Exposé de Laurent Darmon

Quelques mots d’abord pour vous dire d’où je parle. J’ai commencé ma carrière en tant que banquier. Bien qu’ayant suivi une formation en école de commerce et obtenu un master 2 à Dauphine ainsi qu’un diplôme d’analyste financier de la SFAF (Société française des analystes financiers), j’ai débuté au poste de conseiller en clientèle dans le contexte économique morose de la guerre du Golfe. Après quelque temps, je suis passé de la clientèle des particuliers à celle des professionnels, puis je suis devenu animateur commercial, puis directeur d’agence, avant d’être embauché par l’inspection générale du Crédit Agricole.

Depuis une dizaine d’années, je me consacre aux technologies digitales et j’ai assisté, en 2017, au basculement du Crédit Agricole du concept d’“évolution digitale” vers celui de “révolution digitale”.

La révolution digitale dans l’univers bancaire

Dans le secteur bancaire, cette révolution est venue de deux sources, la réglementation et la technologie. L’évolution de la réglementation européenne a mis fin au monopole des banques, en obligeant notamment ces dernières à mettre leurs données à la disposition de tiers, ce qui permet à leurs clients de consulter leurs comptes et même d’initier des paiements à partir d’autres applications. La technologie permet à des acteurs de se positionner sur un petit maillon de la chaîne de valeur de la banque et de l’exploiter au sein de leur propre écosystème.

De nouveaux acteurs se sont saisis des opportunités offertes par la disparition du monopole bancaire sur le secteur des paiements. Certains se sont positionnés du côté du contact avec le client, comme les néobanques (qui proposent des comptes courants, des cartes bancaires et une gestion entièrement sur téléphone mobile), les outils de cagnotte en ligne, de crowdfunding, de paiement communautaire, de gestion des notes de frais, ou encore les PFM (Personal Finance Manager).

D’autres se sont spécialisés dans des métiers de back office tels que les opérations SEPA (Single Euro Payments Area), l’émission de cartes bancaires, le traitement des paiements par carte bancaire, les virements internationaux, le Credit-as-a-Service, l’assurance IARD (incendies, accidents et risques divers), ou encore l’affacturage.

Enfin, à l’instar de Google, qui se positionne entre les annonceurs et les internautes destinataires des publicités, ou d’Uber, qui gère des taxis sans posséder un seul véhicule, un troisième type d’acteurs joue le rôle de plateforme ou “d’orchestrateur”, ce qui leur permet de proposer de la Bank-as-a-Service.

Des exemples de disruption

Le succès de Stripe, une start-up américaine fondée en Irlande, en 2010, et valorisée 50 milliards de dollars en 2023 (soit davantage que Crédit Agricole SA et la Société Générale réunis), repose à l’origine sur une dizaine de lignes de code. Il suffit qu’une entreprise les intègre à son site internet pour qu’elle puisse accepter des paiements en ligne, et cela ne lui prend que sept minutes. Auparavant, une société qui voulait distribuer ses produits en ligne devait prendre rendez-vous avec son banquier, lui expliquer son projet et mettre en contact leurs agents technico-commerciaux respectifs pour refondre l’architecture du site. Désormais, on parle de Bank-as-a-Code.

Les entreprises qui vendent leurs produits sur la place de marché d’Amazon ont généralement besoin d’un fonds de roulement pour pouvoir constituer les stocks qui leur permettront de répondre sans délai aux nouvelles commandes. Contrairement aux banquiers, qui, faute de disposer de l’historique des ventes de ces entreprises, peuvent se montrer frileux pour leur accorder des crédits, Amazon a accès à leurs chiffres d’affaires et aux commentaires des utilisateurs. Cette firme s’est donc associée à Goldman Sachs pour proposer à ses vendeurs partenaires des crédits allant de 1 000 à 750 000 dollars sur un an, ce que l’on peut décrire comme une offre de Bank-as-a-Service.

Il en va de même pour Uber qui, en Amérique du Sud, a noué un partenariat avec le groupe bancaire espagnol BBVA, afin de proposer des services bancaires à ses chauffeurs : ils disposent d’une carte de paiement, accèdent à leur compte sans quitter l’application Uber et peuvent s’y faire verser des avances sur rémunération.

Le monde bancaire mis au défi de se réinventer

Face à l’émergence de cette concurrence, le monde bancaire est mis au défi de se réinventer.

Les trois modèles gagnants de la révolution digitale sont illustrés par Apple, Google Alphabet et Amazon. Apple offre ce qu’il présente comme les meilleurs téléphones possibles grâce à l’intégration complète de la filière, de la conception jusqu’à la distribution. C’est le modèle “intégré haut de gamme”. Google Alphabet est un univers de briques intelligentes mises à la disposition de tous les vendeurs de téléphones pour les intégrer de façon très simple dans des modèles Android. C’est le modèle “fournisseur intelligent”. Enfin, Amazon met en relation l’ensemble des vendeurs et des acheteurs afin que ceux-ci aient l’assurance de trouver le téléphone qui leur convient le mieux dans l’immense catalogue proposé. C’est le modèle “plateforme ouverte”.

À l’origine, la banque est conçue selon le modèle du guichet unique. Dans chaque agence, les conseillers bancaires proposent tout un éventail de services et de produits : crédit, épargne, crédit à la consommation, assurance, etc. C’est sur la relation “complète” et de long terme qu’ils entretiennent avec leurs clients que repose la rentabilité de la banque. Peu à peu, on est passé d’un conseiller classique à un conseiller omnicanal, puis à la mutualisation de certaines opérations au sein d’agences centrales. Désormais, tout est digitalisé et le conseiller ne représente plus qu’un canal d’accès aux services bancaires parmi d’autres.

Outre l’amélioration de ce modèle intégré grâce à sa digitalisation, à l’exemple d’Apple, la banque peut s’inspirer du modèle Google Alphabet, c’est-à-dire vendre ses produits à des acteurs extérieurs au monde bancaire, ou encore du modèle Amazon, en proposant les produits de fintechs afin de pouvoir offrir la plus grande gamme de services possible.

La Fabrique by CA, un start-up studio

Face à ces modèles disruptifs et aux nouveaux entrants qui se passent d’une relation globale pour être plus pertinents, le défi pour le Crédit Agricole est particulièrement redoutable compte tenu de sa taille, liée à son modèle historique. Première banque française, avec 33 % de parts de marché en France (incluant les Caisses régionales, LCL et BforBank), c’est aussi la dixième banque mondiale, avec 53 millions de clients à travers le monde et 100 milliards de fonds propres. Le Crédit Agricole est ainsi confronté à de multiples concurrents tout autour de la planète, qui peuvent s’avérer plus agiles et même plus puissants sur leur spécialité.

L’une des réponses à ce défi a consisté, à côté de la modernisation de son modèle intégré (de type Apple), confiée aux métiers historiques du Crédit Agricole, à créer La Fabrique by CA pour hybrider ce modèle avec les deux autres, celui de Google Alphabet (modèle fournisseur intelligent) et celui d’Amazon (modèle plateforme ouverte).

La Fabrique n’est pas un incubateur ni un dispositif d’intrapreneuriat, mais véritablement un start-up studio, c’est-à-dire un espace de création d’entreprises innovantes. Sa mission consiste à lancer de nouveaux métiers non portés par le modèle cœur, à soutenir les métiers historiques sur de nouveaux univers de besoins et à promouvoir des modèles d’affaires innovants comme le Beyond Banking ou la finance embarquée. Ceci se fait à travers une “fusée” à deux étages.

Le premier étage est le lancement d’activités opérationnelles en favorisant le make, c’est-à-dire la création de start-up en marque propre, ce qui nous donne la capacité de les tester et de pivoter rapidement pour trouver le bon positionnement marché, plutôt que le buy, c’est-à-dire l’achat de start-up, qui peut être très coûteux et poser de redoutables problèmes d’intégration.

Le deuxième étage de la fusée est l’accélération de ces start-up et leur passage à l’échelle en profitant de la puissance du Groupe, ce que nous appelons l’hybridation. Pour une start-up, il est relativement facile de passer de 0 à 1 et, pour un grand groupe, de 10 à 100. Toute la difficulté est de passer de 1 à 10. Cela suppose de prendre en compte les enjeux d’industrialisation dès la conception de la nouvelle activité, puis de construire des synergies commerciales et stratégiques avec les métiers et le réseau bancaire du Groupe et, enfin, d’accélérer la croissance via le développement à l’international et le lancement d’activités secondaires.

Le parcours d’une nouvelle société

Concrètement, le parcours d’une nouvelle société comprend quatre étapes.

La première, baptisée Imaginer, consiste à valider un axe stratégique avec le Groupe, en identifiant un besoin client, une proposition de valeur différenciante, un modèle économique en adéquation avec la stratégie du Groupe.

La deuxième étape, Concevoir, vise à définir le nouveau produit en anticipant ses futures synergies avec le Groupe. Il est porté par une petite équipe de collaborateurs présents dans le start-up studio, complétée par quelques recrutements. Ces deux premières phases se déroulent dans un open space au sein même du start-up studio.

À la phase suivante, Lancer, l’entreprise s’installe dans des nouveaux locaux en propre, à un autre étage du même bâtiment. Elle se dote d’une structure juridique, étoffe son équipe et commence à déployer le produit et à passer à l’échelle avec l’appui du Groupe. Elle est cependant encore dépendante du start-up studio, celui-ci assurant un certain nombre de fonctions telles que la finance, la sécurité informatique, l’architecture technique, la comptabilité, ou encore la paie. Cependant, au fur et à mesure que l’entreprise grossit, ces fonctions sont internalisées.

À la quatrième étape, Améliorer, l’entreprise sort de La Fabrique pour être accueillie dans un des incubateurs du Groupe, les Villages by CA. Elle gagne peu à peu son autonomie, mais à la façon d’un étudiant qui revient périodiquement chez ses parents pour laver son linge… Jusqu’à ce qu’elle devienne mature, avec environ une centaine de salariés, son hybridation avec le Groupe Crédit Agricole est gérée par La Fabrique.

Un quintuple filtre

Dans un environnement bancaire qui, culturellement, montre peu d’appétence pour le risque, La Fabrique a la responsabilité de réduire au minimum le taux d’échec de ses start-up. Ceci la conduit à favoriser, plutôt que la R&D, le modèle Copycat, qui consiste à s’inspirer de propositions de valeur ayant déjà démontré leur intérêt, que ce soit en France ou à l’étranger, tout en les adaptant au modèle du Crédit Agricole.

Les idées nouvelles doivent, pour cela, traverser avec succès cinq grands filtres : la stratégie (« S’agit-il d’une activité en ligne avec la stratégie du Groupe ? »), la taille du marché (« Son marché est-il assez profond et solvable ? »), l’accessibilité (« Peut-on viabiliser une start-up avec un investissement raisonnable ? »), le “plus” (« Le Crédit Agricole peut-il lui apporter un avantage concurrentiel suffisant ? ») et la concurrence interne (« Entre-t-elle en conflit avec les métiers ou projets des autres entités du Groupe ? »).

Ainsi, l’objectif n’est pas seulement de créer une entreprise rentable, mais de l’inscrire dans la stratégie globale du Groupe et de lui apporter de la valeur. De même, si le marché visé est trop étroit ou spécialisé, l’intégration de l’entreprise dans le Crédit Agricole risque d’être délicate. Nous ne pouvons pas non plus nous lancer dans une activité qui serait trop capitalistique pour le Groupe, comme le fait d’acheter des immeubles pour loger des étudiants, par exemple. Des projets ne pouvant se concevoir qu’à l’échelle mondiale seront également inappropriés, non seulement parce qu’ils exigeraient des levées de fonds trop importantes, mais également parce que le Crédit Agricole est organisé sur quelques marchés nationaux seulement (France, Italie, Pologne et Ukraine).

Inversement, nous devons nous préoccuper de savoir si les lourdeurs associées aux obligations d’un grand groupe, comme le respect du règlement général sur la protection des données (RGPD), ou à celles d’un opérateur d’importance vitale (OIV), comme la gestion de la sécurité informatique, seront compensées par des avantages tels qu’une très large distribution du nouveau produit. Cela ne va pas de soi, car un conseiller du Crédit Agricole dispose d’environ 250 produits à présenter à sa clientèle. Si le nouveau produit est vraiment attendu par les clients, le conseiller pensera peut-être à le leur présenter, mais s’il n’est que le 251e de sa liste, il n’y songera jamais.

Enfin, et c’est le filtre le plus restrictif, la nouvelle activité ne doit pas entrer en concurrence avec les métiers historiques du Groupe, que nous considérons toujours comme les plus compétents pour innover dans leur propre domaine.

Déjà une douzaine de start-up

Sur la centaine d’idées que nous avons étudiées depuis début 2020, une douzaine ont passé avec succès ces différents filtres. Dans les débuts, nous avions l’ambition de créer trois start-up par an, ce que nous avons fait la première année. Par la suite, nous nous sommes contentés de deux créations par an. Désormais, comme notre démarche fonctionne encore mieux que prévu et que nos start-up commencent à prendre du poids, nous considérons que si nous réussissons, chaque année, à fonder une nouvelle société susceptible de se déployer à la taille du Crédit Agricole, nous en serons très heureux.

Au passage, nous devons veiller à ce que nos start-up couvrent des univers de besoins bien distincts, car, au fil du temps, elles développent de nouveaux produits et il ne faudrait pas que les unes empiètent sur le terrain des autres.

Blank

Blank est une néobanque destinée aux professionnels indépendants. Conçue comme une plateforme technique et un orchestrateur, elle opère aussi sous la marque Propulse by CA pour le Crédit Agricole en France et bientôt en Italie, et sous la marque LCL Essentiel Pro pour LCL.

Yapla

Yapla est une plateforme de gestion qui permet aux associations de recueillir les cotisations et les dons, d’éditer les reçus fiscaux, de gérer leur site internet, de publier une lettre électronique, etc. Présente dans quatre pays (France, Canada, Italie et Belgique), elle compte 45 000 clients et elle est désormais rentable. En créant cette société, le but n’était pas seulement d’offrir un service aux associations (d’autres offres existent sur le marché), mais également de simplifier, pour les banques, la gestion de tels clients, car celle-ci est peu rentable et soumise à des contraintes règlementaires très fortes. Par exemple, la banque doit, chaque année, obtenir la liste des membres du bureau de l’association. Lorsqu’une association est inscrite sur la plateforme Yapla, le versement des cotisations des membres est conditionné à l’envoi du document en question, ce qui permet de l’obtenir très rapidement. En contrepartie, les associations bénéficient gratuitement de l’outil de base et la vente de la licence aux banques vient compléter la rentabilité de ce dernier. Ce système à trois gagnants a fait le succès de Yapla.

Sline

La durée moyenne totale d’utilisation d’une perceuse étant de douze minutes, il peut paraître plus intéressant de la louer, ce qui est le cas pour de nombreux biens aujourd’hui : musique, véhicules, téléphones, affaires de bébé, meubles, etc. Pour le Crédit Agricole, il est vital d’être présent sur ce segment, qui est appelé à connaître un fort développement. Néanmoins, pour certains de ses clients (par exemple des commerçants habitués à vendre leurs produits), effectuer la transition vers cette économie de la fonctionnalité peut s’avérer complexe. Sline a été conçue comme un orchestrateur permettant à des distributeurs comme Fnac de gérer tous les aspects de la location (logistique, service après-vente, financement, assurance…).

Worklife

Le cas de Worklife est un peu particulier. Nous étions en train de travailler sur un projet d’application permettant de gérer divers avantages salariés (titres restaurants, abonnement aux transports en commun, forfait télétravail, garde d’enfants, etc.) quand nous avons découvert cette start-up dont la technologie lui permet de prendre en compte n’importe quel type d’avantage afin de s’adapter aux divers accords d’entreprise, de s’intégrer à tout système d’information RH et d’agréger les différents forfaits sur une carte de paiement. Comme nous disposons d’un fonds destiné à prendre des participations minoritaires avec un double objectif, financier et de veille sur le marché, nous l’avons utilisé pour racheter cette start-up qui, n’ayant que deux ans d’existence, ne coûtait pas encore trop cher. Dans cette opération, nous étions en concurrence avec une banque qui proposait une offre légèrement plus élevée que la nôtre, mais nous avions un atout très important : l’équipe qui s’occupait de l’acquisition était aussi celle qui allait travailler sur l’intégration de la start-up, ce qui était rassurant pour les dirigeants de Worklife.

Cette société a de grands clients tels qu’Amazon, mais aussi, désormais, des PME, et elle commence à se développer à l’étranger.

Khome

Pour un couple qui souhaite fonder une famille, c’est un défi que d’acheter un logement à Paris, où un appartement de 60 mètres carrés peut coûter 600 000 euros. La plupart des couples commencent par acheter un logement de 30 mètres carrés, puis, quand le deuxième enfant arrive, le revendent pour une surface un peu plus grande et, au passage, paient 7 % de frais au notaire. Le moment où leurs salaires leur permettent de se loger plus confortablement est souvent aussi celui où les enfants prennent leur envol.

Notre start-up Khome leur permet d’acheter tout de suite l’appartement dont ils ont besoin en permettant à une banque de co-investir avec eux. La banque apporte 10 % des fonds pour 15 % de la propriété du bien. Cette “marge” de 50 % (5 % sur 10 % de base) correspond à 4,1 % capitalisés sur dix ans. Pour le client, le gain est double. Tout d’abord, ce “coût” de 5 % est inférieur aux frais de notaire de 7 % qu’il aurait fallu repayer s’il avait revendu un premier bien pour en racheter un plus grand ultérieurement. Ensuite, il jouit tout de suite d’un bien correspondant à son besoin. Après dix ans, le client s’engage à racheter les 15 % de copropriété résiduelle. Si besoin, il pourra restructurer son crédit, car il aura alors remboursé plus de 15 % de son prêt initial. Khome se rémunère auprès de la foncière de la banque en prélevant 1,5 % de frais de gestion qui ne sont pas refacturés au client.

Le produit s’appelle Apport+. Cette innovation a nécessité un travail important sur les aspects juridiques, comptables et fiscaux, ainsi que sur le modèle économique, en sorte que le lancement de Khome nous a pris deux ans, contre neuf mois en moyenne pour les autres start-up.

Des entrepreneurs salariés

Relever ce défi a été possible, entre autres, grâce à une double originalité de notre modèle : d’une part, les dirigeants de nos start-up n’ont pas de part en capital et, contrairement à la plupart des salariés de grands groupes, ils ont une obligation de résultat (plus de délégation contre plus de risque sur leur emploi).

Le choix de ne pas accorder de parts aux dirigeants de start-up

La Fabrique possède en général 100 % du capital de ses start-up. Il y a plusieurs raisons à cela. Dans les débuts, nous avons envisagé d’accorder du capital aux entrepreneurs, mais cela aurait culturellement pu choquer en interne que de nouveaux venus profitent ainsi de la valeur créée depuis cent vingt ans par notre Groupe. En effet, la valeur ajoutée des start-up s’appuie sur l’hybridation avec le Groupe bancaire.

Une deuxième raison est que, lorsqu’un fonds d’investissement apporte du capital à une start-up, tous deux ont le même objectif, celui de vendre quelques années plus tard leur participation au prix le plus élevé possible. Pour savoir quelle est la valeur de leur participation, il leur suffit de procéder à une augmentation de capital. En revanche, quand l’actionnaire majoritaire est une grande entreprise, ses intérêts ne sont pas forcément alignés avec ceux des actionnaires minoritaires. Les augmentations de capital posent la question de la valeur de l’entreprise avant apport d’argent frais, et donc du niveau de dilution du capital détenu par les dirigeants. Les discussions sur l’évaluation de cette valeur sont très vite l’objet de tensions. Or, il est difficile de gérer une organisation dans laquelle tout le monde ne joue pas dans le même camp.

De surcroît, la plupart du temps, les fonds ne souhaitent pas investir dans une start-up dont l’actionnaire majoritaire est une grande entreprise. En effet, leurs intérêts respectifs ne sont pas alignés. Le fonds d’investissement est notamment insensible à la contribution apportée par la start-up à la valeur globale du Groupe.

Un statut intermédiaire entre salarié et indépendant

Pour un entrepreneur, les statuts de salarié et d’indépendant présentent chacun des avantages et des inconvénients. Le salarié bénéficie d’une certaine sécurité de l’emploi et n’a, en général, qu’une obligation de moyens. En contrepartie, il s’entend plus ou moins bien avec son patron, il lui est difficile de prendre des initiatives, surtout dans un grand groupe, car il doit obtenir l’accord d’un grand nombre d’acteurs, et, même lorsqu’il est très performant, sa rémunération ne peut pas dépasser un certain seuil. Un entrepreneur indépendant est beaucoup plus libre dans ses actions et connaît des moments d’euphorie, mais il est seul pour gérer toutes les difficultés, consacre la moitié de son temps aux levées de fonds et ne sait pas si sa société sera encore en vie deux mois plus tard. Quant aux BSPCE (bons de souscription de parts de créateur d’entreprise) qui lui tiennent lieu de rémunération, leur valorisation peut s’effondrer en fonction des aléas.

C’est pourquoi nous avons imaginé un statut intermédiaire. Nos entrepreneurs salariés sont rémunérés à la valeur du marché des start-up et leurs augmentations ne s’inscrivent pas forcément dans la grille salariale du Groupe. Leur bonus dépend de la création de valeur de leur société. Habituellement, celle-ci est estimée au moment des différentes levées de fonds (amorçage, série A, série B). Nous avons défini les critères que nous considérons indispensables à une levée de fond de série A (un produit qui fonctionne, un début de déploiement, un taux avéré de satisfaction, etc.) et, dès que la start-up répond à ces critères, nous accordons à son dirigeant un bonus pluriannuel qui peut atteindre 100 000 euros. Certes, un entrepreneur indépendant qui détient 50 % de sa start-up et qui réussit à la vendre 5 millions d’euros touchera 2,5 millions d’euros, mais, dans l’intervalle, il aura été exposé à de nombreux risques et inconvénients.

Les profils recherchés

Ces conditions particulières déterminent le profil des entrepreneurs que nous recrutons. Souvent, il s’agit de consultants expérimentés qui ont désormais envie de se lancer dans l’opérationnel, mais qui veulent apprendre le métier avant de créer leur propre entreprise. Ils savent découper un problème complexe en plusieurs petits problèmes faciles à résoudre, ce qui est la compétence de base indispensable dans une start-up.

Nous recrutons également d’anciens entrepreneurs qui ont éprouvé combien il est difficile de faire vivre une start-up seul, n’en ont pas tiré grand bénéfice et veulent à nouveau tenter l’expérience, tout en étant mieux accompagnés. Lorsque les levées de fonds atteignaient des sommets, ce genre de personnes étaient difficiles à recruter, mais, aujourd’hui, elles nous rejoignent volontiers.

L’âge des entrepreneurs que nous avons recrutés est compris entre 30 et 38 ans.

Le chemin parcouru

Depuis sa création, La Fabrique est passée de 5 salariés à plus de 300 (dont seulement 6 recrutés à l’intérieur du Groupe). L’équipe de La Fabrique proprement dite comprend 15 personnes, dont un tiers réfléchit à de nouvelles idées et deux tiers se consacrent aux fonctions mutualisées (comptabilité, ressources humaines, service juridique, sécurité informatique…).

Parmi les start-up que nous accompagnons, certaines en sont encore au stade de l’amorçage, d’autres sont en phase d’accélération. La trajectoire de La Fabrique a été la même que celle d’une start-up. Au début, nous devions démontrer au Groupe la pertinence de notre proposition, avec, comme dans tout collectif, trois types d’interlocuteurs : un tiers d’enthousiastes sur lesquels nous pouvions nous appuyer, un tiers d’indécis qu’il fallait réussir à embarquer et un tiers de sceptiques qui ont mis beaucoup plus de temps à être convaincus.

Nous avons dû commencer par démontrer notre capacité à créer des start-up rapidement, en périphérie du modèle cœur du Crédit Agricole. L’enjeu suivant était d’obtenir de premiers résultats et de démontrer l’utilité, pour le Groupe, des start-up déjà lancées, en mettant en avant des synergies stratégiques avec les métiers du Groupe et ceux des Caisses régionales. La troisième étape consiste à passer à l’échelle avec des produits industriels, ce qui suppose d’intégrer les start-up aux activités cœur du Groupe, d’accélérer leur croissance et leur développement international, et peut se traduire aussi par l’acquisition de scale-up.

Au bout de cinq ans, nous avons déjà obtenu des résultats significatifs. En moyenne, chaque création de start-up, depuis l’idée jusqu’aux premiers tests sur le marché, nous a pris neuf mois. Deux d’entre elles, Yapla et Okali, ont atteint le seuil de rentabilité en 2023. La plateforme Blank enregistre environ 25 % des ouvertures de comptes professionnels de l’ensemble des Caisses régionales du Crédit Agricole. Trois start-up se déploient d’ores et déjà à l’international (Blank, Okali et Yapla). Enfin, notre chiffre d’affaires double chaque année depuis trois ans et il est actuellement de 26 millions d’euros.

Une double casquette

Lorsque nous avons décidé de créer La Fabrique, il y a cinq ans, j’étais responsable digital chez Crédit Agricole SA. J’ai ouvert un compte dans une agence pour le dépôt de capital et j’ai choisi moi-même le logiciel comptable, ou encore le logiciel de paie par rapport aux standards des solutions de gestion des start-up. Je voulais m’assurer de ne pas avoir de “dette technique” sur les outils et de ne pas être soumis à des procédures qui pourraient s’avérer trop lourdes. Ce choix nous a donné une grande liberté d’action, mais, aujourd’hui, notre image de start-up pourrait constituer un handicap pour passer à l’échelle.

C’est pourquoi, il y a un an, j’ai été nommé directeur des Nouvelles activités du Crédit Agricole, ce qui me confère davantage de légitimité au sein du Groupe et vis-à-vis de l’extérieur. Ces deux postes se renforcent mutuellement et sont dédiés à une même mission : contribuer au développement de nouvelles offres destinées à accompagner de nouveaux univers de besoins et créer ainsi des relais de croissance pour le Groupe, à la fois en explorant les angles morts de son activité et en greffant de nouveaux métiers sur son modèle cœur.

Débat

Coopération plutôt que concurrence

Un intervenant : N’est-il pas un peu paradoxal de chercher à développer de nouvelles activités en rupture avec l’existant, tout en évitant de faire concurrence aux métiers historiques du Crédit Agricole ?

Laurent Darmon : Sous réserve de l’accord du Groupe, nous ne nous interdisons pas complètement de créer des activités concurrentes, mais nous privilégions toujours la coopération.

Par exemple, la création de notre néobanque Blank, qui ouvre des comptes professionnels qui auraient pu éventuellement être créés par les Caisses régionales, a fait l’objet d’un accord de la direction générale avant son lancement. Depuis, les Caisses régionales se sont rendu compte que cette solution était plus appropriée que celles dont elles disposaient pour attirer les autoentrepreneurs, et elles l’ont adoptée.

De même, Sline, notre orchestrateur de la location, a été conçu à la demande de la filiale de crédit à la consommation du Crédit Agricole : « Nous voyons monter cette nouvelle activité et nous ne réussissons pas à développer une offre adaptée. Pouvez-vous nous aider ? » Nous avons donc créé une co-entreprise à 50-50 afin que ce métier du Groupe puisse nous apporter sa connaissance des grands distributeurs, ainsi que le savoir-faire du crédit à la consommation, qui, sous la marque Sofinco, est un de nos métiers centraux.

Comment mesurer la performance de La Fabrique ?

Int. : À qui rapportez-vous au sein du Groupe, et comment la performance de La Fabrique est-elle évaluée ?

L. D. : Le Crédit Agricole comprend, d’un côté, la fédération des Caisses régionales, qui sont des banques de plein exercice et, de l’autre, le groupe central, Crédit Agricole SA, qui gère les métiers spécialisés et l’international. La Fabrique est une filiale conjointe à 50-50 de ces deux entités. Je rapporte au directeur général adjoint de Crédit Agricole SA, mais, symboliquement, nos bureaux sont situés dans les locaux de la Fédération nationale du Crédit Agricole, organe politique des Caisses régionales.

Il faut cependant souligner que, pour la première fois cette année, La Fabrique a pu s’autofinancer grâce à la vente d’une de nos entreprises au Groupe Crédit Agricole, effectuée à la valeur de marché.

Le devenir des entrepreneurs

Int. : Que deviennent les dirigeants de start-up qui ont réussi ?

L. D. : Plusieurs d’entre eux ont reçu des propositions pour rejoindre le Groupe. L’un a préféré rester à la tête de son entreprise, tandis que deux autres ont souhaité inscrire leur carrière au sein du Groupe, ce qui sera très positif, car cela va contribuer à l’hybridation des profils et de la culture internes.

L’origine des idées

Int. : D’où viennent les idées que vous explorez ?

L. D. : Nous partons soit de problématiques rencontrées par le Crédit Agricole, soit d’observations, mais toujours en rapport avec un besoin de clients que nous validons. Puis, nous les soumettons aux filtres que j’ai évoqués. Environ 50 % des idées que nous avons développées venaient de chez nous et 50 % venaient du Groupe.

L’origine des fonds

Int. : Comment est financée La Fabrique ?

L. D. : Il y a quelques années, le Crédit Agricole voulait racheter une start-up dont le chiffre d’affaires s’élevait à 1 million d’euros et pour laquelle nous proposions néanmoins un prix d’acquisition de 20 millions d’euros. C’est une autre banque qui s’en est emparée, au prix de 30 millions d’euros !

J’ai suggéré que nous investissions les 20 millions d’euros non dépensés dans un start-up studio qui s’efforcerait de reconstituer la proposition de valeur de la start-up que nous n’avions pas pu racheter. C’est ainsi qu’est née La Fabrique.

En définitive, la création de cette première start-up nous a coûté seulement 1,5 million d’euros, et il nous est resté 18,5 millions à investir dans d’autres projets…

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT