Entre le métal et le vivant
Les cinq articles de ce numéro se regroupent en trois lots. Deux articles, portant l’un sur la chaudronnerie et l’autre sur le covoiturage, se caractérisent par leur simplicité, leur homogénéité sur la forme et sur le fond. Deux autres articles, dont les sujets sont respectivement la numérisation de la santé et le travail à distance, se caractérisent quant à eux par la complexité, l’abondance et la diversité des acteurs et des cas de figure. Enfin, tout à fait à part, le passionnant cas de la Maison de Van Gogh justifierait à lui seul toute une page Idées.
Une clé parfaitement efficace pour appréhender cette différence est le paradigme dont je fais grand usage, à savoir l’opposition entre le dur et le mou. Le dur désigne des vérités pérennes et universelles, le mou, des réalités fugitives et/ou subjectives. Le dur évoque les faits indiscutables, les constatations avérées, les résultats scientifiques. Le mou renvoie fréquemment aux avis, aux controverses et aux dialogues, donc à des situations où plusieurs acteurs s’affrontent. Dans le dur, la validité s’exprime en vrai ou faux ; dans le mou, en bon ou mauvais. Ces deux univers s’affrontent comme la science, la politique et la religion.
Une constatation s’impose : l’Occident manifeste une dévotion fervente pour le dur, et confine le mou dans les zones troubles des passions et du subjectif.
En effet, les cultures modernes ont massivement parié sur les sciences et les techniques, les considérant comme des moyens essentiels de conquête du bonheur, confiant aux sciences humaines le soin de maîtriser le mou. À quelques exceptions près, c’est un échec en matière de réussites pratiques, mais un brillant succès en matière d’études et de débats.
Dans le monde de la santé, les acteurs sont tous au service des patients, mais avec des moyens d’action et des finalités très diverses, dans un monde de souffrances, d’urgences et de grandes dépenses. Bien avant l’aventure du numérique, il était bien connu que la gestion de ce terrain miné était un péril pour le gestionnaire qui devait inévitablement mettre du dur dans cette inexorable pagaille.
Il en va de même dans le monde des relations de travail, avec l’apparition massive du travail à distance. De nombreuses questions se sont posées en termes inédits et variés, questions qui n’apparaissaient pas au temps si récent où un emploi se résumait à un échange de travail contre un salaire : les problèmes de voisinage physique, d’horaires de travail, de frontière entre la vie privée et la vie professionnelle. À notre époque, où l’on observe une part croissante de problèmes relationnels compliquer la relation salariale, le travail à distance amplifie l’envahissement du dur par le mou.
Dans les deux premiers articles, où le dur domine, il est clair qu’il y a aussi du mou. La main de fer du patron dans la direction de son empire chaudronnier ne doit pas manquer de susciter des rapports humains pénétrés d’irrationnel, mais les tonnes de métal confèrent aux échanges une précision bienvenue ; de même que le nombre de passagers multiplié par le nombre de kilomètres dans le covoiturage. Il y a du dur et du mou partout, mais il y a un douloureux abîme entre la manière dont l’humanité traite les deux domaines.
Pour s’en convaincre, il n’est qu’à évoquer la guerre cruelle engagée par la Russie, le pays où le communisme avait placé la raison au sommet de ses valeurs pour guider les chefs. Au cours des années antérieures, le sang a coulé en maints endroits de la planète, et des milliers de malheureux réfugiés se sont noyés en Méditerranée. L’humanité déplore ces horreurs, mais ne les empêche guère.
La mesure du dur, on l’a vu, c’est le vrai et le faux ; celle du mou, c’est la morale que les esprits des Lumières ont vainement tenté de ramener sous le joug de la raison. Faire progresser une morale universelle : grande tâche pour nos enfants, si heureux et fiers d’avoir trouvé le boson de Higgs et les ondes gravitationnelles…