelles on peut vivre ensemble des expériences immersives ».
La musique est bel et bien devenue un service en ligne, accessible sur d’innombrables sites. Avant même d’être numérisée, elle relevait déjà, selon Platon, de la pure mathématique. Elle est en effet entièrement définie par les intervalles et les rythmes qui la composent, et ceux-ci sont réductibles à des chiffres.
Conformément à la définition du métavers, la musique est aussi une simulation d’espace 3D. Alex Jaffray, chargé de redéfinir le « territoire sonore » de Renault, est parti de la mélodie de Johnny and Mary, traditionnellement attachée à cette marque, et l’a « promenée dans différents univers, afin de la renouveler et de lui donner de nouvelles colorations ». L’ensemble de ces interprétations « forme un territoire musical, au centre duquel il restait à créer le tag de la marque », ce terme désignant l’élément sonore de trois à cinq secondes qui accompagne l’apparition du logo à l’écran. Poursuivant la visite de cet univers 3D, Alex Jaffray décrit le “tag sonore” réalisé pour Renault comme « une nappe harmonique dans un accord majeur », donnant la sensation « qu’un espace accueillant s’offre à vous, qu’un horizon apparaît ». L’introduction d’« une voix légèrement stylisée » donne même l’impression qu’« un rayon de soleil point à l’horizon ».
Comme le veut la définition du métavers, cette simulation d’espace 3D se déroule en temps réel, car la musique, contrairement à la peinture qui se déploie dans l’espace, n’existe que dans l’écoulement du temps. Susceptible d’être partagée dès qu’on l’écoute à plusieurs, et incontestablement immersive, si l’on en croit le regard absent des individus casqués peuplant les transports en commun, la musique est également persistante, dans la mesure où l’œuvre, enregistrée, est en permanence disponible.
Parmi les questions soulevées par les métavers, on peut se demander s’il s’agit seulement de jumeaux numériques du monde réel, et jusqu’à quel point ils sont gouvernables. Selon Alex Jaffray, « la musique et l’orchestration doivent soutenir le sens du récit » et « le choix des mélodies et des instruments diffère selon que nous nous adressons, schématiquement, à Hermès ou à Citroën. Un constructeur automobile aura besoin d’un tempo assez soutenu, d’une pulsation, quand une maison de luxe sera associée à une ambiance plus éthérée ». Le “jumeau virtuel musical” peut néanmoins s’écarter de son double, voire le contredire : « Si vous doutez encore de la puissance de la musique », souligne Alex Jaffray, « je vous invite à regarder la bande-annonce du terrifiant Shining en lui adjoignant, comme fond sonore, une chanson guillerette comme Solsbury Hill de Peter Gabriel : elle devient une bluette à la montagne ! »
La musique est-elle un métavers ludique et inoffensif ou, au contraire, sa puissance en fait-elle un espace virtuel susceptible d’enfanter des monstres qui menaceraient le monde réel ? « Quand j’écoute trop Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne », avouait Woody Allen.
La musique étant censée adoucir les mœurs, la plupart des compositeurs restent sans doute des êtres pacifiques. De mauvaises langues prétendent d’ailleurs que l’un des plus éminents d’entre eux, Beethoven, était tellement sourd que, toute sa vie, il a cru qu’il faisait de la peinture…