Exposé de Bernard Petiot


Comment décrire les spectacles du Cirque du Soleil ? Ni tout à fait du cirque ni tout à fait du théâtre, de l’art autant que du divertissement, un savant dosage de créativité et de business… Une alchimie, en tout cas, qui fonctionne depuis trente ans : la compagnie joue actuellement 19 spectacles à travers le monde dont 8 permanents à Las Vegas, mobilisant 1 200 artistes de 45 nationalités. Elle a accueilli 14 millions de spectateurs en 2012 et 125 millions depuis 1984, et visité plus de 350 villes au cours de ses tournées. Elle comptabilise 4 000 employés et un chiffre d’affaires de près d’un milliard de dollars en 2012.

J’ai rejoint le Cirque du Soleil il y a quinze ans pour me charger du casting des artistes et de leur performance, après avoir entraîné pendant vingt ans des athlètes aux championnats du monde et aux Jeux olympiques.

Un saltimbanque milliardaire

On doit la création du Cirque du Soleil à un artiste de rue, cracheur de feu, musicien, saltimbanque et homme d’affaires aguerri, Guy Laliberté. S’il est toujours le pilier de la compagnie et l’ultime décideur, il n’en est pas le démiurge : le succès du Cirque tient plutôt à l’alliance d’une myriade de talents, constamment renouvelés, qui s’agrègent au fil des spectacles. C’est grâce à cette abondance de créateurs et d’idées que le Cirque satisfait son ambition de nourrir l’imagination des spectateurs, de susciter les sens et de provoquer l’émotion. Plus le spectre d’artistes est large et divers, plus les propositions ont de chances d’être innovantes et les combinaisons entre disciplines (théâtre, acrobatie, chant, danse…) d’aboutir à des résultats hybrides et inédits. Guy Laliberté incite sans cesse la compagnie à prendre des risques, à sortir des sentiers battus, à expérimenter. Il est capable de décisions audacieuses, dont la toute première fut, trois ans après la création du Cirque, de transplanter un spectacle sous chapiteau du Québec vers Santa Monica aux États-Unis, sans avoir les moyens de le faire revenir. Les seules règles immuables sont l’excellence et la créativité, dont Guy Laliberté est le protecteur. Son mot d’ordre, la créativité, ne se négocie pas. Quelle que soit la part qu’un partenaire d’affaires apporte à une production, il n’a pas son mot à dire sur le geste créatif, qui demeure la propriété du Cirque.

Plus les enjeux financiers grandissent, plus il est toutefois malaisé de sortir du cadre et de remettre en cause un modèle artistique qui a fait ses preuves, qui a aussi été abondamment copié. Et plus on progresse dans la performance physique, plus il devient difficile d’aller au delà. La compagnie est sans cesse traversée par ces tensions. Elle doit s’efforcer de maintenir un équilibre dynamique entre des logiques diverses (artistiques, économiques, opérationnelles) pour se renouveler sans se mettre en danger. L’enjeu est d’atteindre les objectifs artistiques visés par Guy Laliberté tout en assurant la rentabilité financière des spectacles. Guy sait nous rappeler à l’ordre et nous dire qu’en l’état, un projet n’est pas à la hauteur de ce que paient et attendent les spectateurs. In fine, la logique économique reprend tout de même le dessus. Elle nous a par exemple obligés à mettre fin prématurément au somptueux spectacle que Philippe Decouflé avait concocté pour le Cirque à Hollywood, Iris, qui n’a pas su trouver son public.

Guy Laliberté est propriétaire majoritaire de la compagnie. Malgré sa fortune, il n’a pas oublié d’où il venait, c’est-à-dire de la rue. Il a fait du Cirque du Soleil une entreprise sociale et culturelle qui soutient des communautés défavorisées sur les cinq continents. Avec la maîtrise des décisions artistiques, cette vocation sociale est l’autre aspect non négociable à ses yeux, qui fait partie de la culture du Cirque. Il y consacre 1 % du chiffre d’affaires de la compagnie, soit plus d’une cinquantaine de millions de dollars depuis sa création. Citons notamment le programme de soutien aux artistes émergents à Montréal, ou le vaste projet d’action sociale Cirque du monde, déployé auprès de 36 communautés dans 16 pays, grâce auquel des jeunes en difficulté apprennent les rudiments du cirque pour pouvoir se produire et en tirer un revenu. Mentionnons également le programme One Drop qui favorise l’accès à l’eau de populations en difficulté.

Du rêve à la réalité, naissance d’un spectacle

Créativité, liberté, reconnaissance du talent, culture du risque… Pour comprendre comment ces principes se traduisent dans le processus de création du Cirque du Soleil, je décrirai la naissance d’un spectacle. Il faut près de trois ans pour passer des idées initiales à la première représentation publique. Tout repose sur un cœur créatif constitué du metteur en scène et du trinôme qui gravite autour de lui : le producteur exécutif, le directeur de la création et le directeur de la production.

Trois ans de création, entre chaos et précision

Guy Laliberté commence par lancer un thème et tracer des pistes. Sur cette base, nous développons un concept assez peu formalisé, un ensemble de grandes impressions. Un cercle restreint constitué du metteur en scène, du directeur de la création, de Guy Laliberté voire d’un scénographe, capture et valide les orientations du futur spectacle. Parallèlement, nous élaborons un plan d’affaires. Guy Laliberté se tient assez éloigné du processus de création. Il en valide périodiquement certaines étapes : la scénographie, les projets de costumes, de nouveaux numéros imaginés en interne… À chaque fois, il incite à briser les règles et les conventions, à créer des ruptures. Ce travail occupe la première année de création.

L’une des particularités de notre fonctionnement tient à la place minoritaire des membres de la compagnie dans les équipes de création qui sont constituées pour chaque spectacle. Celles ci sont composées à 90 % de personnalités extérieures sollicitées pour un projet précis, depuis le metteur en scène jusqu’au compositeur, au créateur de costumes ou à l’éclairagiste. Le Cirque du Soleil n’a d’ailleurs que quatre directeurs de création permanents, qui jouent les entremetteurs entre la structure de la compagnie et les créateurs invités. La compagnie est donc un carrefour d’artistes et d’experts qui apportent chacun leur vision du monde et leur personnalité, et dont les talents entrent en collision pour exprimer autant d’énergie et de surprise que possible. Quand nous choisissons un metteur en scène et lui montrons nos spectacles, sa première réaction est généralement : « Avec moi, ce sera différent. » C’est ce que nous recherchons. Nous encourageons le mélange d’idées, l’hybridation, les transformations dans le but de créer des précédents et de surprendre. Cela demande d’accepter d’être en déséquilibre.

La deuxième année est consacrée à la préproduction du spectacle et au casting. C’est là que j’entre en scène. Mon équipe est sollicitée pour trouver des images servant d’inspiration et proposer une distribution d’artistes de toutes disciplines, voire des créateurs additionnels. Nous accueillons ensuite les artistes pour les former et les entraîner, particulièrement aux performances à caractère physique qui demandent six à huit mois de travail.

La troisième année, enfin, est dédiée à la production. Le matériel est transporté sous les chapiteaux ou dans les salles de Las Vegas, une équipe permanente de 300 personnes imagine et crée les costumes… À cela s’ajoute la mise au point des éclairages, des effets spéciaux, du son ou encore des performances scéniques et acrobatiques. Tous ces éléments doivent parfaitement s’emboîter dans un spectacle calé à la seconde près. Les artistes répètent en studio puis sur scène, jusqu’à la première. Très vite, nous faisons une captation en images de la version historique du spectacle, qui servira ensuite de référence.

Reconnaissons que dans les faits, le processus créatif n’est pas aussi linéaire que celui que je viens de décrire. Il suit un chemin plus chaotique alternant des avancées, des revirements et des doutes. J’ai dû apprendre à composer avec cette réalité, alors que mon passé d’entraîneur d’athlètes m’avait habitué à vouloir réduire l’incertitude. Or, nous avons tout intérêt à ce que les acteurs de la création traversent des périodes d’ambiguïté, des tensions et des divergences.

Si nous les laissions converger trop tôt vers une idée unique, nous perdrions en richesse et en surprise. Les équipes de production, qui ont des échéances à respecter, doivent apprendre à traiter avec des créateurs dont le mode de pensée est fondamentalement récursif. Idéalement, le créateur aimerait pouvoir effectuer des changements une demi-heure avant la première ! Il faut trouver le juste équilibre entre la flexibilité indispensable à la liberté créative et la structure garante du bon déroulement des opérations.

Tous en scène

Chaque représentation mobilise plus de 100 personnes : 50 à 80 artistes, 15 à 80 techniciens, un directeur artistique, deux à trois gestionnaires de scène habilités à arrêter le spectacle à tout moment pour des raisons de sécurité, un à trois entraîneurs et au moins deux thérapeutes qui assurent l’entretien des blessures mineures.

La compagnie se produit soit sous chapiteau, soit de façon permanente dans quelques théâtres, soit dans les palais des sports ou salles de spectacle de villes qui accueillent ses tournées, dans chacun des cas à raison de cinq à sept spectacles par semaine. Nous ne pratiquons que depuis quatre ans la formule des tournées dans les salles locales, qui nous permet de visiter des villes plus petites, plus fréquemment. Ce nomadisme est indissociable de la compagnie. À chaque fois, c’est l’occasion pour le directeur artistique d’organiser des échanges avec les jeunes ou les écoles. C’est toutefois la formule permanente qui assure les objectifs financiers, avec huit spectacles à Las Vegas et un à Orlando, soit 450 à 478 représentations maximum par an à raison de deux séances par jour, cinq jours par semaine. Le budget d’une création est compris entre 30 millions de dollars pour un spectacle de chapiteau et 65 millions pour les spectacles permanents, auxquels s’ajoutent alors quelque 100 millions pour la location des théâtres.

La durée de vie prédéfinie d’un spectacle est de dix ans, mais certains comme Saltimbanco ont dépassé vingt ans. À l’avenir, nous devrons apprendre à faire vivre les spectacles moins longtemps, pour mieux répondre aux attentes des spectateurs.

Casting et performance au service de la création

Mon équipe a la responsabilité de réaliser le casting pour l’ensemble de la compagnie et de traiter toutes les questions qui touchent à la performance, particulièrement à caractère physique. Nous devons réunir autour des artistes les conditions qui leur permettront de préparer leur prestation et de se produire sur scène, spectacle après spectacle, tout en maintenant leur niveau d’excellence.

Dénicher des artistes aux quatre coins du monde

Trente-cinq collaborateurs travaillent à plein temps au casting. Certains sont des dépisteurs qui sillonnent le monde pour identifier des artistes : acrobates, musiciens, chanteurs… D’autres exploitent la base de données de talents que nous avons mise en place, dans laquelle nous répertorions nos découvertes et où peuvent s’inscrire les talents du monde entier. Nous recevons environ mille candidatures par mois qu’il faut filtrer, analyser et classifier.

Nos distributions font largement appel à des sportifs. Ceux-ci constituent un tiers de nos artistes, un autre tiers provenant du cirque (souvent de Chine) et le reste de la danse, de la musique, du théâtre et du chant. Notre principal vivier de talents est donc le monde du sport, en particulier de la gymnastique, avec lequel nous devons tisser des liens pour recruter des personnes au bon moment et en respectant une certaine éthique. Pas question par exemple de proposer un contrat à un athlète dans la dernière ligne droite de son parcours vers les Jeux olympiques. Les entraîneurs et les fédérations ne nous le pardonneraient pas. Nous devons aussi promouvoir le Cirque comme un employeur de choix auprès de cette communauté.

Les dépisteurs proposent rarement un contrat d’emblée à un talent. Cela peut arriver, mais c’est l’exception. Le plus souvent, nous nouons une relation avec un sportif pendant plusieurs années pour le connaître parfaitement et identifier toutes ses possibilités avant de lui proposer de rejoindre la compagnie pour deux ans renouvelables. Je n’ai en la matière qu’un pouvoir de suggestion et d’influence, la décision de recrutement revenant au directeur artistique ou au directeur de création. Notre population d’artistes connaît un renouvellement de 10 à 12 % par an en moyenne, plus ou moins selon les disciplines. Nous devons donc identifier les domaines où des besoins se feront sentir, et proposer des candidatures en conséquence. Nous appliquons pour cela un modèle comparable aux systèmes de gestion de stock.

Avec l’essor des réseaux sociaux, les dépisteurs ont moins besoin que par le passé d’aller aux quatre coins de la planète. Nous découvrons des artistes grâce aux vidéos qu’ils postent sur YouTube, et utilisons aussi ce canal pour leur faire connaître la marque Cirque du Soleil.

Enfin, nous étudions le profil de créateurs qui retiennent notre attention. Nous reconstituons leur parcours et leur curriculum vitae, en général sans qu’ils n’en soient informés, afin de proposer leurs noms pour les futurs spectacles.

Déceler les tendances

Une petite équipe est chargée de dénicher sur le web des sources d’inspiration pour les metteurs en scène sur des thèmes qu’ils nous soumettent. Une autre est à l’affût de signaux faibles en matière artistique et en tire tous les ans un carnet de tendances. À titre d’exemple, on assiste actuellement à un engouement pour l’art culinaire de par le monde. Le Cirque du Soleil pourrait-il en tirer parti dans ses créations ?

De la prouesse sportive à la performance artistique

Outre leur recrutement, nous encadrons l’entraînement et la formation des artistes. À mon arrivée dans la compagnie, j’ai mis en place un programme d’immersion pour les nouvelles recrues, à l’opposé des stages classiques où l’on franchit graduellement des étapes vers la difficulté. Dès le premier jour, tout sportif ou performeur qui arrive dans la compagnie est immergé dans la dimension artistique propre à nos spectacles. La tâche n’est pas aisée pour les athlètes. Nous recrutons les sportifs les plus à la pointe dans leur discipline, par exemple, le meilleur gymnaste masculin à la barre fixe sachant réaliser telle et telle figure. Ils avaient jusque-là pour objectif d’exceller dans leur domaine et de contenir leur émotion à l’instant de la compétition. Une fois dans la compagnie, nous leur demandons de produire une performance artistique de scène, en s’adressant à un public plutôt qu’à un juge ou à un chronomètre, et en transmettant une émotion. Cela suscite un conflit intérieur chez certains. Habitués à un entraînement directif, ils nous demandent souvent ce qu’ils ont à faire. Nous ne donnons jamais de consigne précise à un artiste en formation, mais créons un environnement où nous l’incitons à improviser et tenter des jeux de rôles. Les débuts sont douloureux. Heureusement, ce sont des personnalités acharnées. Très peu abandonnent et échouent à explorer un autre territoire. Certains se découvrent des aptitudes qu’ils ne soupçonnaient pas.

Au-delà de la dimension artistique, notre approche de la performance physique diffère de celle qui prévaut dans la compétition sportive. Alors qu’un athlète se prépare à une performance de pointe qu’il devra atteindre à l’instant de la compétition, il doit assurer pour nos spectacles de tournée et permanents, de 300 à 478 fois dans l’année, une performance sous-maximale que son corps pourra supporter dans la durée. Pour éviter l’épuisement physique et une dégradation de la performance, nous assurons une rotation des artistes entre les numéros. Ils peuvent ainsi récupérer. Les entraîneurs tiennent aussi compte de ce paramètre dans le déroulement de leur préparation, et les thérapeutes apportent leur soutien en cas de traumatisme mineur.

Parallèlement à cet entraînement des nouvelles recrues, nous proposons un programme intensif de formation et de transition de carrière, suivi à 80 % par des sportifs. Ils effectuent un stage de trois à six mois pour lequel ils perçoivent un salaire, mais à l’issue duquel ils n’ont pas de garantie d’emploi. Le but est qu’ils comprennent comment fonctionne le Cirque du Soleil et quelle est la nature de ses attentes artistiques.

La diversité que j’évoquais à propos du processus de création est également très présente parmi les artistes. Nous devons assurer la bonne entente et la coopération entre des sportifs chinois, d’Europe de l’Est ou encore japonais, qui ont tous leurs propres attitudes, croyances et expériences. Il faut respecter leurs compétences distinctives et rechercher leur complémentarité, qui plus est dans des équipes multidisciplinaires. L’une des clés de l’innovation tient à notre capacité à jouer à la frontière de chaque discipline et à établir des liens entre des connaissances périphériques. Déjà, lorsque j’entraînais des sportifs à des championnats, je tâchais de dépasser les frontières des connaissances établies en nutrition, en psychologie ou en physiologie. C’est lorsqu’on questionne les limites que l’on découvre du neuf et que l’on se dépasse. L’une de nos équipes est justement spécialisée dans le développement de nouvelles performances, pour lesquelles nous imaginons aussi des équipements acrobatiques adaptés. Dans le domaine physique, cela dit, on ne peut totalement remettre en question les acquis : un artiste à qui l’on demande de faire cinq tours en l’air doit retomber indemne sur ses pieds. Nous pouvons néanmoins explorer de nouvelles façons de lui faire prendre son élan ou de se réceptionner sans se mettre en danger.

L’interface avec la création

Quelques-uns de mes collaborateurs assurent l’interface entre le dispositif de casting et l’équipe de création. Il est plus simple et rassurant pour les créateurs d’avoir à traiter avec un petit nombre d’interlocuteurs identifiés. Au sein d’un spectacle, nous assurons aussi la coordination entre les multiples intervenants, par exemple entre un éclairagiste qui voudra placer des spots là où un acrobate voudra faire passer un fil. Il faut superviser cet entrelacs d’interdépendances, car les décisions des uns affectent les performances des autres.

La prouesse sans le risque ?

Autre volet important de la gestion de la performance, nous avons instauré un cadre éthique pour régir l’intervention des entraîneurs. La compagnie a la responsabilité de s’assurer qu’ils se comportent correctement avec les artistes, et en particulier qu’ils n’incitent pas les acrobates à prendre des risques indus. Un dispositif similaire encadre la médecine de la performance et les traitements prodigués par les thérapeutes. S’y ajoutent de multiples protocoles d’urgence, jusqu’à la prise en charge des commotions cérébrales. Dans ce domaine, nous sommes même en avance sur le hockey ! Des services spécialisés internes proposent en outre des consultations en nutrition ou en psychologie de la performance. Nous comptons enfin un service scientifique, dans le cadre duquel nous avons notamment effectué une analyse épidémiologique de nos blessures afin de mieux comprendre nos pratiques et de les corriger. Nous recrutons, formons et supervisons tous ces entraîneurs, thérapeutes et spécialistes.

Les techniciens des spectacles suivent eux aussi un protocole précis visant à garantir la sécurité de tous. Tout est mis en œuvre pour gérer le risque… à la nuance près que sans risque, il n’y a plus de cirque. Dans certains cas, le danger peut être totalement éliminé sans que la performance n’en pâtisse, par exemple en attachant l’acrobate à une longe. Dans d’autres cas, il ne peut qu’être atténué : un matelas réceptionnera l’artiste, un collègue sera là pour l’assister…

Quoi qu’il en soit, le premier facteur d’atténuation du risque reste le casting des artistes : nous choisissons les meilleurs et les plus aptes à assurer leur propre sécurité. Le second facteur réside dans un protocole d’entraînement formalisé et documenté : nous nous assurons que l’artiste a répété les figures pendant une période donnée et qu’il est passé par des étapes précises jusqu’à la maîtrise du geste. Le troisième facteur est constitué par les éléments d’atténuation que j’ai mentionnés. Tout ceci se met en place pendant la création, avec l’équipe de santé-sécurité et un spécialiste de la gestion du risque de performance. En cas d’accident, nous effectuons un retour d’expérience en décortiquant chacun des facteurs de risque, comme cela se pratique couramment dans l’aviation.

Quel Cirque du Soleil demain ?

Le Cirque du Soleil a monté 25 spectacles depuis sa création et en a actuellement 19 en exploitation. Nous sentons poindre chez le public un sentiment de déjà-vu. Comment éviter que nos spectacles se ressemblent trop ? Comment créer des ruptures par rapport au modèle historique, sans le remettre totalement en cause ? C’est le défi qui nous attend, auquel nous cherchons encore les meilleures réponses.


Débat

Un divertissement en quête d’auteur

Un intervenant : Les spectacles du Cirque du Soleil sont-ils l’expression de la personnalité de Guy Laliberté, l’œuvre d’un metteur en scène identifié comme auteur ou la déclinaison d’un modèle de divertissement qui a fait ses preuves ? De quelle liberté disposent les créateurs invités ?

Bernard Petiot : Guy Laliberté souhaite que le metteur en scène s’exprime pleinement en tant qu’auteur. Il entretient avec lui un lien fort et le protège en excluant d’autres personnes de cette relation. Ce faisant, il se réserve le droit de lui imposer certaines décisions, en particulier dans le déroulement narratif du spectacle et dans l’alternance des tonalités émotives des séquences. Cela dit, je l’ai rarement vu dire non de but en blanc à un metteur en scène. Si cela se produit, c’est la rupture. Il est arrivé que Guy laisse un spectacle s’éloigner de ses propres intentions artistiques, et ce fut un échec. En fin de compte, on retrouve toujours du Guy Laliberté dans un spectacle du Cirque du Soleil.

Il arrive que des metteurs en scène sentent leur créativité bridée par le poids de la compagnie, par la complexité des éléments à prendre en compte ou par les enjeux financiers. Ce fut le cas avec Philippe Decouflé par le passé, avant que nous ne parvenions à monter Iris. Le problème tenait essentiellement à notre capacité à recevoir cet auteur. Dans de tels cas, le directeur de la création a la responsabilité de protéger l’auteur. Iris a finalement vu le jour parce que Jean-François Bouchard, alors directeur de la création et aujourd’hui vice-président création, a préservé un espace autour de Philippe Decouflé pour lui laisser la liberté de s’exprimer. Cela a donné naissance à une véritable perle. Mais dans d’autres cas, nous n’avons pas obtenu tout ce qu’un auteur pouvait nous offrir.

Int. : On peut imaginer que vos artistes, les meilleurs au monde dans leur discipline, sont dotés de personnalités affirmées. Comment gérez-vous ces ego ? L’abondance de votre vivier est-elle un moyen de remplacer sans trop de difficulté un artiste dont la personnalité commencerait à poser problème ?

B. P. : Une fois un spectacle en exploitation, il appartient au directeur artistique de gérer les personnalités. La rupture intervient quand un ego prend tellement de place qu’il nuit à l’ensemble de la distribution ou qu’il conduit l’artiste à prendre des risques inconsidérés. Nous devons alors nous en séparer. Dans le cirque toutefois, les personnalités parviennent à s’exprimer au sein d’un contexte collectif. Du reste, nous n’avons aucunement l’intention de dégonfler les ego au point que les artistes perdent leurs spécificités.

Int. : À force de représentations, les artistes n’éprouvent-ils pas une certaine lassitude ? Comment préservez-vous la fraîcheur des spectacles ?

B. P. : Le directeur artistique s’efforce d’enrichir les spectacles en y apportant constamment des modifications par petites touches, en améliorant l’existant. Ensuite, la distribution se renouvelle naturellement et accueille des nouveaux venus qui apportent leur personnalité. Il arrive que des acrobates, avec le temps, endossent des rôles d’acteurs ou de figuration. En revanche, les prestations acrobatiques et dansées sont trop spécialisées pour tolérer une polyvalence entre les artistes.

Un art entre rêve et argent

Int. : La compagnie a dû mettre un terme au spectacle Iris de Philippe Decouflé, qu’elle jugeait pourtant magnifique, pour des questions de rentabilité. Les enjeux financiers ne risquent-ils pas de formater les spectacles au détriment de leur valeur artistique ?

B. P. : Cette question traduit la vision européenne qui prône “l’art pour l’art” et conçoit difficilement qu’une œuvre artistique puisse être vendue comme un bien de consommation. Peut-être voyez-vous le Cirque du Soleil comme le “McDonald’s du cirque” ? La culture nord-américaine, au contraire, ne dévalorise pas le divertissement artistique. Nous considérons qu’une proposition artistique est l’occasion d’interagir avec le public à un certain prix, pour une certaine valeur, sans dégrader notre ambition.

Comme toute entreprise, nous faisons face aux contingences financières. Il faut des ressources suffisantes pour payer 4 000 employés ! Dans ce cadre contraint, Guy Laliberté reste une variable imprévisible, capable de prendre des risques. Nous avons monté un spectacle pour le marché new-yorkais dont Guy était le seul financeur et qui fut un échec retentissant. Avec Iris, nous peinions à remplir 40 % de la salle. Notre partenaire d’affaires a mis fin à l’expérience car ses revenus ne correspondaient pas à ses attentes. C’était une erreur d’analyse de notre part et de la sienne que de ne pas avoir compris le comportement de consommation du public hollywoodien. Chacun de nos spectacles est une entreprise en soi, qui doit être profitable. Notre fonctionnement nous interdit donc de compenser les pertes de l’un par les bénéfices de l’autre. Nous espérons trouver un lieu où Iris aura une seconde vie.

Les exigences de rentabilité nous ont conduits à nous séparer de 400 collaborateurs en 2012. La crise a en effet suscité une évolution des modes de consommation du divertissement, en particulier à Las Vegas. Nous avons dû resserrer les équipes pour assurer une profitabilité de l’ordre de 25 %.

Réinventer le cirque ou réinventer la marque ?

Int. : Le Cirque du Soleil a adopté un fonctionnement très rationalisé, pour ne pas dire taylorien. Quels rapports entretient-il avec la tradition européenne du cirque, foncièrement artisanale et familiale ?

B. P. : Le caractère artisanal demeure dans le Cirque du Soleil mais n’est pas abordé dans la tradition européenne. Les artistes que nous accueillons sont des artisans qui nous aident à construire de nouvelles réponses au sein de nos spectacles. Souvent, ce sont des artistes de cirque qui trouvent enfin au Cirque du Soleil les moyens d’accomplir ce dont ils avaient toujours rêvé.

Du reste, les familles de cirque éprouvent aujourd’hui les plus grandes difficultés à perpétuer leur tradition. Les écoles ont pris la relève. Nous avons des partenariats avec les écoles de cirque de Montréal et de Kiev (nous subventionnons en partie cette dernière) ainsi qu’avec des troupes chinoises. Nos rapports avec le monde du cirque sont binaires : soit bons, soit très mauvais. Nous faisons en sorte qu’ils soient les meilleurs possibles, en témoignant du respect pour la tradition. Cela demande beaucoup de travail, de contacts et de relations.

L’attachement européen à la tradition du cirque explique probablement que nous ayons du mal à nous implanter sur ce continent. Le simple titre du spectacle que nous avons présenté en France, Le cirque réinventé, a suscité des remous… Toutefois, les relations s’améliorent, tant avec le public qu’avec de possibles partenaires. Le projet d’installation permanente du Cirque du Soleil sur l’Île Seguin est toujours en débat. La Chine pourrait aussi être une destination intéressante, mais à un horizon plus lointain et à certaines conditions.

Int. : La compagnie a l’ambition de se renouveler en permanence. Au cours de son histoire, a-t-elle procédé à de grandes ruptures pour éviter que ne s’installe la routine ?

B. P. : Aux débuts du Cirque du Soleil, l’équipe créative comptait Guy Laliberté, Gilles Sainte-Croix et le metteur en scène Franco Dragone qui apportait son univers théâtral. Ensemble, ces trois hommes ont élaboré le modèle de base des spectacles. La séparation d’avec Franco Dragone fut une première grande rupture. Elle a conduit Guy Laliberté à considérer qu’il pourrait réaliser avec d’autres créateurs ce qu’il avait accompli avec Franco Dragone. À partir de cette époque, il a fait appel à une multiplicité d’auteurs. Une autre rupture a consisté à monter des spectacles non plus seulement sous chapiteau mais aussi dans des théâtres, deux univers et modes de fonctionnement très différents. La prochaine rupture s’annonce aujourd’hui. Comment revoir notre modèle tout en pérennisant certains de ses éléments, pour faire en sorte que la marque Cirque du Soleil s’exprime dans un nouvel univers créatif ? Nous n’avons pas encore la réponse.

Int. : Guy Laliberté a-t-il préparé sa relève ?

B. P. : Il a mis en place un plan de succession et confié la relève artistique à Jean-François Bouchard. Reste à savoir si les partenaires seront toujours au rendez-vous sans la figure emblématique du fondateur.

Int. : Le Cirque du Soleil a été amplement copié. Dans quelle mesure cette concurrence constitue-t-elle une menace pour votre modèle ?

B. P. : Mettons à part Las Vegas où nous avons pris l’option de dominer le marché et où, de fait, ce sont nos propres spectacles qui se font concurrence. Pour ce qui est des tournées, des compagnies concurrentes qui présentent des pâles imitations font en sorte de se produire quelques jours avant nous dans les villes américaines en créant volontairement une ambigüité sur le produit, par exemple en utilisant un titre français. Cela nous vaut des récriminations de spectateurs déçus, qui croient avoir vu le Cirque du Soleil. Chacun de nos spectacles a une facture, un thème et un titre particuliers, sans afficher suffisamment clairement la marque Cirque du Soleil. De fait, le public a tendance à penser que tous les spectacles de cette nature sont du Cirque du Soleil. Nous menons une démarche marketing pour en revenir aux fondamentaux du Cirque et élaborer une stratégie propre à protéger la marque et à distinguer ses produits.

La concurrence a pour effet de standardiser l’offre globale proposée au public. Tout finit par se ressembler… y compris nos spectacles, qui ressemblent au reste. On voit des prestations similaires aux nôtres jusque dans les concerts de Madonna ! Nous devons trouver des éléments de différenciation, des solutions inédites, une nouvelle façon de proposer une expérience afin que les spectateurs distinguent immédiatement le Cirque du Soleil de tout ce qu’ils voient ailleurs à moindre prix. Nous ne pouvons pas non plus nous permettre d’aller trop loin, pour ne pas déconcerter et décevoir un public qui a certaines attentes à notre égard. Toute la difficulté est de concilier notre positionnement haut de gamme avec une demande de masse, car nous vendons tout de même 14 millions de billets par an !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN