Exposé d’Hervé Le Lous

Après mon baccalauréat, je suis entré en prépa au lycée Sainte-Geneviève à Versailles et j’ai mis trois ans au lieu de deux à intégrer l’École normale supérieure. Cette petite leçon d’humilité m’a été très utile pour la suite de ma carrière. J’ai également été frappé par la culture propre à cet établissement catholique. Bien qu’il n’y reste plus que 3 jésuites pour 400 élèves, leur présence a suffi à maintenir cette culture jusqu’à aujourd’hui. Cela me donne confiance dans la possibilité d’instaurer une culture durable au sein d’une entreprise.

Le choix de l’entrepreneuriat

À Normale sup’, j’ai vite compris que je ne ferais pas un bon chercheur, car j’aimais trop l’action. J’ai également été sidéré par le décalage entre la qualité de notre recherche académique et ses faibles retombées dans l’économie française. Par exemple, en dépit du rôle majeur du prix Nobel de physique Alfred Kastler et de Jean Brossel dans la mise au point du pompage optique, qui a préparé l’invention du laser, l’industrie française du laser ne se situe pas dans les premiers rangs mondiaux. Cela m’a donné l’idée, plus tard, de m’appuyer sur des briques de technologies disponibles dans les laboratoires pour essayer d’en faire des produits exploitables, avec aussi peu de seuils à franchir que possible.

Sur ce, je suis parti pendant trois ans étudier à Stanford, accompagné de ma femme Florence, qui étudiait la psychologie comportementale et cognitive pendant que je me lançais dans un doctorat en analyse de la décision. Nous avons découvert que nos deux disciplines avaient un tronc commun, la question de la liberté et de la responsabilité individuelle.

Entre 1978 et 1985, j’ai enseigné la négociation à l’ESSEC (École supérieure des sciences économiques et commerciales) en binôme avec mon épouse. En parallèle, je commençais à m’impliquer dans la SED, filiale du groupe Fournier, dirigé par mon père, qui vendait du maquillage en grande surface. Poussé par mes étudiants – « Si vous croyez à ce que vous enseignez, pourquoi ne le faites-vous pas au lieu de l’enseigner ? » – et pressentant le potentiel de cette entreprise, j’en ai fait l’acquisition en 1987.

Pendant mon séjour aux États-Unis, j’avais observé avec curiosité, dans les hypermarchés, des linéaires consacrés aux compléments alimentaires vitaminés. Persuadé que tout ce qui se développe là-bas finit par arriver en Europe, j’ai vendu l’activité maquillage de la SED pour renforcer la parapharmacie en GMS (grande et moyenne surface), d’abord en lançant la marque de compléments alimentaires Juvamine, puis en rachetant la marque Mercurochrome.

Le succès de Juvamine et le rachat de Mercurochrome

Dès la première année, les produits Juvamine se sont bien vendus, mais il m’a fallu trois ans pour parvenir à l’équilibre et dix ans pour retrouver l’équivalent de ma rémunération horaire d’enseignant.

À partir de 1993, les ventes ont explosé, en particulier grâce à des clips publicitaires de dix secondes, se terminant chaque fois par le fameux slogan « Si juvabien, c’est Juvamine ! », et systématiquement diffusés trois fois d’affilée. Cette méthode nous a valu le prix de la pire publicité de tous les temps, mais nous sommes passés de 0 % à 85 % de notoriété en deux ans, avec un budget équivalant à moins de 100 000 euros par an.

Quand nous avons atteint le seuil de 2 ou 3 millions de boîtes vendues par an, nos sous-traitants nous ont expliqué qu’ils allaient devoir créer une ligne supplémentaire et que, comme elle nous serait dédiée, ce serait à nous de la financer. Pour autant, ils continueraient à prélever une marge sur tous les produits fabriqués.

Cela nous a conduits à créer notre propre usine, à Forbach, dans un ancien bassin minier en reconversion, en décalage total avec la tendance fabless de l’époque. La production est un levier stratégique, que ce soit pour accélérer le développement des produits, ou encore pour maîtriser l’approvisionnement, ce qui est crucial quand vous vous adressez à la grande distribution. À la moindre rupture de stock, vous devez verser des pénalités et, inversement, vous êtes à la merci d’une annulation de commande qui vous oblige à gérer des surstocks, ce qui est très complexe lorsque vous produisez en Inde ou en Chine. Depuis la création de l’usine de Forbach, j’ai toujours été un fervent défenseur de la production en France.

La marque de parapharmacie de la SED, Sedastéril, était prise en étau entre Hansaplast et les MDD (marques des distributeurs). Pour nous imposer, il nous fallait une marque forte. J’ai donc racheté, en 1996, les Laboratoires Mercurochrome, qui distribuait ses petites bouteilles rouges en pharmacie. Je lui ai retiré son AMN (autorisation de mise sur le marché) afin de pouvoir vendre ses produits dans les grandes surfaces et, en une dizaine d’années, les parts de marché de Hansaplast ont dégringolé de 85 % à 3 %.

La reprise d’URGO

En 2002, au décès de mon père, j’ai convaincu les 120 actionnaires des Laboratoires Fournier de céder l’entreprise. En tant que laboratoire pharmaceutique, elle devait consacrer un total de 600 millions à 1 milliard d’euros à la recherche d’un nouveau produit, avec une énorme incertitude sur l’aboutissement des projets. À mon sens, cela en faisait une activité trop risquée pour une entreprise à actionnariat familial. Pour ma part, j’ai racheté une des activités du Groupe, celle d’URGO, dont le chiffre d’affaires était de 150 millions d’euros.

Une gestion laxiste

Avec la création de Juvamine et le rachat de Mercurochrome, j’étais passé très progressivement de 30 à 300 salariés, ce qui m’avait permis de façonner la culture de l’entreprise. En rachetant URGO, je me suis retrouvé face à une culture déjà bien ancrée, qui ne me convenait pas vraiment.

En effet, mon père, en vieillissant, avait lâché les rênes et confié la gestion d’URGO à un collège de managers qui avaient coopté l’un d’entre eux pour les diriger. Or, un chef désigné par ses pairs peut difficilement leur donner des ordres, car il se sent redevable envers eux. Il se produit alors un phénomène appelé “évitement amical” (friendly avoidance) qui consiste à gommer toutes les aspérités, à éviter de prendre des risques et à privilégier des décisions qui ne choquent personne. Le résultat parlait de lui-même : URGO, entreprise pharmaceutique, réalisait 2 % de marge, quand Juvamine, entreprise de compléments alimentaires distribués en grande surface, obtenait 14 % de résultat net. L’entre-soi des managers engendrait une gestion laxiste, du copinage, de la manipulation et, au total, des résultats médiocres.

Des objectifs ambitieux

J’ai décidé de mettre un terme à cette dérive et j’ai imposé aux cadres d’URGO des objectifs ambitieux. J’ai exigé que, dans un délai de trois ans, le chiffre d’affaires soit multiplié par deux et que le résultat net (qui était alors de 3 millions d’euros) soit multiplié par quatre. Leur réponse m’a stupéfié : « Pourquoi vouloir autant de marge ? Vous n’êtes pas assez riche ? » Il m’a fallu cinq ans pour faire comprendre aux managers et à leurs équipes que les marges sont les “airbags” de l’entreprise. Je leur rappelais sans cesse que, lorsque la centrale d’achat de E.Leclerc, du jour au lendemain, avait cessé de passer commande à Juvamine, nous avions perdu 20 % de notre chiffre d’affaires et que, sans les marges confortables dont nous disposions sur les 80 % restants, nous n’aurions pas pu payer les salaires.

L’investissement dans la recherche

Pour atteindre ces objectifs, j’ai décidé d’investir massivement dans la recherche. J’ai commencé par demander à la R&D d’URGO de m’expliquer ce qu’est une plaie. À travers une série de photographies assez peu plaisantes à regarder, j’ai appris que l’évolution d’une plaie se déroule en trois phases et qu’il existe des pansements adaptés à chacune de ces phases. J’ai triplé le budget de recherche et demandé aux équipes de R&D de mettre au point le meilleur produit du marché pour chacune de ces trois catégories, et ce, dans un délai de cinq à dix ans. Et elles l’ont fait ! Ce qui montre qu’en libérant et en encourageant, on crée plus de valeur qu’en contraignant et en punissant.

À l’époque, le crédit d’impôt recherche pouvait représenter jusqu’à 60 % de l’investissement, du moins lorsque l’entreprise travaillait avec des laboratoires publics. Depuis, cet avantage a été fortement réduit, mais, entre-temps, nous avons atteint l’objectif de disposer des meilleurs produits au monde dans les trois catégories de pansements. Il s’agissait non seulement d’un objectif, mais d’une obligation. Compte tenu des divers impôts, cotisations, charges, taxes et prélèvements auxquels les entreprises sont assujetties en France, les salariés français sont les plus chers au monde. Il faut donc qu’ils produisent les meilleurs produits, afin de pouvoir les vendre au prix le plus élevé du monde.

Les “meilleurs produits” ne relèvent pas forcément des plus hautes technologies. Par exemple, nous avons créé une bande de contention dans laquelle la couche d’ouate et la couche de bande élastique sont cousues ensemble, ce qui permet aux soignants de poser une bande au lieu de deux. De plus, nous avons dessiné des formes qui apparaissent ovales sur la bande rétractée et rondes lorsque la bande est étirée avec la bonne tension. Ainsi, les soignants savent immédiatement si la bande est correctement posée ou non. Cette innovation, que nous avons brevetée, nous permet de détenir le leadership de ce marché.

Un seul ratio : REX/ETP

J’en viens maintenant aux méthodes de gestion que j’ai mises en œuvre dans mon entreprise pour atteindre ces résultats.

J’aime beaucoup l’aphorisme : « Sales is vanity, profit is sanity, cash is reality. » Le ratio que j’ai constamment privilégié est le rapport entre le résultat d’exploitation et le nombre d’équivalents temps plein (ETP), c’est-à-dire la rentabilité du salarié moyen. La raison en est simple : ma responsabilité d’employeur est de m’assurer qu’en cas de coup dur, comme l’annulation de la commande de E.Leclerc, je peux garantir au minimum six mois de salaire à mes employés, le temps d’absorber ce “trou d’air”.

Analyse de la décision et assertivité

L’objectif de marge doit être non négociable si l’on veut éviter les raisonnements à perte de vue du type : « Pour faire de la marge, il faut du chiffre d’affaires, et pour augmenter le chiffre d’affaires, il faut accorder des ristournes, mais si on accorde des ristournes, on réduit la marge. »

Le seul moyen de définir un objectif qui ne sera pas remis en question est de connaître en détail tous les mécanismes d’ajustement fins de l’entreprise, ce qui exige un travail colossal d’analyse des décisions.

Cela demande également de veiller au respect des droits de chacun (ceux de la direction et ceux des salariés) si l’on veut obtenir la transparence qui permettra d’accéder à cette connaissance. C’est ce que l’on appelle l’assertivité, c’est-à-dire la capacité à exprimer son opinion et à défendre ses droits sans empiéter sur ceux des autres. L’objectif est que chacun se sente bien, “droit dans ses bottes”, parfaitement au clair sur ce qu’il a à faire. C’est à cette condition que la communication devient fluide, que chacun comprend les arbitrages effectués et que l’on peut déléguer le pouvoir en confiance.

Se débarrasser des “petits chefs” toxiques

Pour cela, il est impératif également de se débarrasser des “petits chefs” qui harcèlent leurs collaborateurs au travail. On peut les répartir en deux catégories : les maladroits et les vrais toxiques. On estime que ces derniers, c’est-à-dire les pervers narcissiques, représentent 5 % de la population, hommes et femmes confondus. Malheureusement, un pervers narcissique n’est pas très facile à identifier. En général, il se choisit un souffre-douleur qui est une personne très compétente, mais également très discrète, qu’il prend plaisir à humilier. Vis-à-vis de ses supérieurs, en revanche, le pervers narcissique se montre agréable, gentil, flatteur. Personnellement, j’ai appris à reconnaître ces individus grâce à l’absence de sincérité de leurs compliments. Par exemple, si un pervers narcissique vous encense – « Vous êtes vraiment formidable et votre équipe est géniale » – et que vous lui demandez en quoi vous êtes formidable, il rajoute du flou sur le flou : « Tout ce que vous dites est parfait, j’adore ce que vous faites. »

Un autre indice est, bien sûr, un taux de démissions anormalement élevé dans son équipe. Les motifs invoqués sont toujours légitimes : « Mon compagnon est muté dans une autre région », « J’ai trouvé un emploi qui correspond mieux à ma sensibilité »... Dès que l’on enregistre deux ou trois démissions dans un même service, il faut aller y regarder de plus près.

Un troisième indice est le fait que, lorsque vous vous rendez dans le service en question, les gens ne vous regardent pas dans les yeux et que, lorsque vous les interrogez, ils vous parlent de « leur chef de service » au lieu de désigner leur chef par son prénom.

J’ai fait mienne la formule de Jeffrey J. Fox, tirée de son excellent ouvrage How To Become A Great Boss : « Hire slow, fire fast. » Une fois qu’on a pris la décision de se séparer de quelqu’un, il faut la mettre à exécution très rapidement, car une personne qui se sent menacée peut faire beaucoup de tort à l’entreprise.

Réaliser des économies et renforcer l’efficacité

Que ce soit dans les entreprises, dans les ménages ou au niveau de l’État, les dépenses sortent par wagons-citernes et les économies rentrent par dés à coudre.

Quand j’ai pris la direction d’URGO, j’ai découvert que nous rémunérions un prestataire pour venir arroser les plantes vertes tous les lundis matin. En calculant ce que coûterait le fait qu’un salarié consacre trois minutes de son temps à remplir un verre d’eau au lavabo et à le verser sur la plante verte, j’ai estimé que recourir à un prestataire nous revenait dix fois plus cher. Si l’on additionne le nombre de dés à coudre que l’on peut remplir dans une entreprise, cela finit par représenter des millions d’euros.

La fonction sur laquelle il y a le plus à gagner est la communication, dont le coût est largement sous-estimé. Les cadres passent 95 % de leur temps à communiquer à travers des rapports, des réunions et des conversations. Dans un groupe comme URGO, augmenter de 10 % l’efficacité de la communication des cadres représente une économie de 10 millions d’euros par an.

Pour accroître cette efficacité, j’ai, entre autres, banni l’application PowerPoint. Lorsqu’une décision calamiteuse a été prise et que, six mois ou un an plus tard, on essaie de comprendre comment on a pu en arriver là, il s’avérerait inutile de chercher l’explication dans le PowerPoint présenté à l’époque : les listes à puces et les graphiques sont jolis, mais inexploitables après six mois. C’est pourquoi j’ai imposé de remplacer PowerPoint par Word et de privilégier les phrases simples, avec un sujet, un verbe, un complément d’objet direct et des compléments circonstanciels de temps et d’argent : « Je recommande de lancer tel produit, dont j’attends telle marge, pour telle date, avec tel investissement. » Et on ajoute : « En l’absence de réponse avant telle date, je considèrerai que cette recommandation est adoptée. » Il est beaucoup plus facile, avec des textes de ce type, de retrouver l’origine de l’erreur ou de la bonne méthode à reproduire.

Encourager les “recommandations”

L’un de mes étudiants, qui avait fait un stage chez Procter & Gamble, en a rapporté la pratique des “recommandations”, que j’ai faite mienne, en l’adaptant beaucoup. L’idée est de donner à tout collaborateur la possibilité de formuler une suggestion, puis d’obtenir que sa proposition soit analysée et, si elle est jugée bonne, qu’elle soit mise en application.

Pour cela, il faut au préalable que le “recommandeur” obtienne l’accord d’un “décideur”, c’est-à-dire de quelqu’un qui dispose de l’autorité pour faire analyser la proposition puis, le cas échéant, la faire appliquer. Une fois que le décideur est convaincu de l’intérêt de la recommandation, il rédige une lettre de mission afin que le recommandeur puisse déranger un certain nombre de personnes pour analyser son idée. Dans les débuts, je faisais imprimer la lettre de mission la plus importante (une seule à la fois) en rouge. Quand un chef de produit voyait arriver quelqu’un muni de ce texte en rouge, il devait interrompre immédiatement ce qu’il faisait pour se mettre au service du projet. En effet, je m’étais rendu compte qu’un projet passe 95 % du temps à “dormir” et 5 % seulement à “travailler”, c’est-à-dire à être entre les mains de quelqu’un qui s’en occupe.

La deuxième étape du parcours d’une recommandation est la consultation des experts, qui doit se faire en “marguerite”. Au lieu d’immobiliser le porteur de projet et 10 experts pendant une réunion qui durera dix heures si l’on veut que chacun puisse faire part de son expertise, ce qui coûtera cent dix heures de travail à l’entreprise, le porteur de projet interroge chaque expert séparément pendant une heure, ce qui ne requiert que vingt heures de travail.

Il peut arriver, mais c’est rarissime, qu’une recommandation soit acceptée à ce stade. À défaut, lors d’une réunion appelée “pompe à scoumoune”, le chef de projet présente à nouveau son idée à l’ensemble des experts, en expliquant comment il a résolu les difficultés déjà soulevées et en leur demandant explicitement d’en détecter de nouvelles. Plus le nombre de difficultés pointées est important, plus les participants sont ravis : « C’est fantastique comment on a démoli ce projet ! » Le but est d’anticiper autant de problèmes que possible afin de les résoudre à l’avance. Bien sûr, dès que quelqu’un identifie un obstacle, un autre participant propose une autre difficulté, car l’esprit humain est extrêmement créatif dans le négatif.

Cette règle s’applique aussi aux dirigeants. Tout au long de ces années, j’ai répété à mes équipes : « Never let me make a mistake. » Comme il n’est pas évident de s’opposer à son chef, j’ai embauché de jeunes attachés de direction dont c’était la mission. Pendant les réunions, ils n’hésitaient pas à lever la main pour dire : « Je ne suis pas d’accord avec toi ! » Les autres participants, en particulier ceux âgés de 50 ou 60 ans, étaient stupéfaits de voir que ces jeunes se permettaient de me tutoyer et de me dire qu’ils n’étaient pas d’accord. Ils en concluaient qu’ils pouvaient, peut-être, me dire qu’eux non plus n’étaient pas d’accord…

Au cours de ce processus, toutes les recommandations alternatives éliminées sont soigneusement notées. Pour épargner les egos, on veille à clarifier les raisons pour lesquelles elles ont été écartées, c’est-à-dire à préciser en quoi elles ne correspondaient pas à tel ou tel des critères déterminés d’avance (le fait de privilégier le court terme ou le long terme, la sécurité ou le risque, la qualité ou la marge financière, etc.).

Cinq règles d’or

Nous appliquons cinq règles d’or au sein du groupe URGO. La première est l’assertivité, déjà évoquée : faire respecter ses droits et respecter ceux des autres. Durant mes débuts chez URGO, tout le monde m’appelait l’actionnaire. Il a fallu dix ans pour que les gens m’appellent Hervé, comme chez Juvamine. Il a fallu dix ans aussi pour qu’ils apprennent à s’exprimer de façon factuelle, à oser critiquer, à complimenter, ou encore à oser dire non. Pour que ces techniques de communication assertive se diffusent dans l’entreprise, il était nécessaire de former absolument tout le monde. Au sein d’URGO University, toutes les catégories de salariés se mélangent pour acquérir ces techniques : les directeurs généraux, les cadres, les assistantes, les agents de production, les agents de maîtrise, etc.

La deuxième règle d’or est l’écoute, qui se traduit par la capacité à répéter mot pour mot ce que votre interlocuteur a dit. Certes, on perd un peu de temps dans cette répétition, mais beaucoup moins que si l’on n’écoute pas la personne en question, car, dans ce cas, elle risque de répéter dix fois la même chose.

La troisième règle est d’employer systématiquement le pronom je et de bannir le on. Si quelqu’un exprime une recommandation, il doit le faire à la première personne du singulier. Il en va de même pour celui qui prend la décision. Ce qu’une personne a fait, elle peut le défaire très vite, mais si c’est un groupe projet de 15 personnes qui recommande un plan d’action aux 10 membres de la direction générale, le jour où l’on s’avisera qu’une mauvaise décision a été prise, il faudra un an avant de modifier le plan d’action.

La règle suivante consiste à assumer et discerner. En disant je, la personne assume à la fois le bon et le mauvais de son action. À l’issue de cette dernière, elle en rend compte et son témoignage, quel que soit le succès de l’action, sera riche d’enseignements pour les autres.

Notre dernière règle d’or consiste à mesurer sans juger. Nous essayons de ne pas parler d’échec ni de dire « c’est bien » ou « c’est mal ». Nous nous contentons d’évaluer si les objectifs ont été atteints ou non. Dans la mesure où ce résultat a été mesuré, on peut espérer que les erreurs commises ne se répéteront pas. Le fait de se focaliser sur l’atteinte des objectifs permet de rester du côté de la raison au lieu de verser dans les émotions.

Le groupe URGO aujourd’hui

Aujourd’hui, le groupe URGO réalise un chiffre d’affaires de près d’1 milliard d’euros, dont 44 % en France. Le reste est réalisé pour 80 % en Europe. Nos plus belles filiales se trouvent au Royaume-Uni, en Allemagne, aux États-Unis et en Espagne. Le chiffre d’affaires des États-Unis devrait devenir plus important que celui de la France d’ici un ou deux ans.

En revanche, 80 % de ce que nous vendons est fabriqué dans nos usines françaises : à Dijon (Côte-d’Or), pour les pansements et les fournitures hospitalières ; à Forbach (Moselle) pour les vitamines ; à Denain (Nord) pour la diététique et les ventes en magasin bio ; à Veauche (Loire) pour les bandes de contention. Nous aurons bientôt une usine aux États-Unis, exclusivement pour les produits spécifiques à ce marché.

La transmission

Dans mes débuts, en 1985, j’ai fait inscrire dans les statuts de l’entreprise le fait que son dirigeant ne pouvait pas être âgé de plus de 70 ans. Quand la date fatidique a commencé à se rapprocher, mon équipe m’a demandé si je souhaitais faire modifier les statuts. J’ai répondu : « Surtout pas ! » Je me sentais en pleine forme, mais il est clair qu’à partir d’un certain âge, le cerveau change et, en parallèle, le monde change aussi. Je m’étais donné cinq ans pour assurer la transition avec mes trois fils et, en 2020, à l’âge de 70 ans, j’ai effectivement pris ma retraite.

Aujourd’hui, le groupe URGO est une entreprise à 100 % familiale, dont les parts sont réparties entre mes fils et moi. Nous n’avons pas d’actionnaires minoritaires, donc pas de contestations en assemblée générale ; pas de dettes, donc pas de banquiers ; et nous ne sommes pas cotés, donc nous n’avons pas besoin de communiquer nos résultats au marché. De surcroît et surtout, cette situation nous permet d’avoir une vision à très long terme. J’ai travaillé pour préparer la transmission de cette entreprise à mes enfants et eux-mêmes travaillent pour leurs propres enfants. Cette anticipation nous conduit à prendre des décisions dont la portée est d’une trentaine d’années.

Le fait d’être propriétaires à 100 % de l’entreprise change aussi l’état d’esprit avec lequel on la dirige et pousse à s’inspirer de la formule de Margaret Thatcher : « I want my money back »… Voici une anecdote pour l’illustrer. Un jour, j’ai recruté un nouveau directeur général, qui venait de la banque d’affaires. Lors de son embauche, il m’avait remis un chèque correspondant à un an de son salaire pour acheter des parts de l’entreprise. Il tenait à prouver ainsi son implication et aussi sa confiance dans la stratégie de l’entreprise. Peu après son arrivée, il m’a proposé une superbe acquisition, avec un TRI (taux de rentabilité interne) mirobolant, démontré par une myriade de graphiques. À la fin de son exposé, je lui ai demandé : « Puisque vous êtes actionnaire de l’entreprise, considérons que vous investirez 10 000 euros dans cette opération et que je miserai le reste de la somme. À votre avis, dans combien de temps allez-vous revoir votre argent ? » Il m’a répondu : « C’est vrai que vu sous cet angle, c’est un peu différent… »

Un tableau Excel relève de la rationalité, mais un chèque signé de votre propre main a quelque chose de terriblement affectif. Tout ma vie, j’ai essayé de concilier ces deux mondes, c’est-à-dire de donner de la place aux émotions sans perdre le filtre de la rationalité.

Un livre, un compte Instagram et quelques aphorismes

En 2022, l’un de mes fils m’a suggéré d’écrire un livre pour partager mon expérience. Cet ouvrage, Accroche ta charrue à une étoile – Décrypter la réussite de URGO, a été publié en 2023. Son titre fait référence aux deux pôles qui m’ont continuellement guidé au cours de ma carrière, l’émotion et la rationalité.

L’étoile symbolise le rêve, a priori inaccessible, de redresser une entreprise de maquillage qui enregistrait 3 millions d’euros de pertes et d’en faire la première entreprise de parapharmacie en grande surface, devenue ensuite URGO, avec un chiffre d’affaires d’1 milliard d’euros. En général, tout le monde surestime ce qu’il est capable de faire en un an et sous-estime ce qu’il est capable de faire en dix ans. Aujourd’hui, trente ans après, ce rêve inaccessible est devenu réalité.

Sans l’émotion, les entreprises ne peuvent pas viser grand, mais sans la raison, leur taux de survie est faible. En France, il se crée 500 000 entreprises par an, sans compter les autoentreprises. Au bout de cinq ans, 85 % d’entre elles ont disparu et il n’en reste donc que 15 000. Après dix ans, il y en a 450 (soit moins de 1 entreprise sur 1 000), qui sont de belles PME avec plus de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires. Le filtre de la raison est donc indispensable pour prendre des décisions extrêmement précises et rigoureuses.

En 2024, mon fils m’a suggéré une deuxième idée, plus loufoque que la première : créer ma page sur un réseau social. J’ai écarté d’emblée TikTok, ce réseau chinois destiné à rendre nos enfants idiots, pour choisir Instagram, sur lequel j’ai ouvert un compte intitulé Urgo Boss. À ma grande surprise, cette page est suivie par 210 000 personnes et a déjà accumulé 12 millions de vues1.

Pour finir, voici quelques-uns de mes aphorismes préférés : « Le futur se prépare, il ne se prévoit pas », « Hard on facts, soft on people », « Bonjour émotion, qu’as-tu à me dire ? », « Ne croyez pas qu’en donnant du poulet à un tigre, il deviendra végétarien », « Libérer et encourager crée plus de valeur que contraindre et punir. »

1. Chiffres au 7 novembre 2025.

Débat

Ancrage industriel français et développement international

Un intervenant : Comment conciliez-vous votre ancrage industriel français et votre stratégie de conquête des marchés internationaux ?

Hervé Le Lous : J’ai hérité d’une usine de pansements qui avait été implantée à Bangkok avant que je ne prenne la tête de l’entreprise. Certes, les salaires des ouvrières sont plus faibles là-bas, ce qui permet d’acheter moins de machines, mais la rémunération du contrôleur de gestion est deux fois plus élevée qu’en France, car il s’agit d’un expatrié. Le prix de l’assurance qualité est le même et les salaires des ingénieurs de réglages sont identiques. Au total, le prix de revient n’est pas très différent et les délais sont beaucoup plus longs. Je préfère donc produire en France.

Notre objectif est néanmoins que la part du marché français, actuellement de 45 %, descende à 30 % d’ici trois ou quatre ans. C’est un défi, car ce marché connaît une croissance de 7 à 10 % par an. Tenir l’objectif nécessite donc de nous développer énormément à l’international, comme aux États-Unis, où notre croissance est de 35 %.

URGO University

Int. : Tous les salariés du Groupe sont-ils obligés de suivre les formations d’URGO University ?

H. L. L. : C’est l’inverse, car ceux qui souhaitent y participer doivent s’inscrire et les heureux élus font l’objet d’une procédure de sélection. Chaque année ont lieu 6 cours qui accueillent une vingtaine de personnes chaque fois. Au bout de dix ans, environ 1 200 personnes ont pu y accéder.

Le rôle des aphorismes

Int. : Quel usage faites-vous des aphorismes ?

H. L. L. : Souvent, quand on cite un aphorisme, tout le monde rit. Le rire aidant à mémoriser la formule, cela permet, ensuite, de réfléchir à sa signification.

Int. : Que voulez-vous dire par « Ne croyez pas qu’en donnant du poulet à un tigre, il deviendra végétarien » ?

H. L. L. : C’est une allusion à une fable indienne, l’équivalent du Petit Chaperon rouge. Un petit garçon traverse la forêt pour apporter un poulet à sa grand-mère. Soudain, il aperçoit un tigre qui le suit. Voulant l’amadouer, il lui jette une aile du poulet, mais le tigre se rapproche. Il lui jette alors l’autre aile, puis une cuisse, puis l’autre cuisse… À la fin, le tigre se jette sur le petit garçon et le dévore. Cette formule vise à faire comprendre qu’en négociation, il ne faut jamais rien donner, mais toujours obtenir des contreparties.

La transmission

Int. : Comment se passe la transmission de l’entreprise à vos fils ?

H. L. L. : Dès la création de la holding, j’en ai cédé à mes trois fils la nue-propriété, sur laquelle j’ai payé des droits de donation relativement faibles. J’en ai conservé l’usufruit, dont ils hériteront à ma mort.

Tous trois occupent des postes de managers dans l’entreprise. Briac gère la partie grand public (URGO, Mercurochrome, Juvamine, Ricqlès, Super Diet, etc.) et Guirec s’occupe de la partie médicale, chacune de ces deux parties représentant à peu près la moitié du chiffre d’affaires. Tristan est chargé du “régalien” : la compliance, les finances, le contrôle de gestion, les acquisitions, etc.

Chacun est autonome dans ses décisions, sauf pour ce qui nécessite un arbitrage au niveau de la holding. Cela ne nous prend qu’une heure par mois et nos décisions sont unanimes, ou ne sont pas.

Comment maintenir la culture d’entreprise ?

Int. : Pensez-vous que, dans vingt-cinq ans, ils auront réussi à maintenir la culture d’entreprise que vous avez instaurée ?

H. L. L. : Mes fils adhèrent à cette culture. Ce sont eux qui m’ont demandé d’écrire un livre, de créer la page Instagram et de poursuivre mes cours à URGO University.

Int. : En cas de croissance externe par acquisition d’une entreprise dont le chiffre d’affaires serait de 150 millions d’euros, par exemple, parviendront-ils à imposer à cette dernière la même culture ?

H. L. L. : En général, nous rachetons des entreprises familiales dont le chiffre d’affaires n’excède pas 50 millions d’euros et qui ont un peu le même état d’esprit que la nôtre, que ce soit en Pologne, en Colombie ou aux États-Unis. La situation sera différente dans le cas d’une grosse acquisition, mais ce sera à mes fils de s’en débrouiller !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT