- L’action de l’État est indispensable
- Quels modes d’action ?
- Imposer des obligations aux entreprises
- Fixer la trajectoire d’évolution de la taxe carbone
- Soumettre la SNBC au débat public
- Accepter des solutions transitoires
- Se donner des objectifs, prendre les moyens de les atteindre
- Trois grands obstacles à l’action de l’État
- Comment accélérer la rénovation énergétique des bâtiments ?
- L’isolation thermique des logements neufs
- Inciter, mais également investir et encadrer
- Encourager l’efficacité énergétique
- Développer le véhicule électrique, mais pas seulement
- Neutralité technologique, neutralité vis-à-vis des acteurs
- Le levier de la fiscalité
- Interdire certaines productions
- De la difficulté d’installer des éoliennes
- Taxe carbone et système de quotas
- Appliquer le principe pollueur-payeur au consommateur final
- Le recours à la justice
- L’évolution du prix du carbone
- Nucléaire versus efficacité énergétique
- L’éducation des citoyens
Débat entre Cécile Duflot, Didier Holleaux et Didier Houssin
L’action de l’État est indispensable
Cécile Duflot : Selon une étude réalisée par Carbone 4, un cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie bas carbone, même si tous les Français se montraient exemplaires dans leurs pratiques de consommation, nous ne réussirions à atteindre que 25 % des objectifs définis par l’Accord de Paris. Les 75 % restant nécessitent l’adoption de politiques publiques par l’État et, plus largement, par la puissance publique, incluant les collectivités territoriales et l’Europe.
C’est cette conviction qui a motivé le lancement de l’Affaire du siècle, un recours contre l’État français pour carence fautive, initié en décembre 2018 par l’association Notre Affaire à Tous, en partenariat avec la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme (FNH), Greenpeace France et Oxfam France, que je dirige. Nous avons obtenu une première décision favorable et nous attendons une nouvelle décision qui devrait comporter, cette fois, des injonctions d’agir.
Quels modes d’action ?
L’État peut agir contre le changement climatique par la fiscalité, par la législation et par la commande publique. Par exemple, il peut taxer tel ou tel type d’énergie, établir des obligations en matière de rénovation thermique des bâtiments et investir dans la rénovation de ses propres bâtiments.
Les pouvoirs publics doivent agir là où c’est le plus utile, le plus efficace et le plus rapide. Actuellement, les trois principaux postes d’émission de GES (gaz à effet de serre) sont les transports, les bâtiments et l’agriculture. C’est donc sur ces trois secteurs que l’action des pouvoirs publics doit porter en priorité afin de respecter les engagements climatiques de l’Accord de Paris.
Imposer des obligations aux entreprises
Les obligations résultant de la loi doivent être imposées à tous et, entre autres, aux entreprises. Il y a quelques jours, Oxfam France a publié un rapport intitulé « Climat : CAC degrés de trop ». Ce document décrit la trajectoire que nous font prendre les entreprises du CAC 40 en matière d’augmentation moyenne de la température terrestre, par leur empreinte carbone actuelle et par leurs engagements stratégiques. Cette trajectoire devrait nous mener, en 2100, à une augmentation de 3,5 degrés Celcius, bien supérieure à l’objectif de 1,5 degrés Celcius inscrit dans l’Accord de Paris.
Les conséquences d’un tel réchauffement seraient dévastatrices. Par exemple, la fréquence des feux de forêt augmenterait de plus de 40 %. Les villes de Nantes, Bayonne ou Dieppe subiraient des inondations plus de cinq fois par an. Les vagues de chaleur qui frappent la région parisienne dureraient de vingt-et-un à quatre-vingt-quatorze jours, contre sept aujourd’hui.
C’est pourquoi nous demandons qu’en cette période où la puissance publique subventionne fortement les entreprises, ces dernières s’engagent, en contrepartie, à publier leur empreinte carbone totale ainsi que la trajectoire de réduction de cette empreinte qu’elles entendent adopter. Nous demandons également que cette trajectoire soit contraignante, c’est-à-dire que les entreprises qui ne la respecteraient pas fassent l’objet de sanctions financières. Enfin, elles devraient assortir leur engagement d’un plan d’investissement permettant de vérifier la cohérence entre les objectifs affichés et les moyens pris pour les atteindre.
Fixer la trajectoire d’évolution de la taxe carbone
Didier Holleaux : Je ne peux pas rejoindre Cécile Duflot sur le rapport qu’elle cite et dont certaines données concernant ENGIE sont fausses. En revanche, je ne la démentirai pas sur le fait que la puissance publique a un rôle à jouer et que l’objectif de neutralité carbone pour 2050 ne sera pas atteint spontanément.
Dès lors, ce que j’attends d’abord de l’État, c’est qu’il éclaire l’avenir, et en particulier qu’il annonce clairement l’évolution du prix du carbone et qu’il s’y tienne. En effet, il est impossible de s’assurer par une réglementation, aussi complexe soit-elle, que toutes nos microdécisions individuelles soient orientées vers la réduction des émissions de GES. Seul un signal prix très clair est susceptible d’être pris en compte par l’ensemble des acteurs économiques.
Les industriels suédois ont un grand avantage sur les industriels français. Leur pays ayant établi une taxe carbone à 100 euros la tonne et fixé son évolution dans les années à venir, ils savent exactement à quoi s’attendre et peuvent prendre leurs décisions stratégiques en connaissance de cause.
En France, nous disposons d’un excellent rapport, établi par la commission Quinet, qui définit ce que coûte la tonne supplémentaire de CO₂ émise dans l’atmosphère. Selon ce rapport, l’État devrait fixer le prix de la tonne de carbone à 250 euros à l’horizon 2030. Pour l’instant, il n’est que de 40 euros et il est fluctuant, ce qui n’est pas suffisamment incitatif.
En 2018, l’augmentation de la TICPE (taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques) s’est heurtée au mouvement des Gilets jaunes, entre autres parce que, contrairement à la Suède, nous n’avons pas su mettre en place, en même temps que la taxe carbone, des dispositifs de redistribution qui la rendraient socialement acceptable.
Soumettre la SNBC au débat public
Toujours pour éclairer l’avenir, nous avons besoin d’une méthode de concertation qui réunisse tout le monde pour discuter de la SNBC (stratégie nationale bas carbone) et de la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie) afin de créer un minimum de consensus à la fois sur la nature et l’étendue du problème, la façon de le résoudre, les priorités, la trajectoire à suivre, etc.
Pour le moment, l’Administration ne s’appuie que sur un seul scénario à l’horizon 2050 et celui-ci n’est pas crédible, car il repose sur des présupposés en décalage avec la réalité économique de notre pays. Ce scénario n’a d’ailleurs pas été discuté au Parlement, ce dont on peut s’étonner. Pourquoi l’Assemblée nationale débat-elle de la loi de financement de la Sécurité sociale et pas de la SNBC, dont l’impact sur la vie de nos concitoyens va être bien plus important ?
Accepter des solutions transitoires
Enfin, à mon sens, nous devrions considérer que la transition est une transition, c’est-à-dire un chemin, et ne pas tout juger comme si nous étions déjà en 2050. Remplacer une centrale à charbon par une centrale au gaz naturel permet de faire passer les émissions de GES de 1 kilogramme à 400 grammes par kilowattheure. Ce ne sera certes pas une solution satisfaisante en 2050, où le gaz naturel aura probablement cédé la place au biométhane, mais, dans l’immédiat, cela nous permettrait d’économiser 600 grammes de carbone par kilowattheure produit. Il serait dommage de nous en priver, d’autant que, si l’on construit une centrale à gaz aujourd’hui, elle sera complètement amortie avant 2050 et pourra alors être remplacée par un autre moyen de production.
Didier Houssin : Je partage cette analyse. La substitution du gaz au charbon permet de réduire très rapidement et facilement les émissions de CO₂, comme l’ont expérimenté les États-Unis, qui ont recouru massivement au gaz de schiste – même si l’exploitation de ce dernier soulève de nombreux problèmes. De même, en Angleterre, la taxe carbone a permis de réduire comparativement le prix du gaz et de faire basculer massivement le système électrique du charbon vers le gaz. Quant aux biocarburants de première génération, s’ils n’ont pas non plus que des avantages, ils ont également permis de réduire significativement les émissions de gaz carbonique. En utilisant de l’essence E10, on remplace 10 % du carburant d’origine fossile par du bioéthanol. Ce n’est pas optimal, mais cela va dans le bon sens.
Se donner des objectifs, prendre les moyens de les atteindre
Une de nos grandes difficultés, face au changement climatique, est qu’il s’agit d’un phénomène global et que nous ne disposons pas d’un acteur global pour le traiter. C’est pourquoi nous avons déjà pris tant de retard par rapport à la trajectoire fixée par l’Accord de Paris.
Avec l’échelon européen, nous nous rapprochons de l’échelon global, l’Europe représentant 10 % des émissions mondiales, contre 1 % pour la France. Les États restent cependant les premiers acteurs à devoir répondre au défi climatique.
Comme l’a souligné Didier Holleaux, la responsabilité de l’État est d’éclairer l’avenir et de fixer une trajectoire à long terme. Néanmoins, au-delà de la définition des objectifs, l’État doit aussi se donner les moyens de les atteindre. Compte tenu de la lenteur avec laquelle l’infrastructure énergétique se renouvelle – un parc de logements dure une centaine d’années, un parc de centrales électriques, une cinquantaine d’années, et un parc de voitures, une dizaine d’années – l’État doit prendre des mesures pour accélérer les changements à travers les outils que sont la réglementation et la fiscalité.
Il doit également veiller à la sensibilisation du public et à la mobilisation de l’ensemble des acteurs. Le changement climatique est un enjeu global, mais beaucoup de solutions sont très locales. De ce point de vue, notre tradition très centralisatrice n’est pas un atout. En France, l’État a décrété que toutes les régions devaient se doter d’éoliennes, y compris la Bourgogne, par exemple, où il y a peu de vent. En Allemagne, ce sont les collectivités locales qui ont porté le développement des éoliennes, avec beaucoup plus d’efficacité que chez nous.
Trois grands obstacles à l’action de l’État
Le premier grand obstacle à l’action de l’État est la difficulté à articuler le court et le long terme. Le changement climatique est un enjeu de long terme, quand le temps du politique est plutôt à court terme, que ce soit en France ou ailleurs.
Un deuxième obstacle tient au fait que l’État poursuit une pluralité d’objectifs, souvent contradictoires, y compris au sein de la politique énergétique. Quand je travaillais pour l’Agence internationale de l’énergie, nous avions trois objectifs principaux : la sécurité d’approvisionnement, le développement économique et social, et la protection de l’environnement. Non seulement ces trois objectifs pouvaient entrer en contradiction entre eux, mais, au sein de la protection de l’environnement, la dimension locale portant sur la qualité de l’air et la dimension globale liée au changement climatique pouvaient s’avérer antinomiques. Par exemple, quand on a commencé à produire des essences dites propres, destinées à améliorer la qualité de l’air, les émissions de carbone des raffineries ont considérablement augmenté.
Le dernier obstacle est d’ordre politique. Le caractère global de l’enjeu climatique suppose une approche multilatérale, ce qui est difficile à envisager avec certains gouvernements populistes.
Comment accélérer la rénovation énergétique des bâtiments ?
Michel Berry : Cécile Duflot, pouvez-vous prendre des exemples de politiques publiques et nous dire comment vous aimeriez que l’État modifie ses pratiques dans les secteurs concernés ?
Cécile Duflot : Tout le monde est d’accord sur l’intérêt d’accompagner les investissements des ménages dans la rénovation énergétique des bâtiments, sachant qu’environ 70 % des logements dans lesquels nous vivrons en 2050 existent déjà aujourd’hui. L’un des défis consiste à bien dimensionner les aides de façon à ce qu’elles atteignent leur cible. Quand je suis arrivée au ministère du Logement, en 2012, le programme en faveur de la rénovation thermique des logements avait été doté d’un budget de 500 millions d’euros, mais seuls 2 ou 3 millions d’euros avaient été dépensés. Selon les critères d’attribution, les financements étaient réservés aux ménages bénéficiant du PLAI (prêt locatif aidé d’intégration), c’est-à-dire aux ménages dont les ressources ne dépassaient pas 60 % du SMIC, mais l’investissement devait être supérieur à 30 000 euros… On comprend que cela ne pouvait pas donner beaucoup de résultats.
L’isolation thermique des logements neufs
Didier Houssin : Le problème de la rénovation thermique est que le temps de retour sur investissement est extrêmement long, ce qui suppose des aides budgétaires massives pour que le citoyen se décide à entreprendre des travaux. Au passage, non seulement certains profitent de l’effet d’aubaine, mais on observe aussi des effets rebond. Une étude de l’ADEME (Agence de la transition écologique) montre que la moitié seulement des économies attendues des certificats d’économie d’énergie mis en œuvre il y a quelques années ont été effectivement réalisées. Les gens raisonnent souvent à budget constant et gaspillent d’un côté ce qu’ils économisent de l’autre. C’est pourquoi il faut aussi encourager la création de logements neufs, économes en énergie.
Didier Holleaux : Le logement est effectivement un des domaines où la puissance publique doit agir, car les intérêts des différents acteurs ne sont pas alignés. Le promoteur cherche à construire les bâtiments les moins chers possible, alors que le consommateur souhaite un logement dont le coût de fonctionnement ne sera pas trop élevé. Si la puissance publique n’intervient pas pour réguler le système, l’offre et la demande ne se rencontrent pas.
Encore faut-il que l’intervention de l’État se fasse de façon pertinente et efficace. Les deux nouvelles réglementations sur le logement, la RE2020 pour le neuf et le DPE (diagnostic de performance énergétique) pour l’ancien, ont été adoptées sans évaluer au préalable le coût d’abattement carbone des mesures contenues dans ces deux réglementations, c’est-à-dire le coût actualisé entre l’action de décarbonation et la solution de référence carbonée équivalente. Selon les calculs effectués par ENGIE, ce coût est de 750 euros par tonne pour certaines mesures de la RE2020, ce qui représente plus de trois fois le niveau préconisé par le rapport Quinet. L’explication est simple : les réglementations précédentes prévoyaient déjà de très bons niveaux d’isolation et les gains que l’on peut espérer en durcissant encore ces contraintes sont très limités alors que cet argent aurait été plus efficace sur d’autres mesures que l’isolation. En clair, les coûts imposés à nos concitoyens qui font construire leur logement sont très élevés, pour un bénéfice très incertain.
Inciter, mais également investir et encadrer
Cécile Duflot : Dans certains domaines, les politiques incitatives s’avèrent insuffisantes si elles ne s’accompagnent pas d’investissements. Inciter les gens à prendre le vélo n’aura qu’un effet limité si les infrastructures ne leur permettent pas de se déplacer en sécurité. De même, pour les encourager à prendre les transports en commun, on peut jouer sur les prix, voire instaurer la gratuité, mais encore faut-il que les réseaux existent et que la desserte soit suffisante.
Par ailleurs, il est souvent indispensable que les politiques d’incitation soient couplées avec des obligations légales, sans quoi les initiatives individuelles risquent de ne pas aller assez vite ni assez loin. Par exemple, expliquer à nos concitoyens qu’ils doivent s’alimenter autrement ne suffit pas, car ceux qui prennent leurs repas dans des collectivités, comme les enfants ou les personnes âgées, ne décident pas de ce qu’ils mangent. L’incitation doit être complétée par l’offre de solutions alternatives et par leur encadrement.
Encourager l’efficacité énergétique
Didier Houssin : L’une des priorités des pouvoirs publics devrait être le renforcement de l’efficacité énergétique, à condition, toutefois, de se donner des objectifs raisonnables. La SNBC prévoit de diviser par deux la consommation d’énergie à l’horizon 2050, mais je doute que ce soit acceptable par l’ensemble des Français, compte tenu des changements majeurs que cette réduction entraînerait dans leur vie quotidienne.
La problématique de l’efficacité énergétique est plus facile à prendre en compte dans l’industrie, car elle a un impact direct sur la compétitivité. Le prix du carbone étant en train d’augmenter fortement en Europe, on voit émerger de nouveaux business models, par exemple autour de la capture et du stockage du carbone, ce qui peut représenter une opportunité intéressante pour des industries fortement consommatrices d’énergie, comme les cimenteries, la sidérurgie ou le raffinage.
Développer le véhicule électrique, mais pas seulement
Le secteur du véhicule électrique offre une bonne illustration de la capacité d’action des pouvoirs publics. C’est parce que l’Union européenne a imposé à l’industrie automobile des seuils d’émission de CO₂ très bas que celle-ci s’est massivement tournée vers le véhicule électrique. Il faut désormais espérer que les consommateurs suivront le mouvement.
Le véhicule électrique n’est cependant pas la panacée. En Chine, le remplacement d’un véhicule diesel bien réglé par un véhicule électrique est négatif sur le plan des émissions de CO₂, compte tenu de la place du charbon dans le mix électrique. Il en va de même en Allemagne. Le bénéfice de cette technologie dépend aussi de l’usage qui en est fait. Idéalement, elle ne devrait être mise en œuvre que sur de petits véhicules, avec de petites batteries. De ce point de vue, le modèle Tesla est une aberration.
Pour ma part, je crois beaucoup aux solutions de type sociétal, comme l’achat de services de transport plutôt que de véhicules et le développement du covoiturage ou des véhicules partagés. Je suis également convaincu de l’importance d’encourager le télétravail, même si celui-ci a été vécu de façon un peu négative dans le cadre du confinement.
Didier Holleaux : Selon une étude d’Enedis, 80 % des achats de véhicules électriques concernent le deuxième véhicule du ménage, en particulier parce que nos concitoyens ont des doutes sur la possibilité d’utiliser un véhicule électrique pour partir en vacances. Dans l’hypothèse où tous les Franciliens rouleraient en voiture électrique, la première station de recharge sur l’autoroute, à environ 350 kilomètres de Paris, devrait être capable de fournir une puissance de 40 à 100 mégawattheures pour permettre de recharger les véhicules dans un délai raisonnable, ce qui paraît difficile à mettre en œuvre. Par ailleurs, selon la même étude, 80 % des acheteurs de véhicules électriques vivent en pavillon. On peut en déduire qu’une fois le marché des deuxièmes voitures et des habitants de pavillons satisfait, les ventes de véhicules électriques risquent de ralentir fortement.
Les solutions mises en œuvre pour assurer la transition énergétique doivent être très diversifiées. Le véhicule électrique convient très bien pour ceux qui ne s’en servent que pour se rendre à leur travail ou pour faire leurs courses. Pour ceux roulant beaucoup, comme les taxis, le véhicule à hydrogène est plus indiqué. Pour les camions qui traversent toute l’Europe ou pour les navires, il faut préférer le GNL (gaz naturel liquéfié) et le bio-GNL.
Neutralité technologique, neutralité vis-à-vis des acteurs
Le cas du véhicule électrique à batterie illustre l’absence de neutralité technologique des pouvoirs publics. Ceux-ci devraient privilégier la technologie permettant d’atteindre le plus efficacement l’objectif visé, quelle qu’elle soit. Pourquoi présentent-ils le bilan carbone des véhicules électriques tel que calculé du réservoir à la roue et non sur l’ensemble du cycle de vie, comme pour les autres technologies ?
Une deuxième exigence de neutralité concerne le choix des acteurs bénéficiant d’une politique publique dans un même secteur. Le fait que le niveau d’engagement de l’État soit très variable selon les différents acteurs du monde de l’énergie peut faire naître le soupçon que la politique publique est biaisée.
Le levier de la fiscalité
Michel Berry : Didier Holleaux a évoqué l’augmentation de la TICPE et la crise des Gilets jaunes qu’elle a provoquée. Cécile Duflot, qu’attendez-vous de la puissance publique en matière de fiscalité ?
Cécile Duflot : Avant de vous répondre, je voudrais que nous évitions de tomber dans un débat anhistorique sur le fait de savoir si les décisions envisagées sont acceptables ou non. Nous devons prendre la mesure de la situation de bascule dans laquelle nous nous trouvons et de la nécessité de prendre un virage radical. Les indices du changement climatique se multiplient, s’additionnent et se renforcent mutuellement. Les grands feux qu’a connus l’Australie résultaient d’une longue période de sécheresse et vont contribuer à accentuer ce phénomène. Nous venons d’avoir une discussion sur les avantages comparés de tel ou tel type de véhicule, mais le vrai sujet, c’est que nous allons devoir renoncer à un certain nombre de transports inutiles, qu’il s’agisse de personnes ou de marchandises. De même, pour respecter l’engagement de l’Union européenne à rester en dessous d’une augmentation de 1,5 degrés Celcius de la température, nous devrons renoncer à toutes les énergies fossiles, gaz inclus, bien avant 2030.
C’est donc sur un modèle complètement nouveau que nous devons travailler. L’outil fiscal peut y contribuer en pénalisant les externalités négatives qui pèsent sur l’action publique et qui vont la contraindre encore bien davantage demain, car le dérèglement climatique aura un coût considérable, en raison non seulement des dégâts provoqués par les catastrophes naturelles, mais aussi de la crise économique qui naîtra de l’effondrement des actifs carbo-intensifs. Le vieux principe du “pollueur-payeur” doit être remis au goût du jour, notamment à travers la fiscalité carbone. Nous pouvons également rendre notre modèle fiscal plus écologique en taxant les ressources qui deviennent de plus en plus rares et en détaxant les ressources abondantes, ou encore en cessant de taxer le travail pour taxer plutôt le patrimoine, afin de lutter contre l’aggravation des inégalités.
Pour l’instant, ce levier fiscal est sous-utilisé. Dans les réactions en ligne à notre débat, je vois que quelqu’un proteste : « Ce sont les mêmes qui soutenaient les Gilets jaunes et qui sont favorables à la taxe carbone. » En effet, car il n’y aura pas d’avenir écologiquement soutenable sans justice sociale et inversement : ceux qui défendent la justice sociale et ne prennent pas en compte les conséquences du dérèglement climatique commettent une grave erreur.
Selon une autre objection, le dérèglement climatique serait surtout le fait de la Chine ou de l’Inde, mais l’interruption récente de la circulation sur le canal de Suez a mis en évidence qu’une grande partie de la production de ces pays est destinée à l’Europe. Leurs émissions de GES étant étroitement liées à nos modes de consommation, nous avons une responsabilité majeure dans le dérèglement climatique, et par conséquent une grande capacité d’action.
Interdire certaines productions
Cela dit, l’outil fiscal ne sera pas suffisant. Certaines productions devront tout simplement être abandonnées. Au début du XXe siècle, on a eu l’idée de revêtir de radium les aiguilles des réveils, afin qu’elles brillent pendant la nuit. Les ouvrières, appelées Radium Girls, affinaient leurs pinceaux entre leurs lèvres et beaucoup ont contracté des cancers. On a donc renoncé à la peinture radioactive. Nous allons, nous aussi, devoir renoncer à beaucoup de choses qui sont incompatibles avec la transition énergétique. Nos politiques publiques ne doivent plus être conçues dans une perspective d’ajustement, mais dans une volonté de restructuration en profondeur.
De la difficulté d’installer des éoliennes
Didier Holleaux : Avant d’aborder la question de la fiscalité, je voudrais revenir sur la question des centrales à gaz. La théorie consistant à refuser les solutions transitoires, au motif qu’elles pourraient durer, a malheureusement pour effet de conduire à l’inaction. Si l’on explique à un producteur d’énergie qu’il ne peut pas remplacer sa centrale à charbon par une centrale à gaz, il risque de ne rien faire du tout et de continuer à brûler du charbon pendant quinze ans de plus, car il dispose de peu de solutions alternatives.
Pour remplacer une centrale à charbon ou à gaz d’une capacité de 1 gigawattheure par une production d’énergie éolienne ou solaire équivalente, on considère qu’il faut prévoir une puissance installée de 3 gigawattheures, même en tenant compte du stockage de l’énergie renouvelable et de la gestion de la demande, car ces énergies alternatives ne sont pas pilotables. Au rythme actuel d’installation des éoliennes en France, cela prendra des décennies ! Je rappelle que nous n’avons toujours pas réussi à construire une seule éolienne offshore et ce n’est pas faute de financements : les projets n’obtiennent pas les autorisations et sont bloqués par des procédures sans fin.
Compte tenu de cette situation, nous aurions intérêt à construire des centrales à gaz, puis à les convertir au biométhane ou à l’hydrogène. Je suis en effet convaincu que, dans les pays européens en tout cas, nous pouvons parvenir, d’ici 2050, à alimenter nos réseaux de gaz à 100 % en gaz renouvelable, qu’il s’agisse de biométhane, de biogaz de deuxième génération ou d’hydrogène renouvelable, en sachant qu’une part substantielle de la demande aura disparu grâce aux économies d’énergie et à l’efficacité énergétique.
Taxe carbone et système de quotas
En ce qui concerne la taxe carbone, je pense que si nous mettions en place un prix plancher pour le carbone en Europe de l’Ouest, avec un mécanisme d’ajustement aux frontières, nous constaterions des progrès sensibles et beaucoup plus rapides que ce que certains n’anticipent. La valeur tutélaire du carbone, c’est-à-dire ce que coûte à l’humanité le fait d’émettre une tonne de carbone supplémentaire, doit désormais être le guide de toutes nos actions. C’est de cette façon que nous obtiendrons les changements radicaux que Cécile Duflot appelle de ses vœux et que nous souhaitons tous.
Didier Houssin : En France, dans certains secteurs du moins, il est possible de sortir des énergies fossiles, mais cela paraît beaucoup plus difficile à l’échelle de la planète. La part des énergies fossiles dans le bilan mondial n’a pas baissé depuis le sommet de Rio en 1992 : elle est toujours de 80 % ! De surcroît, parmi ces énergies fossiles, la part du charbon n’a cessé d’augmenter, en raison du développement économique de la Chine et de l’Inde.
Les scénarios les plus optimistes prévoient toutefois que la part des énergies fossiles passera de 80 % à 50 % d’ici 2050. Pour parvenir à ce résultat, le prix du carbone doit jouer un rôle crucial, que ce soit à travers une taxe carbone ou un système de quotas. En Europe, ce dernier a été mis en sommeil par la volonté des gouvernements, mais si l’on se donnait les moyens de le faire fonctionner, toute une série de solutions pourraient d’ores et déjà être mises en place de façon économique, notamment dans l’industrie, même au prix actuel de 40 euros la tonne de carbone.
Appliquer le principe pollueur-payeur au consommateur final
En revanche, il semble peu probable que l’on parvienne à un prix mondial du carbone et mettre en place des taxes compensatoires aux frontières semble très compliqué. On peut donc craindre de faire peser sur les industriels européens une contrainte qui accélérerait les délocalisations. C’est pourquoi, pour ma part, je suis partisan d’appliquer le principe pollueur-payeur non aux producteurs d’énergie comme Total ou aux industriels qui consomment de l’énergie, mais plutôt au consommateur final.
Au passage, je ne crois pas au “Grand Soir” fiscal qui permettrait de compenser les surcoûts pour les utilisateurs de véhicules thermiques ou de chauffage au fioul, car si l’on prétend neutraliser complètement l’effet de la mesure, elle n’aura plus aucun sens. Il y aura donc forcément des gagnants et des perdants.
Comme cela prendra certainement beaucoup de temps pour que les consommateurs acceptent de modifier significativement leurs comportements, il faut, en parallèle, commencer à adopter des mesures d’adaptation au changement climatique.
Le recours à la justice
Michel Berry : Cécile Duflot, que penser du recours à la justice pour obliger la puissance publique à agir ?
Cécile Duflot : Pour le lancement de l’Affaire du siècle, il y a deux ans, nous nous sommes appuyés sur une pétition qui avait été soutenue par 2,4 millions de Français, soit un adulte sur 20, ce qui en fait la pétition la plus signée de l’histoire. Quand on demande aux Français s’ils sont prêts à prendre le risque d’une augmentation de 3,5 degrés Celcius de la température en France, la très grande majorité d’entre eux répondent par la négative et veulent que les mesures prises par les pouvoirs publics soient à la hauteur de l’enjeu. La Convention citoyenne sur le climat, élaborée au terme de plusieurs mois de travail par un échantillon représentatif de la population française, a ainsi abouti à des propositions extrêmement ambitieuses et radicales.
Pour expliquer l’inaction des pouvoirs publics, certains allèguent des obstacles techniques. En réalité, le problème est essentiellement réglementaire et dépend de la volonté politique. Or, celle-ci se heurte depuis des années à la résistance des lobbies. Une partie des entreprises privées ont pour financeurs des actionnaires dont la logique consiste à maximiser leurs profits. On ne peut pas leur demander d’être citoyennes et d’adopter des contraintes qui les défavoriseraient dans leur compétition avec les autres entreprises. Il faut donc changer les règles du jeu, ce qui est de la responsabilité des pouvoirs publics – et il faut croire que ces règles peuvent avoir un impact considérable, puisque les grands groupes consacrent chaque année des centaines de millions d’euros à faire du lobbying pour empêcher ces changements.
Un des piliers de la démocratie étant la justice, de très nombreux acteurs associatifs et citoyens dans le monde se tournent désormais vers celle-ci pour lutter contre l’inaction climatique des États.
Michel Berry : Ne craignez-vous pas que ces recours rendent les pouvoirs publics prudents et les incitent à afficher des objectifs de moins en moins ambitieux ?
Cécile Duflot : Dans trente ans, nos enfants se retourneront vers la génération actuelle des décideurs et les jugeront sur leurs actes et non sur leurs objectifs. De même, dans l’Affaire du siècle, le tribunal n’a pas pris sa décision seulement par rapport aux engagements non tenus par l’État, mais aussi par rapport à la réalité largement documentée du dérèglement climatique et de ses conséquences. Nous n’en sommes plus au stade de remplacer des centrales à charbon par des centrales à gaz ou des véhicules thermiques par des véhicules électriques. Nous devons prendre un très grand virage et les petites actions individuelles ne suffisent plus face à un enjeu aussi important. Il est de la responsabilité de nos dirigeants de faire en sorte que notre société opère les changements nécessaires.
Débat
L’évolution du prix du carbone
Un intervenant : Le prix du carbone approche actuellement 40 euros la tonne. Ce n’est donc plus une utopie que de lui voir atteindre 100 euros d’ici 2030.
Didier Holleaux : Certains estiment que ce prix pourrait même être atteint d’ici deux ans. Toute la question est de savoir si nous pouvons nous en remettre aux aléas du marché, alors que le changement est nécessaire et urgent. Pour ma part, j’estime que nous devons opter pour une trajectoire pilotée si nous voulons avancer suffisamment vite vers cette cible.
Nucléaire versus efficacité énergétique
Int. : En France, peut-on se passer du nucléaire pour assurer la transition énergétique ? Pourquoi fermer des centrales encore opérationnelles ?
D. H. : Chaque fois que l’on parle d’énergie, le débat dérive sur le nucléaire, mais celui-ci ne représente que 70 % de l’électricité produite en France, qui elle-même ne représente que 24 % de l’ensemble de l’énergie que nous consommons. La question de l’efficacité énergétique, par exemple, est un enjeu bien plus important.
Cécile Duflot : Outre le problème de la sûreté du nucléaire et celui du traitement des déchets, qui rendent cette solution complètement inadaptée pour le milliard de personnes qui, aujourd’hui encore, vivent sans électricité, notamment en Afrique, son coût est de plus en plus élevé, au point que l’un des défenseurs historiques du nucléaire m’a dit récemment : « Les écologistes n’ont plus besoin d’attaquer le nucléaire. Il s’attaque tout seul… » Quel autre projet industriel que l’EPR de Flamanville aurait été poursuivi s’il avait à ce point “explosé” son budget ?
Plutôt que de continuer à investir dans le nucléaire, nous pourrions financer davantage de recherches sur le stockage de l’énergie ou développer de nouvelles méthodes de captation des énergies renouvelables. Par exemple, il devrait être possible de récupérer une bien plus grande part de l’énergie du soleil, qui déverse chaque jour sur notre planète l’équivalent de 40 000 fois nos besoins annuels et va encore nous éclairer pendant des milliards d’années. Je ne désespère pas du talent de nos ingénieurs pour répondre à ce défi !
L’éducation des citoyens
Int. : Parmi les rôles de l’État, ne faut-il pas mentionner également l’éducation des citoyens pour que les décisions publiques soient mieux comprises et acceptées ?
C. D. : Pour moi, l’enjeu n’est pas d’éduquer des citoyens, mais de leur fixer des règles claires et de s’y tenir. Lorsque, après avoir interdit le glyphosate, on l’autorise à nouveau, les agriculteurs hésitent encore plus avant de modifier leurs pratiques. Tant que nos concitoyens auront la possibilité d’acheter des dosettes en plastique de lait concentré, ils privilégieront cette solution plutôt que d’emporter une bouteille de lait au bureau. Le jour où les dosettes seront interdites, ils s’adapteront. De même, le jour où l’on interdira purement et simplement d’éclairer les boutiques la nuit, les lumières seront éteintes.
L’une des principales qualités de l’espèce humaine, c’est sa faculté d’adaptation. Avec la pandémie de Covid-19, nous avons montré notre capacité à supporter le confinement et le télétravail, et nous allons certainement savoir nous adapter aux nouvelles contraintes qui nous attendent.
J’espère seulement que nous n’aurons pas besoin, pour cela, qu’une énorme catastrophe climatique touche le territoire national. Je ne fais pas partie de ceux qui croient à un effondrement, car je suis convaincue que nous sommes très malins et qu’à la fin, nous réussirons toujours à nous en sortir, mais il serait préférable que nous n’ayons pas besoin, pour cela, de commencer par nous fracasser contre un mur…
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Élisabeth BOURGUINAT