Exposé de Régis Koenig

Au sein du groupe Fnac Darty, la bataille pour des produits durables et réparables s’est jouée avant tout en interne, puisqu’il s’agissait de réorienter complètement la stratégie.

Avec plus de 700 magasins en France, 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 24 000 collaborateurs, Fnac Darty est un “gros paquebot”. Nous occupons une place privilégiée dans l’économie circulaire, puisque nous sommes à la fois distributeur de produits électroniques et électriques, réparateur – seules quelques entreprises dans le monde allient distribution et SAV –, testeur, collecteur – nous collectons 46 000 tonnes de DEEE (déchets d’équipements électriques et électroniques) et fournissons près de 300 000 produits au réseau Envie1 –, mais aussi “metteur sur le marché” au travers de nos marques distributeur. Cette place nous confère une vision à 360 degrés, depuis la fabrication jusqu’au recyclage.

Ingénieur de formation, en informatique et mathématiques appliquées, j’accorde aisément ma confiance et j’ai tendance à considérer que les personnes se trompent de bonne foi, par manque d’information et non par intérêt personnel. Avec le temps, je me suis rendu compte que ce n’était pas toujours le cas, mais je conserve cette vue du verre à moitié plein qui permet d’avancer. Je suis aussi engagé dans l’action plus que dans la réflexion et j’aime faire bouger les lignes.

Ainsi, en 2005, j’ai quitté mes activités de conseil pour rejoindre Darty, où j’ai été à l’avant-poste de plusieurs projets avant d’être nommé chef de projet au SAV. J’ai eu la chance d’engager la transformation de ce service et de créer des centres d’appels à un niveau industriel. J’ai ensuite conduit l’évolution de l’enseigne vers un modèle réellement omnicanal avec le lancement du click and collect en 2007, la mise en place d’un catalogue digital et l’unification des stocks entre Internet et les magasins physiques dès 2010. Puis, en tant que directeur des systèmes d’information, j’ai eu à mener l’accélération digitale face à l’arrivée d’Amazon. Le chiffre d’affaires en ligne a alors significativement progressé, pour atteindre près de 30 % du chiffre d’affaires global. Après cela, j’ai piloté les opérations de livraison, de relation client et de SAV pendant trois ans, jusqu’à la fusion avec la Fnac en 2017, date à laquelle je suis devenu directeur de la Politique Services du nouveau Groupe.

La bataille de léconomie circulaire

Les années 1970 et 1980 : des produits déquipement aux produits de consommation

À la création de la Fnac et Darty, dans les années 1970, le prix d’un téléviseur ou d’un réfrigérateur représentait trois semaines de salaire moyen. Si tel était toujours le cas aujourd’hui, le téléviseur le moins cher coûterait 1 200 euros et le milieu de gamme 2 500 euros ! À l’époque, l’acquisition de ces biens générait des dépenses conséquentes. Il était donc indispensable de rassurer les clients quant à la pérennité de leur investissement.

Le Labofnac a ainsi été créé dès 1972. Cette entité indépendante du marketing était chargée d’évaluer en toute transparence les performances techniques des produits. Les Dossiers techniques Fnac permettaient de comparer les produits et d’en estimer le rapport qualité-prix. Cette invention des fondateurs Max Théret et André Essel a continué à vivre tout au long du développement du Groupe et le conseil indépendant a été inscrit dans son ADN. Les vendeurs n’étaient pas commissionnés sur les ventes et “l’information impertinente” du Labo n’était pas soumise à la direction du Marketing. Les vendeurs y restent d’ailleurs majoritairement très attachés et militent pour préserver cette indépendance qui a fait le succès et la réputation de la Fnac.

Pour sa part, Darty a créé le “contrat de confiance” en 1973, avec un SAV performant et une garantie d’un an extensible à quatre ans : savoir qu’un technicien allait pouvoir vous dépanner dans cet intervalle était l’assurance de conserver le produit longtemps. Aujourd’hui encore, ce SAV est le premier de France. La réparation est le deuxième métier du Groupe. Elle emploie plus de 2 000 personnes, qui interviennent sur plus de 2,5 millions de produits par an. Comme l’indépendance des vendeurs pour la Fnac, le SAV est devenu la marque de fabrique de Darty.

Des années 1990 à aujourd’hui : les effets de la mondialisation et de la digitalisation

À la fin des années 1980, Darty comptait une centaine de magasins et la Fnac, une cinquantaine. Avec la mondialisation, les produits d’équipement sont devenus des produits de consommation. De fait, l’essor d’Internet et la simplification des communications de longue distance ont favorisé la baisse des prix. Ces évolutions se sont aussi traduites par la financiarisation de l’économie, par des gains de productivité liés à l’automatisation et à la massification des usines, mais aussi par la bascule de la fabrication des pays occidentaux vers les pays de l’Est et l’Asie. Aujourd’hui, un produit sur deux est fabriqué en Chine.

La réduction des prix s’est faite au bénéfice du consommateur. Un téléviseur ne représentait déjà plus que quatorze jours de salaire moyen dès 1984, six jours en 2014, et la baisse s’est poursuivie depuis. Cette tendance, observée pour quasiment tous les produits du Groupe, a engendré une forte augmentation des volumes.

Par ailleurs, le ratio remplacement/réparation est devenu moins intéressant. D’une part, les coûts de réparation, liés à ceux de la main-d’œuvre, ont augmenté. D’autre part, l’essor du marketing a favorisé l’achat de produits n’apportant pas toujours une réelle nouveauté d’usage.

Enfin, depuis 2014, le développement d’Internet et l’arrivée des plateformes ont rendu les prix plus transparents. Pour un acteur comme Amazon, qui vend certains produits en dessous de nos prix d’achat et bénéficie d’un régime fiscal d’exception, la rentabilité de l’activité de distribution n’est pas un critère – son principal métier n’est d’ailleurs pas la distribution, mais la vente de services, informatiques et logistiques notamment. Visant une situation de monopole, il n’hésite pas à appliquer une politique de prix cassés.

Aux États-Unis, la plupart des commerces avec des surfaces comparables à celles de Fnac Darty ont disparu. Amazon détient 50 % de parts de marché sur les ventes réalisées en ligne2 et beaucoup plus si l’on prend uniquement en compte les biens non-alimentaires. Là-bas, les plateformes ont bel et bien gagné le match. La France reste encore préservée, mais suit la même pente. Très récemment, le report du Black Friday a été annoncé au journal de 20 heures par le président d’Amazon France plutôt que par le gouvernement : cela en dit long sur l’influence grandissante des plateformes.

En rendant les produits électriques et électroniques accessibles au plus grand nombre, la mondialisation a participé à l’invention de la société de consommation. Ce phénomène a aussi permis au groupe Fnac Darty – qui l’a accompagné, voire poussé – d’être ce qu’il est aujourd’hui, avec un SAV performant, un Labofnac indépendant et un réseau logistique capable de livrer plus vite qu’Amazon grâce à la proximité. Grâce à ses choix pertinents comparés à ceux d’autres distributeurs spécialisés, le Groupe a su tirer son épingle du jeu.

Et demain ?

La fusion des entreprises Fnac et Darty a permis de résister, mais aussi de gagner du temps. Néanmoins, elle ne résout pas les problèmes structurels auquel le Groupe fait face. Ses marques, qui approchent la “crise de la quarantaine”, seront-elles encore là dans quarante ans ? Quelle est la raison d’être du Groupe ? À quelles conditions peut-il rester vivant et profitable ?

La bataille pour la survie

Les distributeurs spécialisés font face à trois crises simultanées : une crise structurelle, une crise conjoncturelle et une crise existentielle.

Une crise structurelle

Notre premier concurrent est Amazon et nos principaux fournisseurs directs et/ou indirects sont Apple, Google, Microsoft et Alibaba. Cet environnement, composé dacteurs d’un tout autre ordre de grandeur que le nôtre – la capitalisation boursière d’Apple dépasse 1 000 milliards d’euros quand celle de notre Groupe est d’environ 1 milliard d’euros –, interroge fortement notre rôle et notre vision stratégique.

Pour ce qui est de la capacité d’investissement, nous ne jouons donc pas dans la même cour. Chaque année, Amazon investit l’équivalent de trois fois notre chiffre d’affaires dans les technologies. Nos moyens pour lutter contre la croissance de ces plateformes sur leur territoire de prédilection sont donc réduits. Si nous tentions de nous battre face à Amazon, en déclarant une guerre des prix par exemple, nous ne ferions plus de marge. Même si aujourd’hui nous disposons de sites internet très performants et des meilleurs délais de livraison du marché, il s’agit de courir un marathon, pas un sprint. Or, nous n’avons évidemment pas la capacité de soutenir un niveau d’investissement constant du même ordre que celui d’Amazon.

Dans la distribution, les baisses de prix et les promotions à outrance détruisent les marges. Même si elles peuvent augmenter les volumes de vente, elles dégradent inéluctablement les modèles économiques. En effet, les coûts d’un distributeur sont proportionnels aux volumes : qu’un lave-linge soit vendu 100 euros ou 1 000 euros, le coût de vente – qui englobe les loyers, les salaires, la livraison, le SAV, etc. – est le même. En revanche, le revenu est proportionnel au prix de vente. Si la guerre des prix s’accentuait encore, la vente de produits ne dégagerait plus d’argent.

Une crise conjoncturelle

La crise conjoncturelle joue un effet de loupe et d’accélérateur. Depuis trois ou quatre ans, pas une seule année n’a été normale. En 2018, les Gilets jaunes bloquaient les magasins. En 2019, la grève de la SNCF engendrait une perte de 20 % de notre chiffre d’affaires. Cette année, la crise sanitaire a un impact similaire, mais amplifié. Dans ce contexte, ceux qui n’ont pas su s’adapter connaissent de graves difficultés. On voit que les petits commerçants sont les premiers touchés, là où les plateformes ressortent renforcées.

Une crise existentielle

Nous sommes aussi confrontés à une crise existentielle liée à l’utilité de notre activité, laquelle a consisté à vendre de plus en plus de produits nécessitant l’extraction de ressources. Les 100 grammes d’un smartphone nécessitent 70 kilos de matière première. Un téléviseur émet 80 % de son CO2 au moment de sa fabrication. Une récente étude montre également que la moitié des émissions en France sont du CO2 “importé”, car lié à la fabrication des produits à l’étranger. Pour cesser de réchauffer le climat, la seule solution est de fabriquer moins de produits, ce qui suppose également que les clients en achètent moins, et qu’ils les conservent plus longtemps.

Vers un nouveau modèle

Un changement de modèle est indispensable pour vendre des produits plus durables. Les entreprises doivent en prendre l’initiative, car le statu quo ne sera pas soutenable au plan écologique et cela devient une attente des consommateurs citoyens. Le groupe Fnac Darty a pris la mesure de ces changements et s’est doté d’une mission : Engagés pour un choix éclairé.

Parfois, le choix éclairé consiste à réparer plutôt quacheter. Aussi, nos sites internet diffusent-ils des informations pour aider le consommateur à choisir des produits plus durables. La sélection Choix durable et le Baromètre du SAV de Darty, permettent d’identifier les produits statistiquement les plus fiables et les plus réparables. Outre l’aide au choix, nous proposons un indice de durabilité, ainsi que de nouveaux services visant à allonger la durée de vie des produits. C’est notamment le cas de Darty Max, service d’abonnement à la réparation, ou du réseau WeFix que nous avons acquis et qui répare les téléphones portables en vingt minutes. En 2021, l’importance de ces initiatives dans notre stratégie devrait encore s’accroître.

Une bataille pour convaincre

Pour un groupe de distribution qui a bâti son histoire et sa croissance sur la société de consommation et le développement des volumes, cette évolution est paradoxale. Affirmer que l’on vendra peut-être moins de produits en aidant les clients à réparer leurs appareils n’a rien de naturel.

La mission de la direction de la Politique Services

La direction de la Politique Services a été créée pour regrouper des activités très diverses, comme le Labofnac, le SAV ou la tarification de la livraison. Ces activités ont en commun d’opérer des services autour des produits. J’avais globalement carte blanche, avec pour seul objectif de contribuer au développement de nos parts de marché grâce aux services.

J’ai réuni mon équipe, dont aucun des membres ne se connaissait, et nous sommes arrivés à la conclusion qu’il ne fallait pas se battre sur le terrain des promotions ou des délais de livraison, mais que l’installation, le SAV, la réparation et l’allongement des garanties constituaient des axes de développement plus intéressants. Alors que j’avais invité mes collaborateurs à exprimer leurs souhaits et les actions dont ils aimeraient être fiers dans trois ans, nombre d’entre eux ont mentionné leur volonté d’agir pour la planète et pour l’avenir de leurs enfants. Ma réponse a été : « Essayons de le faire ! »

Durant cette même période, en répondant au sondage annuel de l’association Les Amis de la Terre, nous nous sommes rendu compte que nous faisions bien plus que ce que nous indiquions habituellement, tant en SAV qu’en conseil aux clients. Nous avons échangé avec cette association, comme avec Halte à l’obsolescence programmée (HOP) ou l’ADEME qui cherchait des partenaires, et proposé d’utiliser nos très nombreuses informations non seulement pour tester la performance technique des ordinateurs portables, mais aussi pour évaluer leur réparabilité. En 2018, cet indice de réparabilité a été retenu parmi les 50 mesures de la feuille de route pour une économie circulaire portée par Brune Poirson et Édouard Philippe.

Nous avons ensuite proposé de rendre publiques nos data sur la réparabilité et la fiabilité des marques. Avec le soutien de Vincent Gufflet, notre directeur commercial, nous avons alors organisé une conférence de presse au cours de laquelle nous avons présenté la première version de notre Baromètre du SAV ainsi que notre Top fiabilité des marques – lequel a fait polémique, alors même que nous avions opté pour un podium par ordre alphabétique. C’était un important pas en avant, car ces données de vente et d’après-vente étaient inédites sur le marché. Nous avons aussi annoncé la création de l’indice de réparabilité pour les smartphones et les ordinateurs portables. Cet acte initiateur a fait basculer tout le Groupe.

Le retentissement médiatique a été conséquent. Notre initiative a également été relayée par le gouvernement. Notre CEO lui-même a été convaincu de l’intérêt de ces sujets et nous avons alors pu engager de nouvelles actions, comme le rachat de WeFix.

La révolution de la durabilité et de la réparabilité

En 2019, nous avons publié une nouvelle édition du Baromètre du SAV, avec cette fois un podium par ordre de fiabilité. Nous avons également lancé le label Choix durable, apposé directement sur les produits. Du jour au lendemain, la vente de ces produits a doublé. Aujourd’hui, les constructeurs cherchent à décrocher ce label en revoyant leurs critères de fiabilité – par exemple en s’engageant à disposer de pièces détachées pendant au moins dix ans. Nos chefs de produits eux-mêmes accordent une plus grande attention à la performance de durabilité des appareils qu’ils référencent.

Après avoir constaté que le coût de réparation pouvait être un frein pour le client, nous avons également réfléchi à la façon de réparer plus. Cela nous a conduits à lancer l’abonnement de réparation Darty Max et le nouveau contrat de confiance.

Le troisième Baromètre du SAV a été présenté en 2020, lors des Assises de l’économie circulaire de l’ADEME, de même que “le score de durabilité” que nous utilisons pour référencer nos produits. Désormais, nous mentionnons toutes les marques au-dessus de la moyenne avec les scores comparés. Nous sommes également passés de 15 à 63 catégories et nous avons créé un outil interactif pour rendre ces informations disponibles aux clients.

Une vision claire du futur

La bataille n’était pas gagnée d’avance, mais nous avons su montrer qu’il était possible d’emprunter des chemins de traverse pour faire bouger l’ensemble du marché. Ainsi, tous les constructeurs d’électroménager ont étendu la durée de disponibilité des pièces détachées. Alors qu’en 2017, elle n’était que de sept ans, plus aucun grand constructeur ne propose de pièces détachées disponibles à moins de dix ans. Le sujet de l’obsolescence programmée a laissé la place à ceux de la réparation et de la durée de vie des produits. Nous avons peut-être réussi à remettre les Français sur le chemin de la réparation !

Dans le cadre de Darty Max, nous réparons chaque semaine plusieurs milliers d’appareils ayant entre 3 et 10 ans, que nous ne réparions pas auparavant. Nous croyons que ce modèle d’économie circulaire est pérenne. Nous sommes d’ailleurs en train de former et de recruter 500 techniciens pour faire face à la croissance de ces services.

Nous avons une vision très claire de notre futur : il s’agira de vendre des produits probablement un peu plus cher, mais en moins grande quantité et ayant vocation à durer. Ils seront écoconçus et intégreront de plus en plus de matériaux recyclés dans leur fabrication. Enfin, nous continuerons à développer des services et une économie de la réparation et de la fonctionnalité. Ce sera non seulement un axe de diversification important, mais également une source de revenus et d’emplois pour les quarante prochaines années.

1. Jean-Paul Raillard, « Le réseau Envie, concilier solidarité et écologie », séminaire Économie et sens de l’École de Paris du management, séance du 7 octobre 2020.

2. Source : https ://www.statista.com/statistics/788109/amazon-retail-market-share-usa/

Débat

La bataille face à Amazon

Un intervenant : Amazon ne peut pas lutter contre votre SAV performant. Sa seule issue consisterait à vous tuer en tirant toujours plus les prix vers le bas. Votre modèle économique est-il suffisamment solide pour résister ?

Régis Koenig : Le modèle omnicanal de Fnac Darty a su montrer sa puissance lors de ces derniers mois de crise sanitaire et ses marques iconiques sont gages de qualité et de confiance pour nos clients et les Français en général. Amazon, de son côté, applique une stratégie d’étouffement. Aux États-Unis, il a commencé par aider les petits commerces locaux à se développer via sa plateforme jusqu’à se trouver en situation de monopole, puis il a augmenté ses commissions. Il est très difficile de lutter face à une telle stratégie. La plupart des mesures gouvernementales ont été sans effet, car il existe en général des moyens de les contourner. Ainsi, pendant le premier confinement en mars 2020, la fermeture des entrepôts d’Amazon en France n’a pas ralenti l’activité de la plateforme, qui a continué à livrer depuis les pays avoisinants. Face à cela, les acteurs nationaux, petits ou grands, ne jouent pas à armes égales. C’est pourquoi nous avons fait le choix d’occuper le terrain du SAV et de l’économie circulaire, stratégie qu’Amazon peinera à répliquer.

La bataille de la durabilité

Int. : Quelle est votre politique pour lutter contre l’obsolescence programmée et ses ravages ?

R. K. : Nous manions cette notion avec précaution. De fait, la fiabilité des produits s’améliore d’année en année et l’industrialisation permet d’importants gains de qualité. La conception est davantage intégrée, ce qui rend les produits plus fiables en limitant les points de casse, mais aussi moins réparables : dans certains cas, il n’est par exemple plus possible de dévisser son appareil pour le réparer soi-même. Cela contribue à l’idée d’obsolescence programmée. Dans les faits, la durée de vie des appareils diminue sans que cela soit volontairement programmé, au sens propre. L’intentionnalité réside dans l’industrialisation de la production, pour faire baisser le prix de vente et répondre aux attentes des consommateurs, mais ce prix est alors si peu élevé au regard du coût de réparation que la durée de vie du produit s’en trouve raccourcie.

Plus que l’obsolescence programmée, c’est le système global qui a poussé au remplacement des produits. Producteurs, distributeurs et consommateurs ont une part égale de responsabilité. Nos modes de consommation nous incitent à aller vers plus de technologie et d’innovation, pour de nouveaux usages pas toujours essentiels, et cette course a tendance à rendre les anciens appareils obsolètes.

Int. : Le tarif de 9,99 euros par mois de Darty Max est-il rentable ?

R. K. : Pour l’instant, le niveau de rentabilité de Darty Max est à la hauteur de nos attentes et nous permet de lancer sereinement le recrutement de 500 techniciens. À travers ce service, nous réparons déjà chaque semaine des milliers d’appareils et évitons ainsi autant de déchets. Notre position de leader nous permet d’influer sur le marché. Notre dynamique contribue à éduquer les citoyens aux enjeux de la durabilité. C’est un pouvoir important, c’est aussi une responsabilité, et c’est le sens de notre engagement.

Int. : Cela suppose aussi que les fabricants aillent dans ce sens.

R. K. : C’est le cas. Par exemple, quand nous avons créé l’indice de réparabilité en 2018, le Surface Pro de Microsoft a obtenu la note de 1/10, car il était indémontable. Aujourd’hui, sa dernière version dispose de vis et a intégré la réparabilité comme une caractéristique essentielle. Autre exemple, Apple France a réagi immédiatement à sa seconde place sur le podium du Baromètre du SAV cette année. Cela démontre que ces grandes marques, soucieuses de leur image, peuvent évoluer grâce à nos actions. J’ai confiance dans le fait qu’elles le feront plus encore si les consommateurs suivent.

Int. : La loi conforte et légitime votre stratégie de prescription et le business model qui en découle. Les constructeurs ne risquent-ils pas de s’orienter eux aussi vers une offre de services de réparation étendus ?

R. K. : Ils sont contraints d’évoluer. Ils ont compris qu’ils pouvaient résister, mais pas aller à contre-courant. Il n’est plus possible de prétendre à plus de responsabilité tout en continuant à encourager la surconsommation. Darty Max est une solution innovante, mais l’histoire reste à écrire. Stratégiquement, la “terre rare” de l’économie circulaire est la compétence et la main-d’œuvre. En tant que leader, nous avons une carte à jouer. Notre SAV compte déjà plus de 2 000 personnes, un atout non négligeable !

Int. : Comment les constructeurs ont-ils réagi à votre podium des marques ?

R. K. : Nous travaillons depuis très longtemps avec les marques. Initialement, les équipes de vente et celles du SAV communiquaient peu, mais l’effet du Baromètre du SAV sur les ventes a très vite été pris en considération par les commerciaux. Quant au podium, les marques nous sollicitent et veulent comprendre les raisons du classement. L’effet le plus rapide concerne la disponibilité des pièces, puis la fiabilité dans la conception des produits. De plus, nous n’hésitons pas à dire aux marques notées en dessous de la moyenne que nous les déréférencerons si elles n’évoluent pas. C’est une saine émulation.

Int. : Pourquoi, pendant la durée de garantie, n’est-ce pas le fabricant qui paie la réparation ?

R. K. : Le fait que la responsabilité de la garantie soit portée par le vendeur est une particularité du droit français qui protège le consommateur. C’est la garantie d’un meilleur service. Souvent, la partie pièces détachées reste financée par le constructeur, du moins la première année de garantie.

Int. : Continuerez-vous à n’appliquer l’indice de réparabilité qu’à certains produits ?

R. K. : Initialement, l’indice du Labofnac ne concernait que les ordinateurs portables. Il a été étendu aux téléphones lors du rachat de WeFix. Il comprenait quatre critères : documentation, facilité à démonter-remonter, pièces détachées et logiciels. Cette base a servi à créer l’indice de réparabilité. Le prix des pièces détachées est devenu un cinquième critère, puis nous avons introduit des gradations dans le degré de réparabilité. À terme, l’indice de réparabilité gouvernemental a vocation à être généralisé à tous les produits, à commencer par cinq catégories en janvier 2021. En outre, la réparabilité ne sera plus évaluée par nos techniciens, mais par les constructeurs en fonction des critères fixés par décret. Le détail de la notation devra être rendu public. Chacun pourra donc le contrôler. Cette transparence complète a été obtenue en collaboration avec HOP, Les Amis de la Terre et l’ADEME. C’est un bel exploit dans ce contexte de crise, mais aussi compte tenu des ralentissements du côté des constructeurs pour l’évaluation et du côté réglementaire pour la validation des méthodes d’évaluation.

Int. : Pouvez-vous préciser la spécificité de vos différents indices ?

R. K. : Nos data analyst calculent pour chaque produit un “score de durabilité” en s’appuyant sur les données remontées par nos 2 000 techniciens lors de leurs interventions. Ce score intègre deux dimensions : la fiabilité (le nombre de pannes constatées ramené au nombre d’appareils vendus) et la réparabilité. Nous utilisons ensuite ce score pour construire le Baromètre du SAV, qui présente des agrégats par catégorie et marque, ou la sélection Choix durable, constituée des appareils avec le meilleur score dans leur gamme de prix. Cela s’est construit progressivement en seulement deux ans. Nous apprenons en marchant.

La bataille en interne

Int. : Quelles ont été les réactions en interne, notamment celle des acteurs du volume, avant que votre démarche ne soit couronnée de succès ?

R. K. : Même si nous sommes tous convaincus par cette démarche, l’évolution des mentalités est toujours à l’œuvre, car on ne peut pas changer en deux ans une culture construite depuis cinquante ans. Enrique Martinez, notre directeur général, et Vincent Gufflet, notre directeur commercial, nous ont soutenus et encouragés depuis le début. Le reste des équipes était plutôt indifférent jusqu’à ce que le succès provoque l’adhésion du plus grand nombre sur le fond. Aujourd’hui, la plupart des 24 000 collaborateurs du Groupe sont fiers que leur entreprise s’engage dans une démarche responsable, alignée avec leurs convictions personnelles.

Quant au changement de modèle économique, la stratégie a fait son chemin. Le conseil d’administration et le comité exécutif ont compris qu’il y avait une opportunité à saisir et qu’il était impératif de faire évoluer nos modèles. C’est une forte attente de nos clients et il est nécessaire de nous adapter pour y répondre.

Int. : Les vendeurs de la Fnac étaient de véritables conseillers. Malheureusement, ils ont été “remplacés” par les notices que se contentent de lire les clients. Votre stratégie doit s’accompagner d’un effort de formation du personnel.

R. K. : La formation a toujours été et reste fondamentale pour un distributeur spécialiste. Y investir est donc au cœur de nos priorités, notamment pour faire face à l’explosion des informations disponibles en ligne et au sein desquelles le consommateur peut avoir du mal à se repérer.

Int. : Comment votre actionnariat apprécie-t-il le fait que votre rentabilité ne sera plus la même dans votre nouveau modèle ?

R. K. : C’est une erreur de croire que les modèles d’économie circulaire créent moins de valeur que les modèles de distribution traditionnels, devenus eux-mêmes de moins en moins rentables. Les actionnaires sont sensibles au fait qu’ils sont surtout plus durables et responsables. Les sujets de finance verte et d’investissements durables gagnent d’ailleurs en importance et la performance RSE et extrafinancière devient un critère d’évaluation capital. Les investisseurs comprennent cette nécessité de changer de modèle et gardent tous en tête l’exemple de Kodak qui n’a pas pris le virage numérique à temps.

Int. : Avez-vous formé vos collaborateurs à la durabilité ou recruté de nouveaux profils ?

R. K. : Nous avons bien sûr formé les collaborateurs lors du lancement de nos différents services, comme Darty Max. C’est nécessaire, car le changement de mentalité et de culture est un travail de longue haleine. Notre stratégie d’engagement crée de l’emploi et s’avère attractive pour les jeunes générations. Nous comptons continuer à créer des postes pour supporter notre stratégie.

La bataille sociétale

Int. : Travaillez-vous avec HOP et les Amis de la Terre au quotidien ? Avez-vous des points de désaccord ?

R. K. : Nous entretenons des contacts quasi hebdomadaires avec ces deux associations, sur des sujets liés au SAV ou sur des pistes à creuser. Nous avons également fait un plaidoyer ensemble pour que la loi AGEC, relative à la lutte contre le gaspillage et pour l’économie circulaire, devienne ce qu’elle est aujourd’hui. Nous signons des tribunes communes, faisons du conseil et partageons des données. Nous sommes également membres du Club de la durabilité. Cette relation partenariale assez poussée nous permet de mener et de gagner des combats communs, car nous sommes alignés sur un certain nombre de valeurs.

Evidemment, des points de désaccord existent. Par exemple, HOP – qui est une association de consommateurs – se bat auprès des parlementaires pour allonger la durée de garantie légale gratuite au-delà des deux ans actuels. Nous y sommes pour notre part opposés. La gratuité prive les acteurs de la réparation – techniciens, centres de réparation – de toute source de revenus et déresponsabilise le consommateur. Une telle mesure serait contre-productive, car elle assécherait l’économie de la réparation et augmenterait les échanges commerciaux. Le nombre de réparateurs indépendants a déjà été divisé par deux en dix ans, en partie parce que la garantie légale a été portée d’un à deux ans à l’occasion de la loi Hamon en 2016.

Int. : Le succès de votre stratégie passe aussi par l’évolution du comportement des consommateurs. Quelle est votre politique en matière d’éducation ?

R. K. : L’éducation des consommateurs est complexe. Nous ne saurions la faire seuls. Cependant, en servant de tribune, nous touchons un public plus large et gagnons en crédibilité. Notre Baromètre du SAV participe aussi à cette dynamique. Au-delà de l’aide au choix, l’argument de réparabilité vise principalement à faire en sorte que le consommateur se pose la question de la durabilité. Désormais, l’étiquetage de l’indice de réparabilité est obligatoire et sera de la même taille que celui du prix. Pour autant, alors que la surconsommation prévaut depuis quinze ans, quelques années seront nécessaires avant de changer les mentalités.

Int. : Proposez-vous des pièces détachées ou des tutoriels aux consommateurs qui réparent eux-mêmes leurs appareils ?

R. K. : Oui. Nous avons lancé “la communauté du SAV” en 2018 et nous vendons des pièces détachées. Cette logique devrait se développer, car l’attente est forte. La main-d’œuvre est plus coûteuse que les pièces. Réparer soi-même permet de résoudre cette équation.

Int. : Ne craignez-vous pas de vous retrouver de plus en plus petit en favorisant l’achat durable ?

R. K. : Je crains surtout que la ligne des quarante dernières années se maintienne ; ce serait un drame pour la planète. Nous sommes au bout d’un cycle et nous devons changer. Bien que nous soyons leader sur notre marché, 7 produits sur 10 ne sont malheureusement pas achetés chez nous. Nous pourrons donc peut-être compenser la baisse des volumes par des gains de parts de marché ? Aujourd’hui, au moins 40 % des consommateurs sont sensibles à ces sujets, et cette part croît d’une année sur l’autre. Si les français nous suivent, il n’y a pas de raison d’avoir peur.

Int. : L’indice de durabilité n’est-il pas surtout efficace pour les produits peu sensibles à l’innovation, au design et au marketing ?

R. K. : Nous tentons de pousser les consommateurs à se poser la question de la nécessité et de la durabilité. Nous ne pouvons pas aller contre l’envie d’acquérir un nouveau smartphone, mais nous pouvons influer sur l’intention de le garder plus longtemps. Le conseil est donc primordial. Nous ne pouvons pas faire l’impasse sur ces marchés au risque de perdre nos clients, mais nous pouvons les aiguiller vers un achat plus durable.

Nos actions ont une réelle influence sur le marché. Certains constructeurs intègrent désormais la durabilité by design en tant que particularité première. Il existe aussi une production non-industrielle, décentralisée, fondée sur de l’open source. Cette inversion de la logique est très intéressante. L’économie de la fonctionnalité se déploie également dans la distribution. Les modèles restent à construire, car le marché n’est pas tout à fait mûr et l’intérêt économique pour le client est encore à ajuster. Cela dit, dans le B to B, l’économie de la fonctionnalité a commencé à faire ses preuves. Enfin, ce qui tourne autour de la seconde vie est très intéressant aux plans écologique et social comme en matière de désintermédiation.

Int. : Envisagez-vous de travailler avec des réparateurs, notamment dans les petites villes ?

R. K. : Nous tâchons de développer le commerce et les services de proximité. Nos techniciens interviennent déjà partout en France et nous ouvrons chaque année une cinquantaine de magasins dans des villes de taille moyenne. C’est positif pour l’emploi et les services locaux. Nous commençons aussi à réfléchir à des partenariats avec des réparateurs indépendants pour faire face à une demande toujours croissante, mais ce n’est pas encore d’actualité.

Int. : La production génère principalement des emplois en Asie. En Europe, les emplois se trouvent surtout dans la réparation. Comment résister, sans véritable stratégie ?

R. K. : L’économie circulaire requiert des emplois faiblement délocalisables, à la fois très qualifiés et peu qualifiés, notamment au niveau du recyclage ; elle doit donc être développée. Elle constitue une formidable opportunité – malheureusement peu favorisée par la réglementation européenne puisque les matières premières sont aujourd’hui moins taxées que le travail. Il est indispensable de créer un environnement fiscal et social favorable à la transition vers l’économie circulaire, mais le chemin sera encore long avant de trouver une solution pérenne et efficace. Jusqu’ici, peu d’économistes y ont travaillé.

La bataille de la data et de l’IA

Int. : Vendez-vous vos données SAV aux marques ou les mettez-vous à disposition gratuitement ?

R. K. : Notre base de données est peut-être unique au monde. Nous partageons gratuitement avec les marques et le grand public les données du Baromètre du SAV. Dans le cadre de conventions avec les acteurs intéressés, nous partageons également des données plus détaillées, notamment celles relatives à la nature des pannes, ce qui contribue, par exemple, à l’amélioration continue que mènent les grands constructeurs.

Int. : La data et l’IA peuvent-elles être un levier de changement de votre modèle économique ?

R. K. : Les objets connectés présentent une réelle opportunité pour allonger la durée de vie des produits. Nous pouvons imaginer des objets qui appellent tout seuls Darty lorsqu’ils sont en panne. Nous pouvons même imaginer un système de prédiction des pannes avant même qu’elles ne surviennent. De telles avancées permettraient de mieux planifier l’activité, voire de demander une action préventive au consommateur. L’intérêt est flagrant, mais les obstacles pour arriver à ce stade sont encore nombreux, même si nous savons déjà opérer des réglages à distance, notamment sur les ordinateurs ou les téléviseurs.

C’est aussi une question de valeur perçue par un consommateur pas nécessairement intéressé par ce type d’innovation. Là encore, nous aurons besoin de temps et de normes pour faciliter la communication entre les appareils de différentes marques. En tout état de cause, les conseils d’entretien et de mises à jour des logiciels méritent d’être renforcés, d’autant que, dans 60 % des cas, la réparation des pannes ne nécessite pas de pièces de rechange.

Enfin, si les nouvelles technologies numériques permettront d’améliorer la productivité et le niveau de service, il faudra, le moment venu, s’interroger sur leur impact écologique dans l’équation bénéfice/risque.