Exposé de Valérie Guillard
Enseignante-chercheuse en sciences de gestion et marketing, mes travaux portent sur le comportement du consommateur – notamment à l’égard des objets matériels, thème de cette rencontre. En comprenant mieux la notion de sobriété, grâce à des approches transdisciplinaires, nous serons plus à même de la communiquer et de favoriser sa mise en pratique.
Je m’intéresse de longue date à la relation du consommateur à l’objet. J’ai ainsi choisi comme sujet de thèse la tendance à garder des objets alors même qu’on n’en a plus l’utilité. Par la suite, j’ai étudié différentes pratiques comme le don, la vente ou le dépôt d’objets sur le trottoir. En somme, j’ai voulu comprendre comment les objets circulent et la façon dont cette circulation peut devenir une alternative au marché. J’ai ensuite concentré mes travaux sur le gaspillage des objets. Je travaille actuellement avec Orange sur la sobriété numérique et avec l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) sur la sobriété matérielle.
Qu’est-ce que la sobriété ?
L’ADEME a élaboré quatre scenarii pour atteindre la neutralité carbone en 2050 : Génération frugale, Coopérations territoriales, Technologies vertes et Pari réparateur.
Il est intéressant de constater que l’ADEME estime que la neutralité carbone pourrait venir de la technologie, même s’il ne s’agit pas d’un scénario que je soutiens. Celui des coopérations territoriales me semble particulièrement pertinent, dans la mesure où le territoire constitue une très bonne unité d’analyse de la sobriété. Il y a beaucoup à faire pour mettre en place cette sobriété, étant entendu que l’incapacité des consommateurs à l’incarner dans leurs pratiques quotidiennes est l’un des principaux freins à son développement.
Éléments de définition
L’utilisation du terme sobriété a beaucoup évolué ces dernières années, en particulier dans les médias – lesquels façonnent nos représentations. Il y a dix ans, il était exclusivement question de sobriété énergétique. Or, depuis un an et la conférence de presse durant laquelle l’ADEME a clairement pris position sur le sujet, le mot sobriété est employé dans tous les domaines ! Il fait partie du débat politique et le dernier rapport du GIEC lui consacre un chapitre.
L’ADEME définit la sobriété comme “la modération de la production et de la consommation”.
Cette notion est parfois associée à des idées négatives, comme la réduction ou le sacrifice. Certes, la sobriété passe par la modération. Sa racine est d’ailleurs la tempérance. Néanmoins, tempérance ne signifie pas ne plus rien faire. Pour reprendre une acception répandue, la sobriété ne consiste pas à ne plus boire d’alcool, mais à en boire de façon modérée. En somme, tout est question de curseur dans nos consommations.
Une notion multidimensionnelle et complexe
Sobriété numérique, sobriété d’une ville, sobriété des mobilités, sobriété des bâtiments, sobriété alimentaire, sobriété matérielle, consommation responsable… : quelle qu’elle soit, la sobriété est toujours une démarche systémique.
Pour le consommateur, elle se traduit par l’engagement dans une démarche volontaire. D’aucuns évoquent une sobriété contrainte ou subie. Je considère qu’ils ont tort : la sobriété est volontaire, elle n’est pas subie. La sobriété ne doit pas être confondue avec la précarité.
Cette démarche volontaire consiste à réduire nos consommations et à opérer des choix de consommation cohérents. Ainsi, il ne s’agit pas de réduire sa consommation d’objets d’un côté et de multiplier les trajets en voiture ou en avion de l’autre.
Cette cohérence des consommations représente une première difficulté. Il s’agit également de repenser nos besoins de consommation de biens et de services. Un besoin d’évasion ne peut-il pas être satisfait autrement que par un voyage en avion, par exemple ? La notion de besoin est au cœur de la sobriété. C’est aussi la plus compliquée, car elle est individuelle et relève de la psychologie. Qui plus est, nous ne sommes pas formés pour savoir de quoi nous avons besoin et l’on ne nous demande jamais de raisonner ou de nous concevoir nous-mêmes en fonction de nos besoins.
L’objectif premier de la sobriété vise à réduire la pollution, en consommant d’une manière qui ne nuise pas à l’environnement naturel et social. Dans cette optique, il s’agit de faire de la consommation – et du plaisir qu’elle génère – un moyen et non une fin. C’est un véritable bouleversement du modèle des trente glorieuses, dans lequel la consommation était une activité à part entière et presque une fin, avec une dimension sociale et ostentatoire.
L’articulation de concepts proches, mais différents
Je propose la typologie suivante de la sobriété, entre le mieux et le moins – étant précisé qu’il est difficile, pour ne pas dire dangereux, d’établir des catégories.
Pas mieux et pas moins définit la société de consommation, tandis que mieux et pas moins caractérise l’économie circulaire. Les sites de vente de vêtements d’occasion, par exemple, relèvent du mieux dans la mesure où ils ne déclenchent pas la production de nouveaux vêtements, mais aussi du pas moins dès lors qu’ils encouragent une surconsommation permanente. Enfin, si la combinaison mieux et moins définit la sobriété, moins et pas mieux illustre des cas minoritaires, comme celui de certaines personnes âgées qui consomment moins tout en entretenant de mauvaises habitudes.
Décroissance, anticonsommation, frugalité, zéro déchet, déconsommation, autolimitation volontaire, minimalisme… : comment se retrouver dans cette pagaille de concepts ? De la pédagogie s’avère indispensable et s’il fallait ne privilégier qu’un seul vocable, celui de sobriété semblerait le plus approprié.
Les représentations et l’incarnation de la sobriété
Une étude consacrée aux représentations sociales, que j’ai conduite en avril 2021, montre que pour les consommateurs, le terme sobriété évoque spontanément l’alcool, l’abstinence, la simplicité, le fade, l’ennui, ou encore le sérieux. L’économie n’est citée qu’au second plan.
Au-delà des représentations, la sobriété s’incarne de deux manières : la volonté et l’action. Or, vouloir et faire ne sont pas nécessairement corrélés. Une déconnexion peut même être observée, car la sobriété requiert un pas supplémentaire pour passer de l’attitude à la pratique.
Mesurer le vouloir est relativement simple, grâce à des échelles attitudinales. En revanche, il est plus compliqué de mesurer le faire et les pratiques sobres. Dans le cadre d’un travail que j’ai réalisé à cet effet, j’ai retenu plusieurs dimensions – l’alimentation, le matériel et le numérique – et j’ai sélectionné quinze pratiques – comme la part de surgelés dans l’alimentation –, avec un curseur de 0 à 100 %.
Il en ressort que 10 % des consommateurs interrogés ont des pratiques volontairement plus sobres que non sobres. À l’inverse, 44 % des sondés ont plus de pratiques non sobres que sobres et n’ont aucune volonté de transformer leur mode de vie. Par ailleurs, 38 % souhaitent changer, mais ont encore plus de pratiques non sobres que sobres, et 7 % consomment très peu sans que cela réponde à une réelle volonté.
Il est acquis que la volonté de sobriété n’est, dans les faits, pas nourrie par l’écologie. Pourtant, la volonté est bien là, alimentée par différents motifs : trop d’objets, de gaspillage, de pollution, de choses à faire et à penser… ; pas assez de temps, de sens… ; des ruptures, telles qu’un divorce, un décès, l’arrivée d’un enfant, le démarrage d’une vie commune…
Malheureusement, il n’existe pas d’études quantitatives permettant d’appréhender une constellation de pratiques et de raisons de changer de mode de vie. La plupart des travaux de recherche effectués restent en silos et il est difficile de savoir quel type de motifs – trop de..., pas assez de... ou des ruptures – prédomine.
Globalement, nous souffrons d’un sentiment de manque de temps et de sens. En l’occurrence, l’équation entre le temps et le sens est l’une des clés de la sobriété : beaucoup travailler pour gagner plus et consommer des choses dont on n’a pas besoin provoque bien souvent une perte de sens. Cette équation engage aussi la qualité des relations aux autres.
Quant au faire, il est nourri par l’évolution de notre façon d’être à l’égard des objets.
Avant toute démarche d’acquisition, il convient de se poser la question du besoin. Si le besoin est avéré, la réflexion doit porter sur les modalités d’achat – neuf ou d’occasion, lieu de production, etc. –, sur l’usage et le non-usage, mais aussi sur la dépossession. Une accumulation d’objets non utilisés ou une dépossession non définitive vont-elles dans le sens de la sobriété, par exemple ? À cet égard, je suis de plus en plus convaincue qu’il convient de faire la distinction entre une sobriété faible et une sobriété forte. De mon point de vue, l’économie circulaire est une sobriété faible : en consommant ce qui existe déjà, on fait un pas vers la sobriété ; la sobriété forte, quant à elle, consiste à réduire sa consommation en se dépossédant, en n’achetant rien et en faisant avec ce que l’on a.
En tout état de cause, le passage d’une société de consommation à une sobriété forte doit nécessairement être progressif.
Les difficultés à pratiquer la sobriété
J’identifie trois principaux ensembles de freins dans la concrétisation du vouloir en faire : les normes personnelles, les normes sociales et les dispositifs matériels.
Les normes personnelles
La pratique de la sobriété est difficile parce qu’elle questionne notre rapport aux objets, impose que nous résistions au marketing – notamment relationnel, qui déclenche des coups de cœur – et que nous renoncions au sentiment de gratification que nous éprouvons quand nous achetons un objet qui devient nôtre.
Passer du vouloir au faire implique de revisiter notre définition du plaisir. En l’occurrence, il est rare qu’un acte commercial soit un plaisir autre que furtif.
Pour le psychiatre Serge Tisseron, posséder un objet procure un sentiment de contrôle. En effet, à travers cet objet, nous contrôlons notre environnement social. Il agit comme une sécurité et satisfait un besoin identitaire. Force est de constater que, souvent, la consommation nous définit socialement, notamment à travers les marques.
Si pratiquer la sobriété requiert de renoncer à notre addiction aux objets, comment la rendre acceptable, sinon désirable ? Les objets d’occasion peuvent constituer une piste, même si cette dernière ne remet pas en cause la norme de la consommation et favorise une sobriété faible.
J’ai conduit, avec le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CRÉDOC) et l’ADEME, une étude sur les perceptions des objets neufs et d’occasion. Elle montre notamment que l’achat d’occasion est devenu une habitude pour 62 % des sondés – même si 80 % d’entre eux continuent à acheter également neuf. De plus, la perception de la norme d’achat évolue au profit de l’achat d’occasion et 84 % des sondés considèrent que l’achat d’objets d’occasion est une manière digne de consommer. Par ailleurs, seuls 54 % des sondés répondent qu’il est mal vu d’offrir des objets d’occasion et 81 % estiment qu’on peut être fier d’acheter d’occasion. Enfin, les achats d’occasion concernent principalement les objets de puériculture, les livres et les jeux, tandis que les consommateurs achètent majoritairement des vêtements pour adultes ainsi que des équipements électroménagers et électroniques neufs.
Il est également difficile de revoir les normes de notre rapport au temps. Souvent, par exemple, l’argument avancé pour ne pas se déplacer en transports en commun est que cela allonge la durée du trajet. Or, en quoi est-ce grave de mettre plus de temps ? Ce temps ne peut-il pas être mis à profit ? En l’occurrence, la sobriété implique de faire plus de choses par soi-même, donc de prendre plus de temps. Cette approche étant parfaitement antagoniste avec l’accélération sociale décrite par le sociologue Hartmut Rosa, le chantier est de taille !
La sobriété se traduit ainsi par faire beaucoup et peut-être même beaucoup trop. De fait, les activités sobres consistent à faire soi-même, qu’il s’agisse de produire, de partager, de se cultiver, de s’engager. C’est aussi choisir, donc renoncer – ce qui nous est particulièrement difficile – et accepter de faire plus lentement. Faire soi-même pose également la question des compétences, que nous avons laissées au marché et qu’il faut nous réapproprier. Dans la mesure où les études mettent en avant l’appétence des consommateurs pour faire, les compétences constituent une entrée intéressante vers la sobriété. L’Observatoire du “faire”, créé par L’ObSoCo (L’Observatoire Société & Consommation) et la MAIF, considère d’ailleurs qu’il existe un véritable marché du faire, qu’il estime à 95 milliards d’euros par an et qui concilie des intérêts économiques et des intérêts individuels constructifs pour l’estime de soi.
Les normes sociales
La question des normes sociales pose notamment celle de la consommation ostentatoire : comment se définir si ce n’est plus par ce que l’on possède ? Même lorsqu’on a la volonté de transformer son mode de vie, comment faire si son conjoint, ses enfants et ses relations sociales n’ont pas le bagage psychologique de résistance à la pression des marques ? Comment acheter un cadeau de Noël d’occasion sans altérer les relations ?
Une étude que j’ai conduite pour savoir si les consommateurs concernés assumaient ou non leur démarche m’a permis de distinguer quatre grandes catégories : ceux qui ne disent pas et ne font pas (posture cachotier) ; ceux qui ne disent pas et font, en trichant avec les emballages des cadeaux par exemple (posture “menteur”) ; ceux qui ne font pas, mais prétendent faire (posture exemplarité) ; ceux qui disent et font (posture assertivité).
Certes, cette typologie caricaturale mérite d’être nuancée. En tout état de cause, ces pratiques questionnent les relations sociales.
Les dispositifs matériels
L’autre grand frein à la pratique de la sobriété est le manque de dispositifs matériels. À cet égard, il est intéressant de questionner la sobriété à l’échelle du territoire. De façon générale, les consommateurs ont envie de réparer ou de composter leurs déchets. Ces démarches s’avèrent cependant compliquées à l’échelle individuelle. Les territoires ont à coup sûr un rôle à jouer – ou à amplifier, pour ceux qui s’en sont déjà saisis. En cela, la commune de Malaunay, en Seine-Maritime, est particulièrement exemplaire. En transformant de nombreux dispositifs, des panneaux solaires aux composteurs, en passant par l’isolation des bâtiments, qui plus est avec la participation des citoyens, elle s’est pleinement inscrite dans la sobriété.
Un autre défi consiste à conjuguer les pratiques sobres des consommateurs et des modèles d’affaires sobres. Dans cette perspective, n’aurait-on pas intérêt à développer des services plutôt que des objets ? Il s’agirait, par exemple, de développer le métier d’home organiser, ou encore les services de location et de prêt qui œuvrent à l’évolution des représentations et accompagnent vers la dépossession. N’aurait-on pas également intérêt à développer et à rendre des compétences aux consommateurs, en encourageant l’envie d’apprendre et de faire, dans un cercle vertueux ? Comment développer la durabilité, avec une pédagogie adaptée pour mieux faire connaître les objets et les matières ? Les services de développement personnel permettraient aussi au consommateur de mieux se connaître afin de mieux acheter. Dans les faits, nous n’apprenons pas à acheter. Pourtant, cette activité n’est pas aussi banale qu’il y paraît. Il me semble aussi que nous devrions apprendre à détecter nos besoins dès l’enfance, et qu’un véritable travail éducatif est à entreprendre.
En conclusion
Certes, acheter de façon sobre n’est pas simple et nécessite du temps, mais c’est passionnant ! Cela implique d’établir un cahier des charges avec de nombreux items : besoins, durabilité des matières, lieu de production, budget, etc.
En résumé, la sobriété est avant tout une question de cohérence et nécessite d’apprendre ou de réapprendre beaucoup de choses.
Débat
La sobriété, pourquoi ?
Un intervenant : Éviter les achats impulsifs, se méfier des astuces marketing et favoriser la qualité sont de bonnes habitudes à prendre, mais quelle est la véritable finalité de la sobriété ? Être sobre est-il si intéressant en soi ? Pourquoi être sobre si ce n’est pour redonner aux autres ? Pourtant, tous les organismes de charité affirment que ce qui est gratuit est gaspillé et qu’il vaut mieux toujours fixer un prix, même bas.
Valérie Guillard : Je ne suis pas convaincue qu’être sobre pour être sobre ne soit pas intéressant. En tout état de cause, nous n’avons pas d’autre choix que de l’être ! Si nous étions deux fois moins nombreux sur Terre, il pourrait en aller différemment. Mais, je le répète, nous n’avons pas le choix. Pour certains, dont je fais partie, être sobre peut même être vécu comme un jeu, tout en apportant du sens.
Pour les personnes les moins intégrées, la consommation permet de rester en lien avec la société. C’est la raison pour laquelle mon discours est un peu différent concernant les personnes en situation de pauvreté et de précarité. Quoi qu’il en soit, les classes moyennes et supérieures gagneraient à interroger leur rapport au temps. La réponse au pourquoi réside simplement dans la qualité de vie ! La question est plutôt « pourquoi ne pas être sobre ? », a fortiori pour qui a des enfants.
Int. : Il est important de parler de sobriété matérielle, car la consommation de nombreux biens immatériels – notamment culturels – a peu d’incidence sur l’environnement et est créatrice d’activités et d’emplois. Elle peut donc être illimitée.
V. G. : C’est la raison pour laquelle il convient d’identifier les activités et les biens dont la consommation est néfaste pour la transition écologique.
Int. : Certaines situations individuelles nourrissent naturellement le faire dont vous parliez. Ne serait-il pas intéressant de penser la sobriété comme une meilleure utilisation du temps ?
V. G. : La notion de temps est au cœur de la sobriété. Considérer le temps différemment mérite d’être expérimenté sans attendre des situations extrêmes. Comment se réapproprier un temps de qualité ? Que faire du temps qui était jusqu’ici dédié à la consommation ? Comment ne plus avoir peur d’avoir du temps ? D’un certain point de vue, le confinement et le télétravail imposés par la pandémie de Covid-19 constituent un cadre propice à ces réflexions.
Int. : La réflexion sur la sobriété a-t-elle une dimension internationale, dès lors que l’économie est mondialisée ? Donne-t-elle lieu à la fois à des travaux de recherche et à une inscription dans l’agenda politique ?
V. G. : Des recherches sont en cours à l’étranger, principalement autour des concepts de sufficiency (sobriété) de la production et de l’offre, et de volontary simplicity (simplicité volontaire) du consommateur.
Sur le plan politique, des travaux existent essentiellement dans les pays nordiques, mais aussi en Inde à travers la problématique des déchets ou sur l’innovation frugale. Force est de constater que les initiatives dans ce domaine restent minoritaires, même si le GIEC a produit un rapport traitant du sujet. Cela étant, la guerre en Ukraine pourrait engendrer une sobriété – contrainte, cette fois-ci, mais pour tous – à l’international.
Le “moins consommer” est surtout questionné par secteurs d’activité, à commencer par celui du textile. En l’occurrence, les travaux sectoriels sont internationaux et mettent tous en lumière les conséquences environnementales, sociales et la souffrance animale liées aux pratiques actuelles, afin de favoriser une mode plus durable et plus éthique.
Int. : Comment expliquer que les États-Unis ne s’intéressent pas au sujet, alors que leur poids dans la consommation mondiale est conséquent ?
V. G. : Les modèles de croissance et de consommation de ce pays sont sans commune mesure avec ceux que nous connaissons en Europe. Cela dit, le mouvement de l’anti-consommation et son champ de recherche sont nés aux États-Unis. Ce mouvement reste minoritaire, mais il existe.
Choix ou contrainte ?
Int. : Si chacun parvenait à faire ce qu’il veut, quelle influence cela aurait-il, tant sur la production globale d’objets que sur la consommation d’énergie ? Quelles sont les limites de la sobriété volontaire et individuelle ? Une part de contrainte n’est-elle pas nécessaire ?
V. G. : La réflexion est nécessairement sectorielle. Avec l’essor des sites de vente de vêtements d’occasion, par exemple, les achats de textiles neufs ont baissé de 20 %. L’influence est donc significative pour ce secteur. En revanche, comme le montre l’étude que j’ai citée tout à l’heure, le secteur de l’électroménager reste encore largement un marché du neuf. Cela dit, même si les consommateurs “cochaient toutes les cases” de la sobriété, cela ne permettrait de diminuer la pollution que de 20 %. L’impact le plus important est celui des entreprises. C’est la raison pour laquelle la question est éminemment politique et que sa résolution appellera à coup sûr une part de contrainte. De fait, la bonne volonté citoyenne a ses limites, même si des associations comme Zero Waste France œuvrent pour la renforcer et font un véritable travail de plaidoyer.
Int. : Lors de la pandémie de Covid-19, les pouvoirs publics ont su prendre des mesures coercitives face à des risques et des menaces visibles. Des leviers ont également été trouvés pour inciter au recyclage des déchets. Quels éléments pourraient justifier une sobriété contrainte aux yeux des producteurs, des fabricants, des distributeurs et des citoyens ?
V. G. : Le tri est une démarche plus simple, puisqu’il s’agit de se débarrasser de ses déchets. Le plaisir d’acheter est si puissant qu’il faudrait trouver un levier d’une puissance équivalente, comme le bien-être. Néanmoins, rien n’est plus abstrait que cette sensation. Il semble donc impossible de la concrétiser et de rendre ce levier opérationnel.
Le rôle du marketing
Int. : La sobriété reste un concept abstrait et sans réelle valeur. Le marketing est accusé de tous les maux, mais ne pourrait-il pas devenir la solution en mettant ses outils au service de la promotion et de la valorisation de la sobriété ?
V. G. : Le marketing peut et doit évoluer. Pour ma part, je distingue le marketing de la sobriété et le marketing sobre. Le premier consiste à utiliser tous les outils du marketing pour promouvoir la sobriété et accompagner l’évolution des représentations. Le marketing sobre, quant à lui, consiste à revoir tout le plan de marchéage – du besoin au produit, en passant par le prix, les emballages, la distribution et la communication – à l’aune de la sobriété. Par exemple, la multiplication des écrans de communication lumineux, y compris en pleine nuit, me paraît aberrante au regard de la sobriété énergétique.
Int. : Que pensez-vous de la loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) et du mouvement des entreprises à mission ? Cette dynamique incite-t-elle les offreurs à plus de sobriété marketing ?
V. G. : Oui, car une entreprise à mission transforme sa raison – ou du moins sa façon – d’être, ce qui impose de questionner la transition écologique et de modifier son offre, sa chaîne de valeur et ses business models, au-delà du marketing. Par ailleurs, la sobriété sera d’autant plus acceptable et acceptée que les sujets des emplois et de l’accompagnement dans la transformation seront clairement abordés.
Le rôle du marché de l’occasion
Int. : Plutôt qu’habituer les consommateurs à la sobriété, le marché de l’occasion ne les encourage-t-il pas à consommer moins cher et plus facilement ?
V. G. : J’avais initialement la même opinion que la vôtre, puis ma réflexion a évolué. Je considérais, par exemple, que les sites de vente de vêtements d’occasion favorisaient la surconsommation. Or, s’ils n’existaient pas, nombre de leurs clients achèteraient dans des enseignes de fast fashion, car la majorité d’entre eux n’a pas encore transformé son rapport à la consommation. Ne vaut-il mieux pas reconsommer des objets existants de bonne qualité ? Le marché de l’occasion n’est-il pas une étape vers la sobriété forte ? Je m’interroge en permanence !
En outre, force est de reconnaître que les lieux de vente d’objets d’occasion ou de type Repair Café constituent des cercles d’échange plutôt vertueux en réunissant toutes les classes sociales et tous les profils. Auparavant, le marché de l’occasion était réservé aux consommateurs les plus précaires. Ce n’est plus le cas. Les normes évoluent progressivement. En revanche, ces évolutions ne jouent pas encore sur les volumes de consommation ; or, la sobriété forte implique de ne pas acheter ce dont on n’a pas besoin.
Int. : L’effet rebond des achats d’occasion fait-il l’objet d’études ?
V. G. : Des organismes comme l’ADEME et The Shift Project cherchent à chiffrer les effets rebond de la consommation, mais principalement du point de vue de la pollution. Il est également intéressant de savoir ce que les consommateurs font des économies générées par l’achat d’occasion. En l’occurrence, certains les utilisent pour effectuer d’autres achats, sans remettre en cause leur norme de consommation. Pourtant, techniquement, aucun objet n’est réellement indispensable.
La dynamique de la sobriété questionne aussi notre rapport à l’argent et aux prix. Au risque de choquer, je pense que le prix de certains biens, alimentaires notamment, n’est pas suffisamment élevé. En outre, les remises sont désormais quasiment permanentes. Dans ce contexte, les consommateurs ont le sentiment de se faire avoir lorsqu’ils paient le prix juste. Ils cherchent donc avant tout à ne pas acheter cher, avec toutes les conséquences que cela entraîne sur les lignes de production et la chaîne de valeur. Certes, les médias communiquent sur la souffrance des agriculteurs... Mais une véritable pédagogie est nécessaire : pratiquer la sobriété, c’est aussi accepter de payer plus cher.
Par ailleurs, nous manquons de réparateurs, car les compétences concernées ne sont pas valorisées. La sobriété implique donc aussi de revoir le discours sur l’éducation et la formation.
La sobriété est avant tout une question politique. La dimension juridique n’est pas non plus à négliger si nous voulons accélérer le mouvement.
Les implications économiques, sociales et politiques
Int. : Si la productivité diminue, les effets seront ceux de la décroissance et les consommateurs ne les accepteront pas. Comment aller vers la sobriété tout en continuant à croître ?
V. G. : Le mot décroissance a une connotation très politique. En outre, la sobriété fait redouter le chômage. Pourtant, tout comme les progrès technologiques, elle engendre des déversements d’emplois, notamment dans les services. The Shift Project a chiffré ces créations de nouveaux emplois, par exemple dans le secteur du cyclisme – tant pour la production que pour la location et la réparation de vélos.
Int. : L’emploi est-il le bon critère ? En économie, c’est la productivité qui fait le niveau de vie.
V. G. : La sobriété n’est pas nécessairement synonyme d’une moindre productivité.
Int. : La sobriété peut-elle entrer dans la composition des prix pour dissuader les achats de surconsommation sans discriminer les achats répondant à un besoin fondamental ? La recherche académique s’intéresse-t-elle à ce sujet ?
V. G. : Un produit est sobre si sa matière première garantit une durabilité d’usage et s’il a été conçu et produit dans des conditions dignes – autant d’éléments constitutifs d’un prix fort.
À titre personnel, je considère que le prix de l’eau ne devrait pas être le même selon les usages – boisson, douche, piscine... La même logique d’ajustement tarifaire pourrait être suivie pour l’énergie, les biens rares et certaines catégories de produits. Il pourrait également être envisagé d’imposer un surcoût pour l’achat d’un véhicule supplémentaire. Cela étant, la distinction des usages devrait être fonction du contexte, car la ruralité impose souvent de posséder plusieurs véhicules, par exemple. La véritable question est : qui devrait décider et faire appliquer de telles mesures, et s’il s’agissait de l’État, selon quelles modalités ?
Int. : Dans une société de la sobriété, comment répartir les objets et les flux de manière équitable ?
V. G. : La notion de justice sociale est au cœur de la sobriété. Elle est assez facile à suivre, ne serait-ce que par l’indicateur des revenus. En revanche, il serait compliqué de fixer un nombre maximum d’ordinateurs par foyer, et de contrôler que ce plafond est respecté. De la même façon, l’idée d’un “passeport pollueur” ou d’une gestion par des quotas est assez intéressante. L’acceptabilité sociale de telles mesures serait cependant à coup sûr très faible. Même avec beaucoup de pédagogie, leur mise en œuvre serait socialement et politiquement complexe.
Et demain ?
Int. : L’expression “planification écologique” fait son apparition dans le paysage politique français. Certaines entreprises commencent à envisager de limiter leur offre et devront du même coup inventer de nouveaux business models, fondés sur les services, comme la réparation ou la location. Ces évolutions requièrent aussi une meilleure connaissance des enjeux et des conséquences des comportements de consommation, car la société de consommation nous a dépossédés de nombreux savoirs. Le chantier n’est-il pas colossal ?
V. G. : Je suis très positivement surprise par l’évolution de la position des entreprises. Il convient qu’en parallèle, les consommateurs modifient aussi leurs comportements. Alors que la durabilité et la réparabilité de certains objets progressent, par exemple, les consommateurs continuent à les remplacer avant même qu’ils ne tombent en panne. Un smartphone est ainsi remplacé en moyenne dix-huit à vingt-quatre mois après son achat. Les deux bouts de la chaîne sont donc à revoir.
Sans volonté politique, les avancées seront nécessairement lentes. À mon sens, il convient d’offrir aux consommateurs une nouvelle proposition de valeur, en sortant du cadre des promotions et du pouvoir d’achat, tout en valorisant la notion d’enrichissement personnel. La compétence a toute sa place dans cette proposition de valeur, d’autant qu’elle crée des points de connexion entre les consommateurs et les entreprises, dans un modèle gagnant-gagnant.
Int. : Nous sommes encore dans une société de consommation. Quelle sera la société de demain ?
V. G. : J’espère que ce sera une société du lien. La sobriété conduit à avoir besoin les uns des autres, donc à mutualiser, à créer des liens sociaux et à s’en nourrir. Elle s’incarne notamment autour d’un café après un échange de services ou d’objets, ou encore dans une voiture partagée.