Exposé de Stéphane Lannuzel

Diplômé de l’École des Ponts et titulaire d’un master of sciences de l’Imperial College London, j’ai commencé ma carrière à la Caisse des Dépôts. Après avoir exercé dans le conseil, je suis entré dans le monde des cosmétiques, d’abord chez le japonais Shiseido, puis chez L’Oréal, comme Chief Digital Officer (CDO) des opérations, avant que ne me soit récemment confiée la mission d’en faire une entreprise de la Beauty Tech. Par ailleurs, à mes heures perdues, je pilote, activité qui demande de s’adapter à des conditions de vol changeantes, et je suis marathonien, ce qui requiert des capacités d’endurance et de résilience. Ces deux passions me sont très utiles dans la conduite du changement fondamental que vit aujourd’hui l’entreprise.

L’Oréal a été créée en 1909 par un scientifique, Eugène Schueller, et l’entreprise est très fière de désormais faire partie des 50 premières capitalisations boursières mondiales. Nous ne jouons que dans un seul secteur et sur une seule verticale, le domaine de la beauté, dans lequel nous sommes le numéro un mondial. Nous employons 88 000 salariés dans les 150 pays où nous sommes présents. En 2019, nous avons réalisé 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires avec une croissance de 8,8 %.

La devise de L’Oréal, Create the beauty that moves the world, traduit la forte ambition du Groupe, organisé en quatre grandes divisions : les produits grand public, que l’on trouve habituellement dans les grandes surfaces ; le luxe, qui fait profiter ses clients de produits d’exception et d’une expérience unique ; les produits professionnels, essentiellement tournés vers le monde de la coiffure ; les produits active cosmetics, qui sont distribués dans les pharmacies. Nous intervenons dans tous les canaux de distribution, depuis les salons de coiffure jusqu’au e-commerce, en passant par le travel retail et nos propres boutiques. Nous sommes également présents dans tous les domaines de la beauté, à travers les soins de la peau, les parfums, le maquillage, les soins et les colorations capillaires.

LOréal et le digital

Depuis 2019, nous sommes devenus digital first mindset en réalisant plus de 15,6 % de notre chiffre d’affaires en e-commerce, avec plus de 1,3 milliard de visiteurs sur nos sites Internet, et nous avons aujourd’hui plus de 285 millions de followers sur les réseaux sociaux.

L’entrée de L’Oréal dans le digital remonte à 2010, quand notre CEO, Jean-Paul Agon, annonce dans ses vœux du nouvel an que 2010 sera l’année du digital. Toute l’organisation est alors propulsée dans cette aventure. En 2010, cela fait tout juste trois ans que le premier iPhone est apparu sur le marché.

À partir de ce moment, toute l’organisation va faire preuve d’une grande créativité. Chaque métier, chaque fonction, chaque pays va interpréter à sa façon le sens et les contenus à donner à cette “Année 2010 du digital”. Certains vont établir des partenariats avec des start-up, d’autres vont développer un site de marque, d’autres encore vont aborder le commerce en ligne, etc. Ce foisonnement de créativité va contribuer à mettre l’organisation en mouvement.

Au fil des ans, ces initiatives vont progressivement se structurer, notamment pour mieux comprendre comment évoluent les besoins de nos clients, dans toute leur diversité, et cerner au plus juste les interactions qu’ils entretiennent avec nos marques et nos produits. Notre programme d’action va alors être construit autour de quatre grands thèmes.

Reach them were they are – Ce premier thème consiste à toucher les consommateurs là où ils sont, en particulier sur les réseaux sociaux. Nous décidons donc que 100 % de nos marques deviendront des love brands, ce qui signifie qu’elles devront toutes gérer leur existence digitale sur leur propre site web et sur les réseaux sociaux.

Talk to them individually – Le deuxième consiste à communiquer avec les consommateurs de manière plus personnalisée, ce qui demande d’utiliser les médias sociaux plutôt que les médias de masse traditionnels.

Give them the content they want – Le troisième thème est la création de contenus riches et attractifs, avec davantage de transparence sur les produits, leur provenance, etc.

Be where they shop – Le dernier thème marque le début du e-commerce. En 2015, nous nous sommes fixé pour objectif que 20 % de notre chiffre d’affaires soit réalisé par ce biais. À l’époque, un tel pari se heurte à beaucoup de scepticisme dans l’organisation. On nous objecte que les cosmétiques, par définition, s’apprécient en fonction de leur texture, de leur parfum, etc. Prétendre les vendre en ligne sans que le client ne puisse ni en faire l’expérience sensorielle totale ni bénéficier de tout le conseil qui l’accompagne serait une gageure vouée à l’échec. Nous relèverons toutefois ce défi.

Dans le cadre de notre développement, nous acquérons régulièrement des marques. Nous avons ainsi repris une société chinoise, dénommée Magic, produisant des masques de beauté. Au sein de cette entreprise existait une entité qui faisait le lien entre ses produits et de nouveaux acteurs de l’e-commerce, en particulier Tmall, la plus grande plateforme de e-commerce du géant Alibaba. C’est un équivalent digital de ce qu’offrent, par exemple, les Galeries Lafayette, en hébergeant, au sein d’une structure physique commune, des boutiques de marques, chacune avec son environnement spécifique. Nous avons petit à petit compris que l’entité faisant le lien avec Tmall avait un vrai savoir-faire Tech permettant de construire sur une plateforme numérique un véritable univers de marque pour nous différencier qualitativement. Cette entité est depuis devenue l’un des piliers de notre croissance en Chine et promeut de nombreuses marques de notre portefeuille dans le monde de l’e-commerce chinois, soit plus de 50 % de notre activité dans ce pays. En Chine, Tmall fonctionne au rythme des grandes dates symboliques, tel le 11 novembre, date de la Fête des célibataires (11.11), qui est devenu le jour de l’année battant tous les records de vente sur Terre, devant le Black Friday américain. Ce jour-là, L’Oréal traite plusieurs millions de commandes et d’expéditions, ce qui constitue un pic de charge monstrueux !

Vers la Beauty Tech

Le concept de Beauty Tech, qui sous-entend que désormais la Tech est au cœur de notre métier, s’inscrit dans la continuité d’une série de transformations que l’entreprise a eu à gérer. L’Oréal est d’abord passée à travers une période de transformation industrielle avec l’automatisation de la production, le développement du Lean management, l’organisation de la distribution, etc. La transformation digitale a ensuite concerné le commerce (e-commerce) et la communication avec les clients (réseaux sociaux et contenus digitaux).

Nous sommes désormais face à une transformation encore plus profonde touchant les cœurs de métiers de tous les secteurs (banque, voyage, automobile, immobilier…). Ces mondes, naguère verticaux, n’ont pas été ébranlés sous l’effet d’une seule technologie, mais sous les effets conjugués de multiples technologies de rupture et de leur maturation comme le cloud, l’impression 3D, l’intelligence artificielle, les capteurs biométriques, la reconnaissance vocale ou émotionnelle, la blockchain, la génomique, ou encore l’internet des objets (IoT).

C’est en combinant ces technologies de rupture qu’il devient possible de créer de nouvelles expériences et de nouveaux business models. Il convient donc d’être très curieux et très modeste face à ce panel d’innovations, y compris lorsqu’elles peuvent paraître très éloignées de notre cœur de métier. Ainsi, lorsque j’étais CDO du Groupe et que j’ai fait part de mon intérêt pour l’impression 3D, je me suis heurté à un fort scepticisme. En effet, nous produisons 7 milliards de produits et nos lignes sortent chacune 400 flacons de shampooing à la minute. Une imprimante 3D nécessitant cinq à dix minutes pour en produire un seul, cette technologie était d’emblée disqualifiée. Nous avons néanmoins persévéré et utilisons désormais l’impression 3D pour faire du prototypage rapide, ce qui facilite les échanges avec le marketing et les usines, ou pour réaliser des lancements en édition limitée. Alors que cette technologie était a priori rejetée, la curiosité et l’ouverture d’esprit ont permis de l’utiliser avec succès dans des domaines jusque-là insoupçonnés.

Plus encore que les évolutions de la technologie, ce qui nous a vraiment stimulé a été la prise en compte des nouvelles attentes des consommateurs, aujourd’hui hyperconnectés – particulièrement en Asie. Leur connaissance de nos produits, de leurs prix, de leur composition et de leurs utilisations possibles est devenue extrêmement poussée. La deuxième grande tendance est leur conscience environnementale et la forte prise en compte de l’impact que de grandes entreprises comme la nôtre peuvent avoir sur la planète. Enfin, ils ont une grande exigence quant à la sûreté de nos produits et à leurs effets sur la santé, préoccupation exacerbée par la crise de la Covid-19.

Outre ces attentes majeures, nos clients veulent avoir facilement accès au produit ou au service qu’ils désirent, sans délai et où qu’ils soient, et qu’il corresponde à leurs attentes et besoins spécifiques. Ainsi, après mesure colorimétrique de l’épiderme de notre cliente, nous pouvons désormais créer un fond de teint parfaitement adapté à son attente. En quelques minutes, il sera produit dans la boutique même où elle se trouve, ce qui rendra son expérience d’achat véritablement unique.

Par ailleurs, nous sommes particulièrement attentifs au respect de la vie privée des consommateurs dans tous les projets que nous menons et tous les outils que nous mettons à leur disposition.

Nos deux grandes transformations

Nous avons récemment mené une étude en nous projetant en 2030. Quelles que soient les grandes tendances, les catégories de consommation ou les implantations géographiques, il en est ressorti que la technologie serait bien de plus en plus au cœur de toutes les évolutions.

L’Oréal ne pouvant viser autre chose qu’un leadership mondial dans la Beauty Tech, la transformation que l’on mène vise à inventer le futur de la beauté tout en nous transformant en une entreprise du futur.

Du produit physique au service

Cette transformation repose d’abord sur un changement significatif de notre business model. À l’origine, L’Oréal s’est construit sur la chimie des ingrédients, la capacité à formuler des produits physiques et à les délivrer de manière séquentielle à nos partenaires du retail. Désormais, notre enjeu est de passer du produit physique au service.

En effet, nos clients nous demandent de plus en plus de les accompagner et de les conseiller dans leur démarche d’achat. C’est dans cet esprit que nous avons développé un outil de diagnostic qui permet à la cliente, grâce à son smartphone, d’avoir une meilleure compréhension de la santé de sa peau ou d’obtenir en boutique le fond de teint lui correspondant exactement. Nous avons également conçu un système de souscription, lancé en 2021, qui, grâce à une petite machine, lui permet de préparer chez elle son soin ou son maquillage personnalisé.

Lintégration de l’IT

La deuxième grande transformation que nous menons est une mutation profonde de nos technologies de l’information (IT). Il y a peu de temps encore, l’IT n’était chez nous qu’une fonction support, orientée centre de coûts, gérée de manière précautionneuse et dont on n’entendait parler qu’en cas d’incident. Dorénavant, nous devons maîtriser les technologies permettant de migrer vers le cloud, nous renforcer en data sciences afin de développer de nouveaux modèles, créer une architecture permettant le développement de microservices, etc. Cela impose également une réorientation de nos ressources humaines, moins axée sur la gestion de projets et les partenaires extérieurs, mais davantage sur la conception et le développement de solutions, de sites ou d’applications, ces compétences nouvelles étant très éloignées de celles habituellement requises.

Passer du produit au service et transformer notre ancienne IT vers les technologies digitales d’une smart company conditionnent aujourd’hui notre leadership dans la Beauty Tech. Néanmoins, la symétrie des attentions est également primordiale. Dans cette transformation, nous nous imposons donc de trouver pour nos collaborateurs des solutions aussi innovantes que celles destinées à nos consommateurs. Je me refuse en effet à demander à l’ensemble des collaborateurs du Groupe d’être totalement focalisés sur les nouveaux services offerts à nos clients si, dans leur travail quotidien, ils ne bénéficient pas eux-mêmes de ces nouvelles technologies.

Nous pilotons donc cette transformation en travaillant simultanément sur quatre axes : les fondations technologiques, la focalisation sur les données, les aspects humains (compétences, nouveaux talents, parcours de formation individualisés pour l’ensemble de nos collaborateurs) et notre Tech Accelerator, sur lequel je reviendrai.

La donnée au cœur du business

Un groupe tel que L’Oréal génère énormément de données, du fait du nombre élevé de ses collaborateurs, de la taille de sa couverture géographique, de la multiplicité de ses marques et de ses produits, etc. Ces données sont de différentes natures. Nous recueillons des données transactionnelles qui décrivent et actualisent les flux de production et de distribution, les volumes d’achats et de ventes, etc. Nous avons également acquis un patrimoine exceptionnel de données portant sur tout ce qui concerne les cheveux et la peau, les ingrédients et les formules, ainsi que sur le comportement des consommateurs et leurs profils, ce qui nous confère un avantage concurrentiel inégalé.

Auparavant, les données issues de nos points de vente, de nos partenaires du retail ou de panels fournis par des professionnels comme Nielsen étaient gérées séparément par différents groupes de spécialistes de tel ou tel domaine, personne n’ayant travaillé à la consolidation de ces données pourtant connexes. Elles étaient ensuite utilisées de manière spécifique et isolée par des acteurs des opérations, de la finance, de la supply chain ou du marketing opérationnel, chacun ayant sa propre grille d’interprétation.

Désormais, pour relever le défi des données, une Tech Company a besoin de plateformes modernes (data management tools), les technologies devenant obsolètes en l’espace de quatre à cinq ans. Cela implique d’être ouvert à toutes les innovations afin de ne pas accumuler de “dettes technologique”.

Ensuite, elle doit structurer et faire circuler les données partout en son sein, avec toute la rigueur nécessaire, afin de les valoriser et de bénéficier de tout leur potentiel pour entraîner des algorithmes capables d’améliorer les solutions existantes et d’en faire émerger de nouvelles. Pour cela, il est nécessaire de mettre en place une organisation chargée de gérer ce patrimoine (data policies). Chez L’Oréal, nous avons défini 18 grands domaines de données, parmi lesquels ceux des ventes, des informations sur les consommateurs, de la recherche, etc.

Enfin, nous devons changer notre façon de gérer nos plateformes technologiques (data organization). Pour cela, nous avons besoin de nouvelles compétences, celles de data scientists et de data analysts qui fassent le lien entre les cas d’usage et les données, grâce à leur capacité à créer des modèles. Il nous faut donc une bonne compréhension de ce que sont ces nouveaux métiers, de leur marché et de la façon dont on les intègre au sein d’une structure n’ayant pas l’habitude des profils qu’ils requièrent.

Le Tech Accelerator

Avant d’établir les fondations de notre projet de Tech Accelerator, nous avons défini le cadre général dans lequel nous souhaitions nous inscrire à l’horizon 2030 et les technologies que nous voulions utiliser. Puis nous avons parsemé ce tableau d’ensemble de façon pointilliste avec un certain nombre de cas d’usage, projets stratégiques pour lesquels nous voulions développer, de façon accélérée, des outils et méthodes pouvant ensuite être étendus à tout le Groupe. C’est ainsi qu’est né le Tech Accelerator.

Ce Tech Accelerator dispose de trois hubs dans le monde, à Paris, New York et Shanghai. Chaque hub est constitué d’une équipe centrale (core team) d’une quinzaine de personnes, qui gère de 5 à 10 cas d’usage stratégiques, et a une composante technologique forte, qu’il a la responsabilité de développer de façon accélérée. Chaque cas d’usage mobilise quelques dizaines de personnes (use case delivery team) qui, à un moment donné et dans une unité de lieu, physique ou virtuel, vont travailler en mode agile sous forme de sprints de quinze jours à un mois, et qui seront capables de livrer un contenu technologique fort. Chaque équipe est composée de product owner, selon la terminologie des méthodes agiles auxquelles nous formons nos collaborateurs, ainsi que de professionnels de la data, de la Tech, de la conduite du changement ou de l’expérience utilisateur, domaine auquel nous sommes très attentifs, tant pour nos clients que pour nos collaborateurs. Toutes les compétences réunies au sein de cet accélérateur étant nouvelles pour le Groupe, il a fallu nous y adapter.

TrendSpotter est un projet que nous avons développé au sein de notre Tech Accelerator. À l’aide d’algorithmes d’intelligence artificielle, il nous permet de prédire les tendances de la beauté à échéance de six à dix-huit mois, en scrutant les publications en ligne des trendsetters (influenceurs, célébrités, professionnels de la beauté, ou encore experts scientifiques) et leurs échanges avec leurs communautés. Ainsi, nous sommes capables de repérer l’émergence d’une tendance, puis de voir si elle reste à un niveau faible ou si, au contraire, elle s’amplifie petit à petit et devient mainstream. Nous pouvons également voir où cette tendance apparaît, par exemple en Chine, avant de passer par la Californie et d’arriver en Europe. Grâce à cet outil clé, nous sommes désormais en mesure de mieux comprendre la dynamique de ces tendances, ce qui est essentiel pour l’élaboration de nos plans de lancement produit.

Demand Sensing est un autre exemple de ces nouveaux outils. Il automatise et améliore grandement nos prévisions de ventes, sujet crucial dans le domaine des fast moving consumers goods. Nous observions depuis très longtemps les tendances passées, leur saisonnalité, etc. Nous sommes aujourd’hui en mesure d’entraîner nos nouveaux algorithmes avec davantage de données, extrêmement variées et en provenance de diverses plateformes, que nous pouvons croiser de manière beaucoup plus fine et rapide.

Le nécessaire changement du cadre mental

Il est cependant important de retenir que l’algorithme ne représente que 10 % de nos efforts de transformation et que ce n’est pas la partie la plus complexe à mettre en place. La difficulté relève pour 20 % de l’accès aux données. Même en les structurant, en mettant en place des plateformes, etc., cet accès reste compliqué et demande de la rigueur, de la pédagogie et un investissement de tous les instants. C’est un sujet sur lequel il est parfois difficile de motiver tant les équipes que le top management.

Mais l’effort le plus important et le plus délicat concerne le rapport aux collaborateurs, qu’il faut, petit à petit, savoir accompagner afin qu’ils se familiarisent avec la technologie et puissent s’en approprier les outils.

L’exemple de l’application Waze, utilisée par les conducteurs de taxi et les chauffeurs Uber, illustre bien ce que nous vivons de façon quotidienne dans le déploiement des nouveaux outils au sein de L’Oréal. Quand Waze est apparu, un chauffeur de taxi me disait qu’il n’utilisait pas cette application, trop peu précise à son goût – ce qui se vérifiait dans 5 % des cas. Comme pour tous ses collègues, formés et ayant une connaissance fine de la ville, cette propension à prendre en défaut l’algorithme était parfaitement logique. À l’opposé, les chauffeurs Uber, qui, par définition, n’avaient pas acquis une telle expérience, se sont immédiatement reposés sur Waze. L’idéal se trouve sans doute entre ces deux attitudes. Les outils d’aide à la décision et de perception de tendances de fond que nous développons ne sont évidemment pas infaillibles. Il est important de ne pas les rejeter a priori, car ils permettent d’être plus efficace et plus précis si on leur donne la possibilité de s’améliorer. Il est cependant tout aussi essentiel d’en accepter les limites et de garder son sens critique. Dans ces domaines, il faut avoir l’humilité d’accepter que ce qui était vrai hier ne le sera peut-être plus demain.

Ainsi, de façon inattendue, tout ce que nous avons engagé ces dernières années se révèle extrêmement utile à l’occasion de la pandémie de la Covid-19. Cette année, les magasins étant fermés, toutes nos assistantes beauté sont restées confinées chez elles, mais, très rapidement, elles ont rétabli le contact avec leurs clientes les plus fidèles. Le besoin s’est alors fait sentir de développer une plateforme qui leur permette de préserver avec ces clientes cette relation de conseil, mais aussi de vente. Ce qui est remarquable, c’est que nous avons pu développer cette plateforme en trois semaines. Si nous n’avions pas déjà engagé ces transformations et si nous n’avions pas progressivement accompagné le changement nécessaire du cadre mental de tous, il nous aurait sans doute fallu trois ans avant de parvenir à un tel résultat. Cette formidable accélération, imprévue puisque provoquée par la pandémie, n’a été possible que parce que nous avions des fondations solides, un état d’esprit adapté et que nos équipes y étaient préparées de longue date dans le cadre de notre transformation.

Débat

À qui appartient la donnée ?

Un intervenant : Face au problème de la structuration figée des données dans les enchevêtrements de systèmes informatiques hérités du passé, certaines entreprises comme Airbus choisissent la solution des lacs de données1. Avez-vous recours à des logiques de ce type ?

Stéphane Lannuzel : Nous hébergeons de nombreuses sources de données sur Google Cloud Platform. Auparavant, pour chaque projet, nous définissions a priori les données auxquelles nous voulions avoir accès. Nous devions ensuite obtenir du gestionnaire de chaque source le droit de s’y connecter et devions créer les interfaces adéquates, ce qui était compliqué et lent. Nous avons complètement changé cette logique. Désormais, nous adoptons la logique d’exposition de nos données Google Cloud Platform, ce qui les rend accessibles donc utilisables pour tous les types de traitement que nous désirons et simplifie la gestion des habilitations. De cette façon, dès lors qu’un nouveau cas d’usage requiert, par exemple, d’accéder à telle donnée de vente sur tel périmètre, nous avons à notre disposition un catalogue qui nous permet de savoir où elle se trouve, de quelle façon elle est structurée et à quelle fréquence elle est mise à jour. Cette couche intermédiaire fluidifie considérablement la relation entre producteurs et utilisateurs de données.

Comme toujours, si ces données ne sont pas de qualité ou si elles sont structurées de façon différente selon leur provenance, elles auront beau être stockées au même endroit que des données analogues, elles n’en seront pas moins inutilisables. Un effort considérable de structuration reste donc incontournable, car avoir accès à toutes les données ne signifie pas pouvoir toutes les utiliser. Ainsi, nous partons du cas d’usage et de ce qu’il nécessite en matière de données, et alors seulement, nous vérifions la qualité de leur source.

Int. : Ne vous êtes-vous pas mis en situation de dépendance vis-à-vis de Tmall et Alibaba en leur sous-traitant la gestion des données ?

S. L. : Nous avons la volonté d’être là où nos clients achètent. Dès lors qu’en Chine l’un des grands acteurs est Tmall, ne pas travailler avec lui vous coupe d’une grande part du marché. Il nous fallait aussi comprendre les règles de fonctionnement de ce marché et nouer des échanges à haut niveau avec ce partenaire. Cette situation n’est pas très différente de celle que nous entretenions avec Carrefour, entre autres, quand nous n’avions pas de distribution propre. Les marques de distributeurs qui sont apparues à la même époque n’ont pas pour autant dominé le marché.

En matière de spécificités sur la conception des produits, sur ce qu’est une marque et sur la façon de la développer, etc., il nous faut réussir avec le digital ce que nous avons très bien su faire à l’époque du physique et que Tmall ne sait pas faire. En outre, nous travaillons aussi avec d’autres acteurs que Tmall, tel JD.com, et nous avons notre propre site d’e-commerce en Chine. Nous jouons donc sur chacun de ces canaux en contrôlant notre degré de dépendance à leur égard, en créant des exclusivités pour ceux que l’on souhaite développer et en différenciant nos offres.

Le point réellement important est de savoir à qui appartient la donnée. Ces mastodontes sont des plateformes et ce qui leur importe est d’attirer sans cesse de nouveaux consommateurs. Pour cela, il faut qu’ils aient une offre de marques séduisantes. Tmall sait parfaitement qu’en proposant la marque Lancôme, le trafic sur leur plateforme va augmenter significativement. Notre succès en Chine est en grande partie la résultante de notre capacité à pressentir ces évolutions dès leur début, ce qui nous a permis de poser très précocement nos conditions à nos interlocuteurs et de les accompagner ensuite dans leur développement, pour lequel ils avaient besoin d’intégrer nos marques.

Vers l’hybridation des équipes

Int. : Dans le Tech Accelerator, les équipes semblent constituées de passionnés, avec ce que cela suppose d’engagement. Est-ce bien le cas ?

S. L. : Effectivement. D’une part, les équipes métier sont stimulées par l’accélération de la mise en œuvre de leurs idées, qui n’ont plus à passer par les feuilles de route de l’IT et les procédures des comités de validation. Mon rôle au sein du programme Beauty Tech est un peu celui d’un investisseur qui choisit de financer un projet parmi d’autres, parce qu’il en pressent le succès. À l’image d’une start-up, une petite équipe est alors mise en place, que nous suivons en l’aidant à grandir. La passion naît de ce rapport au temps différent et de cette assurance que le projet sera bien financé jusqu’à son terme. D’autre part, dans de nombreux projets, je suis aussi amené à faire appel à des data scientists. Au début, au sein de L’Oréal, beaucoup craignaient que nous ne puissions jamais les attirer et les garder. Or, ce qui intéresse avant tout ces profils, ce sont le challenge intellectuel et l’intérêt du cas d’usage que nous leur proposons. C’est la rencontre entre ces deux types de motivation qui crée, au sein des équipes, une énergie capable de soulever des montagnes.

Int. : Quelles évolutions de carrière offrez-vous aux data scientists et autres profils Tech qui vous rejoignent ?

S. L. : Il m’a d’abord fallu faire de la pédagogie en interne pour que chacun distingue ce qu’étaient un business analyst, un data analyst et un data scientist. Je l’ai fait simplement en prenant en photo les écrans des postes de chacun d’entre eux, significativement différents selon les métiers. Ensuite, nous avons vite compris que mettre des data scientists dans le business ne fonctionnait pas, car ils sont très vite isolés, incompris et n’ont qu’une idée, partir. En réalité, les sujets du business de la beauté ne les intéressent pas et seul un challenge sur un problème précis peut les motiver. Nous avons donc regroupé nos data scientists sur quelques grands pôles au sein desquels se recrée un esprit de communauté. Le premier de ces pôles a été la société Modiface, que nous avons achetée à Toronto et qui a développé, autour de la réalité augmentée et de la réalité virtuelle, de nombreuses solutions de data science qui nous permettent, par exemple, de faire les essais de maquillage en ligne sur smartphone.

Depuis plus de cent dix ans, nous avons également un pôle Recherche et Innovation (R&I) dans lequel nos data scientists sont à l’aise puisqu’ils sont immergés dans un univers de scientifiques. Dès l’année 2021, nous allons créer, par le regroupement de la R&I et de l’IT, un grand pôle Recherche, Innovation et Technologie, dont la directrice sera Barbara Lavernos, une ingénieure qui deviendra numéro deux du Groupe aux côtés d’un numéro un issu de l’ESSEC, ce qui répond à la volonté de notre CEO d’hybridation des équipes. Cela mettra au même niveau notre capacité à créer des brevets pour de nouveaux produits et celle nous permettant de développer de nouveaux algorithmes.

Enfin, le troisième pôle se situe dans le Tech Accelerator, où nous assurons aux data scientists un environnement épanouissant compte tenu des nombreux projets de rupture que nous menons.

Int. : Comment ont réagi les différentes directions en voyant leur business se transformer de manière aussi disruptive ?

S. L. : Pour prendre l’exemple des Opérations, qui gèrent la fabrication et le développement produits, après avoir expliqué les raisons de la mise en mouvement du Groupe, nous nous sommes trouvés face à deux types de réactions : ceux qui avaient compris et avaient envie d’y aller, et ceux qui, du haut de leur expérience de plusieurs décennies, étaient totalement sceptiques, considérant que c’étaient là “des idées de jeunes”. En outre, dans les usines où nous avions à déployer des outils digitaux, certains cadres ne s’engageaient que parce qu’ils avaient des soucis de performance et ne voyaient dans ces outils que le moyen de s’en sortir “en faisant plaisir au chef”. J’ai donc écarté ces profils à la motivation trop opportuniste pour privilégier, dans un premier temps, les usines dont tous les indicateurs étaient au top et les technologies pour lesquelles je savais que ces outils seraient plus faciles à déployer. Il était essentiel pour moi de réussir sur quelques cas d’usage, avec des gens motivés et ayant compris le sens de ma démarche, pour rapidement montrer que ça fonctionnait dans la “vraie vie” avec de “vrais opérateurs”. Dans une entreprise comme L’Oréal, ce côté très entrepreneurial et cette culture du succès ont aisément convaincu et, comme le Groupe sait très bien communiquer sur ses réussites, ce projet a très vite suscité une attraction très forte.

Le rôle du management intermédiaire est également crucial, car le partage des informations lui enlève l’une de ses prérogatives historiques : le contrôle de l’information. Tout l’enjeu consiste à les faire passer d’une position de manager seul détenteur de la donnée et seul décisionnaire à un rôle de coach qui aide ses collaborateurs dans l’accès et l’analyse des données. Nous ne sommes qu’au début de cette tâche essentielle.

Int. : Constatez-vous des singularités selon les contextes culturels dans lesquels vous mettez en œuvre cette transformation ?

S. L. : Que vous soyez Chinois, Américain ou Français, vous n’utilisez régulièrement une application que si elle vous offre des services qui vous facilitent la vie. Pour développer une application, nous commençons donc par faire des recherches sur le consommateur et ses attentes. Ensuite, nous réalisons des maquettes et nous les testons, ce qui requiert un vrai savoir-faire. L’application qui permet de créer son maquillage en ligne marche très bien parce qu’elle répond à des préoccupations fondamentales de nos clientes – savoir quel est le produit dont elles ont réellement besoin, quelle est la couleur de rouge à lèvres ou de fard à paupières qui convient le mieux à leur carnation, etc. – et cela, sans sortir de chez elles. Ensuite, tout le problème consiste à faciliter l’adoption de cette application en diversifiant les façons d’y accéder.

Aujourd’hui, la question de la formation à telle ou telle application est dépassée. Ce serait même la preuve que l’application a été mal conçue. Nos applications doivent désormais être conçues pour être intuitives et directement utilisables sans formation préalable.

1. Un lac de données est une méthode de stockage de données massives utilisée par le big data. Ces données sont gardées dans leurs formats originaux ou sont très peu transformées. (source : Wikipedia)

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE