Exposé de Joseph Puzo

La société Axon’ Cable est une entreprise de taille intermédiaire (ETI) patrimoniale, fondée en 1965, qui compte 2 500 salariés répartis dans 22 filiales à travers le monde. Elle réalise un chiffre d’affaires de 195 millions d’euros, dont 70 % à l’export. Son siège se trouve à Montmirail, une petite ville de la Marne, dans une usine qui emploie environ 800 salariés. Axon’ produit des câbles techniques sophistiqués, par exemple ceux qui équipent les caméras du robot roulant envoyé sur Mars en 2021 – capables de résister à des températures de -150 degrés Celsius la nuit à plus de 150 degrés Celsius le jour tout en étant soumis à des bombardements permanents de radiations cosmiques –, mais aussi les câbles des commandes de vol de l’Airbus A350, ou encore ceux du cœur artificiel Carmat.

Comment, en tant que PDG d’Axon’ Cable, en suis-je venu à m’intéresser à la prévention et à la santé au travail, depuis maintenant plus de dix ans, jusqu’à doter l’usine de Montmirail d’un service de santé au travail autonome ? Plusieurs facteurs et expériences bonnes ou mauvaises m’y ont progressivement conduit.

La situation actuelle de la médecine du travail

L’histoire a commencé en 2010, lorsque le président du service de santé au travail interentreprises d’Épernay, l’AMTER (Association médicale du travail d’Épernay et sa région), m’a informé que le médecin du travail qui assurait les visites médicales pour les salariés d’Axon’ Cable prenait sa retraite et ne serait pas remplacé. En conséquence, m’indiqua-t-il, les 800 salariés d’Axon’ seraient obligés d’aller passer leurs visites médicales à l’agence d’Épernay. Cette annonce m’a stupéfié : « Vous me facturez déjà 75 000 euros par an pour ces visites médicales. Si je dois envoyer les salariés à Épernay, cela leur prendra l’après-midi et me coûtera environ 300 000 euros supplémentaires. Nous nous passerons donc de ces visites médicales. » Mon interlocuteur m’a objecté qu’elles étaient obligatoires…

Les visites médicales du travail

En France, il existe cinq types de visites médicales du travail. La VIP (visite d’information et de prévention) doit avoir lieu dans les trois mois qui suivent l’embauche et être réalisée par un professionnel de santé au travail (médecin, infirmier ou interne). La visite médicale périodique a lieu au minimum tous les cinq ans, ou tous les trois ans en cas de handicap, d’invalidité ou de travail de nuit. La visite médicale de reprise intervient à l’issue des arrêts de travail de cause professionnelle durant plus de 30 jours, ou plus de 60 jours pour les autres arrêts, et dans les 8 jours qui suivent la reprise du travail. À ces trois premiers types de visite s’ajouteront bientôt la visite médicale de mi-carrière (entre 43 et 45 ans), réalisée par un infirmier de santé au travail, et la visite médicale post-exposition, lorsque le salarié quitte un poste à risque.

La pénurie de médecins du travail en France

Alors que les visites médicales sont obligatoires, la pénurie de médecins du travail qui sévit depuis des années rend cette obligation très difficile à respecter. En 2022, on ne comptait plus que 4 800 médecins du travail pour 27 millions de salariés et leur âge moyen était de 55 ans. Cette situation a pour effet de rendre les visites médicales du travail extrêmement onéreuses. En effet, les entreprises qui ne sont pas dotées d’un système de santé au travail autonome, c’est-à-dire la très grande majorité d’entre elles, doivent verser 100 euros par an et par salarié au service interentreprises dont elles dépendent, que la visite ait lieu ou non. Comme les salariés ne passent une visite que tous les trois ans, en moyenne, chaque visite coûte 300 euros à l’entreprise.

Une mauvaise image

Ce coût exorbitant a encore aggravé l’image de la médecine du travail, qui n’était déjà pas fameuse. À l’époque où j’étais salarié, il m’est arrivé plusieurs fois que le médecin du travail se contente de me demander : « Vous vous sentez bien ? » Je répondais par l’affirmative et il me déclarait apte au travail… Selon le rapport de Charlotte Lecocq sur la santé au travail, publié en 2018, « 85 % des chefs d’entreprise pensent que la médecine du travail ne sert à rien et coûte trop cher ».

Une expérience innovante de télémédecine du travail

C’était aussi ma conviction en 2010, lorsque le président de l’AMTER m’a expliqué que les salariés exerçant sur le site de Montmirail devraient désormais passer la visite à Épernay. Je lui ai alors proposé une alternative : « Ne pourriez-vous pas m’envoyer une infirmière qui effectuerait tous les examens et transmettrait les résultats au médecin du travail de façon numérique, via un logiciel de télémédecine que mes équipes pourraient développer ? Je mettrais ce logiciel gratuitement à votre disposition et, en échange, vous m’indiqueriez comment améliorer son ergonomie. » Il a été d’accord pour tenter l’expérience et nous avons mis ce dispositif en place, en aménageant un local dédié au sein de l’usine Axon’ de Montmirail.

Pendant près de dix ans, nous avons ainsi pu travailler en bonne intelligence avec l’AMTER pour développer notre logiciel AxoCare, qui comprend divers questionnaires sur l’activité physique, la sédentarité, la consommation d’alcool et de tabac, ou encore la nutrition, et dont les réponses sont traitées par des algorithmes.

Le programme Axionaté

Une deuxième expérience a été tout aussi déterminante. En 2014, notre filiale mexicaine, qui compte une cinquantaine de salariés, a été confrontée au fait que 70 % d’entre eux étaient en surpoids, comme une grande partie de la population mexicaine. Le médecin du travail qui intervient dans cette filiale a mis en œuvre un programme gouvernemental appelé Actionate (que l’on peut traduire par « Bouge-toi ») reposant sur trois consignes simples : renoncer au Coca-Cola ; prendre un petit-déjeuner et supprimer les grignotages dans la journée ; faire un peu d’activité physique. La filiale s’est conformée à ces consignes en faisant disparaître les canettes de Coca-Cola des distributeurs de boissons, en supprimant les “tables de convivialité” avec des biscuits gratuits et en encourageant les salariés à s’organiser à plusieurs pour faire de l’activité physique. Au bout de deux ans, le taux de salariés en surpoids était passé de 70 à 30 %, et celui des personnes obèses de 27 à 10 %.

Très impressionné, j’ai décidé d’adopter le même programme à Montmirail, en le renommant Axionaté, où le x d’Axon’ remplace le ct. Chaque trimestre, les salariés sont invités à découvrir une nouvelle activité physique, choisie par un comité ad hoc : course à pied, volley-ball, piloxing, yoga, etc. Un coach est recruté dans les environs et les cours ont lieu soit pendant la pause du déjeuner, soit après le travail. Ces activités sont gratuites, tout le monde peut s’y inscrire et ceux qui y prennent goût peuvent les poursuivre en adhérant à un club des environs.

La prévention des TMS au travail

Parmi les ALD (affections de longue durée) qui déclenchent un départ précoce du travail, les plus fréquentes (88 % des inaptitudes) sont les TMS (troubles musculosquelettiques) et les plus coûteuses sont les MCV (maladies cardiovasculaires), notamment liées au diabète. Dans les deux cas, la principale mesure de prévention est la même : accroître l’activité physique, d’où l’intérêt des activités Axionaté. Chaque année, les TMS coûtent 2 milliards d’euros à l’assurance maladie et la même somme aux entreprises. Les MCV coûtent 15 milliards d’euros à l’assurance maladie et 1 milliard d’euros aux entreprises. Par conséquent, la prévention des TMS doit être une priorité pour tout chef d’entreprise.

Nous avons donc adopté des mesures spécifiques de prévention des TMS. Dans les services administratifs, des bureaux réglables en hauteur permettent de travailler tantôt assis, tantôt debout, l’idéal étant d’alterner toutes les deux heures. En production, les postes sont de surcroît inclinables.

Depuis les années 1980, nous avons décidé de concevoir nous-mêmes nos machines afin d’échapper à la concurrence, ce qui nous permet, en outre, de les adapter à la physiologie de nos collaborateurs. Pour les machines existantes, nous pouvons équiper un opérateur de capteurs placés sur ses poignets, ses coudes, ses épaules, ses reins, et enregistrer l’ensemble de ses mouvements pendant toute une journée. Lorsque le nombre de rotations quotidiennes du poignet, par exemple, risque de conduire à l’apparition d’un TMS, nous cherchons une solution pour modifier la machine. Nous avons également adapté des machines pour des personnes souffrant de sclérose en plaques ou d’autres pathologies.

Lorsqu’il s’agit de concevoir une nouvelle machine, le bureau d’études réalise un plan en 3D et, grâce à des lunettes de réalité augmentée, le futur utilisateur peut la tester de façon virtuelle, puis livrer ses observations : « Tel appareil est placé trop loin. Tel autre est trop bas. » Le bureau d’études modifie le plan en 3D, de nouveaux essais virtuels sont réalisés, puis, lorsque le futur utilisateur est satisfait, la fabrication de la machine est lancée.

Enfin, aucun salarié d’Axon’ ne travaille à la pièce, même dans les pays à bas salaire, ce qui a aussi pour effet de limiter les TMS…

Le retour précoce au travail

Des études montrent qu’après un arrêt de six mois, un salarié sur deux ne reprend jamais le travail et que, lorsque l’arrêt dure douze mois, la proportion est de trois sur quatre. Or, pour des TMS à l’épaule, les arrêts de travail durent, en général, 220 jours (soit plus de sept mois) et 298 jours (dix mois) pour les TMS portant sur la coiffe des rotateurs de l’épaule. Les TMS constituent ainsi des facteurs importants de désinsertion sociale.

Aux Pays-Bas, il y a une dizaine d’années, le gouvernement avait décidé qu’en cas d’arrêt de travail, les salaires seraient versés à 100 % pendant deux ans. Les absences de deux ans sont montées en flèche, avec des phénomènes massifs de désinsertion. Le gouvernement a alors instauré l’obligation pour le médecin du travail, au bout de quatre semaines, d’analyser le poste de travail, en commun avec le salarié et le chef d’entreprise, afin de chercher une solution permettant au salarié de reprendre le travail. En cas d’échec, ils doivent renouveler l’exercice toutes les six semaines. Les absences de deux ans sont redescendues en flèche…

Chez Axon’, lorsque des salariés développent un cancer, nous les incitons à demander à leur médecin de les autoriser à continuer de travailler au moins une ou deux heures par semaine. Même si ces personnes sont affaiblies, le peu de temps qu’elles passent dans l’entreprise leur permet de conserver un lien avec leurs collègues et de se rendre compte qu’elles sont toujours capables d’accomplir un travail, éventuellement sur un poste adapté. Tout cela leur remonte le moral et les aide à guérir. En réalité, le travail est un “super médicament” !

Grâce à tous ces efforts, le 19 mars 2018, Axon’ a été la première entreprise française et l’une des premières au monde à recevoir la certification ISO 45001 sur la santé et la sécurité au travail.

Le dépistage du syndrome du QT long

En 2017, j’ai reçu un appel de la présidente d’une association de patients du syndrome du QT Long. Elle m’a expliqué qu’un électrocardiogramme (ECG) comprend plusieurs points caractéristiques (Q, R, S, T, U). Les personnes pour qui la distance entre Q et T est particulièrement longue sont généralement douées pour le sport, car leur cœur bat moins vite que la moyenne, mais elles sont susceptibles de mourir subitement à l’effort. Cette maladie silencieuse concerne environ 1 personne sur 2 000 et, en France, elle provoque 3 morts par jour de personnes âgées entre 15 et 35 ans. Très facile à détecter à l’aide d’un ECG, elle peut être traitée par un médicament qui ne coûte que 2 euros par mois.

Mon interlocutrice m’ayant demandé si je pourrais l’aider à faire la promotion du dépistage du QT Long, j’ai pris contact avec la rectrice de l’académie de la Marne et je lui ai proposé de faire passer un ECG à 3 000 élèves de sixième, en mobilisant 40 infirmières scolaires et en leur fournissant gratuitement le logiciel de télétransmission. Elle a donné son accord pour cette opération baptisée CardioPass, et la quasi-totalité des élèves et de leurs parents ont accepté d’y participer. Les infirmières se sont volontiers prêtées à cet exercice qui, questionnaire compris, leur prenait, en moyenne, 22 minutes par collégien. Les résultats étaient envoyés sous forme numérique à trois professeurs de cardiologie, qui ont eu besoin de 2 minutes en moyenne par analyse d’ECG. Lorsque les avis des trois cardiologues étaient négatifs ou divergeaient, des examens complémentaires étaient proposés aux collégiens.

Sur 3 000 élèves, nous aurions dû trouver un cas ou deux de syndrome du QT Long, puisque celui-ci affecte 1 personne sur 2 000. Nous en avons détecté 5 et, comme il s’agit d’une maladie héréditaire, les membres de leurs familles ont été incités à passer également un ECG, ce qui a permis de détecter le syndrome chez 25 personnes supplémentaires. Très frappé par ces résultats, j’ai proposé à l’AMTER de faire bénéficier les salariés de cet examen, mais l’inspecteur régional des médecins du travail s’y est opposé, au motif que ces derniers n’avaient pas de temps à consacrer à ce type d’activité…

L’expérience des filiales indiennes et lettones

Ma démarche a également été inspirée par l’exemple de deux de nos filiales étrangères, dans lesquelles la pratique de la médecine du travail est particulièrement remarquable. Notre filiale indienne compte 150 salariés et leur fait passer des visites médicales approfondies pour le prix modique de 10 euros par visite, payés par l’entreprise. Notre filiale lettonne, qui compte 700 salariés, leur fait passer une visite encore plus complète, qui a lieu dans la polyclinique voisine, au prix de 30 euros par salarié. Cette somme est intégralement prise en charge par la mutuelle de la filiale, car celle-ci sait que cet effort de prévention lui permettra de réaliser des économies largement supérieures en matière de soins.

La prévention fait l’unanimité…

De nombreux rapports et décisions publiques insistent sur l’intérêt de la prévention en santé publique. « Priorité prévention », le plan interministériel mis en place en 2018, a été doté de 420 millions d’euros. L’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), dans son rapport de février 2022, souligne que « 95 % de la population française adulte est exposée à un risque de détérioration de la santé par manque d’activité physique ou un temps trop long passé assis » et que « promouvoir des modes de vie favorables à la pratique d’activités physiques et à la lutte contre la sédentarité doit constituer une priorité des pouvoirs publics ».

Parmi les mesures phares du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour l’année 2024, figure le renforcement de la prévention et de l’accès aux soins, avec « des bilans de prévention aux âges clés de la vie » (18-25 ans, 45-50 ans, 60-65 ans, 70-75 ans) qui pourront être réalisés « par différents professionnels de santé (médecins, infirmiers, sages-femmes, pharmaciens) ». Enfin, dans la perspective des Jeux olympiques et paralympiques, le président de la République a décrété que l’activité physique et sportive serait la Grande Cause Nationale 2024.

… mais le rôle que pourrait jouer la médecine du travail est méconnu

En revanche, de façon assez étonnante, aucun de ces documents ou annonces publiques, insistant sur l’intérêt de la prévention, ne mentionne la médecine du travail. En mai 2022, le ministère de la Santé est devenu le ministère de la Santé et de la Prévention, mais, en parallèle, le secrétariat d’État à la Santé au travail, qui était rattaché au ministère du Travail, a été supprimé. La médecine du travail est désormais gérée par une sous-direction de la direction générale du Travail.

Je suis convaincu que les maladies silencieuses, notamment, ne peuvent être détectées que par la médecine du travail, car, par définition, quelqu’un qui n’éprouve aucun symptôme ne va pas consulter son médecin traitant et, s’il n’a que des petits symptômes, il hésitera à s’adresser à un spécialiste.

Or, il existe 16 000 maladies silencieuses, dont 7 000 d’origine génétique, comme le syndrome du QT Long, et 9 000 d’origine non-génétique, comme l’hypertension artérielle, le diabète de type 2, les cancers (rein, prostate, sein…), les maladies rénales chroniques, etc.

Ainsi, 7 % des personnes habitant au nord de la Loire sont porteuses d’un diabète de type 2, et seulement 5 % le savent. Pourtant, on peut détecter le prédiabète grâce à l’analyse d’une goutte de sang, qui ne prend que deux minutes. Une étude américaine a montré que les deux tiers des personnes à qui l’on apprend qu’elles ont un prédiabète modifient leur alimentation et veillent à bouger un peu plus, ce qui leur permet soit de ne jamais contracter le diabète, soit de le contracter beaucoup plus tard ou sous une forme plus légère. Inversement, dans 80 % des cas, un prédiabète non dépisté devient, cinq ou dix ans après, un diabète de type 2.

La loi du 2 août 2021

Deux derniers facteurs m’ont encouragé à me mobiliser pour améliorer la prévention et la santé au travail. Le premier est l’adoption de la loi du 2 août 2021 pour « renforcer la prévention au sein des entreprises et décloisonner la santé publique et la santé au travail ». Ce texte stipule notamment que les services de santé au travail doivent participer à « des actions de promotion de la santé sur le lieu de travail, dont des campagnes de vaccination et de dépistage, des actions de sensibilisation aux bénéfices de la pratique sportive et des actions d’information et de sensibilisation aux situations de handicap au travail, dans le cadre de la stratégie nationale de santé prévue à l’article L1411-1-1 du Code de la santé publique ».

Pour assurer le décloisonnement de la santé au travail et de la santé publique, la loi exige que le DMST (dossier médical en santé au travail) soit interopérable avec le DMP (dossier médical partagé), appelé désormais Mon espace santé, de sorte que, dès que le décret d’application sera paru, le médecin du travail pourra consulter la page Mon espace santé du salarié, sous réserve que celui-ci l’y autorise.

La loi impose également la digitalisation du DUERP (document unique d’évaluation des risques professionnels), un document qui présente les résultats de l’analyse de risques à partir desquels l’entreprise détermine des actions de prévention pertinentes à mettre en œuvre et identifie les ressources de l’entreprise pouvant être mobilisées dans cet objectif. La rédaction du DUERP est obligatoire depuis une vingtaine d’années et son absence peut valoir une amende de 1 500 à 3 000 euros au chef d’entreprise, voire de la prison. Cependant, 50 % des entreprises n’en ont toujours pas. La nouvelle loi rappelle cette obligation et impose de produire le DUERP sous forme numérique et de le conserver pendant quarante ans, ce qui permettra de tracer d’éventuels problèmes de santé, comme celui de l’amiante.

Des thésaurus harmonisés

Outre cette loi, qui représente un grand pas en avant, le second facteur qui a encouragé ma mobilisation est l’existence de thésaurus harmonisés fondés sur les codes numériques de l’ICD (International Classification of Diseases). Ces thésaurus permettent de s’entendre sur la désignation de pathologies pour lesquelles existent plusieurs appellations. Par exemple, l’encéphalopathie myoclonique infantile avec hypsarythmie, le syndrome de West et la Blitz-Nick-Salaam-Epilepsie sont une seule et même maladie qui, dans l’ICD, est désignée par le code G40.4. Une fois identifié, ce code peut être traduit dans n’importe quelle langue, ce qui est intéressant pour un salarié français ayant besoin de soins lors d’un voyage à l’étranger, par exemple.

On doit la réalisation de ces thésaurus harmonisés à l’association PRESANSE, fédération des services de prévention et de santé au travail interentreprises. Leur utilisation est recommandée pour la rédaction du DUERP et, plus largement, pour tous les documents touchant à la santé, car elle permet l’interopérabilité sémantique, beaucoup plus complexe à garantir que l’interopérabilité technique.

Un programme ambitieux

Au fil des ans, de ces diverses expériences et des évolutions de la loi, j’ai commencé à envisager de doter l’usine de Montmirail de son propre SPSTA (service de prévention et de santé au travail autonome). J’en avais le droit, puisqu’il est possible de solliciter l’agrément pour une entreprise ou un GIE (groupement d’intérêt économique) de plus de 500 salariés, et que l’usine Axon’ en compte 800.

Comme Axon’ Cable fabrique les meilleurs câbles du monde, j’ai estimé que mon entreprise devait également disposer du meilleur service de prévention et de santé au travail du monde.

Pour cela, notre futur service devait renforcer la prévention et le suivi de la santé des salariés, comme en Lettonie ; améliorer la santé des salariés grâce à l’encouragement des activités physiques et sportives en milieu professionnel ; prévenir le risque de désinsertion lié aux affections de longue durée grâce au retour précoce au travail ; dépister précocement les maladies silencieuses grâce à des partenariats de recherche et à des analyses reposant sur l’intelligence artificielle, mais aussi au décloisonnement des parcours en santé au travail et en santé publique ; permettre la réalisation d’analyses par intelligence artificielle sur de longues périodes grâce au transfert des DMST et du DUERP dans un entrepôt de données de santé.

La création du service Hygie Prévention

J’ai déposé la demande d’agrément en janvier 2022 auprès de la DREETS (direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités) et, au bout de cinq mois de procédure, je l’ai obtenu pour une durée de cinq ans.

Une équipe de jeunes retraités

Le principal point d’achoppement était la crainte que je débauche des médecins du travail des services interentreprises pour les faire travailler au SPSTA d’Axon’. J’ai donc décidé de ne recruter que des jeunes retraités et j’ai obtenu l’accord à l’unanimité du CSE (comité social et économique) d’Axon’ pour les embaucher en CDI à temps partiel modulé, de sorte qu’ils ne travaillent qu’autant qu’ils le souhaitent et que nous en avons besoin.

Au printemps 2022, un médecin du travail, que j’avais connu à l’AMTER, ayant pris sa retraite, je lui ai demandé s’il accepterait de devenir le manager du futur SPSTA, en sachant qu’il ne travaillerait que deux ou trois jours par semaine, et il a accepté. Immédiatement, un généraliste, également jeune retraité, m’a appelé, puis un ancien chirurgien cardiovasculaire, puis son épouse infirmière, puis une ancienne ophtalmologue, et je les ai tous embauchés. À l’heure actuelle, l’équipe comprend cinq médecins et trois infirmières, plus une patiente référente pour le rétablissement en cancérologie et l’aide à la réinsertion. Le secrétariat est assuré par des assistants administratifs du service des ressources humaines d’Axon’.

Un nom grec et un comité d’éthique

Nous avons baptisé notre SPSTA Hygie Prévention. Dans la mythologie grecque, Hygie (ou Hygée), dont le nom veut dire santé, est la fille d’Asclépios (le dieu de la médecine) et la déesse de la santé, de la propreté et de l’hygiène. Son nom apparaît dans le serment d’Hippocrate : « Je jure par Apollon médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée… »

Hygie Prévention est dotée d’un comité d’éthique et scientifique de cinq membres, dont François Carré, professeur en cardiologie et auteur en 2013 de l’ouvrage Danger sédentarité – Vivre plus en bougeant plus, Alain Bravo, président honoraire de l’Académie des technologies, ou encore Philippe Chevriot, médecin généraliste et fondateur du pôle santé montmiraillais.

Des logiciels et équipements de pointe

Hygie Prévention, qui a pu démarrer ses activités en septembre 2022, s’appuie sur toute la famille de progiciels développés au fil des ans par l’équipe informatique d’Axon’. L’utilisation d’AxoCare, le progiciel qui permet de gérer les visites médicales, enregistre l’accord du salarié : 100 % des salariés d’Axon’ l’ont donné. Ce progiciel est conforme au cahier des charges de PRESANSE, aux recommandations de la Haute Autorité de Santé, de la CNIL (Commission informatique et libertés) et de l’Agence du Numérique en Santé. Il est également conforme au RGPD (règlement général sur la protection des données), aux recommandations du NIST américain (National Institute of Standards and Technology) et aux normes de développement des dispositifs médicaux EN 62304, EN 62366, ISO 14971, ISO 13053-1, ISO 27001 (cybersécurité) et HDS (hébergement de données de santé).

Les autres progiciels développés par Axon’ et utilisés par Hygie Prévention sont RiscoLog, pour le DUERP digital ; ThésaurLog, pour le thésaurus ; AxoMate, pour la recherche multicritère et la correction orthographique ; CardioCare, qui effectue une pré-analyse par intelligence artificielle des ECG en les comparant au stock des 3 000 ECG réalisés lors de l’opération CardioPass ; et AxoDiab, pour la détection et le suivi du diabète de type 2.

Par ailleurs, notre ophtalmologue nous a fait acheter divers équipements de pointe, dont un robot rétinographe non mydriatique permettant de détecter au moins 30 pathologies par l’examen du fond de l’œil, en sorte que notre service de santé au travail est celui qui a le meilleur équipement ophtalmologique de toute la région Grand Est.

Concrètement, l’infirmière en santé au travail fait remplir les questionnaires au salarié et utilise des appareils connectés pour réaliser différents examens (taille, poids, tour de taille, tension, électrocardiogramme, bilan biologique…), puis le logiciel AxoCare établit un prédiagnostic. Le médecin du travail peut alors analyser les données, solliciter au besoin l’avis d’experts référents (cardiologue…) et, le cas échéant, envoyer le salarié consulter son médecin traitant avec, éventuellement, une demande d’avis d’expert. Le médecin du travail peut envoyer les documents médicaux sur la page Mon espace santé du salarié, via une messagerie sécurisée de santé, MSSanté Pulsy Medimail.

L’exploitation des données de santé

La loi du 2 août 2021 avait prévu la création d’une plateforme de données de santé, mais le secrétaire d’État Laurent Pietraszewski a annoncé, peu avant son départ, que ce projet était repoussé à une date ultérieure. Par chance, le CHU de Reims, en partenariat avec l’université de Reims Champagne-Ardenne, s’est doté d’un Institut de l’intelligence artificielle en santé (IIAS), avec lequel nous avons signé une convention. Nos DMST et notre DUERP pourront être déversés dans cet entrepôt de données et faire l’objet de diverses analyses. J’ai bon espoir qu’il sera rapidement démontré que les salariés d’Axon’, grâce à la prévention dont ils bénéficient, vont moins souvent à l’hôpital et y restent moins longtemps que la population générale…

Bientôt une extension en télémédecine

À partir de l’automne 2024, deux autres établissements d’Axon’ situés à Villers-le-Lac, dans le Doubs, et à Quimper, dans le Finistère, employant respectivement 87 et 130 salariés, pourront expérimenter la télémédecine du travail assistée. Une infirmière de santé au travail se rendra sur place avec une valise de prévention contenant divers équipements connectés et un médecin du travail assurera la visite en distanciel.

Les premiers résultats

Désormais, la totalité des salariés de l’usine de Montmirail sont à jour de leur visite médicale, ce que je n’ai jamais vu en quarante ans de carrière. Pour les salariés travaillant de nuit, la visite a été organisée de nuit également, ce qui est une première mondiale.

Une balance coût/avantage largement positive

Cette visite nous coûte environ 290 euros par salarié, ce qui est un peu moins que la moyenne française (300 euros). Ce montant inclut les frais de formation du personnel, car, à part le manager, qui était déjà médecin du travail, tous les autres intervenants ont dû s’inscrire à des formations d’une durée de près de deux ans à la médecine du travail. S’y ajoute l’achat des équipements, notamment ophtalmologiques. Une fois ces investissements de départ amortis, le prix de la visite devrait être réduit à 200 euros environ, pour une prestation bien supérieure à celle qu’offrent habituellement les services de santé interentreprises, même si beaucoup de médecins du travail des services interentreprises sont extrêmement dévoués et font de leur mieux pour remplir leur mission.

Outre les visites médicales, l’équipe d’Hygie Prévention effectue des AMT (actions en milieu de travail), en particulier des analyses de postes de travail.

La réduction de l’absentéisme

Le meilleur indicateur pour mesurer la non-qualité de vie au travail est l’absentéisme. En France, en 2015, celui-ci était de 16,8 jours par an, et de 29 jours pour les plus de 55 ans. En 2017, chez Axon’ Cable, il était de 11,4 jours par an, et de seulement 10 jours par an pour les plus de 55 ans. Avec la création d’Hygie Prévention, nous avons bon espoir de faire encore mieux, au point que nos salariés ne voudront peut-être même plus partir en retraite…

L’amélioration des résultats économiques

Ces résultats me paraissent illustrer la formule d’Angus Deaton, prix Nobel d’économie 2015 : « Si vous améliorez la santé d’une population, vous améliorez le PIB », et celle d’Esther Duflo, prix Nobel d’économie en 2019 : « La prévention de la santé, davantage que les soins curatifs, améliore le PIB, et cela quel que soit le niveau de développement atteint par le pays. »

Faire des émules

C’est pourquoi d’autres entreprises situées à proximité de Montmirail me sollicitent pour que leurs salariés puissent également passer leur visite médicale à Hygie Prévention. La loi nous y autoriserait, mais notre agrément ne date que de juin 2022 et je préfère attendre encore un peu avant de demander à étendre le dispositif. Néanmoins, je suis prêt à échanger avec des chefs d’entreprise qui voudraient se doter d’un SPSTA, car autant j’assigne au tribunal tous ceux qui copient nos câbles brevetés, autant je serais très heureux qu’Hygie Prévention fasse des émules partout en France.

Débat

Les services de prévention et de santé au travail interentreprises

Une intervenante : Les services de prévention et de santé au travail interentreprises (SSTI) sont sclérosés par un système de gouvernance inefficace. En tant qu’ancienne présidente du SSTI de Reims, qui compte 25 médecins du travail, je peux témoigner que, pour certains salariés, nous avions dix ans de retard dans les visites médicales obligatoires. Certains médecins du travail ne se rendent jamais dans les entreprises et exercent pourtant un pouvoir considérable sur ces dernières. Par comparaison, la structure indépendante mise en place par Axon’ est un modèle d’efficacité et elle a un bel avenir devant elle.

Int. : Il existe 200 services interentreprises en France, de taille très variable, puisque le plus gros, situé en région parisienne, emploie 1 200 salariés, et le plus petit n’en emploie que 15, dont 3 médecins. Jusqu’en 2012, c’est le code du Travail qui fixait les missions des médecins du travail. Des ateliers régionaux et interrégionaux, organisés pendant un an avec tous ces services, ont permis d’élaborer un cahier des charges de l’offre de service de santé au travail, qui a été repris dans l’accord national interprofessionnel de fin 2020 et dans la loi du 2 août 2021. Ce cahier des charges comprend notamment l’analyse des risques et les actions de prévention, le suivi individuel des salariés et leur maintien en emploi. Il va maintenant faire l’objet d’une certification spécifique mise en place par l’AFNOR.

Le recours à des retraités

Int. : Envisagez-vous de continuer indéfiniment d’employer des retraités ?

Joseph Puzo : L’avantage des retraités est qu’ils ont beaucoup d’expérience et que leur vivier se renouvelle continuellement ! Par ailleurs, je n’ai que 800 salariés et je ne pourrais pas employer une équipe à plein temps. Enfin, tant que la pénurie de médecins du travail durera, il vaut mieux que je ne débauche pas ceux qui sont employés par les SSTI.

La réaction des salariés

Int. : Quelle a été la réaction de vos salariés à la mise en place d’Hygie Prévention ?

J. P. : Cette opération a comporté de nombreuses étapes, comme la valorisation de l’activité sportive à travers Axionaté ou l’aménagement de postes de travail pour des personnes souffrant de pathologies particulières. Par ailleurs, les salariés savent que j’ai moi-même eu, il y a vingt ans, un lymphome des cellules du manteau, et que, lorsque je recommande aux salariés souffrant d’un cancer de ne pas rester chez eux et de revenir dès que possible travailler, mon expérience m’en a montré l’avantage. Tout cela crée, au sein de l’entreprise, un état d’esprit dans lequel tout le monde s’intéresse à la santé de chacun, si bien que, lorsque j’ai annoncé la création d’Hygie Prévention, la réaction des salariés a surtout été de regretter que cela n’aille pas plus vite !

Int. : N’avez-vous pas provoqué de réactions négatives, malgré tout, lorsque vous avez supprimé le Coca-Cola ?

J. P. : Le Coca-Cola a été supprimé uniquement dans notre filiale mexicaine, et non à Montmirail. La machine à café se trouve, à dessein, à 100 ou 200 mètres des bureaux, ce qui oblige les commerciaux et les administratifs à traverser la production pour s’y rendre, et crée du lien entre les uns et les autres. Du coup, chacun voit quelle boisson son collègue a choisie, ce qui doit entraîner un peu de contrôle social…

La dimension psychologique de la santé au travail

Int. : Je suis maître de conférence en sciences de gestion à l’université de Reims Champagne-Ardenne et, à ce titre, j’ai eu l’occasion de visiter l’entreprise Axon’ à Montmirail. J’ai été frappé par la façon dont Joseph Puzo s’adressait à ses salariés pour leur demander de nous montrer quelque chose : « Permettez-vous, Madame, Monsieur, que je vous dérange quelques instants ? » La dimension psychologique est un élément crucial de la santé au travail. Chez Axon’, les gens se sentent bien, parce que l’humain est vraiment au cœur de l’entreprise.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT