Les licornes passeront-elles leur premier hiver ?

La remontée brutale des taux d’intérêt a jeté un coup de froid sur le financement des start-up. Au premier semestre 2023, l’écosystème français a levé la moitié de ce qu’il avait levé un an plus tôt, soit seulement 4,3 milliards d’euros. En avril, pour la première fois, l’écosystème français a licencié 3 200 personnes sur un mois. Le coup de frein est violent et de nombreux articles de presse s’inquiètent pour la santé de la French Tech. Dans le domaine des nouvelles mobilités, par exemple, le 21 novembre dernier, le journal Les Échos risquait même le terme hécatombe.

Le néo-loueur de voitures, Carlili, est en redressement judiciaire, Cityscoot est en cessation de paiements tandis que la marque de vélo-cargo électrique Kiffy a mis la clé sous la porte. Cyclofix, le spécialiste de la réparation de vélos qui avait fait entrer Decathlon à son capital, a été placé en liquidation judiciaire. Toosla, qui est cotée en Bourse, enchaîne les résultats financiers décevants et la valeur de son titre a été divisée par 3,5 depuis l’introduction.

Dans le domaine spécifique des licornes, qui concentre la plus grande part des levées de fonds, le constat est le même et, pour la plupart de ces entreprises, le mieux est de repousser les appels en capital, lorsque c’est possible. Si toutes devaient aujourd’hui trouver de l’argent frais, les transactions se feraient pour nombre d’entre elles en dessous du seuil fatidique du milliard de dollars qui caractérise le statut de licorne.

Cela ne rappelle-t-il pas l’éclatement de la bulle internet, lui aussi enclenché à la suite de l’augmentation des taux longs en mars 2000 et qui s’était propagé au reste de l’économie ? Rien n’est moins sûr, car la situation est en réalité complètement différente.

Un écosystème beaucoup plus développé et plus résiliant

Aujourd’hui, contrairement à la bulle internet, les compétences ne manquent pas pour accompagner les start-up viables qui connaîtraient un trou d’air passager, que ce soit pour venir étoffer ou pour remplacer une équipe dirigeante malmenée par la conjoncture. De même, depuis vingt ans, le nombre d’entrepreneurs qui ont cédé leur entreprise est sans commune mesure avec ce qu’il était en 2000. Ces ex-fondateurs sont devenus riches et sont, pour beaucoup, encore jeunes et compétents dans leurs domaines. Ils constituent donc un important réservoir de repreneurs ou d’accompagnateurs potentiels qui n’existait pas en 2000.

Même les grands groupes qui ne s’étaient pas précipités en 2000 pour sauver les start-up en difficulté sont aujourd’hui dans une tout autre posture. Ils ont des compétences en interne pour reprendre de belles entreprises en difficulté passagère, à la fois pour bien évaluer les besoins, mais aussi pour comprendre leur business et proposer un projet de développement pour les équipes en place, y compris les fondateurs. C’est ainsi, par exemple, que fin septembre 2023, le Crédit Agricole a pris l’ascendant sur un autre grand groupe bancaire pour reprendre la fintech Worklife, spécialisée sur les avantages salariés et qui dispose en portefeuille de très grands clients comme Adecco, Amazon et Saint-Gobain.

Pour réussir ce genre d’opération, il faut séduire les investisseurs historiques ainsi que les fondateurs, dans une période où les capitalisations fondent et où les clauses dites de relution, qui, en cas d’imprévu, modifient la répartition du capital au profit des investisseurs et en défaveur des fondateurs, ne facilitent pas les discussions. Néanmoins, il faut aussi et surtout apporter un cadre favorable qui permettra à la start-up (et à ses équipes) de poursuivre sa croissance dans les meilleures conditions. C’est aujourd’hui possible, car presque tous les grands groupes se sont équipés de compétences et de structures adaptées. C’est le cas du Crédit Agricole avec La Fabrique by CA, qui, en février, témoignera de l’originalité de son modèle à l’École de Paris du management. Ces acteurs de l’écosystème n’étaient pas présents lors de l’explosion de la bulle internet et les grandes entreprises n’avaient pas encore compris la profondeur de la transformation numérique sur les business model, la culture des clients et des collaborateurs… Ils sont aujourd’hui bien présents et cela peut tout changer.

Une licorne peut en cacher une autre

Il est certain que l’hiver arrive pour les start-up. Il va leur falloir apprendre, pour la plupart, à vivre un temps sans lever de fonds, ce qui signifie réduire leurs pertes, voire, si possible, devenir bénéficiaires. Et en cas d’accident, il y aura tout un écosystème pour leur venir en aide. Ce ne sera pas toujours le cas pour les cofondateurs, mais les entreprises viables, elles, seront sauvées, contrairement à ce qui s’est passé en 2000.

Par ailleurs, la situation est peut-être moins alarmante qu’évoquée précédemment. Si avril a été un mois de licenciement dans l’écosystème français, l’embauche a redémarré les mois suivants. Même sur le plan des levées de fonds, pourtant en chute libre, la situation est très disparate. Les spécialistes de l’intelligence artificielle (IA) ne semblent pas rencontrer les mêmes difficultés que leurs homologues pour lever des fonds. Pour elles, 2023 est d’ores et déjà une année faste et les valorisations sont au plus haut. Mistral AI vient ainsi de lever 400 millions d’euros pour atteindre le statut de licorne. Plus étonnant, le secteur des robots, traditionnellement boudé par la finance, car trop éloigné du marché, semble connaître un réel intérêt.

L’hiver qui s’annonce sera pour les licornes leur premier, puisqu’elles sont nées de la plume d’Aileen Lee en 2013, il y a tout juste dix ans. Elles n’ont donc pas connu l’hiver précédent, celui de 2000-2001. Elles ne devraient pas connaître l’hécatombe redoutée, même si certaines en ressortiront très amaigries, car l’écosystème devrait jouer son rôle de stabilisateur.

En revanche, pour les start-up qui n’ont pas la taille des licornes, l’hiver fera davantage de dégâts, car selon le proverbe chinois rappelé par Raymond Barre à ses compatriotes envieux : « Quand les gros maigrissent, les maigres meurent. » Là encore, l’écosystème jouera son rôle, mais il ne pourra pas sauver toutes les entreprises, et notamment celles à qui les aides Covid avaient laissé croire que les crises pouvaient se passer sans encombre…