Exposé Charles-Henri Bradier

Pour retracer l’épopée du Théâtre du Soleil, peut-être vous attendiez-vous à rencontrer sa créatrice emblématique, Ariane Mnouchkine. Car si cette compagnie épouse un principe résolument collectif, elle reste marquée par la personnalité de son chef de troupe. Le Théâtre du Soleil oscille ainsi entre un fonctionnement démocratique et la tentation de s’en remettre à un maître. Dans le principe, les conditions sont réunies pour que le groupe prenne en main la destinée du Théâtre du Soleil après le départ de sa fondatrice. Dans les faits, la perspective d’une telle émancipation est plus délicate, sinon douloureuse.

Ariane Mnouchkine raconte qu’à ses débuts, encore étudiante, la Sorbonne lui a accordé sans difficulté une salle pour pratiquer le théâtre : on lui avait donné la clé. Depuis, elle s’efforce d’ouvrir à son tour les portes aux jeunes artistes pour leur permettre d’expérimenter leur art. J’avais 21 ans quand mon chemin a croisé celui du Théâtre du Soleil, en 1995, à l’occasion d’un engagement politique commun en faveur de la Bosnie-Herzégovine. J’étais encore étudiant. Progressivement, par la fréquentation d’Ariane, des acteurs et du Théâtre, j’ai pris ma place au sein du groupe. Je suis devenu l’assistant d’Ariane en 1997, chargé de consigner le travail qui se jouait en répétition et de transcrire certaines improvisations, puis je suis devenu codirecteur de cette maison en 2009. Ce parcours témoigne de la confiance que cette troupe a toujours accordée à la jeunesse.

Les fondations d’une maison ouverte

Ariane Mnouchkine s’est lancée dans le théâtre à 20 ans, en 1959. Elle venait de fonder l’Association théâtrale des étudiants de Paris, après avoir claqué la porte du Groupe de théâtre antique de la Sorbonne par trop misogyne. Son premier spectacle, un an plus tard, fut une mise en scène de la pièce d’Henry Bauchau, Gengis Khan, aux Arènes de Lutèce. Avec les comédiens qui l’accompagnaient, elle a constitué en 1964 la troupe du Théâtre du Soleil sous la forme d’une société coopérative ouvrière de production (SCOP). Ce modèle a perduré jusqu’à nos jours, témoignant d’une volonté de faire œuvre commune et de partager les risques comme les bénéfices – lesquels n’ont jamais été qu’humains. L’égalité de salaire a toujours été de mise.

Un public a commencé à se former autour du Soleil, notamment grâce au succès de La Cuisine, présenté en 1967 au cirque Medrano. Toutefois, il manquait à cette troupe un lieu où travailler. Elle a investi en 1970 une ancienne cartoucherie désaffectée à Vincennes, à proximité de l’université expérimentale née dans le sillage de Mai 68 et avec laquelle la troupe entretenait parfois des liens. En occupant cet espace, qui appartenait à l’Armée, la compagnie entendait fertiliser son art en toute indépendance et autonomie.

C’est là qu’elle a conçu et répété son œuvre fondatrice, 1789, avant de la présenter, avec grand succès, au Piccolo Teatro de Milan sous l’égide de Giorgio Strehler et Paolo Grassi. Après ce qu’elle interpréta comme une consécration, la troupe pensait voir s’ouvrir les portes des théâtres en France. Mais aucune proposition n’est venue. Ariane a eu beau solliciter les mairies de la ceinture parisienne pour trouver un terrain de basket où jouer 1789 (elle n’avait besoin que de quatre tréteaux), ce fut sans réponse. Elle s’est alors résolue à transformer en théâtre la cartoucherie, ce lieu délaissé et glacial (nous étions en décembre) dont le toit s’effondrait et où aucune porte ne fermait. En un mois, les comédiens ont réalisé des aménagements sommaires pour recevoir des spectateurs. Ces-derniers sont venus, et n’ont plus jamais cessé.

Inspirée de la Révolution française, 1789 répondait à une aspiration de l’époque, qui avait pu déjà se cristalliser en Mai 68. Avec elle, le public a goûté une utopie fondatrice, un partage fraternel qui révolutionnait les codes du théâtre bourgeois. C’était une fête dont chacun de nos rendez-vous artistiques porte le souvenir. Aujourd’hui encore, en étant accueilli par les comédiens dans ce lieu qui se souvient de ses origines artisanales, en partageant une œuvre qui puise dans les racines du théâtre pour parler du monde contemporain, le public se sent baigné dans un présent harmonieux, tout à la fois protégé par une communauté et ouvert sur la société. La génération qui a eu le bonheur de découvrir 1789 revient aujourd’hui avec ses enfants et petits-enfants.

1789 a été jouée dans toute la France, y compris pour les ouvriers de Renault à Boulogne-Billancourt. Le Théâtre du Soleil a notamment bénéficié du soutien actif de réseaux publics émanant des comités d’entreprise. Ce succès a légitimé l’occupation de la Cartoucherie. La ville de Paris a laissé faire. Ariane avait reçu, de ce qui n’était alors pas encore une mairie, un courrier l’y autorisant, sans valeur juridique, mais qu’elle brandissait chaque fois que d’autres projets étaient envisagés pour ce bâtiment – comme, entre autres, un curieux requinarium. Le Théâtre du Soleil a alors pris toute sa singularité et sa force : être une troupe abritée par un lieu. Disposer d’un espace nous offre la liberté de décider de nos plages de création et de travail sans contrainte extérieure. Un tel privilège est aujourd’hui devenu presque inaccessible aux compagnies.

À l’époque, tous les comédiens ont contribué à rebâtir la Cartoucherie, se faisant maçons, charpentiers, menuisiers, électriciens… Cette polyvalence prévaut encore sous d’autres formes. Au fil des répétitions, à mesure qu’une pièce se dessine, certains acteurs prennent conscience qu’ils ne seront pas distribués et trouvent, pour rester au service de l’œuvre commune, un emploi à la technique, aux costumes, aux lumières, à la scénographie… Le collectif artistique reste intègre mais se répartit au gré des besoins de la création en cours.

Ariane Mnouchkine assure toujours la direction du Théâtre du Soleil. Ses compagnons des premiers temps l’ont quittée, mais nos plus anciens la suivent depuis près de quarante ans. D’autres sont arrivés il y a dix ans, trois ans ou deux mois. Les apports de chacun sont accueillis au même titre, sans a priori. C’est dans l’avancée du travail que l’expérience des uns enrichit la jeunesse des autres.

Du collectif à tous les étages

Avec L’Âge d’or, en 1975, Ariane Mnouchkine a expérimenté un mode de création qu’elle n’a, finalement, jamais abandonné, malgré ses incursions dans le répertoire classique ou dans des tragédies historiques contemporaines avec Hélène Cixous. Tous les spectacles du Théâtre du Soleil sont ainsi le fruit d’une improvisation collective, partant d’un texte existant ou d’un thème lancé à la troupe par sa fondatrice. Ariane poursuit depuis L’Âge d’or la quête qu’elle avait initiée alors : une proximité métaphorique des acteurs avec le monde contemporain via le filtre théâtral.

Nous nous accordons de longues périodes de création, qui permettent à nos quarante-cinq comédiens de suggérer, tenter, expérimenter. Quand nous initions un spectacle, nous espérons que s’ouvre un cycle de deux à trois ans dont les échéances restent incertaines. Tout au plus décidons-nous de nous limiter à sept ou huit mois de travail avant la première représentation. Puis nous jouons aussi longtemps que nous pouvons remplir la salle et, dans le meilleur des cas, nous partons ensuite en tournée.

Une création commence toujours par une réunion de compagnie dans le foyer du Théâtre du Soleil, durant laquelle Ariane soumet une idée de spectacle. Le processus de création collective s’enclenche immédiatement, puisqu’elle s’enquiert d’emblée des réactions des comédiens.

Puis, une fois en répétition, nous appelons “concoctage” le temps dédié durant lequel les acteurs discutent, s’écoutent, inventent ensemble, échangent leurs propositions sans trop les construire, ou suffisamment pour les présenter sur le plateau. Les journées se déroulent selon un schéma bien réglé. D’abord se forme un grand cercle de “concoctage” où certains acteurs demandent à d’autres de les rejoindre pour tester des propositions. Puis des groupes se constituent et préparent secrètement les petites pièces improvisées qui seront données l’après-midi. Ce travail préalable est tout aussi nécessaire que le jeu sur scène. Nous appliquons ce principe y compris lorsque nous interprétons une pièce classique, même si le texte impose alors un cadre plus contraint. Vient enfin la présentation sur le plateau, pouvant commencer en fin d’après-midi, selon le temps dont auront eu besoin les comédiens. Nous recourons aujourd’hui systématiquement à la vidéo pendant les répétitions, et il arrive à Ariane de faire de véritables montages, comme au cinéma, de scènes primaires improvisées pour ébaucher la structure d’une pièce.

En création, des rituels viennent rythmer la vie du collectif. Tous les matins à 9 heures, la troupe se retrouve dans la cuisine, debout, et Ariane distribue les tâches : programme de la journée, heure du déjeuner, besoins techniques, rapide débriefing de la veille… Cette réunion peut ne durer que cinq minutes, ou davantage lorsqu’un événement interne ou extérieur nous préoccupe. Si certains ont besoin d’échanger avec Ariane sur les répétitions en cours, ils poursuivent la réunion avec elle. Lorsqu’Ariane est absente, un membre de la troupe, parmi les plus anciens, prend la main et distribue la parole.

Les vraies réunions de compagnie, où sont discutées les grandes décisions, se tiennent deux à trois fois par an, assis dans le foyer. Parfois, Ariane et moi-même estimons devoir porter à l’attention de la troupe une difficulté financière à laquelle nous sommes confrontés. Nous partageons la situation, recherchons des solutions ensemble, demandons parfois certains efforts ou proposons de nouveaux calendriers. Dans la création comme dans l’administration, le principe collectif est donc omniprésent.

Un avenir en construction

Quel est l’avenir du Théâtre du Soleil ? Compte tenu de l’âge de la troupe et de ses animateurs historiques, la question de la transmission se pose de façon évidente et plus aiguë encore depuis quelques années. Bien que je reste l’assistant d’Ariane, je me suis quelque peu éloigné de la création, peut-être pour prendre progressivement d’autres rênes et trouver une autre manière de perpétuer l’aventure. Mon accession à la codirection a été proposée en 2009 lors d’une réunion collective, et unanimement acceptée. Par cette décision, Ariane entendait probablement signifier à la compagnie, à l’intérieur, et à nos tutelles, à l’extérieur, que l’aventure devait se poursuivre. Pourtant, Ariane et moi n’avons pas les mêmes qualités : je ne suis pas un metteur en scène, encore moins un artiste visionnaire. J’ai, cependant, la conviction que ce lieu peut continuer à vivre, notamment en soutenant des expériences qui s’en inspirent.

Nous prêtons une oreille attentive aux jeunes qui, comme nous, entendent se constituer en troupe pour faire du théâtre : nous leur “donnons la clé”. Notre salle de répétition est sans cesse occupée par des compagnies naissantes. Plus qu’hier, nous nous efforçons de structurer les conditions dans lesquelles nous partageons avec elles notre outil de travail. Nous les accompagnons davantage. Des membres de la troupe, notamment à l’administration, aux relations publiques et à la technique, sont concernés par cette activité annexe. Ces artistes trouvent chez nous ce qu’on ne leur offre pas ailleurs : du temps, une facilité de travail, des contraintes techniques et financières réduites. Le Théâtre du Soleil est d’ailleurs, depuis 2012, subventionné par la région Île-de-France, au titre de “Fabrique de culture”, c’est-à-dire un lieu partagé par différentes équipes mais animé par un collectif.

Dans le même temps, pour continuer à rayonner, le Soleil doit préserver un cœur ardent de création porté par un collectif artistique qui défende des propositions esthétiques et politiques fortes. Cette voie est plus ardue. Que se passera-t-il lorsqu’Ariane nous annoncera qu’elle ne présidera pas aux prochains spectacles ? qui animera le collectif, de quelle façon et jusqu’à quel point ? La question est ouverte. Elle est délicate et émouvante, car elle nous confronte à la perspective d’une disparition. Néanmoins, nous travaillons à la réponse.

Déjà, nous expérimentons des pistes. Après le Macbeth qu’elle a créé en 2013, Ariane a voulu s’accorder un peu de temps avant de se lancer dans une nouvelle grande pièce collective. Il n’était pas question pour autant de mettre la troupe en sommeil. Nous n’en avons pas les moyens, et probablement pas l’envie. De plus, notre cahier des charges nous impose deux productions en trois ans. Dans les faits, nous allons largement au-delà. Nous sommes aussi tenus, pour pouvoir continuer, de nous financer jusqu’à 60 % par des recettes, proportion très élevée pour un théâtre subventionné.

Pour cette nouvelle production, Ariane a fait appel au metteur en scène québécois Robert Lepage. Il a rencontré la troupe et accepté le défi. Nous préparons actuellement un spectacle avec lui. Depuis, Ariane a malgré tout entrepris de monter une pièce en propre, ce qui double les moyens de production à mobiliser. Pour la première fois, nous sommes contraints de programmer une partie de nos temps de création. Cela déstabilise, tout en le régénérant, notre modèle, sans pour autant ébranler nos principes fondamentaux : la création continue de dicter les décisions.

L’avenir est donc en train de se construire, et nous renforçons notre capacité de résistance face à certaines visées que nous soupçonnons parfois trop globalisantes de la part du ministère de la Culture, ou davantage encore de la ville de Paris, propriétaire de nos murs. Régulièrement, sont évoqués de grands projets culturels pour la Cartoucherie, dont la mise aux normes est considérée comme inéluctable. Elle doit devenir, nous dit-on, le lieu de véritables pratiques culturelles transdisciplinaires, destinées au public le plus large – objectif auquel nous répondons pourtant déjà amplement dans les faits.

La personnalité d’Ariane est le rempart qui nous permet de résister à ces velléités. Les conventions triennales que nous passons avec le ministère de la Culture sont liées à la direction artistique qu’elle assure personnellement pour le Théâtre du Soleil. Nous tentons de convaincre que la subvention devrait aujourd’hui être accordée à la compagnie, message qui commence avec peine à se faire entendre. À force de pédagogie, le ministère comprend mieux notre fonctionnement, reconnaît que nous sommes sous-financés et félicite notre vertu économique. Il nous reste désormais à poursuivre notre travail de transmission, pour que le Soleil continue de rayonner.

Débat

Un intervenant : Qu’a donc Ariane Mnouchkine de si spécial ? Quelle expérience de jeunesse et quel parcours lui donnent une aussi formidable présence ?

Charles-Henri Bradier : Le père d’Ariane, Alexandre Mnouchkine, a quitté la Russie soviétique pour s’installer en France où il est devenu un grand producteur de films populaires. Il a toujours été très présent et attentif pour sa fille. Sa mère était une comédienne anglaise issue d’une lignée d’acteurs shakespeariens. Ariane a donc baigné toute jeune dans le théâtre et la création. Bien qu’elle soit née en France, elle reste particulièrement sensible au sentiment de déracinement. Le collectif du Théâtre du Soleil, profondément internationaliste (plus de vingt-sept nationalités se côtoient dans la troupe, où l’on parle français), s’est d’ailleurs toujours ouvert aux exilés, aux réfugiés, aux artistes venus de loin ou privés de la possibilité d’exercer leur art dans leur pays. Entre autres engagements, Ariane a créé dans les années 1970, avec Claude Lelouch et Patrice Chéreau, l’Association internationale de défense des artistes victimes de la répression (AIDA), qui a soutenu des créateurs ou des journalistes soumis à des dictatures dans les pays de l’Est, en Chine ou en Amérique latine. Aujourd’hui, nous sommes proches d’artistes iraniens, afghans ou encore syriens.

Je ne saurais dire ce qu’Ariane a de particulier, si ce n’est une attention permanente au monde, la conviction qu’elle peut le transformer, la volonté de faire œuvre commune, une énergie extraordinaire et un goût inné pour l’action.

La troupe, un équipage au long cours

Int. : Parmi les quarante-cinq comédiens de votre troupe, il est inévitable que certains doivent parfois endosser des rôles secondaires. Comment gérez-vous les ego ?

C.-H. B. : Nous ne raisonnons jamais en termes de grands et de petits rôles. Certes, quand nous jouons Macbeth, nous ne pouvons nier la prééminence du couple maléfique. Toutefois, nous avons considéré que le chœur qui l’entoure en était en quelque sorte la déclinaison.

Je me suis rendu récemment en Chine, accompagné de jeunes acteurs français issus du Conservatoire, pour rencontrer une troupe de théâtre traditionnel. Dans ce dernier, un comédien occupe le même emploi toute sa vie : le général, le lettré, la femme chaste, le clown, la servante… Ce principe paraissait étranger à mes jeunes acolytes, qui ne semblaient pas comprendre que l’on puisse communiquer tous les états d’un être humain au travers d’un même rôle. Je me sentais bien plus proche de mes pairs chinois que de mes concitoyens ! Au Théâtre du Soleil, chacun apporte sa pierre à l’œuvre commune, quel que soit son rôle.

Par ailleurs, Ariane est claire sur les possibilités de chacun. Les acteurs ne peuvent pas se bercer d’illusions. Cela calme les ego. Mais Ariane est aussi capable d’attendre longtemps l’éclosion d’un comédien. S’il n’est pas parvenu à se saisir de la création en cours, elle lui donne rendez-vous à la suivante. Quiconque accepte cette temporalité ne peut que s’épanouir. Évidemment, ce fonctionnement convient moins à ceux qui aspirent à une visibilité rapide. Nous gérons assez bien, et de mieux en mieux, les aspirations et les ego. Les départs tonitruants ont presque cessé. Quand des acteurs partent, c’est souvent pour se frotter à d’autres expériences, quitte à revenir plus tard.

Int. : Qui choisit les nouveaux membres de la troupe ? Est-ce le fruit d’une cooptation, comme à la Comédie-Française ?

C.-H. B. : Lorsqu’un besoin de comédiens se fait sentir en vue de la création prochaine, nous organisons un grand stage gratuit de dix jours. C’est aussi une façon de répondre a minima aux innombrables sollicitations qui nous sont adressées. Ariane est consciente de la précarité à laquelle sont confrontés les jeunes acteurs, et estime que l’on devrait toujours pouvoir répondre favorablement à quelqu’un qui demande du travail. Il lui est douloureux de devoir opposer des refus.

Nous commençons par rencontrer en entretien individuel tous les comédiens qui nous ont écrit – soit deux mille lettres pour la dernière session, occasionnant mille deux cents rendez-vous. Nous ne leur demandons ni CV ni photo, mais interrogeons leurs motivations. Très concrètement, tous doivent se présenter le matin, après quoi je dresse la liste des quatre-vingt-dix premiers arrivés, qui seront reçus dans la journée par quatre ou cinq duos de membres de la troupe. Les autres devront revenir le lendemain, sans pouvoir s’inscrire par avance. Cette première sélection dure deux à trois mois. Les lauréats participent ensuite à une demi-journée de travail avec une comédienne douée pour la danse ou avec notre musicien qui scrute leur capacité à écouter. S’ils ne sont pas trop nombreux, Ariane peut aussi les chapeauter pendant une journée. C’est l’occasion d’une deuxième sélection. Puis débute le stage à proprement parler, pouvant compter jusqu’à quatre cents personnes. Les participants consacrent une large part de leur temps à regarder leurs pairs travailler, en vertu de notre principe selon lequel on apprend autant à voir le théâtre en train de se faire qu’à le pratiquer. Ariane est douée de qualités pédagogiques impressionnantes. Quand un acteur trouve quelque chose sur le plateau, elle entre en dialogue avec lui et en fait une leçon magistrale pour l’auditoire. Ce stage n’est donc pas une audition mais un vrai moment de travail. Il se termine généralement lorsque la troupe s’apprête à entrer en répétition. Nous faisons alors circuler un cahier sur lequel ceux qui ont envie d’intégrer le Théâtre du Soleil peuvent le faire savoir. Une cinquantaine de personnes peut continuer ainsi à nous accompagner. Au fil des semaines, le groupe s’amenuise. Certains abandonnent, et Ariane doit signifier à d’autres que l’aventure doit cesser. Nous finissons par choisir la dizaine de comédiens qui entrera dans la troupe.

Int. : Vous avez indiqué qu’il était parfois demandé aux comédiens des efforts pour traverser les difficultés financières. De quelle nature sont-ils ?

C.-H. B. : Le Théâtre du Soleil n’a commencé à recourir à l’intermittence qu’en 1999. Elle était devenue nécessaire pour soutenir les acteurs quand nous “reprenions notre souffle” entre deux créations.

Nous garantissons aux acteurs un volume et une pérennité d’emploi comme rarement pour une compagnie de théâtre. Dans le meilleur des cas, ils sont rémunérés en continu pendant trois ans, depuis le début d’une création jusqu’à la fin de la tournée. Le temps que nous accordons aux créations est un luxe qui demande certains efforts en contrepartie : quelques jours ou semaines de répétitions non rémunérées (pratique courante dans le monde du théâtre), ou des paiements reportés dans l’attente de percevoir les recettes du spectacle. Au-delà, l’effort des comédiens est permanent et témoigne de leur engagement : ils n’hésitent pas à poursuivre les répétitions tard le soir, à se priver de deux jours de repos consécutifs en période dite de charrette (c’est-à-dire avant la première), ou à accepter une grande flexibilité des calendriers quotidiens.

Int. : L’un de vos enjeux actuels est de mettre votre troupe au service d’autres metteurs en scène. Quelles qualités propres à la compagnie mettez-vous en avant pour de telles collaborations ?

C.-H. B. : La taille de la troupe est en soi une singularité. Au-delà, nous nous distinguons par une pratique artisanale qui accorde une attention au temps, à une forme de délicatesse, à une amitié professionnelle. Avant de s’engager, Robert Lepage avait demandé quelques jours de repérage. Il a vite découvert que nous avions un fonctionnement architecturé de longue date. Il travaille d’une manière totalement différente de celle d’Ariane : ses temps de répétition sont bien circonscrits, il est assez directif et coupe rapidement court aux improvisations, qu’il retravaille ensuite avec son dramaturge. Pourtant, la troupe s’épanouit tout autant à ses côtés et trouve avec lui une agilité tout aussi créative qu’avec Ariane.

Int. : Recevez-vous souvent des sollicitations de metteurs en scène extérieurs ?

C.-H. B. : Non, mais nous créons un précédent avec Robert Lepage. Nous démontrons que le Théâtre du Soleil n’est pas une compagnie “inféodée” à Ariane Mnouchkine mais qu’elle a les qualités requises pour faire fructifier d’autres regards artistiques. Ariane en avait l’intuition, peut-être davantage que la troupe elle-même.

Int. : Entretenez-vous des relations avec d’autres troupes ?

C.-H. B. : En dehors de la fraternité gémellaire qui nous lie à l’Odin Teatret d’Eugenio Barba, nous avons peut-être davantage de rapports avec des expressions artistiques géographiquement plus lointaines. Néanmoins, des amitiés profondes, forgées dans des moments de proximité philosophique ou politique particuliers – comme cet engagement pour la Bosnie dont nous parlions – peuvent nous lier à des groupes de théâtre en France, dont le Théâtre du Radeau de François Tanguy, en dépit de nos esthétiques très éloignées.

Une partie des sources du Soleil se situe, en effet, en dehors de France, en particulier dans le théâtre traditionnel d’Asie. Ariane recommande souvent aux jeunes comédiens la lecture de textes fondateurs du théâtre mondial comme le Nâtya-Sâstra, qui retrace la naissance de l’art dramatique, de la musique et de la danse en Inde ou La tradition secrète du nô de Zeami, qui révèle l’art de l’acteur japonais. Nos liens sont nombreux avec des troupes asiatiques, mêlant des sentiments de reconnaissance et d’hommage. À ce titre, la fréquentation de l’enseignement de maîtres de danse ou de musique indiens, balinais, coréens ou encore japonais a souvent accompagné le travail de répétition de nos créations. Les comédiens ont, par exemple, approché le kathakali (théâtre traditionnel du Kerala) pour le cycle des Atrides, le Lhamo (l’opéra tibétain) et les danses sacrées de moines pour Et soudain des nuits d’éveil, et le Samul Nori (percussions coréennes) pour Tambours sur la digue. Récemment, nous avons été initiés, dans nos murs, au Teru-koothu (théâtre du Tamil Nadu) pendant plus de quatre mois par un maître et son élève. Il est très touchant de voir une troupe française, composée d’une multitude de nationalités, s’emparer d’un art qui semble venir du fond des âges.

Int. : Le Théâtre du Soleil a inspiré le modèle de la troupe théâtrale. Aujourd’hui, les compagnies sont innombrables mais extrêmement fragiles et n’ont plus guère la possibilité de s’installer. Le modèle doit-il être réinventé ?

C.-H. B. : Ariane voit dans ces compagnies encore trop fragiles pour être repérées par des directeurs de théâtre un “sous-bois” auquel elle est très attentive. Pour qu’une jeune troupe s’agrège, elle a besoin de regards encourageants sur son travail et de lieux ouverts. Le dispositif des Fabriques de culture de la région Île-de-France, ainsi que le soutien qu’accorde préférentiellement la ville de Paris à des compagnies liées à un lieu, devraient aider les propositions les plus solides à émerger et à se structurer. Le ministère de la Culture semble vouloir mettre l’accent sur les compagnies comme moteurs de la création plutôt que sur les centres dramatiques nationaux, même si, pour le moment, cette orientation fait grincer les dents des compagnies qui ne sont pas retenues…

Face à cela, le Théâtre du Soleil, fidèle à d’autres expériences, nationales celles-ci, que sont celles de Jacques Copeau puis de Jean Vilar, ne propose pas un modèle de structuration institutionnelle mais expérimente un fonctionnement en réinvention permanente, qui réinterroge tout ce qui tendrait à s’établir. Il doit se doter d’outils pour affirmer sa singularité. Je ne suis pas certain que les exemples de participations responsables réussies et durables soient si nombreux dans ce monde. Aucun théâtre dans Paris ne nous ressemble. Et je doute que beaucoup de troupes optent, comme nous, pour le statut de SCOP. Bien qu’Ariane y soit très attachée pour sa dimension entrepreneuriale, celui-ci présente certains inconvénients. Une SCOP peut, par exemple, difficilement prétendre au mécénat. Nous avons beau relever du champ de l’économie sociale et solidaire, respecter une éthique dans notre fonctionnement et ne jamais avoir distribué de bénéfices (le Théâtre du Soleil est déficitaire depuis cinquante ans), nous sommes considérés comme inéligibles à cette forme d’aide.

Le paradoxe est qu’il faut continuer à affirmer que le théâtre est une mission de service public et a besoin d’être soutenu, tout en démontrant suffisamment de force, d’originalité et d’indépendance. Cela implique une remise en question permanente de notre capacité à créer.

Une tyrannie douce et nécessaire ?

Int. : L’expérience montre que les organisations se voulant totalement égalitaires, comme les SCOP, fonctionnent d’autant mieux qu’un de leurs membres est “plus égal que les autres” et exerce un pouvoir presque sans partage. Dans votre cas, on peut imaginer qu’Ariane Mnouchkine pèse dans tous les choix.

C.-H. B. : La seule tyrannie qu’Ariane exerce de manière consciente est celle de l’exigence. Pour le reste, je reconnais qu’une tyrannie douce est inhérente au bon fonctionnement de notre SCOP. Ce système a permis à chacun de trouver sa place et d’endosser des responsabilités, et à Ariane de prendre un ascendant artistique tranquille, mais incontestable.

Int. : Une hiérarchie s’est-elle instaurée au sein de la troupe entre un cercle proche d’Ariane Mnouchkine et le reste des comédiens ?

C.-H. B. : Des hiérarchies s’établissent de façon spontanée sur le plan artistique. Les comédiens qui ont longtemps expérimenté le processus de création du Théâtre du Soleil montrent la voie aux plus jeunes et leur enseignent les pratiques de la troupe. Ariane parle de ces anciens comme de “poissons-pilotes”. En revanche, il n’y a guère de hiérarchie entre les équipes. Le bureau par exemple, en charge des questions administratives, n’a pas d’ascendant particulier sur les décisions prises par le collectif. Ariane n’accepterait pas qu’il y ait un État dans l’État.

Int. : Si l’on comparait la réunion quotidienne de votre troupe au comité de rédaction d’un journal, vous vous rapprocheriez non pas de celui du Monde, où tout se décide entre le directeur et sa garde rapprochée, mais de celui de Libération auquel tout un chacun est invité. Toutefois, un tel modèle fonctionne grâce à la main de fer d’un chef charismatique qui sait pertinemment où il veut aller, écoute et retient exclusivement ce qui va dans le sens qu’il avait prédéterminé.

C.-H. B. : Nous nous situons précisément entre ces deux modèles. Ariane Mnouchkine a l’intelligence de permettre à ces différentes modalités de s’exprimer. Dans les vrais moments de crise, de difficulté ou de décision, nous tendons vers le fonctionnement du Monde. Lorsqu’il s’agit d’animer l’esprit du lieu et de la troupe, nous penchons vers celui de Libération. Ariane a la volonté de ne rien censurer, hormis les expressions qui se contentent d’être des opinions. Elle demande des contributions plus travaillées, ouvrant sur des propositions constructives pour le groupe. C’est la raison pour laquelle elle est si ouverte aux apports provenant de personnes extérieures au cercle ou peu expérimentées. À cet égard, la confiance qu’elle accorde aux jeunes est rare et parfois surprenante.

Se forger une légitimité d’héritiers

Int. : Comment la dynamique de succession compose-t-elle avec l’ascendant encore prégnant qu’Ariane Mnouchkine exerce sur la troupe ?

C.-H. B. : Une partie des comédiens, de tous âges, n’aspire pas à endosser des responsabilités dans la troupe. Même parmi les anciens, certains restent en retrait car ils ne se sentent pas encore légitimes. La présence très forte d’Ariane leur laisse peut-être penser que la place n’est pas à prendre. Lorsqu’Ariane lance une proposition de création collective et sollicite l’apport de chacun, j’ai le sentiment que certains en attendent trop d’elle. Pourtant, elle est beaucoup plus ouverte qu’ils ne pourraient le croire. Elle ne manipule pas un collectif au travail, mais demande à la troupe d’expérimenter avec sincérité. Tous les talents ne sont pas toujours réunis pour cela, et toutes les expériences pas toujours suffisantes. C’est à cet égard que j’ai sûrement pris progressivement ma place, en assumant un rôle de médiation.

Je déplore que la jeune génération ait tendance à s’appuyer sur un édifice dont elle pense que d’autres assurent la pérennité sans faille. Il faut reconnaître que les nouvelles recrues n’entrent plus, comme hier, dans une maison en train de se bâtir. Ils rejoignent ce que d’aucuns considèrent comme une institution. Ils peinent à comprendre qu’ils sont les véritables animateurs de la troupe, et que celle-ci a besoin d’eux. Nous devons les remobiliser régulièrement, les rappeler à cette responsabilité. Il serait illusoire de croire que sans une implication de chacun l’édifice continuera de tenir. La démocratie participative va au-delà des belles intentions : elle construit la pérennité de la compagnie.

La perspective de l’absence d’Ariane nous plonge parfois dans un vide sidéral, ce qui constitue un signe inquiétant sur notre fonctionnement. Mais nous prouvons à d’autres moments que nous sommes capables de bâtir un avenir différent, et que la remise en cause actuelle de notre modèle ouvre des voies pertinentes. À ce titre, notre École Nomade propage à l’extérieur, et le plus loin possible, nos pratiques et notre façon de travailler. Nos premières sessions pédagogiques auprès d’apprentis comédiens ont eu lieu au Chili, au Royaume-Uni, en Suède et en Inde. Dans ce contexte, le partage est plus que jamais nécessaire. L’œuvre commune doit être davantage revendiquée, et la responsabilité individuelle davantage aiguillonnée. Il est certain qu’après le départ d’Ariane, nous travaillerons autrement. Déjà, nous ouvrons le lieu à des possibilités différentes, qui nous apparaissent comme des prolongements intéressants de notre héritage. Pour autant, la question du maintien d’un collectif artistique animé par une parole suffisamment solide reste entière.

Int. : Vous vous destinez à assumer l’animation de la troupe, tout en reconnaissant avoir moins de légitimité artistique qu’Ariane Mnouchkine. Cela ne présente-t-il pas des difficultés ?

C.-H. B. : Je me suis efforcé de développer progressivement la fonction dans laquelle je pouvais œuvrer le plus utilement à pérenniser à la fois l’héritage et les moyens d’action du Théâtre du Soleil. Dès mon arrivée, j’ai eu à concilier, aux côtés d’Ariane, l’animation artistique de la troupe avec une attention à ce que notre lieu reste ouvert à des artistes extérieurs. Ils furent d’abord presqu’exclusivement des anciens de la troupe qui avaient besoin de revenir dans la maison pour s’en nourrir, accéder à ses moyens, voire y présenter leurs propres créations.

Du fait de mon jeune âge, j’étais peut-être aussi conscient qu’au fil du temps, je devrais trouver d’autres façons d’accompagner puis de seconder Ariane. Il m’a rapidement semblé pertinent de développer la possibilité pour d’autres d’habiter le Théâtre du Soleil. Nous devons construire une légitimité artistique indépendante d’Ariane, dans le regard que nous portons sur les aventures que nous accueillons et dans le dialogue que nous leur proposons.

Je me souviens qu’en 2009, Ariane m’a demandé de lui soumettre une proposition de spectacle pour la troupe : « c’est ton tour ». Cela m’a mis en difficulté. Je ne m’en sentais pas l’envergure artistique. Après la dernière grande pièce pour laquelle je l’ai assistée, Les Naufragés du Fol Espoir de 2010 à 2012, j’ai eu besoin de m’éloigner de ce rôle. Je me suis retiré progressivement de la création pure, ce qui reste un deuil difficile car c’est le champ le plus enrichissant et passionnant. Ariane s’est montrée autant compréhensive qu’inquiète. Mais cela a, paradoxalement, donné une légitimité à mon questionnement. Elle m’a laissé me perdre, me retrouver, mener des projets différents comme l’accompagnement de la recréation en khmer d’un de ses anciens spectacles, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge avec trente jeunes acteurs cambodgiens. Cette expérience m’a fait prendre conscience des autres rôles que je pouvais jouer auprès d’une autre troupe. Aujourd’hui, je pense faire œuvre de création autrement, dans des domaines aux contours encore poreux et difficilement définissables, mais où il me semble être davantage à la manœuvre, tout en déployant, en parallèle de mon expérience, des atouts peut-être encore inemployés.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN