Exposé de Rémi Babinet


Une agence de publicité a-t-elle la légitimité d’être un acteur culturel ? Dès la fondation de BETC, il y a plus de vingt-cinq ans, j’ai veillé à créer, en marge de notre activité publicitaire et sans lien direct avec elle, des lieux accueillant des manifestations artistiques, qui se démarquent de l’offre culturelle classique. La démarche a pris une nouvelle envergure quand, il y a six ans, j’ai décidé que nous franchirions le périphérique pour nous installer à Pantin, dans les anciens magasins généraux, une friche délabrée entièrement taguée au milieu d’un no man’s land, entre la route nationale et le canal de l’Ourcq. Tout le monde me l’a déconseillé, depuis nos actionnaires jusqu’à nos clients ! C’était pourtant l’occasion de nous ouvrir à de nouveaux territoires, au propre comme au figuré. Dans cet environnement, il n’était pas question de faire de notre siège social une forteresse ornée d’une jolie galerie d’art. Nous voulions nous ouvrir à la Seine-Saint-Denis et aux forces qui la traversent. Il s’agissait non seulement de réhabiliter ce bâtiment emblématique de Pantin, mais aussi de redonner vie au quartier alentour.

Dès la définition architecturale du projet, nous avons décidé d’installer nos bureaux dans les étages et d’ouvrir le rez-de-chaussée pour en faire un espace d’exposition, de rencontre, de création et, littéralement, de passage : riverains et visiteurs peuvent le traverser librement pour accéder au canal de l’Ourcq depuis la route. C’est ce lieu que l’on appelle désormais les Magasins généraux. Nous entendons y proposer des expériences artistiques atypiques, sachant que ces dernières années, une multitude de lieux culturels ont fleuri à Paris : réalisations flamboyantes privées et publiques (Bourse de commerce – Pinault Collection, Fondation Louis Vuitton, Philharmonie de Paris), espaces plus expérimentaux (Ateliers Médicis, CENQUATRE-PARIS...), offres mêlant culture, art et divertissement (Atelier des lumières)... Nous voulions être plus radicaux et, surtout, rester modestes : nous ne pouvions nous installer dans ce territoire sans nouer des partenariats et engager des conversations avec ses acteurs.

La création tous azimuts

L’immense espace des Magasins généraux est réversible, modulable et ouvert à toutes les possibilités. Il peut se transformer en galerie géante, comme pour l’exposition Ban consacrée à la banlieue – avec, pour invité d’honneur, le mythique club de football du Red Star de Saint-Ouen –, en boîte de nuit, comme pour le festival Central, en salle de conférence ou de spectacle...

Un rapide aperçu de notre programmation témoigne de la diversité de nos manifestations. Loin des concerts survoltés de musique techno, la soirée Outrebleu se voulait une bulle suspendue : lovés dans des poufs, les visiteurs s’immergeaient dans des compositions électroniques et découvraient toutes sortes de performances. Notre goût pour l’expérimentation, l’innovation et la valorisation de jeunes artistes s’exprime régulièrement à travers des formats de type exposition-résidence. Dernièrement, à l’automne, c’était le cas de l’exposition Clinique vestimentaire de Jeanne Vicérial, artiste dont la voie était toute tracée pour devenir une grande styliste, mais qui a choisi une autre manière de parler de la mode, de l’artisanat, du corps et du vêtement. Elle a installé son atelier pendant un mois aux Magasins généraux et y a exposé ses œuvres, occasion d’organiser des concerts et des colloques explorant le retour des arts de la main dans l’industrie – thème qui nous est cher. Sur le même format d’exposition-résidence, en 2019, nous avons aussi accueilli Thylacine, musicien voyageur qui compose au gré de ses pérégrinations en caravane de par le monde. C’est aux Magasins généraux qu’il a fait sa dernière étape avant la sortie de son album et, comme dans les villages où il avait séjourné, il y a accueilli et enregistré d’autres artistes. Cela représente un épisode intéressant pour l’agence, qui a toujours tissé des liens avec la scène musicale française et internationale.

Parmi les autres formats que nous avons expérimentés récemment, on peut citer Les Chichas de la pensée, créées avec les Ateliers Médicis, qui ont donné lieu à trois jours de débats, de master classes et de fêtes avec des artistes et des intellectuels. Quant au festival de la saison culturelle Hôtel Sahara, l’été dernier, il a permis d’accueillir en résidence des artistes vivant aux portes du désert : chorégraphes, plasticiens, vidéastes, peintres, musiciens... Leur séjour s’est prolongé à la faveur du confinement, donnant lieu à une longue maturation et à des restitutions passionnantes, interrogeant la modernité de leur territoire et son ancrage dans l’histoire – autant de sujets que nous ne pensions pas aborder initialement.

Dans notre souci de faire découvrir des artistes émergents, nous collaborons avec la jeune association Artagon, qui repère les élèves les plus surprenants et intéressants des grandes écoles d’art européennes, et leur propose d’exposer à Paris aux côtés de la scène artistique locale. Nous les invitons à la FIAC (Foire internationale d’art contemporain) et les mettons en relation avec des galeristes. J’avais rencontré les deux fondateurs cette association, Keimis Henni et Anna Labouz, au tout début de notre installation à Pantin et je leur ai proposé de devenir les directeurs artistiques des Magasins généraux.

On me demande souvent si les marques dont s’occupe BETC ont partie liée avec les Magasins généraux. Cela n’a rien de systématique. Nous finançons entièrement certaines de nos manifestations et ne faisons appel aux marques que lorsque cela présente un intérêt. À titre d’exemple, la saison culturelle Futures of Love, qui explorait les transformations de la vie amoureuse et sexuelle sous l’effet des innovations technologiques et scientifiques, fut l’occasion de nouer un partenariat avec la plateforme de rencontres Tinder, qui a préféré participer à ce laboratoire effervescent – notamment en commandant des œuvres à deux artistes –, plutôt que de lancer une campagne de communication traditionnelle.

L’une de nos premières manifestations, la saison culturelle Par amour du jeu, était consacrée au football. Il était donc naturel que nous proposions à l’une de nos principales références, La Poste, qui soutient l’arbitrage, de s’y associer. Les médiateurs de l’exposition portaient des maillots inspirés d’un ancien club des PTT, que nous avons recréés pour l’occasion. À chaque fois, nous créons ainsi un rapport particulier avec une marque, sur un sujet particulier.

Les collaborations avec des marques peuvent même aller plus loin. C’est le cas, en ce début d’année 2022, avec Hermès, maison qui a depuis longtemps son siège et des ateliers à Pantin. En 2010, la maison a créé un programme de résidence d’artistes, afin que ces derniers s’imprègnent des savoir-faire de ses artisans dans le travail de l’argent, du cuir, du cristal et de la soie. Pour revenir sur les dix premières années de cette initiative, Hermès a choisi d’exposer les œuvres qui en résultent aux Magasins généraux. Cette valorisation des métiers de la main n’est pas étrangère au métier de publicitaire : alors que le secteur de la communication a été soumis à une automatisation, une rationalisation et un impératif de productivité extrêmes, nous souhaitons réaffirmer que nous sommes avant tout des artisans. C’est d’ailleurs ce qui crée notre valeur aux yeux de nos clients.

Dans le cadre des Magasins généraux, nous devons oublier que nous sommes des publicitaires : il ne s’agit plus de répondre à des commandes, mais d’expérimenter. Alors qu’un publicitaire se doit d’affirmer des certitudes et d’élaborer des recommandations claires et pertinentes, les Magasins généraux nous font redécouvrir les vertus de l’exploration et du doute. De nos expériences se dégagent parfois des enseignements et des vérités.

Dessiner un territoire

Si le bâtiment des Magasins généraux m’intéressait, c’est parce qu’il occupait une position géographique stratégique, au carrefour de voies de circulation (route, métro, canal, piste cyclable) et à proximité de l’aéroport de Roissy. Jusqu’alors, les entreprises qui s’étaient installées à Pantin avaient tourné le dos au canal de l’Ourcq et regardaient vers la nationale. Nous avons amorcé un mouvement inverse en nous ouvrant au canal, de sorte qu’il devienne un vecteur doux et puissant de recomposition de la ville, une sorte de centre animé conduisant vers d’autres lieux culturels.

L’inauguration de l’agence a donné lieu à une grande “fête des voisins”, soirée guinguette à laquelle ont pris part de nombreux riverains. Nous ne nous sommes évidemment pas contentés de leur envoyer des invitations. Quand on s’implante dans un tel quartier, il faut montrer patte blanche. Nous avons préparé le terrain par des actions de médiation et un dialogue, afin de prouver que nous étions fréquentables et prêts à donner. Après des décennies de mondialisation galopante, nous ressentons le besoin de prêter une nouvelle attention au local. Nous nous investissons avec la même force que les projets soit à petite ou grande échelle, ce qui nous fait comprendre des enjeux que nous survolions jusqu’alors.

Au-delà des Magasins généraux, je tenais à ce que nos locaux accueillent d’autres entreprises. Nous avons ainsi abrité le Centre national édition art image (Cneai) pendant trois ans, occasion d’organiser des expositions marquantes comme The House of Dust, en hommage à l’activiste américaine Alison Knowles, alors âgée de 85 ans. Nous nous retrouvions dans sa réflexion sur les nouvelles façons d’occuper l’espace : en 1967, elle avait conçu un ordinateur qui générait aléatoirement des quatrains commençant par « une maison de... », et demandé à de grands architectes et designers de donner forme à ces propositions d’habitations fantaisistes. Nous avons également hébergé Le MédiaLab93, pépinière d’entreprises de Seine-Saint-Denis consacrée aux médias.

L’ouverture sur le territoire est donc un enjeu majeur de notre projet. Cela a toujours été le cas. Déjà, dans le 10e arrondissement de Paris, j’avais créé, au rez-de-chaussée de l’agence, un lieu nommé Passage du Désir, qui a accueilli diverses expérimentations artistiques. Nous y avions notamment fait découvrir Joana Vasconcelos, plasticienne désormais reconnue, ou encore Alex MacLean, photographe, aviateur et observateur des transformations du paysage américain.

On peut être exigeant et accueillant

Nous entendons proposer des manifestations tout à la fois exigeantes et accueillantes – dimensions souvent perçues comme contradictoires. L’un de nos premiers festivals, Par amour du jeu, qui s’est tenu pendant la Coupe du monde de football de 2018, a réussi le pari d’attirer, avec un contenu pointu, des visiteurs très divers dont beaucoup n’avaient jamais vu une exposition de leur vie. Nous sommes allés jusqu’à acheter un terrain de foot de rue (que nous avons ensuite offert à la mairie) et à organiser des tournois avec des clubs locaux et des équipes de galeristes. Le tout a été précédé d’une importante médiation avec les centres aérés et les écoles du quartier. Les matchs de la Coupe du monde étaient projetés sur un grand écran. Inutile de dire que quand la France a remporté le trophée, le canal a été pris d’une folie furieuse ! Le succès de l’opération a confirmé nos intuitions et nous a engagés à renouveler ce type de format.

Au moment même où nous investissions nos nouveaux locaux, sans avoir encore eu vraiment le temps de formaliser les Magasins généraux, François Hébel, ancien directeur artistique des Rencontres d’Arles, m’a proposé d’y monter une exposition dans le cadre du Mois de la photo du Grand Paris. J’ai d’abord refusé, estimant que nous n’étions pas prêts, avant de me laisser convaincre. Dans des studios installés à la va-vite au rez-de-chaussée, des photographes, de renom ou inconnus, ont tiré le portrait de Grands Parisiens de passage. Le lieu a progressivement été tapissé de tous ces visages. Nous reproduirons sans doute l’expérience dans différents lieux emblématiques du Grand Paris. Dans le même esprit, l’exposition Ban s’est attachée à casser l’image dégradée de la banlieue, en demandant à des photographes et à des habitants de traduire leur vision apaisée du territoire.

Rapidement, nous avons tissé des liens avec les acteurs culturels implantés près du canal de l’Ourcq, entre la place Stalingrad et Bobigny : le Théâtre du Fil de l’eau et le Centre national de la danse à Pantin, le Cabaret Sauvage et la Grande Halle à la Villette, le CENTQUATRE-PARIS et le MK2 Quai de Loire dans le 19e arrondissement... Il y a là un arc culturel d’une grande vitalité. Nous prenons conscience que nous formons un paysage particulier et, peu à peu, se crée une dynamique qui dépasse les missions premières de chacun. Première pierre d’une possible identité commune, nous venons d’éditer un plan-guide du canal et de ses acteurs.

Faire le récit du Grand Paris

L’aventure des Magasins généraux participe de l’émergence de la notion de Grand Paris, sorte de “fourre-tout” dont les contours se dessinent progressivement et qui donne du sens à notre ligne éditoriale. Quand nous avons franchi le périphérique, nous avons pressenti que le lieu où nous nous installions ne serait plus considéré comme une banlieue vingt ans plus tard. Je me suis par ailleurs vu confier la présidence du fonds de dotation du Grand Paris Express, projet de construction de 200 kilomètres de lignes de métro qui tracera un nouveau maillage du territoire, décentré, et qui aura indéniablement un effet structurant majeur. Il me semblait intéressant que l’agence s’inscrive dans cette énergie transformatrice du Grand Paris, en particulier sous l’angle culturel.

BETC a, par ailleurs, remporté un concours de design lancé par la métropole sur la future signalétique du Grand Paris. Nous avons imaginé disséminer dans la capitale des panneaux vantant les destinations du territoire élargi, en faisant des clins d’œil au patrimoine intra-muros : « Parc de Sceaux à 22 min de RER : huit fois le jardin du Luxembourg », « Château de Fontainebleau à 1 h 30 de train : la vraie demeure des rois... » C’est le début d’une réflexion sur une signalétique à grande échelle. Autre exemple, nous préparons avec le Centre national des arts plastiques et les Ateliers Médicis, en réponse à une commande de l’État, une grande exposition de photographie intitulée Regards du Grand Paris, qui, au-delà des Magasins généraux, sera notamment présentée sur les palissades des futures gares du Grand Paris Express.

Au-delà de ces actions ponctuelles, il reste à forger le récit du Grand Paris, entité encore largement abstraite. Sans attendre de la maire de la capitale, de la présidente du conseil régional et du président de la métropole qu’ils définissent les contours de ce territoire en devenir, nous avons édité le Guide des Grands Parisiens avec l’aide de géographes, de journalistes et, entre autres, des créateurs du site Enlarge your Paris (qui organise des promenades le long des futures lignes de métro). Le guide fourmille de conseils de balades, restaurants, musées... Il est désormais disponible en anglais et distribué dans toutes les librairies d’art en Europe. Nous participons ainsi à l’émergence d’un récit et d’une perception d’un territoire en transformation.


Débat

Coup de com’ ou geste gratuit ?

Un intervenant : Comment votre démarche a-t-elle été accueillie par le milieu artistique et culturel établi ?

Rémi Babinet : Avant même les Magasins généraux, quand j’ai créé la galerie Passage du Désir dans Paris, je me suis heurté à une indifférence – pour ne pas dire, à un scepticisme teinté d’agressivité – de la part du milieu artistique : une agence de publicité n’avait pas à se mêler de culture. Pendant dix ans, j’ai eu le plus grand mal à intéresser la presse traditionnelle à nos événements. C’est une attitude très française ; les Anglo-saxons, eux, ne sont pas freinés par de tels préjugés. Avec les Magasins généraux, la configuration était différente, car nous avons bénéficié d’une dynamique de territoire, d’autant que nous avons redoublé d’efforts pour tisser des relations localement. Acheter un terrain de foot de rue et organiser des tournois avec les clubs locaux, c’est autre chose que d’ouvrir une galerie d’art dans le hall d’une entreprise au cœur d’un quartier chic !

Int. : Par votre fonctionnement atypique, avez-vous favorisé l’émergence de formes artistiques nouvelles, que le monde de la culture traditionnel ne reconnaissait pas ?

R. B. : C’est le cas, dans une certaine mesure. L’association Artagon, avec laquelle nous collaborons, remplit par exemple une mission que n’endossent pas suffisamment les structures publiques, celle de l’accompagnement des jeunes diplômés des écoles d’art. Le ministère de la Culture perçoit notre initiative avec respect et bienveillance, et subventionne Artagon.

Int. : Quelles synergies se développent entre BETC et les Magasins généraux ? Ces derniers contribuent-ils, par exemple, à stimuler les créatifs de l’agence, à les familiariser avec des esthétiques émergentes, ou encore à entretenir une culture commune ?

R. B. : La réussite de BETC tient au fait que ceux qui l’animent s’intéressent à bien d’autres choses qu’à la publicité. Nous mettons cette curiosité à profit pour nos clients. La création des Magasins généraux n’avait donc rien d’artificiel pour l’agence. Certains nous soupçonnent de l’avoir fait pour l’image, mais les Magasins généraux ne nous rapportent rien ! Ils sont financés par un investissement de BETC et n’ont jamais incité un client potentiel à signer un contrat avec nous. Chaque événement nécessite de rechercher des partenaires.

La création publicitaire étant un exercice contraint, je trouve intéressant de nous ouvrir à d’autres pratiques artistiques, d’imaginer des croisements, d’explorer des pistes inattendues. Je dois toutefois reconnaître qu’en interne, la plupart de nos créatifs, aussi brillants soient-ils, ne s’intéressent guère aux Magasins généraux. Ils se réjouissent que l’expérience existe, sans être vraiment convaincus qu’elle peut toucher leur pratique. C’est avec eux – et non avec les Pantinois – que les Magasins généraux ont le plus de mal à tisser des liens !

Si les Magasins généraux ont une utilité pour l’agence, c’est surtout parce qu’ils entretiennent le goût de transgresser la commande. Notre activité publicitaire consiste certes à répondre fidèlement à des briefs, mais j’estime que nous devons aussi à nos clients d’aller plus loin et de leur ouvrir de nouveaux horizons. Les Magasins généraux symbolisent une attitude créative dont je souhaite qu’elle imprègne l’agence : ils sont nés d’un acte créateur que personne ne nous a commandé, mais qui est utile à sa façon et qui nous différencie de nos concurrents. Nous sommes d’ailleurs perçus comme une entreprise transgressive et innovante, tout en étant le leader du marché.

Int. : Comment parvenez-vous à gérer des artistes si différents, dont on peut imaginer que certains ont des egos affirmés et une appétence limitée pour la contrainte ?

R. B. : J’ai souvent trouvé les artistes plus faciles à vivre que les créatifs de la publicité ! Depuis la fondation de BETC il y a vingt-six ans, j’ai vu passer un nombre incalculable de fortes têtes. Le métier m’a habitué à gérer des personnalités hors normes. J’ai même toujours veillé à recruter des personnes réputées difficiles, qui n’entraient pas dans les cases d’une organisation d’entreprise idéale. C’est par la singularité des profils dont on s’entoure que l’on arrive à se démarquer et à transgresser.

Int. : Dans votre parcours personnel, d’où vous vient ce besoin de transcender la commande ?

R. B. : J’ai fait des études de philosophie et de lettres, et je viens d’un milieu d’universitaires et de libraires – autant dire, de publiphobes. En dépit des préjugés familiaux, j’ai découvert dans la publicité un monde passionnant, où fourmillent les talents. Néanmoins, j’ai toujours considéré que la meilleure façon de répondre à un client n’était pas d’exécuter parfaitement et strictement sa commande. Derrière le brief se cachent des questions plus profondes. L’agence est connue pour cela – motif du départ de certains clients, d’ailleurs.

Int. : Vous semblez appliquer deux grands principes du management d’entreprise, qui sont d’avoir un centre de recherche et de mener une veille des tendances.

R. B. : Les Magasins généraux sont effectivement un lieu de recherche et développement (R&D) dédié à la création, animé par un esprit de liberté, sans souci de productivité. Cette R&D explore la dimension sociale – comment réussir un projet en rassemblant des personnes très diverses ? – et la dimension artistique – comment montrer l’art ? comment aider les visiteurs à comprendre ce qui leur est présenté ?

Dans un monde toujours plus imprévisible, notre travail de publicitaires nous impose de donner des gages de prévisibilité à nos clients. C’est pourquoi l’agence est dotée d’une cellule d’étude sophistiquée, qui conduit des enquêtes mondiales afin de décrypter des tendances émergentes. Souvent, les manifestations des Magasins généraux font écho à ces études qui préfigurent l’évolution de la consommation et des modes de vie. La cellule a, par exemple, travaillé sur les pratiques amoureuses avant que les Magasins généraux montent l’exposition Futures of Love, sur le sport avant Par amour du jeu et sur l’écologie en prévision de Jardins partagés, notre future manifestation. Le travail que les Magasins généraux mènent auprès des jeunes diplômés d’écoles d’art est du même ressort que celui de la cellule d’étude : qu’ont-ils en tête ? comment voient-ils leur art ? Une fois compilés, tous ces signaux faibles, issus d’outils de prospective variés, dessinent une vision plus claire de ce qui pourrait advenir dans les mois ou les années à venir.

Une indispensable médiation

Int. : Comment établissez-vous la programmation des Magasins généraux – d’autant que vous visez l’objectif ambitieux d’être tout à la fois exigeants et accueillants ? Êtes-vous aidé d’un comité artistique, de partenaires ou d’acteurs locaux ?

R. B. : Jusqu’à présent, nous avons conduit l’expérience au galop. Après l’élan quelque peu improvisé des débuts, nous devons nous asseoir et donner plus de légitimité à la démarche. C’est pourquoi je réfléchis à la constitution d’un comité artistique.

Pour résoudre l’équation entre l’audience et l’exigence, nous menons un travail approfondi de médiation avec la municipalité, les associations engagées sur le territoire, les écoles, les centres aérés, etc. Je suis sidéré par l’absence scandaleuse de médiation dans la majorité des expositions. En effet, elles semblent s’adresser à quelques happy few et négliger les autres. Même aux Magasins généraux, il m’est arrivé de rester perplexe devant des expositions montées par le Cneai : personne n’y comprenait rien ! J’ai eu des débats passionnants avec les responsables de ce centre d’art pointu. Je me suis évertué à les convaincre que l’effort d’explication et d’accompagnement ne dénaturait pas l’expérience et qu’il n’était en rien contradictoire avec l’exigence. Quand on invite des visiteurs à découvrir une exposition, la moindre des choses est de leur parler ! Lors du festival Par amour du jeu, nous avons eu des conversations réjouissantes avec des jeunes qui n’étaient jamais entrés dans une exposition et qui pouffaient devant des œuvres qu’ils trouvaient bizarres. Ce dialogue est notre marque de fabrique ; j’y tiens énormément.

Int. : Avez-vous identifié les composantes d’une démarche de médiation réussie ?

R. B. : La sincérité en est la première condition. Lorsqu’une agence de publicité se lance dans une telle aventure, elle est soupçonnée de faire de la communication. Si c’est le cas, cela se sent très vite. Nos interlocuteurs ont reconnu que nous étions sincères, depuis les pouvoirs publics jusqu’aux marques, en passant par les associations, les artistes et le monde de l’art. Nous nous adressons à tous de la même manière. Il n’y a pas de plan caché.

Malgré les difficultés économiques liées au confinement, nous avons sanctuarisé l’investissement que représentent les Magasins généraux pour l’agence. Pourtant, nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’ils rapportent ! Ils témoignent de la sincérité de notre engagement. Jamais je n’aurais pensé que nous aurions tant de retours en si peu de temps. En cinq ans, nous avons été repérés par des institutions ultra-pointues, comme les Ateliers Médicis, que nous aurions à peine espéré intéresser !

Une révolution plus profonde ?

Int. : La prise en compte de la dimension locale par votre agence est-elle singulière ou annonciatrice d’une évolution plus générale du positionnement des entreprises ?

R. B. : Toutes les entreprises ont compris qu’elles devaient s’inquiéter de leur RSE (responsabilité sociétale des entreprises). En conséquence, chacune construit une politique – ou à défaut, un discours. En la matière, notre démarche est d’autant plus puissante et efficace que nous agissons dans ce domaine depuis près de vingt ans, non par calcul, mais par conviction. Nous n’avons pas attendu l’éclosion des labels RSE pour élaborer une vision de l’entreprise plus large que sa définition classique, qui intègre le local, le social et la culture.

À notre arrivée à Pantin, les maires des communes environnantes et le président du conseil départemental nous ont demandé de les aider à définir l’identité de la communauté d’agglomération, sa “marque”, en quelque sorte. Nous leur avons suggéré de s’appeler La Fabrique du Grand Paris. En allant sur de nouveaux terrains, nous exerçons notre métier avec des acteurs qui n’étaient pas prêts à faire appel à une agence de publicité. Cela ne peut qu’enrichir notre pratique.

Int. : L’aventure des Magasins généraux ne préfigure-t-elle pas l’évolution du métier de publicitaire, dans lequel le hors-média occupe une part croissante ? Ainsi, l’appétence des marques pour l’art et la culture n’est plus l’apanage des groupes de luxe : par exemple, Red Bull finance des résidences d’artistes et des festivals. Je crois aussi savoir que vous avez collaboré avec le chorégraphe Benjamin Millepied à Los Angeles. Comment ces expériences s’intègrent-elles dans la réflexion stratégique de BETC et dans l’évolution du paysage des agences ?

R. B. : D’aucuns annoncent l’avènement du hors-média, mais, dans les faits, les marques sont plus conservatrices qu’elles ne le prétendent. Les Magasins généraux nous permettent d’imaginer des opérations que je rêverais de monter à plus grande échelle avec davantage de marques. J’aimerais, par exemple, renouveler l’expérience que nous avons menée avec Tinder.

Quant à Benjamin Millepied, je l’ai rencontré lors de son retour à Los Angeles. Il venait de quitter la direction de l’Opéra de Paris et montait sa troupe. Je lui ai proposé de créer une petite cellule, dans les locaux de sa compagnie, pour bâtir son écosystème digital et diffuser des cours de danse en ligne. Nous étions à la limite de nos compétences de publicitaires, puisqu’il s’agissait tout à la fois d’un geste artistique et d’un acte de communication. Cela nous a énormément appris. Nous avons également accompagné le plasticien Xavier Veilhan lors de la Biennale de Venise de 2017 : il avait conçu un studio en bois où se déroulaient une foule d’événements, que nous relayions sur internet, pour leur donner un écho mondial. Ce type d’expériences séduit nos clients, et les incitera certainement à tenter de nouveaux formats. Ce faisant, nous participons peut-être au renouveau du métier de publicitaire.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN