Exposé de Mathieu Lehanneur

Ceci n’est pas du design

On associe souvent le design à la beauté plastique, à l’harmonie des proportions, et les œuvres de certains designers se reconnaissent au premier coup d’œil. Ma vision du métier n’est pas celle-ci.

Dans un monde saturé de propositions et de stimulations, je suis convaincu que l’enjeu du designer n’est pas de concevoir une forme parfaite mais un objet qui, cheminant dans les circonvolutions cérébrales de l’utilisateur, remplisse un office donné, résolve un problème. Le beau est nécessaire, mais jamais suffisant.

De fait, je vois du design là où d’autres n’en voient peut-être pas. Prenons trois réalisations qui ne relèvent pas de la discipline au sens académique, mais qui m’inspirent infiniment et éclairent ma pratique.

On trouve la première à Chicago, sur la majestueuse autoroute qui borde le lac Michigan et dont un virage s’avérait fatal à de trop nombreux conducteurs. Probablement grisés par le spectacle, comme suspendus entre le défilé des gratte-ciel et l’horizon, ils accéléraient instinctivement et terminaient leur course dans l’eau. Les premières parades testées par la ville – policiers, panneaux de limitation de vitesse, radars – n’y ont rien fait. Jusqu’au jour où un inconnu a eu l’idée brillante, minimale et efficace, de peindre sur le bitume des rayures perpendiculaires à la voie, se resserrant à mesure qu’approchait le tournant fatidique, donnant le sentiment que les voitures prenaient de l’élan. Le dispositif s’est révélé d’une efficacité redoutable : les conducteurs se sont contentés de cette sensation de vitesse perçue par leur cerveau et ont gardé une allure modérée.

Si ce projet m’intéresse tant, c’est parce qu’il n’envisage pas une solution strictement fonctionnelle à une question, mais s’efforce de comprendre la logique intime des individus.

Un autre exemple jouant sur le même ressort, a priori plus trivial, est celui de la pissotière gravée d’une mouche que l’on trouve dans de nombreux lieux publics. Ni plaisanterie, ni œuvre post-Duchamp, elle est la réponse la plus maligne à un problème d’hygiène. Jusque-là, des ingénieurs avaient eu beau calculer la courbe optimale des vasques pour éviter les éclaboussures, et des écriteaux inviter les messieurs à canaliser les errements, rien n’y faisait. La solution est venue d’ailleurs. Jouant probablement sur l’instinct chasseur des mâles modernes, un ingénieux anonyme a eu l’idée d’imprimer une mouche très réaliste sur la faïence, là où le jet causerait le moins de dégâts. Bien qu’ils sachent l’insecte factice, les usagers ne peuvent s’empêcher de le viser. L’idée n’est pas de tromper le cerveau, mais de jouer avec lui. Il est conscient du leurre mais se plaît à le considérer comme vrai.

Dans un registre plus grave, des médecins recourent à un phénomène similaire pour soulager des patients souffrant de douleurs du membre fantôme. Chez ces amputés, un processus cérébral continue d’envoyer des informations à l’organe disparu, provoquant des souffrances aiguës. Des neuroscientifiques ont recréé une communication entre le cerveau d’un individu et son membre absent en reflétant dans un miroir le membre opposé et bien présent. En actionnant sa seule main valide, le patient en voit deux se mouvoir. Le dispositif ne dupe pas le cerveau, mais lui permet de rétablir avec le corps une liaison qui s’était trop subitement interrompue.

Voilà le type de mécanismes que je cherche à produire avec le design. La médecine a d’ailleurs toujours été, pour moi, un champ de réflexion privilégié. J’aime la relation brute dont elle est faite, au-delà de tout jeu social et faux-semblant.

Dessiner la relation plutôt que l’objet

Déjà, mon projet de diplôme portait sur des objets thérapeutiques. Je voulais travailler dans un domaine où la relation entre l’homme et les choses importait plus que l’esthétique. Or, quoi de plus intime que le lien entre un individu et la molécule qui lui permet de rester en vie ? Je me suis d’abord intéressé à l’observance thérapeutique, c’est-à-dire la propension des patients à respecter leur traitement. Dans les pays développés, en effet, une cure sur deux n’est pas suivie correctement, pour diverses raisons comportementales ou psychologiques. Le design même des médicaments peut-il y remédier ? Comment donner au patient le sentiment d’être un acteur de sa guérison plutôt qu’un cobaye ?

J’ai appliqué cette réflexion à un traitement de fond de l’asthme infantile dispensé par voie pulmonaire. Pour que les enfants se plient à cette contrainte quotidienne, il fallait leur faire oublier qu’ils étaient dépendants d’une substance. M’inspirant du Tamagotchi, gadget électronique simulant un animal que le propriétaire doit nourrir – dont il a la vie entre les mains –, j’ai imaginé un médicament qui aurait besoin de son utilisateur. L’enfant se couche ainsi avec un petit boîtier à ses côtés. Au fil de la nuit s’en échappe une poche qui se gonfle du principe actif. Pour rendre sa forme initiale à cet objet “malade”, l’enfant doit le porter à sa bouche et en absorber le contenu.

Pour contrer la tentation très répandue d’arrêter un traitement antibiotique avant son terme, j’ai dessiné un remède constitué de pilules emboîtées les unes aux autres, suivant un dégradé de tailles et de couleurs, comme autant d’étapes vers la guérison. C’est une sorte de calendrier de l’avent qui matérialise l’attente et permet de la structurer.

Ces projets m’ont conduit à collaborer avec des laboratoires pharmaceutiques qui, face à la concurrence des médicaments génériques, avaient compris qu’ils devaient renouer le dialogue avec les patients. L’un d’eux souhaitait tester un vaccin antigrippe en auto-injection, espérant en voir décoller les ventes. Quel dispositif pouvait convaincre une personne à s’administrer elle-même une piqûre, quand on rechigne déjà à s’y prêter chez le docteur ? Sous la forme d’une manchette en arc de cercle, j’ai reproduit dans l’objet un geste essentiel de la relation avec le médecin, la main rassurante qui vous tient le bras pendant que l’aiguille y pénètre. Les tests ont révélé que cette solution transformait la perception de la vaccination : alors qu’elle était redoutée à 40 % chez le médecin, elle ne l’était plus qu’à 7 % en autovaccination.

Le designer peut donc induire des comportements particuliers chez les utilisateurs. Dans le cadre d’une commande pour les hôtels Pullman, qui souhaitaient moderniser leur offre de salles de séminaire, je me suis demandé comment les lieux pouvaient lutter contre la perte d’attention qui gagne inéluctablement les participants d’une réunion : on les voit peu à peu s’avachir contre le dossier de leur chaise, pianoter sur un téléphone dissimulé sous la table… Comment induire, par la posture, une concentration comparable à celle de joueurs de poker dans un casino ? En termes de design, la réponse est assez simple : le confort ne tient pas au fauteuil mais à la table, cerclée d’un boudin de cuir, sur laquelle les joueurs posent leurs mains. J’ai repris ce dispositif dans les salles de réunion, contexte dans lequel il s’enrichissait d’ailleurs d’une évocation nouvelle, celle du sous-main de ministre. Le plaisir de s’appuyer sur ce petit matelas incite à rester tendu vers l’avant, connecté au groupe. Plus encore, j’ai pris soin de faire glisser la feuille de cuir sous la table jusqu’à en couvrir entièrement le revers. Aussi voyait-on les participants caresser ce revêtement plutôt que d’envoyer des SMS. Leur attention était captée par un élément sensible, invisible.

L’objet, de l’intime au collectif

Comment donner le sentiment à chaque utilisateur qu’un objet s’adresse à lui, alors qu’il est produit en centaines de milliers d’exemplaires ? Quel jeu se joue entre la perception globale d’un objet et son rapport à l’intime ? Cette interrogation, qui sous-tend nombre de mes réalisations, me vient probablement de ma jeunesse. Étant le cadet de sept enfants, j’ai grandi dans une microsociété où mon intérêt particulier passait loin derrière le collectif. L’aspiration à une reconnaissance singulière était contrebalancée par la nécessité de se fondre dans le groupe.

J’en évoquerai deux illustrations dans mon travail, très différentes l’une de l’autre. La première concerne une famille d’objets domestiques commercialisés par Schneider Electric, capteurs visant à optimiser la consommation électrique des particuliers. Pour donner une cohérence et une lisibilité à cette gamme de boîtiers (branchés sur la chaudière, le lave-linge…), j’ai fait de chacun l’élément d’un alphabet hiéroglyphique, ayant une singularité et une utilité propres tout en relevant d’un ADN commun. Si je m’étais contenté de décliner une gamme de boîtiers en variant légèrement leur taille ou leur forme, ils auraient vite perdu toute signification et seraient devenus invisibles. Il fallait tout à la fois les distinguer et les relier.

La seconde illustration, projet que j’ai appelé L’Âge du monde, n’avait aucune motivation commerciale. Je l’ai développé pour mon plaisir. L’idée m’en est venue après avoir assisté à une conférence où un démographe appuyait sa démonstration sur la pyramide des âges. Il m’a semblé que ces graphiques froids, en deux dimensions, méritaient d’être incarnés pour exprimer la profondeur humaine qu’ils recelaient. Car derrière ces courbes, c’est bien l’histoire de sociétés entières que l’on peut lire, avec leurs tragédies et leurs élans vitaux. Chaque individu peut se situer dans les cent strates que comporte une pyramide, les âges d’une vie, et ainsi se positionner dans la communauté.

J’ai voulu tirer des objets émouvants de ces données statistiques en les figurant sous forme de jarres de céramique d’une cinquantaine de centimètres de haut. La comparaison de ces formes est saisissante : celle de la Russie paraît traversée de drames récurrents, quand celle du Japon évoque un nuage atomique, avec un baby-boom plus saillant que partout ailleurs. Plus les États sont riches et développés, plus la jarre s’engraisse par le haut. À l’inverse, les pays émergents reposent sur un socle robuste, augurant une montée en puissance.

Est-ce encore du design, me demandera-t-on ? La réponse m’importe peu. Et comme souvent, ce projet a donné lieu à des interprétations inattendues. J’ai en effet eu l’occasion d’exposer cinq pyramides dans la boutique Issey Miyake de la rue Royale à Paris, qui m’avait donné carte blanche. D’aucuns ont vu dans ces jarres striées un hommage au fameux plissé, marque de fabrique de ce couturier japonais…

Le design comme résolution d’énigmes

Si je suis designer, c’est aussi pour le plaisir de travailler sur des sujets qui me sont étrangers et dans lesquels je ne peux pas reproduire de recette. Je considère chaque demande comme une énigme à résoudre. Celle que m’a soumise le prêtre de l’église de Saint-Hilaire de Melle, en Poitou-Charentes, était de prime abord assez impénétrable. Ce magnifique édifice roman inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, étape du chemin de Compostelle, avait besoin d’un chœur qui suscite une émotion spirituelle et une retenue chez les visiteurs, croyants ou non. On ne devait plus pouvoir le traverser comme une place de village. Ni mon athéisme ni ma méconnaissance avouée des constructions religieuses et du mobilier liturgique n’ont gêné ce prêtre. Il pressentait que le projet qui en sortirait serait autant le sien que le mien.

Dans cet environnement très architecturé, j’ai proposé pour le chœur une éminence de marbre formée de strates douces, se déployant sans souci de symétrie, soutenant un autel en albâtre. Je n’avais guère d’autre argument à défendre que mon intuition. J’évite en effet de me sur-documenter pour concevoir un projet : non seulement j’en ai rarement le temps, mais encore ce n’est pas la matière qui s’avère la plus nourrissante. Je fais confiance à mon instinct. Ma proposition n’en a pas moins évoqué une foule de références à mes commanditaires : l’image de saint Jean s’endormant sur une pierre et se réveillant au cœur d’une église soudainement érigée, les ondes d’énergie tellurique entrant dans les plans des églises romanes…

Finissons par un autre de ces projets grâce auxquels je découvre, avec le plus grand plaisir, que des personnes n’ayant a priori rien de commun avec mon univers voient une réponse possible dans mon approche du design.

Cette fois, c’est le chef du service de soins palliatifs de l’hôpital des Diaconesses à Paris qui m’a sollicité : il avait beau avoir des collaborateurs et des équipements du meilleur niveau, il manquait “quelque chose”. À moi de découvrir quoi. En assistant aux réunions durant lesquelles l’équipe au complet passait en revue le cas de chaque patient, j’ai mesuré à quel point chacun y était dévoilé dans son intimité la plus sensible. Ils n’étaient pas perçus comme des corps malades mais comme des individus ayant des aspirations, une vie familiale. L’on y discutait de sujets éminemment délicats, comme d’autoriser un homme à assister au mariage de son fils le surlendemain, au risque qu’il décède le jour de la cérémonie…

Comment un designer pouvait-il contribuer à ce débat ? J’ai posé une première condition : prendre du temps avant de soumettre la moindre esquisse, bien au-delà des quatre à six semaines réglementaires. Je suis revenu six mois plus tard avec une idée assez simple, bien que complexe techniquement : installer dans chaque chambre un écran rond, sorte de hublot où défilerait le ciel du lendemain dans une destination choisie par le patient : la ville où il avait grandi, celle où résidaient ses enfants ou qu’il avait toujours rêvé de visiter… C’était un coup d’avance qu’il prenait sur la mort ; elle pouvait survenir à tout moment, il saurait à quoi ressemblerait le jour d’après. Ce dispositif cassait aussi l’embarras qui saisit habituellement les visiteurs dans un hôpital. En permettant de parler de la pluie et du beau temps, il “dégoupillait” la tension, invitait à une conversation normale.

Aucun de ces projets n’était motivé par la recherche de la belle courbe. Ce qui importe est ce qu’il reste de l’objet après avoir traversé les méandres du cerveau, été déformé par des associations, des amalgames et des comparaisons, au gré des références culturelles et du passé émotionnel de chacun. Il en va comme de la galénique dans la pharmacie, cet art qui consiste à enrober le principe actif de couches devant se dégrader au fil de l’absorption, de sorte que la molécule arrive intacte là où elle doit agir. Je cherche à créer une galénique du design, en m’intéressant à l’empreinte finale que laissera l’objet dans l’esprit des individus. Tout n’est ensuite qu’un jeu de curseurs : il faudra instiller de la préciosité technique ici, appuyer l’explication fonctionnelle là.

Le père d’un enfant autiste m’a écrit récemment. Il tenait à me dire que son fils adorait mon travail, et m’envoyait des dessins que mes réalisations lui avaient inspirés. Il n’y a pas d’émotion plus forte que de toucher intimement des personnes qui sont éloignées de votre monde.

Débat

Pourquoi faire appel à un designer ?

Un intervenant : Quel parcours vous a mené au design ?

Mathieu Lehanneur : Après un baccalauréat littéraire, j’ai fait un bref passage aux Beaux-Arts, où je me suis frotté à mes limites : j’ai compris que je n’avais envie de travailler que lorsqu’on me soumettait une énigme. Je me suis alors orienté vers le design, sans presque rien connaître de ce monde. Quand le jury d’admission à l’École nationale supérieure de création industrielle s’est enquis de mes designers préférés, j’ai d’ailleurs été incapable d’avancer le moindre nom. Par une pirouette, je lui ai néanmoins avoué ma fascination pour le cerveau poétique, ingénieux et surréaliste qui avait dessiné les escaliers roulants. Comment avait-on pu imaginer de mettre en mouvement l’objet le plus fixe qui soit, l’escalier ? J’ai passé sept ans dans cette école au lieu des cinq réglementaires, car je commençais déjà à travailler sur des projets extérieurs. En 2001, une fois diplômé, je me suis lancé seul.

Int. : Lorsqu’un client aussi éloigné de votre univers qu’un prêtre vous sollicite pour dessiner le chœur de son église, fait-il appel à vous spécifiquement ou à un designer en général ?

M. L. : Dans un cas comme celui-ci, la rencontre est plus ou moins le fruit du hasard : ce prêtre avait peu de chance de connaître mon travail. Mon nom lui a été conseillé, parmi d’autres, par la Direction régionale des affaires culturelles. Probablement a-t-il senti une affinité avec mon approche. Bien que je ne sois en rien spécialiste de l’art religieux, peut-être a-t-il été intéressé par la plasticité que traduit l’éclectisme de mes réalisations.

Je fais tout pour que l’on ne me sollicite jamais au motif que l’on aime mon style. Je préfère que l’on aime la façon dont je résous les problèmes. Si j’ai quitté le cursus artistique, c’est justement parce que je n’essaye pas de faire œuvre, de construire une cohérence entre des projets qui procéderaient d’un style autonome. J’éprouve le plus grand plaisir à me diluer dans la commande. Sans elle, je suis démuni. C’est pourquoi mes réalisations peuvent adopter des langages très disparates.

Cet éclectisme explique aussi certainement pourquoi le mastodonte chinois des télécoms, Huawei, m’a approché. J’en ai été plus qu’étonné : que pouvait-il attendre de moi qui n’avais pas de style affiché ? Il appréciait justement que j’intervienne dans des champs variés et mêle des projets à tendance tantôt conceptuelle, fonctionnelle ou artistique, d’autant que lui-même devait progresser dans des domaines différents : boutiques, smartphones, tablettes, interfaces, communication, marque… Ce groupe qui compte 180 000 salariés dans le monde est doté depuis une quinzaine d’années d’une équipe de designers qui conçoit ses produits. Ma mission auprès de Huawei n’est pas de dessiner le nouveau téléphone qui fera fureur, mais de l’aider à construire une offre cohérente et une identité de marque, à se démarquer de ses concurrents. C’est une école d’humilité, puisque je nourris les designers internes de Huawei sans avoir le pouvoir de valider leurs projets. Je procède par infusion patiente.

J’ai dû convaincre ce groupe que par définition, et contrairement à son souhait, je ne pouvais pas me consacrer à plein temps à la fonction de Chief Designer. Il m’avait approché pour mon ouverture d’horizon et n’avait aucun intérêt à m’enfermer dans un univers unique, le sien. Pour être capable d’enrichir ses designers, je devais continuer à explorer des mondes variés. De façon générale, les clients se détournent de plus en plus des designers spécialisés. Ils savent que le monde évolue à grande vitesse et qu’il faut être capable de se saisir des signaux faibles, d’où qu’ils viennent.

Int. : Quelles sont les caractéristiques d’un bon designer ?

M. L. : Je me garderais bien d’en donner une définition, tout comme de définir le design ! De même, je ne crois pas, comme certains l’affirment, qu’il soit plus gratifiant d’être un designer indépendant plutôt que rattaché à une entreprise. Tout dépend de la relation que vous entretenez avec votre employeur ou votre commanditaire. C’est d’ailleurs souvent lui qui donne l’impulsion ; c’est donc plutôt à lui qu’il revient de savoir qui sera, pour lui, le bon designer.

J’ai eu la chance d’appartenir à une génération où les designers n’étaient pas aussi valorisés qu’aujourd’hui. Je recommande aux étudiants de ne pas chercher une reconnaissance rapide et puissante : en misant sur le court terme, ils risquent de se laisser rapidement dépasser par leur époque. Je leur conseille aussi de voir le moins de design possible, pour ne pas se nourrir d’une matière qui a déjà été digérée. Il est plus excitant et productif de labourer un terrain vierge, de construire une relation brute avec un commanditaire sans se référer explicitement à l’histoire du design. C’est d’ailleurs ce qui m’attire dans le domaine médical – outre le fait que je me sens plus utile quand je dessine un objet thérapeutique que quand je conçois une chaise.

Int. : La pratique du concours, devenue quasiment la norme en architecture y compris pour la commande privée, s’impose-t-elle aussi dans le design ?

M. L. : Les concours de design se développent, mais pas aussi systématiquement qu’en architecture. J’y réponds rarement. Il me paraît important d’être choisi par quelqu’un qui croit en moi, plutôt que d’être départagé, voire sélectionné par défaut. Le concours en dit long sur la vision du commanditaire. Lorsqu’il met en concurrence des agences qui n’ont rien de commun, c’est la preuve qu’il n’a pas même fait l’effort de préciser son besoin. Nous ne nous y lançons que lorsque le sujet est passionnant.

L’intuition, une affaire sérieuse

Int. : Quelle discussion instaurez-vous avec vos commanditaires ? Comment vous imprégnez-vous de leurs besoins, sachant que vous dites peu vous documenter et faire confiance à votre intuition ?

M. L. : L’intuition n’est pas une inspiration évanescente ou aléatoire. C’est un processus éminemment sérieux, une succession de filtres mentaux que j’ai mis en place dans des champs divers et grâce auxquels mes idées décantent. La façon dont je me renseigne sur le monde n’est pas analytique, mais n’en est pas moins structurée.

Classiquement, mes commanditaires me soumettent un brief. Heureusement, ils sont de plus en plus nombreux à peu préparer le terrain, pour laisser le champ à des solutions plus ouvertes. Je passe beaucoup de temps avec eux lors du premier rendez-vous, les fais parler autant que possible pour aller au-delà de l’image souvent trop léchée qu’ils veulent donner. Dans 80 % des cas, à la fin de cette première rencontre, j’ai déjà en tête des pistes d’investigation. J’ai très peu d’échanges avec eux pendant la phase de création. Je préfère que nous discutions sur des propositions concrètes et abouties, plutôt que de dévoiler des pistes encore fragiles. Il faut protéger l’idée en construction. Dans l’immense majorité des cas, je soumets au client un projet unique. Lorsqu’on flatte le décisionnaire en lui laissant le choix entre plusieurs options, il demande souvent que l’on en fasse un agglomérat. Son ego en est satisfait puisqu’il se croit créatif, mais le résultat est pitoyable. Au contraire, j’estime qu’un client qui me demande de soigner ses symptômes attend une réponse optimale. S’il n’est pas convaincu, je me remets au travail.

Comme je l’ai précisé, je me documente assez peu. Le service de soins palliatifs de l’hôpital des Diaconesses m’avait, par exemple, proposé de rencontrer des patients. Je suis certain que cela m’aurait desservi : qu’aurais-je fait de cinquante histoires personnelles aussi intenses ? Il aurait été absurde d’en tirer une synthèse. J’ai préféré m’en tenir à distance et me nourrir d’une autre manière.

Les projets se construisent progressivement dans mon esprit presque à mon insu. J’y pense en permanence, mais sans chercher délibérément une idée. Je laisse les choses se faire. Quand une piste apparaît, je la rejette ou la range dans un coin de ma tête pour voir si elle gardera une densité les jours suivants. Je dessine très peu. Le cerveau reste l’ordinateur le plus efficace pour modéliser un objet en trois dimensions, faire varier ses proportions, son matériau ou ses couleurs ! Je me méfie aussi de la main parce qu’elle n’obéit pas entièrement à l’esprit mais dépend de la dextérité naturelle. Si je la laissais faire, elle se cantonnerait à ce qu’elle sait ou aime dessiner. Je préfère avoir une image mentale suffisamment précise du projet pour la coucher sur le papier. Ce n’est donc qu’à ce stade que mon équipe et moi commençons à réaliser des croquis et des maquettes. Commence alors un long processus de mise au point qui demande de régler mille détails, et parfois nous confronte à des impasses nécessitant de tout reprendre à zéro.

Int. : Comment intégrez-vous les contraintes imposées par la technologie dans votre travail créatif ?

M. L. : La technologie doit être transparente, car elle ne fascine plus personne. Pour parler aux consommateurs, les produits même les plus pointus doivent mettre en valeur d’autres arguments. Je m’efforce de l’expliquer aux ingénieurs de Huawei, entreprise pétrie de culture technologique.

Par exemple, sous son apparente simplicité, le hublot que j’ai conçu pour le service de soins palliatifs des Diaconesses est hautement technologique. Doté d’un écran Led et d’un ordinateur, il se connecte en permanence aux grands sites météorologiques mondiaux dont il traduit les paramètres – vitesse du vent, ensoleillement, densité des nuages… – en images sans cesse renouvelées. Il était exclu qu’un malade puisse voir passer le même nuage deux fois dans la journée. Il aurait eu le sentiment d’être dans un monde fermé, alors que le hublot se veut une ouverture. Pour autant, les malades n’ont que faire de cette prouesse technologique. Seule compte la dimension émotionnelle. Une femme demandait tous les jours aux infirmières de programmer une destination différente : Tokyo, Los Angeles, San Diego... Elle suivait son fils, pilote de ligne, et le prévenait par SMS s’il faisait froid là où il s’apprêtait à atterrir. Elle gardait son rôle de mère, qu’importe si la mort pouvait venir à tout instant.

Int. : « L’art lave notre âme de la poussière du quotidien », disait Picasso. De la même manière, le design arrache l’objet à sa seule dimension factuelle. Il aspire l’esprit vers un ailleurs qui oblige à refuser la fatalité du concret – la maladie en l’occurrence.

M. L. : Cette formule me convient. Je cherche à sonder les dimensions les plus archaïques et primitives de l’homme, et m’efforce d’enjamber un présent et un concret qui nous plombent.

Int. : Vous arrive-t-il d’être saisi d’angoisse au cours de vos projets ?

M. L. : La phase de création se déroule presque sans angoisse. Même si je n’ai aucune piste trois jours avant la date de livraison, je ne panique pas. Je sais que mon cerveau travaille inconsciemment et que l’idée tombera à temps. La réalisation des projets n’est pas non plus un moment d’inquiétude, car nous l’anticipons très largement. Somme toute, c’est lorsque je ne peux plus agir sur rien, entre la fin de la fabrication et l’installation, que je suis saisi d’angoisse.

Int. : Comment est composée l’équipe de votre agence ? Dans quelle mesure vos collaborateurs prennent-ils part au processus de création ?

M. L. : Mon équipe de sept personnes compte essentiellement des designers et des architectes d’intérieur, ainsi que deux chargés de production. Ayant été échaudés par de mauvaises expériences, nous assurons en effet nous-mêmes, chaque fois que c’est possible, la réalisation et l’installation de nos projets. Chaque détail a son importance, jusqu’à la tête de vis cruciforme que vous toucherez du doigt sous une table pendant une réunion, et qui vous informe sur la qualité de l’objet.

Pour moi, le processus de création est nécessairement solitaire. Je suis incapable de fonctionner par brainstorming : une idée naissante est un germe trop fragile pour que chacun s’en empare de façon désordonnée et la maltraite.

Le plus souvent, mes collaborateurs et moi nous séparons après le brief du client. Chacun suit sa route, et nous nous retrouvons quelque temps plus tard pour comparer nos propositions. In fine, je choisis la meilleure, non pour sa beauté formelle mais pour le message et les références qu’elle véhicule.

L’objet que vous apercevez dans un magazine ou une boutique doit attirer votre attention en un quart de tour, la retenir quelques secondes en vous permettant d’en faire une lecture analytique – ce qui implique de dévoiler certains appas – tout en gardant du mystère au cas où vous décidiez d’aller plus loin. C’est exactement le même processus qu’une parade amoureuse !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN