Exposé d’Isabel Gomez Garcia de Soria
Je suis espagnole, ingénieure en télécom. Il y a quatre ans, je suis entrée chez L’Oréal, où j’occupe aujourd’hui la fonction de Chief Data & Analytics Officer (CDAO). J’ai auparavant travaillé chez Accenture, puis chez Air France-KLM.
Je suis arrivée chez L’Oréal avec une grande curiosité et l’envie de relever des défis liés à la transformation digitale du Groupe. L’Oréal est une entreprise internationale, ce qui est un facteur essentiel pour cette transformation qui touche tous les domaines d’activité. Faute d’une structure adéquate, L’Oréal peinait à faire circuler les données dans toute l’organisation. Notre point de départ a donc consisté à faire ressortir l’importance de notre patrimoine de données ainsi qu’à trouver comment valoriser ces dernières et les utiliser au service de nos consommateurs et de nos employés.
Oligarchie ou démocratie ?
Une donnée est une information, elle a un sens et elle est acquise par différents moyens. Elle nécessite d’être nettoyée avant d’être utilisée et combinée avec d’autres données.
La donnée doit permettre à chacun d’exercer son métier en ayant une connaissance approfondie du contexte dans lequel il agit. La culture de L’Oréal étant très entrepreneuriale et tournée vers l’action, l’intuition y joue un rôle important et assumé. Je parle donc d’augmented intuition, puisque la mise à disposition de données exploitables de qualité va permettre aux différents acteurs de mieux décider et de mieux agir.
Plusieurs raisons ont poussé L’Oréal à s’engager dans cette profonde transformation. Selon notre président, Jean-Paul Agon, l’une d’entre elles est qu’il est désormais indispensable d’agir ou de réagir en temps réel, sur la foi de ce qu’il se passe sur le terrain. Au début de l’ère du big data, on accumulait les données sur le passé récent afin de se projeter dans un futur probable. Aujourd’hui, la donnée est utilisée afin de mieux comprendre le contexte de notre action et d’accroître notre réactivité. C’est d’autant plus important dans un environnement de plus en plus incertain, en particulier depuis la crise de la Covid-19.
La donnée était jadis largement disséminée et très peu structurée, ce qui en rendait l’accès difficile et nous empêchait d’en exploiter toute la valeur. Nous partions d’un système que je qualifierais d’oligarchique, dans lequel la data était aux mains de quelques spécialistes et privilégiés proches de sa provenance, ainsi que de quelques décideurs de haut niveau. Il nous fallait démocratiser l’accès à la donnée, une notion devenue centrale pour nous et qui représente une petite révolution. Désormais, dans notre évaluation de la performance, on mesure le time to data, c’est-à-dire le temps qu’il faut à une équipe qui développe une nouvelle application digitale pour rassembler les données nécessaires pour rendre l’application fonctionnelle et performante. Une fois ces données identifiées, il restait à les comprendre, car il n’existait ni standard de construction ni dictionnaire de données. Nous devions donc trouver le moyen de passer d’une situation faiblement organisée à une situation dans laquelle la donnée deviendrait un bien commun.
La donnée chez L’Oréal
Chez L’Oréal, on estime le volume de données traitées à 1 million de millions (billion), ce qui équivaut à la totalité des données présentes sur Internet en 2005 et 2006. Ces données ont été accumulées au fil de la centaine d’années d’histoire de L’Oréal et la première des choses que nous avons dû faire a été de les structurer. Pour cela, nous avons créé 18 data domains, qui vont du prix d’un produit à son packaging, en passant par la liste de ses composants, son mode de fabrication et de distribution, etc. Nous traitons également toutes les données concernant nos clients, distributeurs ou consommateurs, la façon dont nous les sourçons et les gérons, etc. Cette taxonomie permet à chaque donnée d’être rattachée à un domaine, ce qui est important pour que chaque composante business puisse être propriétaire de ses propres données.
Une fois ce travail de taxonomie réalisé, un responsable a été nommé à la tête de chacun des domaines. Avec son équipe, il doit faire en sorte de rendre la donnée accessible à l’ensemble de l’entreprise. Afin que leur action soit légitime, ces responsables ont été choisis parmi les N-1 des membres du comex pour leur compréhension du métier de L’Oréal et de son organisation. Ils contribuent ainsi à la transformation data de l’entreprise en liaison avec mes équipes.
L’Oréal ambitionne de devenir une data driven company, c’est-à-dire une entreprise qui obtient un avantage compétitif en générant de la valeur grâce à l’usage des données. Les métiers souhaitent s’engager dans une démarche de personnalisation et de transparence croissantes de nos produits. De plus, nous voulons être, pour nos employés, plus créatifs et innovants. Ces données sont également une des clés de nos avancées futures en matière de green science, axe stratégique de développement de L’Oréal. La bonne utilisation de nos données est aussi essentielle pour dialoguer avec nos millions de consommateurs.
Si l’apport de la science a historiquement été notre principal facteur de compétitivité, c’est aujourd’hui sa combinaison avec la technologie et la donnée qui nous permet de passer de formulations classiques à des formulations plus “vertes”. Cela correspond à notre ambition de créer la beauté du futur. Nous étions depuis longtemps une entreprise réputée pour ses résultats financiers ; nous sommes désormais également de plus en plus scrutés pour nos résultats extrafinanciers.
Notre stratégie data a démarré il y a deux ans. Durant ces années très intenses, beaucoup de progrès ont déjà été réalisés. La stratégie est basée sur trois piliers. Le premier est de rendre la donnée disponible et utilisable par le business (data ready for business). Le second pilier est de préparer les métiers à utiliser efficacement ces données (business ready for data). Le dernier pilier, indispensable à la réalisation de notre projet, est la transformation en profondeur de la culture de l’entreprise. L’objectif est de susciter de nouveaux comportements chez le salarié, qui doit ainsi passer d’un travail centré sur son seul périmètre à un travail où les données qu’il fait émerger sont un bien commun partagé par tous.
Data ready for business
À l’habitude de ne travailler qu’avec ses propres données doit être substitué, pour le business, celle de faire confiance a priori à des données partagées, sans perdre de temps à les revérifier – leur qualité étant globalement bonne chez L’Oréal.
Nous avons d’abord créé une data governance, qui a pour mission de garantir l’accessibilité de la donnée en vérifiant que chacun, où qu’il soit dans l’entreprise et quelles que soient les spécificités locales, se réfère aux mêmes définitions pour un même type de données grâce à un dictionnaire unique. Nos objectifs sont l’accessibilité, la standardisation et une qualité sans compromis, ce qui a impliqué la mise en place d’une responsabilisation (ownership) à tous les niveaux de l’entreprise.
L’autre point clé de cette démarche est technologique. Il a reposé sur la création d’une data platform disposant de tout ce qui est indispensable pour délivrer une prestation de qualité. À cet effet, il y a trois ans, L’Oréal a signé un contrat avec Google pour que nous utilisions Google Cloud Platform comme lieu de stockage pour la totalité de nos données. Google étant un acteur global, toute donnée remontant sur cette plateforme devient automatiquement accessible à la totalité des composantes de l’entreprise, où qu’elles soient dans le monde.
Ces deux éléments de notre data governance constituent les fondations de notre action. En effet, si la valeur des données n’apparaît pas à ce niveau, ce travail en arrière-plan conditionne leur utilisation fructueuse par le business. Ce n’est pas le fait de mettre en place un programme de gouvernance ou une plateforme performante qui est délicat, mais celui de faire avancer tout cela de façon synchrone. Si le personnel n’est pas formé, si la donnée qui remonte n’est pas la bonne ou si la plateforme ne permet pas de la manipuler efficacement, cela ne sert à rien et, in fine, on ne crée pas de valeur.
Tous ces travaux se déroulent sans aucune interruption de l’activité de l’entreprise, ce qui demande à chacun beaucoup de discipline. Comme il nous faudra encore trois à quatre ans avant que l’on puisse mettre à disposition l’ensemble des données sur une plateforme entièrement structurée, il était évidemment impensable de mettre le business entre parenthèses aussi longtemps !
À ce stade de notre projet, nous avons défini le rôle de chacun dans la gouvernance. Pour ma part, je suis Chief Data & Analytics Officer, Data Governance Officer et garante du rythme de la transformation. Viennent ensuite les head of data governance en charge des différentes zones géographiques du Groupe, puis les 18 data domain owners, les data stewards, les program managers, les data products owners et les data quality leaders.
La data plateform regroupe une masse de composants qui vont d’un catalogue – le Google Maps de la donnée – jusqu’à des outils de visualisation, en passant par des outils de gestion des accès. En effet, démocratisation des données ne veut pas dire libre accès à tous sans restriction, ce qui suppose une très bonne ingénierie pour s’assurer, par exemple, qu’un directeur commercial italien ait bien accès aux données concernant son pays, mais pas à celles de la Chine.
La plateforme ne dépend cependant pas uniquement de Google, car ce sont nos propres équipes tech qui mettent en œuvre ces compétences très convoitées, inédites jusque-là chez L’Oréal. Nous sommes allés les chercher sur un marché où nous sommes en concurrence avec tous les grands de la tech – dont Google lui-même – et avec toutes les entreprises qui réalisent leur propre transformation digitale. Nous devons, bien entendu, nous battre pour que ces compétences restent chez nous.
Business ready for data
Ces données réunies, nous avons dû former nos employés afin qu’ils puissent en tirer le meilleur parti. Prétendre “être piloté par la donnée” (data driven) implique d’identifier les qualifications inédites dans le Groupe, mais nécessaires, et de déterminer leur positionnement le plus efficace au sein de l’organisation. Lorsque notre président a impulsé cette transformation, les responsables des différents pays étaient enthousiastes et voulaient tous recruter des data scientists. Or, un data scientist a besoin d’être avec ses pairs – qu’il estime – et d’être dans un environnement qui lui convient. Nous installons donc nos data scientists dans des pôles ou dans des accélérateurs tels que ceux de Shanghai, New York ou Paris, là où nous allons les recruter.
Il faut ensuite convaincre le business que la donnée n’est pas seulement l’affaire des data scientists et qu’elle n’est pas un objet technologique réservé au système d’information (SI), mais un enjeu très business qui nécessite qu’au sein des équipes commerciales s’insèrent des experts de la donnée. Pour cela, il faut aussi renforcer les compétences préalablement existantes dans ces équipes en faisant de la data awareness, c’est-à-dire en diffusant les bons comportements qui font que chacun aura le réflexe, avant toute décision, d’aller chercher la bonne donnée au bon endroit.
Quand je suis arrivée chez L’Oréal, des personnes travaillaient certes déjà sur les données, mais on ne connaissait pas exactement leur nombre parce que cette filière data n’était pas structurée. Certains d’entre eux travaillaient à la supply chain, d’autres à la finance, au digital ou pour la gestion de la relation client, etc. L’organisation de nos ressources humaines et notre architecture des emplois ne nous permettaient pas d’identifier ces personnes : le premier travail auquel nous nous sommes attelés a été la définition d’une filière data cohérente, pays par pays. Nous avons ensuite recensé qui, parmi nos 85 000 employés, travaillait dans la data, en déterminant si ce travail était celui d’un data scientist, d’un data analyst ou d’une autre nature. Nous avons beaucoup réfléchi sur ces notions et, depuis quelques mois, nous avons créé une fonction de DRH Data chargée de suivre, à mes côtés, la carrière des presque 1 000 personnes dont le travail est directement lié aux données chez L’Oréal.
La valeur des données venant de leur usage, il nous a fallu en fluidifier l’accès et faciliter leur usage par le plus grand nombre. La mise en place des fondations que sont la gouvernance, la standardisation de la donnée ou la plateforme représentait un investissement de plusieurs millions d’euros qu’il s’agissait désormais de rentabiliser. Notre travail, au sein d’une organisation aussi complexe que L’Oréal, a alors consisté à expliquer les différents types d’usages des données et comment, grâce à elles, on peut non seulement créer des solutions innovantes – par exemple avec de la réalité virtuelle –, mais aussi laisser à chacun la possibilité de devenir un data citizen1, grâce à la self-service BI2. Nous sommes en train de structurer ces nouveaux usages.
Au départ, il était indispensable de convaincre notre directeur général, ainsi que toutes les parties prenantes susceptibles de nous soutenir, de la pertinence de ces évolutions, car sans cela, il aurait été illusoire d’envisager une telle transformation.
Le deuxième niveau hiérarchique à convaincre a été celui des responsables des 18 domaines, les business owners. Ensuite, ce sont les patrons des zones, des divisions et des pays qu’il a fallu enrôler à leur tour dans l’aventure. Une fois la stratégie globale et son financement validés par le comex, des ressources leur ont été allouées ; à charge pour eux de les appliquer à leur domaine et de construire leurs équipes, chacun ayant un rôle et une responsabilité bien défini. Notre tâche s’est alors limitée à définir le processus à mettre en œuvre, à évaluer la performance globale, à accompagner ces non-professionnels de la donnée et à animer leurs équipes sans jamais se substituer à eux.
Vers une culture de la donnée
Pour que la donnée soit réellement accessible et qu’elle puisse délivrer de la valeur, il faut que l’utilisateur partage avec le reste de l’entreprise une véritable culture de la donnée qui repose à la fois sur des connaissances et des comportements. Il est essentiel que chacun comprenne qu’aucune donnée ne lui appartient personnellement, mais qu’à elles toutes, elles constituent le trésor de l’entreprise. À ce titre, elles doivent être utilisables par tous.
Chez L’Oréal, nous ne prétendons certes pas que chacun des 85 000 employés doive devenir un expert de la donnée. En revanche, nous souhaitons que chacun acquière les notions de base sur la donnée et ce qu’elle représente pour l’entreprise. Pour cela, nous avons mis en place un programme intitulé Data4All, dont les modules apportent à tous ces connaissances minimales. Ainsi, dans nos magasins flagships, nous utilisons de plus en plus d’équipements digitaux pour réaliser des diagnostics et nous demandons à nos consommateurs de nous confier certaines de leurs données privées afin de personnaliser au maximum nos prestations. Il est alors important que nos collaborateurs sachent expliquer comment L’Oréal utilise ces données et quelles sont nos règles de protection de la vie privée, même si la grande majorité des données traitées par L’Oréal sont des données internes. De même, en production, chacun doit être conscient de l’importance de la qualité des données pour la bonne performance de l’usine.
Vient ensuite le programme Data4Expert, qui débouche sur une certification et grâce auquel nous voulons que nos experts data soient les meilleurs, que ce soit sur Google Cloud Platform ou en gouvernance. De même que L’Oréal bénéficie des meilleurs marketeurs, elle se doit désormais de disposer des meilleurs spécialistes data.
Enfin, notre programme Data4Exec est destiné à faire infuser la culture de la donnée chez nos leaders, afin qu’ils puissent soutenir les équipes et mieux comprendre les enjeux et contraintes de leur travail.
Nous avons également travaillé sur l’état d’esprit et les comportements que tout salarié de L’Oréal est appelé à développer. Sur cette base, nous avons récemment proposé le data manifesto et notre sense of purpose pour ancrer notre ambition dans l’esprit des L’Oréaliens.
Plus qu’une simple transformation numérique
En 2020, face à ses concurrents, L’Oréal était loin d’être en avance sur le volet data de sa transformation numérique. Une année plus tard, nous avions gagné en maturité, bien structuré les différents domaines et établi un planning afin d’alimenter la plateforme en données.
Il nous reste cependant à harmoniser l’ensemble de ce qui a été développé jusqu’à présent, ce qui représente trois défis à relever. Le premier, particulièrement important, est celui de la diffusion de la dimension culturelle. Vient ensuite l’accélération de l’usage de la donnée, en particulier par les utilisateurs locaux. Enfin, la question de la mesure des résultats se pose et nous travaillons à l’identification des indicateurs clés de performance (KPI) adéquats pour nous permettre de suivre précisément les évolutions d’une année sur l’autre et de nous assurer que nous restons les meilleurs.
Nous sommes désormais très présents dans tous les grands salons de la tech et nous communiquons beaucoup sur notre transformation et nos ambitions, afin d’attirer les meilleurs talents. Aujourd’hui, 850 spécialistes des données contribuent à cette transformation, alors que nous n’avons pas encore terminé la structuration de notre filière data. Parmi ces talents, 42 % ont été recrutés à l’extérieur. Nous avons accompagné leur intégration dans la culture L’Oréal, en répondant à leurs attentes et en leur ouvrant des perspectives de carrière pour que la greffe de ces nouvelles compétences prenne. Nous avons également intégré des talents venus de différents horizons de l’entreprise et qui souhaitaient évoluer vers la donnée.
Nous ne sommes que 10 personnes au niveau central sur les 170 qui sont engagées dans la data governance et qui sont réparties partout au sein des équipes business dans les différentes géographies du Groupe. Cette équipe centrale, que je dirige, a donc une fonction de chef d’orchestre. Après avoir accompagné les différentes équipes pour établir les fondations de notre démarche et avoir fait en sorte que leur soit alloués des ressources et un budget, nous devons maintenant nous assurer qu’ils délivrent bien ce que l’on attend d’eux.
L’éthique étant une dimension primordiale chez L’Oréal, nous travaillons sur la construction d’algorithmes qui vont nous garantir que les processus que nous mettons en place sont les plus justes possible, inclusifs et respectueux de la vie privée de tous. La confiance dont nous bénéficions de la part de nos clients et de notre personnel est à ce prix si nous voulons qu’elle perdure.
À l’échelle de L’Oréal, nous avons appris que cette concentration sur la donnée est une démarche globale, dont l’initiative doit venir du top management et qui implique l’ensemble des parties prenantes. Nous avons également appris qu’il faut accepter d’investir significativement avant que cette valeur ne soit effectivement créée. Enfin, nous sommes convaincus qu’il faut donner le pouvoir aux métiers, qui doivent se sentir propriétaires de leurs données, et non pas à la technologie et aux SI. En effet, nous ne cessons de rappeler qu’il ne s’agit pas de faire de la donnée pour la donnée et que sa seule finalité est la création de valeur.
Débat
L’indispensable maîtrise du monde de la donnée
Un intervenant : Qu’est-ce que la valeur d’une donnée ?
Isabel Gomez Garcia de Soria : La valeur d’une donnée peut être décomposée en trois niveaux. Le premier recouvre une valeur de progrès. Le comex communique sur le fait que 60 % des données de L’Oréal sont nettoyées et accessibles sur la plateforme, et qu’à ce jour, 80 % des organisations ciblées y ont effectivement accès. Cela atteste de notre niveau de progression, alors que la quantité de données double tous les deux ans.
Le deuxième niveau concerne la valeur qu’elle génère. Avec les techniques du marketing mix modelling (MMM)3, il est possible de valoriser le fait que les coordonnées d’un client soient disponibles, ainsi que son accord pour être sollicité. Cela permet de calculer les ventes additionnelles générées ainsi que l’augmentation de la satisfaction client, et de rapporter ces gains au coût engendré pour les obtenir.
De la même façon, on peut mesurer l’augmentation des performances d’une usine, les gains de temps obtenus à la suite d’une automatisation du traitement des données, etc. Mon travail consiste à consolider ces résultats en m’assurant qu’on ne mesure pas deux fois la même chose, alors qu’il n’est pas toujours aisé de différencier ce qui est obtenu par l’usage des données de ce qui résulte d’autres facteurs.
Le troisième niveau, complexe et sur lequel nous débutons, vise à déterminer à quel point la valorisation globale de L’Oréal en Bourse peut augmenter en fonction de l’usage des données. C’est ce que recouvre la notion de data equity4, qui s’inscrit dans le cadre des valeurs portées par L’Oréal et par l’ensemble de ses marques. Elle permet d’affirmer que si la valorisation du Groupe a augmenté, c’est parce qu’elle est pilotée par les données.
Int. : L’Oréal a-t-elle une véritable philosophie du data driven ?
I. G. G. de S. : L’Oréal a des milliards de consommateurs sur lesquels nous avons potentiellement quelques centaines de millions de données. Comment utiliser ces dernières pour promouvoir cette beauté inclusive dont nous voulons être les champions ? Nous parlons ici d’hyperpersonnalisation de notre offre. Il nous serait impossible d’adapter les formules de nos produits en fonction des facteurs climatologiques, des cultures, des différences d’âge, du type de peau diagnostiqué, etc., si nous ne disposions pas des données correspondantes.
Ce positionnement fort sur une beauté inclusive augmente notre responsabilité sociétale et notre devoir de transparence. Aujourd’hui, si vous voulez connaître la composition de l’un de nos produits, pour pouvez instantanément tracer chacun de ses ingrédients – et il y en a plus de 300 pour certains d’entre eux –, chose qui était impossible avant que nous ayons acquis la maîtrise des données. Alors que nous voulons transformer 100 % de nos formules en y intégrant uniquement des ingrédients naturels et renouvelables, il nous faut trouver le meilleur équilibre pour assurer la performance. Grâce aux données, nos data scientists, en collaboration avec nos chercheurs, font ce que l’on appelle de la fast checking formulation, c’est-à-dire qu’ils simulent toutes les combinaisons possibles d’ingrédients pour pouvoir, à terme, transformer nos formules traditionnelles en formules durables.
Int. : La qualité des ingrédients de base est essentielle dans votre activité. Votre politique data remonte-t-elle jusqu’à leurs producteurs ?
I. G. G. de S. : Nous travaillons avec chaque fournisseur pour que les données qu’ils nous fournissent soient de la meilleure qualité possible. Lorsque le fournisseur est un panéliste5, nous payons pour disposer de ses données consommateurs et nos conditions sont alors négociées en fonction de leur qualité. Pour les autres fournisseurs, nous remontons bien évidemment jusqu’à la source de la donnée afin qu’elle soit la plus propre, quitte à la retravailler nous-mêmes si ce n’est pas le cas.
Int. : Comment s’assurer que, sur la durée, les données sont correctement mises à jour ?
I. G. G. de S. : Nous avons 18 domaines de produits qui se déclinent en 120 familles, 1 200 sous-familles, 10 000 objets et des dizaines de milliers d’attributs. Pour chaque élément de cette taxonomie, il existe dans notre équipe un gestionnaire de données (data steward) dont le rôle est de les actualiser et de les rendre disponibles. Nous avons également des campagnes de mises à jour, mensuelles ou annuelles, en fonction du type de données.
Le mieux étant l’ennemi du bien, nous n’attendons pas que la donnée soit parfaite pour l’exposer6, car c’est en l’exposant aux métiers que sa qualité s’améliore. C’est aussi pour cela que nous voulons l’automatiser, afin qu’elle puisse être rapidement confrontée au terrain et, si nécessaire, aussitôt corrigée, la qualité venant avec l’usage. S’il revient trop cher de la corriger rapidement, au regard de la valeur qu’elle est censée générer, on y renonce. C’est pour cela que, dans la notion de qualité, j’intègre aussi celles d’automatisation et de connaissance de la donnée.
Culture de la donnée et culture L’Oréal
Int. : Parmi la multiplicité d’organisations qui constituent L’Oréal, certaines cultures sont-elles plus à l’aise que d’autres avec les données, de par leur métier ou leur région ?
I. G. G. de S. : Si l’on raisonne d’un point de vue géographique, la Chine est bien évidemment une zone data native. Le pays est très digitalisé, en particulier pour tout ce qui touche au e-commerce. Les données y sont exploitées depuis longtemps, de façon plus ou moins structurée, et la Chine les valorise largement. Les États-Unis et l’Europe travaillent également beaucoup sur les données consommateurs.
Au niveau des métiers, ceux de la finance, qui manipulent des données depuis longtemps, sont à la pointe et très demandeurs. Ceux de la supply chain, en pleine transformation, sont également de gros utilisateurs. D’autres métiers, comme le sourcing, avancent très rapidement. Quoique largement encadrée par des contrats, notre relation change aussi avec les distributeurs et les vendeurs, qui font de plus en plus appel aux plateformes médias pour obtenir des données sur les consommateurs. Nous faisons face à une grande hétérogénéité des usages et de maturité des acteurs, mais nous voulons que tout le monde s’implique dans notre transformation.
Int. : Quels sont les profils de vos data scientists ?
I. G. G. de S. : C’est très variable. Certains ont un double profil de mathématicien et d’ingénieur, car s’il faut comprendre les mathématiques, il faut aussi pouvoir les appliquer. Les data analysts, qui manipulent les données, font moins d’algorithmes, mais comprennent mieux le business, car ils viennent pour la plupart d’écoles de commerce qui proposent des masters en data science. Nous avons aussi des employés qui ont évolué dans la supply chain ou la finance, venus eux aussi d’écoles de commerce. D’autres, enfin, ont un profil littéraire.
Dans les métiers techniques qui demandent une expertise plus spécifique, nos data scientists sont intégrés à l’organisation métier. Nous avons ainsi des groupes de data scientists, les uns plus techniques, les autres plus business, qui dialoguent ensemble, et leur rencontre est un gage d’efficacité.
Int. : Quelles perspectives de repositionnement offrez-vous à ceux de chez vous qui veulent évoluer en dehors des métiers de la data pure ?
I. G. G. de S. : Nous sommes au tout début de notre activité et le cas ne s’est pas encore posé dans notre équipe. Lors de leur recrutement, nous nous intéressons d’abord à la compatibilité des candidats avec la culture L’Oréal. Ensuite, s’ils sont d’abord positionnés comme data owners sur un domaine donné, ils évoluent surtout vers des fonctions de data business analyst, c’est-à-dire qu’ils acquièrent, tout en conservant leur compétence data, la compétence business, marketing, finance ou autre. Ils peuvent envisager d’intégrer pleinement le monde du business, comme cela se pratique dans le digital, mais il demeure encore quelques barrières. Pour ma part, j’accueille au sein de mon équipe, pendant trois à six mois, beaucoup de gens en mission d’audit interne ou des patrons de pays, pour qui c’est l’occasion de se familiariser avec la donnée. Il reste à souhaiter qu’à leur retour dans leur business ou leur pays, ils pourront recruter un peu plus de personnes ayant des compétences dans ce domaine.
Les données, problème ou solution ?
Int. : Vous avez beaucoup parlé de l’éthique, mais pas de la sécurité. Est-ce traité par d’autres que vous ?
I. G. G. de S. : C’est une question importante qui est traitée par mes collègues de la tech et par les Chiefs Information Security Officers. Toute notre plateforme est aujourd’hui sécurisée et nous pouvons décider de ne partager qu’une partie de nos données. C’est un travail permanent et général de monitoring qui concerne tout le Groupe, les menaces sur la cybersécurité étant de plus en plus pressantes. D’ailleurs, nous sommes tous astreints à suivre une formation et des campagnes d’hameçonnage simulent régulièrement des attaques en conditions réelles afin de tester nos réactions face à ce risque. En tant que Chief Data Officer, je n’ai pas de compétence particulière en matière de sécurité, mais j’ai en revanche la responsabilité d’appliquer certains processus relevant de l’éthique, en collaboration avec notre Chief Ethics Officer.
Int. : Comment assumer des objectifs data qui impliquent des moyens techniques très énergivores sans s’exposer à l’opprobre publique ?
I. G. G. de S. : La sustainability de la tech est effectivement un défi. Nous y travaillons déjà, en particulier sur la façon dont nos fournisseurs, Google et autres, envisagent d’atteindre la neutralité carbone. Nous nous préoccupons également de la durée de vie de nos données : lesquelles garder ? pendant combien de temps ? et lesquelles supprimer ? Cela fait partie des objectifs de L’Oréal pour le futur visant à atteindre le zéro carbone.
On observe cependant que ce qui nous coûte le plus n’est pas tant la donnée stockée dans le cloud que le nombre de fois où elle est utilisée. Nous travaillons donc également à la façon de moins la solliciter et à meilleur escient, par exemple en se dispensant de la rafraîchir si cela n’est pas indispensable. L’usage en temps réel est quelque chose de très intéressant, mais s’il n’est pas nécessaire, nous cherchons également à nous en passer. Le volume de données doublant tous les deux ans, il nous faut réussir à décorréler ce rythme de croissance de celui de l’usage ! La question de la maîtrise des données s’est d’abord posée par les coûts qu’engendre une telle croissance exponentielle des données, mais il ne faudra sans doute pas attendre longtemps pour qu’elle se pose à propos de leur empreinte écologique. Notre avantage est que nous sommes pratiquement capables aujourd’hui de mesurer combien coûte une requête et de savoir qui l’a faite, ce qui nous permet d’appliquer en interne une forme de principe pollueur-payeur. À très brève échéance, il va cependant nous falloir être capables de décider si nous poursuivons dans la voie de la démocratisation de la donnée ou si nous infléchissons cette politique.
Si nous sommes capables de mesurer non seulement ce que l’on consomme d’un côté, mais également les économies réalisées de l’autre, cette information aura une grande valeur. Je pense que si les données font partie du problème, elles font aussi partie de la solution. La notion de tech for good, qui postule que la technologie va délivrer plus qu’elle ne prend, sera le grand enjeu des années à venir.
Int. : L’importance croissante de la donnée rappelle celle d’autres fonctions qui sont devenues essentielles dans le parcours d’un futur dirigeant. À terme, sera-t-il alors possible de diriger une entreprise sans avoir eu un parcours dans la donnée ?
I. G. G. de S. : Je souhaite tout à fait que l’expérience des données fasse partie d’un parcours d’excellence. C’est déjà le cas au sein d’Air France-KLM, où le département de recherche opérationnelle, en charge des données, est depuis longtemps une filière d’excellence d’où sont régulièrement issus des dirigeants du Groupe. Alors, rendez-vous chez L’Oréal d’ici quelques années !
1. Employé qui a accès aux informations exclusives d’une organisation. L’utilisation du mot citoyen vise à souligner l’idée que le droit d’un employé d’accéder aux données de l’entreprise s’accompagne également de responsabilités.
2. L’intelligence d’affaires (Business Intelligence – BI) en libre-service est une méthode qui permet aux utilisateurs métier d’accéder à des ensembles de données sans aucune expérience préalable en exploration de données ou en analyse statistique.
3. Techniques d’analyses statistiques appliquées aux données de ventes afin d’estimer l’impact des diverses activités marketing.
4. Ensemble complexe et multidimensionnel d’idées qui prend en compte, sous l’angle de l’équité, les façons dont les données sont recueillies, analysées, interprétées et distribuées.
5. Membre d’un panel et devant, à ce titre, transmettre périodiquement les données collectées permettant de réaliser les études faisant l’objet du panel.
6. La notion d’exposition, ou publication, de données provient du mouvement de l’open data et signifie rendre accessible à autrui. Ce mouvement a inspiré (concepts, philosophie, vocabulaire…) les entreprises privées qui s’engagent dans une politique de valorisation de leurs données.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE