Exposé de Nicolas Mottis et Thierry Philipponnat
Thierry PHILIPPONNAT : Je suis responsable de la recherche et du plaidoyer de Finance Watch, association qui travaille sur les questions de réglementation financière et basée à Bruxelles, puisque c’est principalement là que sont traités ces sujets. Nous avons pour ambition de prendre en compte l’intérêt général en nous appuyant sur trois piliers : l’inclusion financière, la stabilité financière et la finance durable. Par ailleurs, en France, je suis membre du collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF), régulateur dont je préside la commission Climat et finance durable. Parallèlement, je suis membre de la commission des sanctions de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), l’organe de supervision français de la banque et de l’assurance, et membre de sa commission Climat et finance durable.
Nicolas MOTTIS : Je suis professeur et chercheur au sein du département Management de l’innovation et entrepreneuriat de l’École polytechnique, et je travaille depuis longtemps sur le management de l’innovation, la gouvernance des entreprises, le pilotage des performances et l’investissement socialement responsable (ISR). Je suis impliqué dans plusieurs instances, tels le comité scientifique du Label ISR public français, piloté par le Trésor et la commission Climat et finance durable de l’AMF, que préside Thierry Philipponnat. Nous avons également une activité commune au sein du Forum pour l’investissement responsable (FIR), association qui fédère les acteurs engagés de longue date dans l’ISR, et dont je suis administrateur.
D’où vient l’ISR ?
L’ISR est un domaine bouillonnant, tant sur le plan européen qu’au sein de l’écosystème français, très riche et très sophistiqué au regard de ce que l’on constate ailleurs dans le monde.
Le point de départ de mes travaux sur l’ISR a été une recherche menée il y a une vingtaine d’années avec Jean-Pierre Ponssard, collègue enseignant à l’École polytechnique, sur l’influence des actionnaires dans la gouvernance des entreprises. C’est sous cet angle du pilotage que j’ai commencé à m’intéresser à l’ISR, tandis que Thierry Philipponnat l’abordait par celui des marchés. Aujourd’hui, nous constatons une forte convergence des politiques de développement durable et de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), avec des pratiques plus responsables ou des aspirations à s’y impliquer de la part de certains acteurs des marchés financiers. Nous avons vu émerger ces questions après la parution de nombreuses recherches portant sur la création de valeur actionnariale et sur la forte montée en puissance, dès la fin des années 1980, du rôle de l’actionnaire dans les firmes. Ces recherches ont eu de fortes répercussions sur les modes de pilotage et la notion même de performance. En France, cela s’est accompagné d’une série de réactions assez vives, avec une vision souvent négative des marchés financiers.
Un autre point important touche à une tendance majeure des marchés depuis quelques années : la durée moyenne de détention des titres sur le New York Stock Exchange est passée de huit ans, dans les années 1960, à désormais moins d’un an. Lorsqu’un gestionnaire d’actifs immobiliers, ou asset manager, dit aujourd’hui qu’il est un investisseur de long terme, cela signifie généralement qu’il est là pour au moins un an, durée qui n’est en aucun cas pertinente pour des entreprises qui ne réalisent que fort peu de projets dans un tel laps de temps. Il y a donc un décrochage entre la perspective temporelle de nombreux acteurs du marché et les phénomènes techniques industriels ou d’innovation, qui requièrent d’être gérés dans la durée par les entreprises. Ces éléments de contexte expliquent en partie pourquoi, depuis un certain nombre d’années, la thématique de l’ISR a pris de l’importance.
Beaucoup de travaux ont essayé de donner une définition précise de l’ISR. Celle qui est largement acceptée en France date de 2013 et résulte de discussions entre l’Association Française de la Gestion financière (AFG), qui réunit les professionnels de la gestion d’actifs, et le FIR, structure que l’on trouve dans d’autres pays sous la dénomination de Social Investment Forum (SIF), plateforme aux multiples parties-prenantes dans laquelle on retrouve des asset managers, des détenteurs d’actifs (assets owners), des agences de notation, des personnalités qualifiées, etc. Leur définition est la suivante : « L’ISR est un placement qui vise à concilier performance économique et impact social et environnemental, en finançant les entreprises et les entités publiques qui contribuent au développement durable, quel que soit leur secteur d’activité. L’ISR le fait en influençant la gouvernance et le comportement des acteurs, et favorise ainsi une économie responsable. »
Cette définition reste cependant très ouverte et peut convenir à une grande diversité de pratiques.
L’histoire de l’ISR
Dans la littérature, on s’accorde à relier les débuts de l’ISR au développement des fonds éthiques dans les années 1920 aux États-Unis. Ils ont été créés essentiellement à l’initiative de congrégations religieuses et construits sur des principes d’exclusion qui visaient à éliminer des portefeuilles les “actions du péché”, c’est-à-dire celles émises par des entreprises engagées dans des activités telles que l’alcool, le jeu, les armes, le tabac, la pornographie, etc., secteurs considérés comme immoraux. Il s’agissait d’une vision très normative de ce que pouvait être un investissement responsable, très structurante dans la façon de construire un portefeuille.
Dans les années 1960, une autre approche de l’ISR s’est développée avec des présupposés différents, essentiellement politiques, quoique restant toujours basée sur des principes d’exclusion. C’est la guerre du Viêt Nam qui a suscité cette deuxième vague aux États-Unis. Les mouvements contestataires étudiants sur les campus ont été particulièrement actifs pour pousser les universités à se désengager des entreprises tirant des bénéfices de cette guerre, notamment celles du secteur de l’armement. Comme aux États-Unis les fonds investis par les grandes universités sont extrêmement importants – ils sont de l’ordre de 20 à 30 milliards de dollars d’actifs uniquement pour Harvard aujourd’hui –, l’impact n’a pas été que symbolique et l’effet d’entraînement sur d’autres acteurs des marchés financiers a été considérable. Cela perdure dans les pratiques de certaines grandes universités américaines : ainsi, Harvard refuse toujours les fonds issus du secteur de la défense pour financer ses recherches, contrairement au MIT. Ces mouvements pacifistes ont eu des effets majeurs sur les pratiques de certains acteurs des marchés financiers en répandant l’idée que l’on pouvait construire des portefeuilles d’investissement en intégrant des critères politiques d’exclusion. On retrouve aujourd’hui des mouvements analogues sur les campus, avec les campagnes de protestation contre les usages du charbon et pour la défense du climat.
Une deuxième vague politique a été liée à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, durant les années 1970 et 1980, avec également des actions visant à contraindre les gérants de fonds universitaires à modifier leur politique. Ce mouvement a touché des entreprises de la grande consommation, comme Coca-Cola, de l’aéronautique, tel Boeing, des hautes technologies, comme Rank Xerox ou IBM, toutes attaquées pour leurs activités en Afrique du Sud. Les États-Unis représentant à eux seuls 50 % du marché mondial des actions, ces mouvements politiques ont eu un impact considérable et ont ainsi été l’un des facteurs clés de la chute de l’apartheid.
Best in class
Faut-il exclure certaines entreprises ou plutôt chercher à les influencer au travers de ce que l’on nomme l’engagement actionnarial ? Si, par exemple, vous éliminez de votre portefeuille des actifs d’entreprises très carbonées, d’autres investisseurs moins scrupuleux que vous n’hésiteront pas à les acquérir. Vous ne pourrez donc pas contribuer à réduire de l’intérieur leur impact négatif sur l’environnement et vous laisserez ces investisseurs capter les revenus qu’elles génèrent.
Une approche radicalement différente a alors émergé dans les années 1980, en particulier en France : le best in class. Sans a priori sur le secteur où l’on investit, on y sélectionne les entreprises les plus vertueuses et qui ont les meilleures pratiques RSE. Par exemple, dans le secteur de l’armement, on ne choisira que les entreprises ayant les politiques les plus convaincantes en matière de lutte contre la corruption ou qui ne vendront pas d’armes à des dictatures. En outre, les démocraties ayant besoin d’armes pour se protéger, il sera tout à fait possible d’arguer du bien fondé d’un soutien à leur politique de défense. Idem dans le secteur du jeu : si l’entreprise démontre une politique de “jeu responsable” par l’existence d’un département en charge de lutter contre les addictions, pourquoi ne pas y investir, comme ce fut le cas pour beaucoup de Français récemment lors de l’ouverture du capital de la Française des Jeux. Le principal avantage de cette approche est que l’ISR peut désormais toucher tous les secteurs d’activité et offrir des possibilités d’investissement extrêmement larges.
La question de la corrélation entre la performance financière et celle liée aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) fait depuis longtemps l’objet d’un débat théorique intense. Lorsque l’on est sur un schéma d’exclusion, la question de la performance financière est secondaire face à l’application de normes morales et de valeurs intangibles. Dans ce cas, l’investisseur arbitre toujours en faveur du caractère éthique de son portefeuille.
En revanche, lorsque l’on est dans une approche best in class, l’investisseur souhaite tirer le meilleur des deux mondes et la question des motivations qui président à son arbitrage se trouve alors au cœur du modèle de la finance responsable. Comment un gestionnaire de fonds peut-il assurer à ses assets owners, qu’ils soient des individus ou des fonds de pension, que leur portefeuille aura une bonne performance financière, tout en leur apportant des garanties réelles en matière d’ESG ? S’il en est capable, tout ira bien, sinon un problème d’arbitrage se posera, en particulier aux États-Unis où des contraintes légales, les fiduciary duties, obligent tout gérant d’actifs à garantir à l’actionnaire la maximisation de la valeur de son investissement, sauf à risquer des poursuites judiciaires.
Does it pay to be good ?
À ce jour, la littérature n’a pas complètement tranché cette question de la corrélation entre performance financière et performance ESG. Les milliers d’articles publiés sont contradictoires et souvent adossés à des données assez peu fiables. Cependant, la surface de l’ISR ayant beaucoup augmenté ces dernières années, on peut espérer disposer de données plus précises et d’avancées plus convaincantes celles qui viennent.
Il existe toutefois déjà quelques cas assez convaincants sur la possibilité de générer de la performance financière dans un cadre ISR. Par exemple, une recherche néerlandaise, primée par le FIR, montre que, sur cinquante ans, les performances des portefeuilles d’investissement excluant pétrole et gaz, secteurs réputés très rentables, restent tout à fait comparables à celles du marché classique. Même si la recherche n’est pas totalement concluante, un consensus émerge désormais sur le fait qu’au sein d’un portefeuille, il est tout à fait possible d’obtenir une performance ESG significative sans forcément dégrader la performance financière. Cette conclusion, d’apparence anodine, est cependant majeure, car elle va à l’encontre de la théorie classique du portefeuille, qui postule que si l’on restreint un univers d’investissement en y introduisant des filtres autres que le risque et le rendement, on dégrade sa performance en se privant d’opportunités. Derrière cette question de la corrélation, se déroulent donc de vrais débats théoriques sur l’efficience des marchés et les règles d’investissement.
Aujourd’hui, une performance ne peut plus être regardée sous le seul angle financier, mais doit aussi l’être sous l’angle ESG. Dès lors, cela impacte les modèles de gouvernance des entreprises, en tension entre les réalités du monde économique en place et une transition souhaitée vers l’intégration de plus d’aspects ESG dans leurs pratiques. Or, quand vous parlez d’investissement socialement responsable à des Anglo-Saxons, la question que l’on vous retourne est : « Does it pay to be good ? / Est-il rentable d’être vertueux ? » On vous oppose aussitôt l’inconstance et la schizophrénie des consommateurs, des dirigeants et des actionnaires, et le fait que chacun s’affiche vertueux tant que l’on ne lui parle pas de son portefeuille. Le problème est donc de savoir comment gérer tout cela de manière opérationnelle avec les stratégies soit d’exclusion, soit de best in class, ou d’autres (engagement, thématiques, best in progress, etc.), car la créativité est forte dans le domaine.
Une singularité française
Derrière les marchés de l’ISR de la Grande-Bretagne ou des États-Unis, favorisés par la taille de leur marché financier global, le marché français de l’ISR est l’un des plus importants au plan international. C’est également l’un des plus innovants, avec ceux des pays d’Europe du Nord, dont les fonds de pension sont très engagés sur ce sujet, et, dans une moindre mesure, avec celui de la Suisse, qui recèle quelques acteurs très intéressants.
La position singulière de la France, où le marché des best in class domine très largement, s’explique en partie par l’histoire de notre gouvernance, qui est plutôt composée de stakeholders (acteurs ayant un intérêt dans l’entreprise) que de shareholders (les actionnaires). Dans notre pays, les actionnaires ne sont pas les seuls à jouer un rôle important. L’État, depuis très longtemps, a favorisé l’épargne salariale en faveur de l’investissement durable et les syndicats, dans leur ensemble, se sont emparés de cette thématique par le biais du Comité intersyndical de l’épargne salariale (CIES), qui labellise des fonds ISR. De nombreux textes législatifs, comme la loi Fabius en faveur du développement de l’épargne salariale, en 2001, ou la loi Fillon de 2003, ont également favorisé l’émergence de la finance durable avec, par exemple, des fonds de pension dédiés à la fonction publique, des labels spécifiques et, pour les entreprises, des incitations à produire des rapports intégrant les critères ESG aux côtés des habituels aspects financiers.
Depuis le début des années 2000, l’ISR s’est considérablement développé. Des derniers chiffres de l’enquête de l’AFG et du FIR, il ressort qu’en France, sur un total de 3 500 milliards d’euros d’actifs, ce sont environ 1 100 milliards qui intègrent à ce jour, d’une façon ou d’une autre, des critères autres que financiers, dont un tiers relève d’une démarche réellement ISR. Ces grandes masses manquent certes de précision, les critères d’évaluation et la façon dont les catégories sont construites n’étant pas clairement définis, mais il est cependant incontestable que les volumes d’actifs intégrant des dimensions ESG explosent depuis ces dernières années. Aujourd’hui, tous les grands acteurs ont un discours sur la finance durable. Ce discours ne relève parfois que de la rhétorique, mais, même si leurs produits ne sont pas toujours très convaincants sur le plan de la gestion ISR, c’est quand même là le signe qu’ils considèrent ne plus pouvoir se tenir à l’écart du sujet.
Une information claire, exacte et non trompeuse
Thierry PHILIPPONNAT : Il est intéressant de se poser les questions de la dynamique de ce marché, de sa régulation et, non la moindre, de son impact.
La France a pris un certain nombre d’initiatives nationales qui ont contribué à impulser ce qui a été décidé au niveau européen. Désormais, les règles du jeu en matière de régulation financière sont majoritairement établies par l’Union européenne. L’exemple typique en est la loi française de 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte qui, dans son article 173, devenu fameux dans la communauté des spécialistes, impose à tous les fonds d’investissements, quelle que soit leur nature juridique, de communiquer sur ce qu’ils font en matière de prise en compte des critères ESG et en quoi leurs portefeuilles contribuent à la lutte contre le changement climatique et en faveur de la transition énergétique. Le recours contre cet article, initié en Conseil constitutionnel au nom de la liberté d’entreprendre, a été rejeté au motif qu’il ne contraignait en rien les entreprises à faire quoi que ce soit, mais, simplement, dans une logique de transparence, les obligeait à mentionner dans leur reporting ce qu’elles avaient fait.
L’intelligence politique de cet article a donc été de faire en sorte qu’il soit de plus en plus difficile pour un fonds d’afficher son désintérêt pour l’ISR. Il relève ensuite de la responsabilité de l’entité de contrôle, l’AMF, de vérifier que ce qui est dit correspond effectivement à ce qui a été fait et que l’information émise par les fonds soit « claire, exacte et non trompeuse ». Cette combinaison de la loi, qui oblige à dire ce que l’on fait, et du gendarme qui vérifie ensuite que cela a bien été fait, est potentiellement très puissante et l’AMF va prochainement publier les règles permettant d’aborder les nombreuses questions techniques que ce dispositif soulève.
De façon traditionnelle, un tel mouvement est d’abord initié par des militants avant que le business ne s’en empare en produisant un discours plus ou moins sincère. Nous en sommes actuellement au stade où le régulateur constate le sérieux de cette dynamique, s’assure qu’elle est effective et en fixe les règles du jeu. À cette fin, l’AMF a créé, en 2019, une commission composée de 24 membres et dédiée à la finance durable, qui a pour mission de conseiller sur ces questions essentielles le collège de l’AMF, c’est-à-dire son instance dirigeante.
Au niveau européen, le sujet a été abordé plus récemment. Cela a d’abord été le fait d’un groupe d’experts, dit “de haut niveau”, institué par la commission, qui agit de la sorte dans tous les domaines où elle souhaite traiter un sujet de fond. Après une année de travaux, ce groupe a rendu un rapport et fait des recommandations qui ont servi de base pour légiférer par le biais de règlements. À ce jour, trois de ces recommandations ont été converties en règlements.
L’un s’inspire de l’article 173 français en y ajoutant, pour les investisseurs, une obligation de transparence, ou disclosure, sur les aspects négatifs de leur activité. Il s’appliquera à partir de mars 2021.
Le deuxième règlement porte sur les indices boursiers. Toute la gestion des actifs fonctionnant essentiellement en se référant à des benchmarks, il définit précisément ce que doit être un benchmark bas carbone, en fixant des indices d’émissions maximales de CO2, tenues de diminuer d’année en année.
Le troisième, qui a obtenu l’accord du Parlement et du Conseil européen en janvier 2020, est un règlement de taxonomie. Il définit ce qu’est une activité “verte”, en fixant des critères portant sur des activités précises. Un fonds pourra donc désormais définir son degré de compatibilité avec cette taxonomie. Le but est d’établir un vocabulaire commun permettant à chaque investisseur européen achetant un fonds vert de connaître le degré de taxonomy compliance caractérisant ce produit.
Ces étapes, certes utiles, ne seront pas suffisantes. En effet, face à la problématique essentielle du climat, tous les marchés financiers prétendent vouloir s’aligner sur les accords de Paris qui visent à plafonner le réchauffement de la planète à 1,5 °C. Cela supposerait que nous puissions mesurer précisément l’alignement d’un portefeuille financier sur tel ou tel niveau de réchauffement climatique, possibilité dont les universitaires doutent fort en l’état actuel des connaissances.
Même si nous pensions que les niveaux d’approximation dont nous disposons sont acceptables, nous serions confrontés à une impasse. Il y a peu, Larry Fink, qui dirige BlackRock, la plus grande société mondiale d’investissement avec 7 000 milliards de dollars de gestion d’actifs, déclarait que tous ses portefeuilles devaient viser à être alignés sur les accords de Paris. Néanmoins, quand une société de gestion de fonds gère un montant d’actifs aussi important, elle est, compte tenu de sa taille, nécessairement investie dans l’intégralité des composantes de l’économie mondiale. Or, dans un contexte où cette dernière s’achemine plutôt vers un réchauffement global de 5 °C, il y a là une incohérence majeure.
La tragédie des horizons
Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre, avait coutume de parler de la « tragédie des horizons », pour illustrer le fait qu’à force de ne regarder que le court terme alors que les problèmes qui se posent à nous sont à moyen et long terme, nous étions loin de pouvoir les régler.
Cette tragédie des horizons relève, selon moi, d’une stratégie de passager clandestin. L’investisseur est en effet dans la situation d’un voyageur monté sans billet dans un train et qui se tient près de la porte en espérant pouvoir s’échapper avant que le contrôleur n’arrive. Or, il est évident qu’un jour, il faudra bien se passer du charbon, du pétrole et du gaz si l’on ne veut pas dépasser le budget carbone de la planète. En laissant ces énergies fossiles sous terre, la valeur des actions de ces secteurs ne manquera alors pas de s’effondrer. Mais avant cette chute prévisible, les investisseurs vont espérer qu’à court terme et du fait d’une demande aujourd’hui toujours soutenue, elles continueront à monter pour leur plus grand profit. S’estimant le plus habile, chacun persistera à croire qu’il pourra toujours se dégager plus vite que les autres grâce à la liquidité du marché. Cette liquidité, qui lui offre la possibilité de négocier ses actifs en permanence, sera pour lui l’équivalant de l’échappatoire du passager clandestin. Loin de l’en détourner, elle entretiendra ainsi son appétence pour ces actifs haut carbone. En revanche, si investir dans une société pétrolière impliquait de s’engager pour les quarante années à venir sans pouvoir sortir, l’enthousiasme de l’investisseur pour le CO2 serait sans nul doute quelque peu tempéré.
Dans cette tragédie des horizons, le système se perpétue non seulement parce que les humains rechignent à penser le temps long, mais surtout parce qu’il n’a été fabriqué que pour être profitable à court terme. Penser la finance durable en termes d’impact soulève toutes ces problématiques.
Quel impact pour l’ISR ?
La théorie classique du portefeuille postule qu’il n’est pas possible d’être plus performant durablement que le marché. Cette théorie n’est pas confinée au seul monde universitaire, elle est le moteur bien réel de l’allocation de 90 % des capitaux sur la planète. Certains investisseurs se contentent, dans leur gestion, de répliquer les grands indices boursiers et d’acheter tout de façon quasi mécanique. D’autres, en revanche, s’autorisent une marge de manœuvre par rapport à cette théorie qui leur enjoint de ne pas trop s’éloigner de la valeur de référence. Ils vont cependant se limiter, en prenant en compte un écart de suivi, la tracking error1, car, à leurs yeux, le risque réside moins dans le fait de perdre de l’argent que de faire moins bien que les autres et que le marché. En démarchant les possesseurs d’actifs, ils leur vendront alors leurs produits non seulement en leur promettant qu’ils seront performants, mais surtout en les rassurant sur le fait que ces actifs ne divergeront pas significativement du marché, la tracking error qu’ils ont choisie interdisant un tel risque.
Ces questions sont fondamentales si l’on souhaite que la finance durable ait un réel impact. Aujourd’hui, Amundi – qui gère 1 600 milliards d’euros d’actifs –, la Banque Postale Asset Management et BNP Paribas Asset Management – qui en gèrent chacune plusieurs centaines de milliards – ont annoncé leur intention de basculer l’intégralité de leurs gammes vers une gestion prenant en compte les critères ESG. Le mouvement n’est pas limité à ces trois géants et lorsqu’il sera effectif, compte tenu des montants d’actifs concernés, les trois quarts du marché pratiqueront rapidement ce type de gestion.
La question demeure de savoir comment cela pourra rester compatible avec la réalité du système financier actuel. Une gestion ISR ou ESG n’implique pas intrinsèquement un alignement sur les accords de Paris. Viendra cependant le moment où la société civile ou les analystes les plus avancés demanderont à savoir précisément ce que ces chiffres reflètent. Le chemin parcouru est déjà considérable, mais toutes ces questions restent à résoudre si l’on souhaite que l’ISR ait un impact réel sur le monde.
Débat
Influence ou bonne conscience ?
Un intervenant : Pierre-Noël Giraud affirmait que tant qu’il y aurait suffisamment d’actifs dans lesquels les fonds peuvent investir sans aucun état d’âme, l’ISR ne pèserait pas. A contrario, Nicole Reille2 nous a expliqué, à l’occasion d’une séance de l’École de Paris, privilégier une démarche d’influence et un effet d’entraînement. Dès lors que l’investisseur se met à penser en termes d’influence et non plus de bonne conscience, l’efficacité de ses choix est démultipliée.
Thierry Philipponnat : L’analyse de Pierre-Noël Giraud est pertinente en tant que photo à un moment donné, mais ce qui est surtout intéressant, c’est de regarder le film. En l’absence de définition stable de ce qu’est la finance durable, si les chiffres ne sont pas toujours très fiables, les ordres de grandeur sont très significatifs. Il y a dix ans, traiter de ces sujets faisait passer le chercheur pour un utopiste. Aujourd’hui, plus aucun financier n’ose prétendre que ce n’est pas un vrai sujet, quelle que soit son action réelle.
La position de Nicole Reille, quant à elle, montre qu’il vaut mieux rester investi dans une société pour essayer d’exercer une influence de l’intérieur. Soit vous êtes très gros et très puissant, et vous avez des moyens de contrainte, soit vous avez une autorité morale et vous exercez une influence. C’est ce que fait, par exemple, l’Église d’Angleterre.
Int. : En tant que régulateur, quel est votre rôle ? Constatez-vous une réelle évolution ?
T. P. : Au sein de l’AMF, c’est le collège qui fixe les grandes orientations. La commission Climat et finance durable a pour mission de le conseiller sur ce qu’il est pertinent ou pas de faire en matière d’ISR et de finance durable. Les dossiers spécifiques sont ensuite pris en charge par les services qui vérifient sur le terrain ce qu’il en est réellement.
Nicolas Mottis : Nous ne sommes plus traités d’idéalistes ne comprenant rien au monde de la finance ! Aujourd’hui, l’engagement actionnarial s’intéresse à la façon dont un fonds influence les dirigeants. Néanmoins, si l’on affine l’analyse, force est de constater que tout n’est pas toujours ce qu’il semble être. Si BlackRock affiche maintenant sa volonté d’être un gérant responsable, les chercheurs qui scrutent son rôle dans les conseils d’administration constatent qu’il est largement absent des votes de résolutions poussant des objectifs ESG en assemblée générale. En matière d’engagement, BlackRock est donc tout sauf convaincant. Les pratiques d’engagement actionnarial sont très différentes selon les pays, mais elles constituent un enjeu technique majeur pour les années qui viennent.
Symétriquement, pour une entreprise, le rôle de son entité Relations investisseurs, généralement rattachée au directeur financier ou au directeur général et qui remonte ses observations au Comex, est important pour comprendre la façon dont elle répond aux injonctions du marché. Or, jusqu’à très récemment, ces entités Relations investisseurs intervenaient très peu sur les paramètres ESG, ou avec une certaine commisération, la performance et le cash primant sur les considérations ISR.
Le changement est en cours, mais prendra du temps, notamment en raison des capacités encore réduites de beaucoup d’entreprises à produire de l’information fiable, concrète et précise sur des objectifs d’impact ESG. Très peu sont aujourd’hui en mesure de faire converger le reporting extrafinancier avec le reporting financier et de produire des données réellement intégrées. Si la pression augmente du côté des marchés financiers, les pratiques de management des entreprises tardent à progresser et les adaptations prennent du temps (en particulier pour leurs systèmes d’information).
Int. : Quel rôle les agences de notation jouent-elles ?
N. M. : Il y a eu des agences de notation extrafinancières, mais elles ont quasiment toutes été absorbées par les acteurs de la finance mainstream, essentiellement anglo-saxons – Moody’s par exemple vient de racheter Vigeo Eiris. Cela a certes renforcé leurs moyens techniques en les rendant capables de manipuler des masses d’informations plus importantes et en permettant de rentrer des critères ISR dans les critères financiers classiques. Cela les a néanmoins affaiblies dans leur rôle militant historique.
Le temps et l’espace
Int. : Quelle doit être la durée d’un investissement ISR ?
N. M. : C’est un sujet sensible, identifié depuis longtemps par les spécialistes de l’ISR. Le FIR a promu des travaux mettant en avant des mécanismes de rémunération additionnelle pour des actionnaires qui s’engageraient sur des périodes longues. La question spatiale est une question complémentaire de celle du temps. La plupart des impacts négatifs dus au carbone ne se produisent pas en Europe de l’Ouest, mais en Chine, en Inde, etc. Comment alors engager, au sens actionnarial, des relations durables avec les acteurs économiques des pays concernés afin qu’ils mettent en place des plans d’investissement et d’innovation permettant de réduire ces impacts négatifs ? Ces sujets, objets de beaucoup de recherches, n’ont pas abouti à ce jour.
T. P. : La Commission européenne a créé une plateforme de concertation internationale qui inclut l’Union européenne, la Chine, l’Inde, le Canada et quelques autres pays, et dont le but est de coordonner, au niveau mondial, les approches des régulateurs en matière de finance durable. La réglementation européenne en matière de finance durable est probablement la plus avancée du monde, mais l’Union européenne ne représente que 9 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète. Dans ce contexte, il est indispensable de travailler à étendre l’effort au-delà de l’Europe, même si les résultats concrets demanderont probablement des efforts considérables.
Sur la question des horizons temporels, on ne peut pas reprocher à l’industrie financière de faire ce pour quoi elle a été conçue et vouloir tout ranger sous les couleurs de l’ISR, y compris des investissements à très court terme. C’est dans la nature des choses. Cela dit, quel est le sens d’un exchange-trading fund (ETF), ou fonds négocié en Bourse, qui offre une réplication indicielle avec un très grand degré de liquidité, et donc la possibilité d’interventions sur des horizons très courts, quand on l’applique à l’ISR ? Le régulateur est face à un dilemme. S’il est trop contraignant, il risque de décourager des gens qui commençaient à s’impliquer et qui ne voudront plus suivre. L’ISR risque alors de ne rester qu’une pratique de niche, vertueuse certes, mais sans effet sur le monde. S’il est laxiste, l’ISR se diluera dans une masse indifférenciée. Quand vous êtes dans une fonction qui cherche à ajuster ce niveau d’exigence, vous subissez en permanence cette double pression.
N. M. : Pour clarifier ces enjeux, et alors que les gros acteurs luttaient pour éviter la mise en place de critères contraignants, le Trésor public français a créé, en 2017, un label ISR public, qui reconnaît aujourd’hui plus de 300 fonds représentant 140 milliards d’actifs. Il s’agit maintenant de durcir ce référentiel afin de donner plus de gages de qualité aux épargnants.
Pouvoir se parler
Int. : Le vocabulaire ne doit-il pas être également commun entre l’ISR et la RSE des entreprises ?
T. P. : Ce sont les deux faces d’une même pièce. Des progrès sur ce point sont en cours. Le règlement sur la taxonomie européenne, initialement prévu pour ne s’appliquer qu’aux investisseurs, a été élargi aux émetteurs en toute dernière minute. Désormais, les entreprises vont devoir indiquer le pourcentage de “vert” dans leurs investissements et leur chiffre d’affaires. Une directive sur le reporting extrafinancier, qui est en cours de révision, porte très précisément sur ce point. Tant que cela ne sera pas acquis, il sera illusoire de prétendre faire quoi que ce soit de cohérent.
N. M. : Une grille de lecture semble s’imposer aujourd’hui à travers les objectifs de développement durable (ODD), ou sustainable développement goals, lancés par l’ONU en 2015. Ces 17 objectifs globaux comportent des cibles précises à l’horizon 2030 et s’appliquent aussi bien aux marchés qu’aux entreprises et aux territoires. On les voit de plus en plus apparaître du côté tant des marchés financiers que du reporting des entreprises. La combinaison de ces ODD avec la grille de lecture ESG constitue un langage commun très prometteur.
Néanmoins, si sur certains points, comme les émissions carbonées, on possède énormément de données, pour d’autres, comme ceux concernant la biodiversité, on a en revanche du mal à mesurer les impacts. Tout cela est en train de se construire et prend beaucoup de temps.
Int. : La théorie financière va-t-elle intégrer le fait que l’allocation de capital ne se fasse plus dans le seul intérêt de l’actionnaire ?
T. P. : Ce système reste fondamentalement un système capitaliste dont le but est avant tout de continuer à prospérer, quitte à s’adapter aux évolutions de l’environnement.
N. M. : Pour que le système fonctionne, il faut certes s’occuper de l’intérêt des actionnaires, mais aussi respecter un certain cadre. L’un des enjeux actuels est de redéfinir et de rénover ce cadre. Si on veut progresser dans la réflexion sur la raison d’être des entreprises en intégrant l’ISR, on ne pourra pas s’épargner de repenser en profondeur leur gouvernance.
1. La tracking error, ou erreur de réplication, est l’écart type de la série des différences entre les rendements du portefeuille et les rendements de l’indice de référence.
22. Nicole Reille, « Gérer les biens d’une congrégation en accord avec ses principes », séminaire Vies collectives de l’École de Paris du management, séance du 16 janvier 2003. Nicole Reille, religieuse catholique, est l’ancienne présidente de l’association Éthique et investissement.
Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :
Pascal LEFEBVRE