Exposé d’Aurélie Picart

Le concept des comités stratégiques de filière (CSF), qui réunissent, pour chacune des filières composant le Conseil national de l’industrie, les représentants de l’État, des organisations syndicales et des industriels, est né en 2008. Je dirige le CSF Nouveaux systèmes énergétiques (NSE), dont le périmètre recouvre les énergies renouvelables, le stockage (batteries et hydrogène en particulier), l’efficacité énergétique et les réseaux (électricité, gaz et chaleur). Il comprend 600 contributeurs répartis en 18 groupes de travail. Leur mission est d’élaborer, puis de mettre en œuvre une feuille de route commune, dans laquelle l’État et les industriels prennent chacun des engagements, et qui est mise à jour et signée tous les deux ans. Notre ambition est de faire de la transition énergétique une opportunité pour réindustrialiser la France, et notre approche est très pragmatique : nous sommes des doers plus que des thinkers !

Parmi les principaux participants, on trouve EDF, ENGIE, TotalEnergies et Schneider Electric, qui ont créé le CSF en 2018 avec le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, celui de la Transition écologique et solidaire, ainsi que les organisations syndicales. Les quatre entreprises fondatrices ont ensuite été rejointes, en 2020, par des grands groupes du secteur (Air Liquide, Blue Solutions, Capgemini, GRDF, GRTgaz, Enedis, RTE, Technip Energies, Teréga), ainsi que par une cinquantaine d’entreprises de taille intermédiaire (ETI). Ces dernières (AllianTech, BRL, CVE, SERMA Group, Verkor, ACTIA, ARMOR, Cap Ingelec, Saft, SNAM…) sont réunies au sein d’un Club des ETI, de façon à s’assurer que leur point de vue est bien pris en compte.

Un contexte porteur

Au niveau mondial, d’ici 2040, la demande en énergie va augmenter de 25 % et la demande d’électricité de 60 %. Les objectifs de réduction des émissions de carbone ont été revus à la hausse et des investissements colossaux sont planifiés et réalisés. La puissance installée en énergies renouvelables augmente de 200 gigawatts (GW) par an.

En France, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) est dotée d’une enveloppe de 50 milliards d’euros sur dix ans, et les certificats d’économies d’énergie (CEE, attribués lors de la rénovation des logements), de 3 milliards d’euros par an. Au cours des dix prochaines années, 100 milliards d’euros devraient également être investis dans les réseaux électriques. La filière française des nouvelles énergies cumule d’ores et déjà 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires, répartis entre 15 000 entreprises de tailles très diverses, et représente 300 000 emplois.

La disparition de la filière photovoltaïque, un traumatisme

La question qui est au cœur de notre démarche n’est plus vraiment de savoir si l’on peut créer une filière industrielle de la transition énergétique, car c’est une nécessité impérieuse pour notre indépendance énergétique et pour notre économie, mais plutôt de savoir comment nous allons créer et développer cette filière.

En 2010, l’Europe disposait de quelques acteurs plutôt bien placés parmi les dix leaders mondiaux du photovoltaïque. En 2018, il n’y en avait plus aucun. Huit des dix leaders actuels n’existaient pas en 2010, et sept sur dix sont chinois. Pourtant, l’Europe avait massivement investi dans le solaire.

Il ne suffit donc pas d’investir pour créer ou préserver une filière ; encore faut-il trouver la bonne méthode. La question se pose tout particulièrement à propos de la filière de l’hydrogène, en plein développement à l’heure actuelle. Nous devons nous y prendre différemment si nous voulons obtenir un meilleur résultat.

Nous avons identifié pour cela quatre grands enjeux.

L’équilibre des relations commerciales internationales

Le premier enjeu, celui qui a suscité le plus fort consensus lors de la création du CSF en 2018, concerne l’équilibre des relations commerciales internationales, un prérequis pour que l’effort d’innovation et d’industrialisation permette la création de valeur sur le long terme.

L’extraterritorialité du droit américain permet aux États-Unis d’effectuer des contrôles et donc d’accéder aux données des entreprises françaises, non seulement celles du secteur de la défense, mais également celles de l’électronique, par exemple. Si elles ne permettent pas l’accès à leurs données, ces entreprises peuvent se voir refuser l’utilisation des technologies américaines et l’autorisation d’exporter leurs produits aux États-Unis. De son côté, le Parti communiste chinois s’autorise désormais à intervenir dans n’importe quelle filiale implantée en Chine. Enfin, sur le continent africain, les contrats d’exploitation pétrolière ou de production d’énergies renouvelables comportent généralement des clauses de contenu local.

L’Europe ne dispose pas de mesures protectionnistes équivalentes. Les appels d’offres publics y sont soumis à un cadre juridique très strict, qui peut entraîner de fortes pénalisations.

Au sein de l’Europe, le cas de la France est un peu particulier. Notre pays est souvent pointé du doigt comme étant celui qui réclame le plus de mesures protectionnistes à la Commission européenne, mais cette attitude est paradoxalement liée au fait que les entreprises françaises n’ont pas la culture de l’achat local, très répandue dans les pays voisins. Lorsque la priorité au contenu local est donnée par la filière et non par l’État, elle ne contrevient pas aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)… Inversement, c’est parce que nous sommes spontanément très ouverts aux importations que nos dirigeants réclament des mesures protectionnistes.

Dans le cadre du CSF, nous avons initié un benchmark européen et analysé les clauses de contenu local des appels d’offres de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), autorité indépendante chargée de garantir le bon fonctionnement des marchés français de l’énergie au bénéfice du consommateur. Il en ressort que certains pays européens maîtrisent beaucoup mieux que nous les petits “trucs et astuces” permettant de s’assurer, dans le respect du cadre juridique, que les contrats comportent un contenu local.

On note actuellement des avancées sur le thème du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), grand projet porté par notre pays, qui pourrait conduire, à terme, à la mise en œuvre d’une administration extraterritoriale, puisqu’il supposerait d’être en mesure de contrôler les déclarations des importateurs sur le contenu carbone de leurs produits. Certains, cependant, redoutent que la création d’un MACF non seulement contrevienne aux règles de l’OMC, mais s’avère également contre-performante en suscitant des mesures de rétorsion de la part des pays tiers.

La course aux économies d’échelle

En dix ans, le prix des batteries a été divisé par dix dans le secteur photovoltaïque, en raison de la forte augmentation des volumes. Dans notre filière également, la vraie bataille n’est plus celle des technologies, mais celle du déploiement et de la course aux économies d’échelle. Toute la question est de savoir quelles entreprises réussiront à produire le plus vite de grands volumes afin de devenir compétitives.

Malheureusement, autant l’Europe autorise et encourage le financement de l’innovation, autant elle interdit de financer l’industrialisation. Seules les entreprises capables de mobiliser suffisamment de fonds par elles-mêmes peuvent déployer leur production à la bonne échelle. Les pays européens sont doublement pénalisés, car ils ne disposent ni de la puissance d’un marché structuré et de la capacité de dumping de la Chine pour écouler leur production massive, ni du système financier privé américain qui apporte un soutien décisif aux entreprises pendant la phase où leurs volumes sont limités et leurs prix non compétitifs.

Alors que la politique de décarbonation de l’industrie a, jusqu’ici, principalement été abordée du point de vue de la demande, en soutenant les entreprises qui décarbonaient leurs usines, nous travaillons actuellement avec l’État à mettre ces dernières en relation avec l’offre européenne, en ciblant les technologies susceptibles de bénéficier de l’effet volume et de devenir compétitives rapidement.

Par exemple, nous nous sommes penchés sur l’achat de bennes à ordures fonctionnant à l’hydrogène par les collectivités, démarche pour laquelle elles reçoivent des subventions. Dans la mesure où chacune d’entre elles fixe des spécifications particulières, la production reste artisanale chez les fournisseurs. En structurant le soutien apporté aux collectivités, on pourrait donner de la visibilité aux fabricants et leur passer commande, par exemple, de 40 bennes à ordures à la fois, ce qui leur permettrait d’enclencher des investissement améliorant leur compétitivité.

L’exemple de Northvolt est particulièrement inspirant. Cette entreprise de fabrication de batteries a pour premiers actionnaires Volkswagen et BMW, qui, en lui apportant une visibilité sur la demande, ont facilité la levée des fonds. Northvolt a ainsi pu réunir 6 milliards d’euros et prévoit de lever encore 15 milliards pour assurer la production de 150 gigawattheures (GWh) prévue d’ici quelques années. En 2020, l’entreprise a monté une ligne pilote de 250 mégawattheures (MWh) et emploie d’ores et déjà 1 800 salariés. Dès 2022, la production va passer à une cadence de 40 GWh et devrait dégager un cash-flow positif. À terme, Northvolt devrait représenter 3 000 emplois directs et 25 000 emplois indirects.

La stratégie mise en œuvre avec Northvolt n’a pas consisté à chercher une rupture technologique, mais à choisir des technologies matures et à organiser une production de masse. Ce modèle est en train de se répliquer dans différentes régions. En France, on peut citer le cas de Verkor, une société qui produit également des batteries.

Le besoin d’expertise

Le troisième grand enjeu est de combler le manque d’expertise, identifié par les 18 groupes de travail de notre CSF comme un frein majeur pour le développement de la filière.

Identifier les expertises

Face à ce défi, la première démarche consiste à identifier les expertises existantes. Derrière un intégrateur comme McPhy, par exemple, qui est spécialiste des équipements de production et de distribution d’hydrogène, il existe tout un tissu d’entreprises expertes sur les différents maillons de la chaîne de l’hydrogène. Nous cherchons à les recenser et à soutenir leur développement.

L’an dernier, grâce à un appel à manifestation d’intérêt, nous avons identifié 100 entreprises du photovoltaïque, à partir desquelles il va être possible de commencer à reconstituer une filière.

Les Challenges Énergie

La deuxième démarche consiste à mettre en relation les entreprises expertes et celles qui ont besoin d’expertise. À la suite de la crise sanitaire, de nombreuses usines du secteur de l’aéronautique se sont retrouvées à l’arrêt. Avec sept ans de commandes devant elles, elles ne s’étaient pas préoccupées de se diversifier. Nous avons créé un dispositif baptisé Challenges Énergie, qui consiste à mettre en relation, d’un côté, des acteurs de l’aéronautique, de l’automobile et du parapétrolier et, de l’autre, des acteurs de la filière NSE. Les premiers y trouvent des opportunités business à court terme (12 à 24 mois) leur permettant de se diversifier de façon rapide et dérisquée, grâce à l’accompagnement que nous leur apportons, et ainsi de maintenir leurs outils industriels et de préserver ou créer des emplois. Les entreprises de la filière NSE y gagnent de nouveaux partenaires leur offrant une forte expertise technique ainsi que la possibilité d’améliorer leur approvisionnement et de se développer plus rapidement.

Au total, en 2020, 43 challenges ont été proposés par 8 entreprises du secteur de l’énergie, dont TotalEnergies, qui s’est fortement impliquée dans cette démarche. Grâce aux 250 participants qui se sont mobilisés dans le monde de l’aéronautique, 27 challenges ont pu être engagés. À l’heure actuelle, 1,3 million d’euros ont été investis en phase de maturation des projets sur 20 challenges, et 6,6 millions d’euros d’investissements sont envisagés pour industrialiser les solutions, avec une perspective de 9,9 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel dès 2022. Un an seulement après le lancement des Challenges Énergies, 10 produits sont déjà en fabrication, et 10 autres en préparation. Par exemple, nous avons mis en contact une société du secteur de l’énergie qui avait besoin d’un revêtement particulier avec une entreprise aéronautique qui disposait de ce produit sur étagère. De même, apprenant que TotalEnergies souhaitait réduire le coût de la fixation des panneaux solaires, des entreprises des secteurs de l’aéronautique et de l’automobile lui ont proposé différentes options, parmi lesquelles il a trouvé son bonheur.

Renforcer la formation

Chacun des axes de travail du comité stratégique de filière se heurte à des difficultés de recrutement... Nous ne pourrons pas réindustrialiser le pays sans réinvestir massivement dans la formation technique, scientifique et industrielle. Au niveau du CSF, nous avons commencé à travailler sur ce point dans le domaine des batteries et, de manière transverse, sur la formation des techniciens.

Il me paraît également essentiel de ne pas oublier l’importance des sciences humaines et sociales. Par exemple, il faudrait renforcer la compréhension et la prise en compte des processus de prise de décision dans la rénovation des bâtiments publics ou privés, et améliorer l’expérience utilisateur en conséquence.

Sécuriser le capital des entreprises stratégiques

Un quatrième levier essentiel pour créer une filière industrielle française de la transition énergétique est la sécurisation du capital financier et immatériel des entreprises stratégiques. En effet, celles-ci, souvent de petites et moyennes entreprises, peinent à se financer.

Dans le domaine de l’éolien flottant, par exemple, notre tissu industriel est le meilleur d’Europe et les entreprises ont réussi à se faire subventionner pour la partie innovation. En revanche, au moment de passer à l’industrialisation, très gourmande en capitaux, ce sont souvent des entreprises étrangères qui investissent.

Une forte mobilisation chez les membres de la filière NSE

En résumé, pour construire une filière dynamique de la transition énergétique en France, le comment nous semble aussi essentiel que le combien. Selon la façon dont l’argent public est utilisé, les effets peuvent être très différents. Le levier le plus structurant nous semble être celui des achats, et les deux freins principaux, ceux de l’expertise et du financement de l’industrie – notamment des ETI. Enfin, l’approche par la filière nous semble la meilleure façon de donner la cohérence nécessaire à la démarche.

Face aux défis qui nous attendent, nous nous appuyons sur les 600 contributeurs du CSF, qui sont vraiment impliqués de façon active à nos côtés. Les engagements pris dans le premier contrat de filière ont été complètement atteints pour 51 % d’entre eux et presque atteints pour 80 %. Cette réussite s’explique par le fait que nous avons bénéficié de financements importants liés aux plans de relance français et européen, mais aussi par l’effort des 18 groupes de travail pour réactualiser en permanence la feuille de route, chacun dans son domaine, par rapport aux quatre grands enjeux que j’ai décrits et en lien étroit avec les services de l’État. Cette réactivité nous a d’ailleurs permis d’être l’un des contributeurs importants du plan de relance, dans la mesure où nous avions déjà identifié et analysé les besoins des différentes filières.

Débat

L’intérêt des CSF

Un intervenant : Votre exposé montre à ceux qui douteraient de l’intérêt des comités stratégiques de filière que, dans certains cas, ceux-ci permettent d’apporter de la cohérence et de fédérer les énergies. C’est particulièrement important dans le cas d’une filière très éclatée comme celle des nouveaux systèmes énergétiques, associant de grands groupes et de petites sociétés, sans qu’un acteur “tête de filière” s’impose pour donner une direction, comme on le voit dans les grands programmes aéronautiques ou nucléaires – le tout dans des conditions de concurrence internationale pas forcément équitables…

Un double objectif

Int. : Comment, dans vos différents travaux, vous assurez-vous de favoriser les meilleures technologies de réduction des émissions de gaz à effet de serre ?

Aurélie Picart : Nous avons des débats nourris sur le fait de savoir si certaines technologies mobilisant l’hydrogène réduisent effectivement les émissions de GES, ou encore sur la façon de produire de l’hydrogène compétitif dans notre pays ou dans des pays partenaires. À l’heure actuelle, il n’existe pas toujours de consensus sur ces différents sujets.

Dans nos différents travaux, nous nous intéressons particulièrement à la possibilité de développer les industries liées à ces technologies dans nos territoires. Pour que la transition énergétique soit mieux acceptée et puisse s’accélérer, elle doit en effet générer de l’activité en France.

Les pompes à chaleur

Int. : Vous n’avez pas évoqué la technologie des pompes à chaleur, alors qu’elle peut s’avérer très puissante pour décarboner non seulement le chauffage individuel, mais également le tertiaire et l’industrie. Existe-t-il des acteurs significatifs dans ce domaine en France ?

A. P. : Sur ce thème, je vais laisser la parole à Didier Holleaux, qui travaille dans le cadre du CSF sur les questions d’intégration sectorielle et, en particulier, sur les innovations autour des pompes à chaleur.

Didier Holleaux : Certains fabricants français de pompes à chaleur se sont manifestés lors des précédents appels à manifestation d’intérêt (AMI) et d’autres pourraient se faire connaître à l’occasion d’un AMI générique que nous prévoyons de lancer sur l’ensemble des matériels pouvant contribuer à l’intégration sectorielle. Celle-ci consiste à concevoir comme un seul système les réseaux d’électricité, de gaz, de chaleur et de froid, de façon à essayer de les optimiser ensemble. Or, la pompe à chaleur constitue un outil très intéressant de couplage entre réseau de chaleur et réseau d’électricité, voire entre réseau de gaz et réseau d’électricité.

Pour les usages domestiques, les fabricants français sont positionnés surtout sur le haut de gamme, c’est-à-dire les dispositifs prenant la chaleur dans le sol, et très peu sur le bas de gamme, c’est-à-dire les dispositifs prenant les calories dans l’air extérieur, ces derniers étant essentiellement fabriqués au Japon et en Chine. Il existe aussi des fabricants français de pompes à chaleur industrielles, mais le secteur est très peu structuré. On peut espérer que le prochain AMI permette d’identifier les différents industriels et de déterminer comment les soutenir et les renforcer.

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières

Int. : Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières risque d’être un coup d’épée dans l’eau, à la fois parce qu’il peut donner lieu à des mesures de rétorsion de la part de la Chine ou des États-Unis, qui excellent à cibler le champagne français ou les voitures allemandes pour semer la division parmi les Européens, mais aussi parce qu’il sera très facile à contourner. Il est probable que tout l’acier importé de Chine sera garanti comme étant produit à partir de l’électricité du barrage des Trois-Gorges. Par ailleurs, si l’on taxe l’acier brut, cela n’empêchera pas d’importer des portières de voitures. Tout cela donnera lieu à d’interminables débats devant l’OMC et notre industrie aura disparu avant que celle-ci n’ait pris une décision…

A. P. : Le fait que les acteurs européens se saisissent de la question de l’ajustement carbone aux frontières constitue indubitablement un progrès. Nous regardons enfin en face la question de l’équilibre des relations commerciales internationales, d’autant que nous devons nous assurer que notre transition énergétique sera économiquement viable, ce qui passe par le fait qu’elle soit compétitive. Pour cela, l’existence d’une taxe carbone est essentielle. Le MACF permet à l’Europe d’accélérer la transition énergétique tout en recherchant un équilibre entre les grandes plaques géopolitiques.

Néanmoins, il est certain que les négociations seront extrêmement complexes et que nous allons avoir besoin de beaucoup d’intelligence collective pour la conception de ce mécanisme et de doigté pour sa mise en œuvre.

Thierry Weil (animateur du séminaire) : Caroline Mini et Matthieu Glachant viennent de publier une note intitulée « Quand le carbone coûtera cher – L’effet sur la compétitivité industrielle de la tarification du carbone ». Chacun des scénarios de taxe carbone qu’ils analysent présente des avantages et des inconvénients, et il faudra clairement réunir beaucoup de conditions pour qu’un tel dispositif fonctionne, mais cette difficulté doit être mise en regard des conséquences de l’option où rien ne serait fait.

Comment faire respecter les règles à la Chine ?

Int. : En 2010, grâce à un ami chinois qui connaissait le préfet du Hubei, j’ai pu visiter en détail une usine de cellules photovoltaïques. Constatant qu’elle était équipée d’une colonne à silicium britannique et de machines de découpe allemandes, j’ai demandé au préfet et au directeur de l’usine comment ils s’y prenaient, avec les mêmes machines, et sachant que l’intervention humaine n’était pas significative, pour produire des cellules à moitié prix par rapport à leurs concurrents allemands. Ils m’ont répondu tranquillement que comme la Chine avait décidé de s’emparer du marché mondial, les pouvoirs publics avaient financé le terrain et l’usine, que l’entreprise ne payait pas d’impôts et qu’elle était subventionnée massivement. La question ne me semble pas être celle du carbone, mais plutôt celle de savoir comment obtenir de la Chine qu’elle respecte les règles élémentaires du commerce international…

A. P. : L’un des intérêts de notre filière, qui est émergente, est de révéler, avec un effet de loupe, des phénomènes qui touchent l’ensemble des filières, mais qui sont peut-être moins perceptibles ailleurs. L’une des raisons pour lesquelles je pense que ce combat sur le MACF doit être mené, c’est que si nous y renonçons, toutes nos industries seront menacées…

Et la recherche ?

Int. : Depuis que nous avons abandonné le principe d’un Commissariat général au Plan, l’État manque d’expertise pour éclairer ses décisions. Cette carence a entraîné divers désastres, comme le renoncement à la construction d’un écosystème de recharge pour les véhicules électriques – initiée par Jean-Louis Borloo lorsqu’il était ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement et de l’Aménagement durable, et stoppée net en 2010, avant de reprendre en 2018 ­–, ou encore l’engouement actuel pour l’hydrogène dans la mobilité, qui me paraît absurde. Alors que nous avons disposé d’une recherche publique très puissante entre les années 1950 et 1980, nous ne cessons désormais de réduire notre investissement dans ce domaine, et le développement de la recherche privée ne suffit pas à compenser ce recul. Dans le même temps, des pays comme la Corée, le Japon, la Chine ou les États-Unis consacrent des sommes colossales à la R&D. À mes yeux, notre faiblesse majeure n’est pas dans l’industrialisation, mais dans la recherche.

A. P. : Nous travaillons, avec les industriels, à essayer d’aider les acteurs de la recherche publique à s’organiser pour relancer la dynamique, mais je dois dire que je suis frappée par l’apparente résignation de ces derniers.

En France, nous avons une recherche de qualité, mais nous manquons cruellement d’effectifs, et notamment de thésards, qui représentent les forces vives des laboratoires.

Dans notre filière NSE, nous avons beaucoup d’entreprises correspondant à ce que sont Air France et Airbus dans l’aéronautique, et trop peu de Safran et de Thalès. Lorsque les ETI sont prêtes à industrialiser un produit, il leur est très difficile de réunir les milliards d’euros nécessaires pour passer à l’échelle comme le fait Northvolt. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité mettre les ETI au cœur du dispositif du CSF, en créant un club où elles peuvent représenter les intérêts des petits et des émergents, ceux qui ont besoin de soutien financier pour assurer le déploiement de leurs technologies.

Davantage d’intelligence collective

Int. : Comment faire en sorte d’accroître le partage des connaissances entre les différentes disciplines et de renforcer l’intelligence collective ?

A. P. : Pour accroître le partage des connaissances, il est important d’adopter des cadres de lecture communs, notamment scientifiques, mais aussi de mobiliser davantage les sciences humaines et sociales. On constate trop souvent que certaines questions sont traitées en première instance à partir de positions théoriques, les aspects économiques étant mis de côté. Or, partager une culture commune sur les grands concepts économiques est essentiel. Le concept d’économie d’échelle est mal pris en compte en France. Lorsque je discute avec des Anglais, je n’ai pas besoin de définir cette notion et j’entre tout de suite dans le fond du débat. Avec des Français, il faut souvent commencer par réexpliquer ce principe avant de pouvoir entrer dans un raisonnement logique.

Autre exemple de notre besoin de donner davantage de place aux sciences humaines, la pandémie de la Covid-19 a montré qu’il était urgent de renforcer la culture de la gestion de crise, et pas seulement celle de la communication de crise, ce qui est tout à fait différent…

C’est pourquoi je milite pour que les étudiants venant des écoles d’ingénieurs s’ouvrent davantage aux sciences humaines et sociales, et interagissent avec des étudiants venant d’autres disciplines.

Int. : Je pensais plutôt à la façon de mobiliser, dans une filière, les expertises présentes dans une autre.

A. P. : C’est précisément l’objectif de nos Challenges Énergie, qui permettent de mettre en relation des expertises des industries automobile et aéronautique avec les besoins des entreprises de la transition énergétique. Notre travail, au sein du CSF, nous donne également une position privilégiée et une vue d’ensemble nous permettant de mettre en relation des acteurs complémentaires. C’est fondamentalement un des rôles du Club ETI, de la plateforme décarbonation de l’industrie et, plus généralement, du CSF.

Les relations avec les écoles et les universités

Int. : Quelles sont vos relations avec les écoles d’ingénieurs et les universités ? Réussissez-vous à les convaincre d’intégrer à leurs formations les savoirs dont votre filière a besoin, en particulier dans le domaine des sciences humaines et sociales dont vous venez de parler ?

A. P. : Nous avons identifié les dix métiers recrutant le plus dans la filière NSE, en ciblant prioritairement l’hydrogène, la batterie et, de manière transverse, les techniciens spécialisés. Malheureusement, le système d’enseignement supérieur français est complètement morcelé et, pour faire la promotion de ces métiers, nous devons prendre notre bâton de pèlerin et procéder école par école, université par université, Carif-Oref par Carif-Oref (centres d’animation, de ressources et d’information sur la formation et observatoires régionaux de l’emploi et de la formation).

Nous nous heurtons aussi au manque d’appétence des jeunes, notamment ingénieurs, pour ces métiers. Ils sont sélectionnés sur leurs compétences scientifiques, mais, paradoxalement, on ne les incite pas à faire des sciences, que ce soit dans le privé ou dans le public. Bien que disposions d’opportunités parmi les thèses CIFRE (convention industrielle de formation par la recherche), on y trouve peu d’ingénieurs.

Dans le domaine des batteries, par exemple, l’un des facteurs limitant la montée en puissance des usines va être le manque d’experts formés et disposant de quelques années d’expérience, que l’on s’arrache tout autour de la planète. Le marché des compétences n’est plus local, mais clairement mondial.

La question se pose aussi pour les bureaux d’études dans les grandes plateformes technologiques privées ou publiques. La moyenne d’âge y est souvent de 55 ans et l’on ne voit pas d’où va venir la relève. Le système français produit un petit nombre de personnes extrêmement bien formées, alors que nous avons besoin d’un grand nombre de personnes bien formées.

L’appui des industriels français

Int. : Entretenez-vous des relations régulières avec vos homologues européens, afin d’évaluer les avancées dans les divers pays ?

A. P. : Nous avons un partenariat avec les ambassades, auxquelles nous posons des questions ciblées. Nous les avons interrogées, par exemple, sur la façon dont les entreprises européennes parviennent à imposer un contenu local malgré les contraintes juridiques encadrant les appels d’offres.

J’ai, par ailleurs, fait de cette question du benchmark européen une priorité. J’espère bien pouvoir lancer, au sein du Conseil national de l’hydrogène, un observatoire international de l’hydrogène. Sachant que la France va investir 7 milliards d’euros dans ce secteur, il est utile de pouvoir suivre au mieux comment l’hydrogène se déploie dans les autres pays.

C’est vraiment notre grande richesse que de pouvoir, au-delà des renseignements fournis par les ambassades, nous appuyer sur les industriels membres du CSF, sur leurs compétences, leurs juristes, leurs filiales. Je remarque d’ailleurs qu’ils sont très mobilisés et semblent heureux de participer à ce travail d’équipe pour contribuer à l’objectif global qui nous mobilise tous.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT