Exposé de Loïc Quentin de Gromard

Après des études d’ingénieur, j’ai travaillé dans une banque pendant quatre ans, tout en suivant une formation d’ingénieur-conseil. Puis j’ai quitté ce métier, car j’avais du mal à supporter la présence de plusieurs niveaux hiérarchiques au-dessus de moi. Je suis devenu directeur financier d’une PME dans le secteur de l’équipement automobile et, très vite, j’ai pris la direction de l’entreprise, ce qui m’a conduit à parcourir le monde et m’a donné le goût de l’export. Ayant des vues assez divergentes de celles de mes actionnaires, j’ai dû me séparer d’eux, ce qui signifiait chercher un autre emploi…

Après une année sabbatique consacrée à un vieux rêve, l’étude de la macroéconomie, je me suis lancé dans une activité d’ingénieur-conseil, ce qui m’a conduit, un matin de septembre 1984, à signer un contrat avec la Société autonome de verrerie de Feuquières, pour l’aider à élaborer un plan de relance. J’avais 35 ans et je devais rester trois mois dans l’entreprise. Dès 1985, je prenais la tête de la société et, trente-six ans plus tard, je suis toujours là, désormais en tant que président non exécutif, Jean-Marc Arrambourg étant le président exécutif depuis deux ans maintenant.

Lhistoire de la verrerie de Feuquières

Cette entreprise a été fondée en 1897 près de Beauvais, aux confins de la Normandie et de la Picardie. Elle est située à la source de la Bresle, dont la vallée a été un des fiefs traditionnels de l’industrie du verre en France depuis le XVIIe siècle, grâce à l’abondance d’énergie qu’offraient les forêts environnantes.

Trois maîtres verriers se sont succédé à la tête de la verrerie de Feuquières pendant près d’un siècle, le dernier étant Luc Desjonquères (1902-1995).

Dans les années 1960, l’entreprise se faisait gloire de répondre aux demandes de ses clients dans toutes les applications possibles, depuis le flaconnage de parfumerie jusqu’aux bonbonnes de 25 litres, en passant par les panneaux de briques de verre ou les bacs d’accumulateurs de sous-marins. Toutes ces pièces étaient fabriquées manuellement.

En 1969, Luc Desjonquères a vendu la verrerie à Saint-Gobain. Alain Gomez, alors président de la filiale Saint-Gobain Emballage (aujourd’hui Verallia), souhaitait se débarrasser de la fabrication des bouteilles en petite série, qui pénalisait sa productivité. Cette activité a donc été confiée à la nouvelle filiale, Saint-Gobain Desjonquères. Pour la première fois, des bouteilles étaient produites de façon mécanisée à Feuquières, en sous-traitance pour Saint-Gobain.

En 1976, Luc Desjonquères et sa famille ont racheté la verrerie à Saint-Gobain. Rapidement, la petite entreprise s’est frontalement opposée à son ancien actionnaire ainsi qu’à l’autre grand leader de la verrerie, BSN. En 1984, elle se retrouvait à la veille d’un dépôt de bilan. C’est alors que j’ai été engagé comme consultant.

La situation en 1984

À l’époque, le marché de la bouteille en France était couvert à 85 % par Saint-Gobain et par BSN (devenu Danone, puis Owens-Illinois), le reste étant fourni par trois petits verriers indépendants et par des importations venues d’Allemagne et d’Italie. C’était un marché de commodités, avec à peine une dizaine de standards régionaux : les bouteilles bordelaises et bourguignonnes traditionnelles, une bouteille écussonnée pour le Val de Loire, les bouteilles élancées des rosés de Provence, celles plus trapues des côtes-du-rhône, la flûte des vins d’Alsace et la bouteille de champagne standard. Du côté des spiritueux, quelques marques de cognac et de liqueurs, telles que le Grand Marnier, le Cointreau et la Bénédictine, avaient déjà su faire de la forme et de la décoration de leurs bouteilles un atout marketing permettant d’identifier et de valoriser leurs produits.

La verrerie de Feuquières produisait alors 20 000 tonnes de verre par an, ce qui ne représentait que 0,5 % du marché français. Son outil industriel était obsolète et peu compétitif. Faute d’investissements, de formations et de procédures, la qualité de la production était très irrégulière.

Pour attirer des clients, l’entreprise mettait en avant deux arguments principaux. Le premier était sa grande flexibilité : la quasi absence d’automatisation, qui nuisait à sa compétitivité, lui garantissait par contre une remarquable souplesse de production. À quelque chose malheur est bon : quand toutes les tâches de contrôle et d’emballage se font à la main, il est facile de changer de production aussi souvent que nécessaire.

Le deuxième argument était celui du prix : l’entreprise vendait ses produits à des tarifs inférieurs à ceux des grands verriers. Les clients en raffolaient, mais elle enregistrait des pertes très lourdes et répétitives, et c’est ce qui l’a conduite à la cessation de paiement à la fin de l’année 1984.

Reculer pour mieux sauter

Comment sortir d’une telle situation ? La solution que j’ai trouvée a parfois été qualifiée de géniale par la suite, mais, à vrai dire, il n’y en avait pas d’autre.

J’ai proposé unilatéralement à mes deux grands compétiteurs, Saint-Gobain et BSN, de renoncer à la guerre commerciale et de passer du statut quelque peu irréaliste de concurrent de ces entreprises, cent fois plus puissantes que nous, à celui de sous-traitant et d’acteur complémentaire vis-à-vis d’elles. Concrètement, je leur proposais de les débarrasser de la production des petites séries, pour laquelle je pouvais m’appuyer sur notre grande flexibilité, qui était notre seul atout objectif, et je renonçais, pour ma part, à la production des grandes séries.

L’existence de petites séries (50 à 60 000 bouteilles) tenait alors essentiellement à la multiplicité des contenances des bouteilles à travers le monde. Pour un même design, on pouvait avoir à fabriquer des formats de 2 à 450 centilitres, avec de très nombreuses tailles intermédiaires (5, 10, 20, 35, 37,5, 68, 70, 75, 100, 114, 150, 175, 300, 380 centilitres). Les deux grands verriers réalisaient l’essentiel de leur chiffre d’affaires sur quelques formats leaders : les bouteilles de 70 et 100 centilitres en Europe, et celles de 75 et 100 centilitres aux États-Unis et dans les boutiques duty free. Je leur ai proposé de me charger de tous les autres formats et ils ont, peu à peu, perdu l’habitude de les fabriquer.

Grâce à cette spécialisation dans les petites séries, et aussi à l’abandon d’un four en fin de vie et non rentable, nous avons pu, très vite, redresser les comptes et, dès 1985, payer des impôts ! Cela a redonné confiance à la fois à nos actionnaires et à nos collaborateurs.

Nommé à la tête de l’entreprise, j’ai préparé un ambitieux plan d’investissement de 130 millions de francs, alors que notre chiffre d’affaires n’était que de 125 millions. Ce plan a été intégralement financé par du crédit bancaire, sans même que les actionnaires n’apportent de garantie. Je dois dire que mon expérience dans le secteur bancaire m’a été très utile. Pour convaincre des banquiers, il faut se plier aux règles des comités de crédit et savoir leur présenter les choses comme ils le souhaitent. De plus, nous nous étions adressés à la BNP et il se trouve que la mission d’ingénieur-conseil menée par cette banque auprès de notre entreprise était pilotée par son patron des affaires industrielles, qui n’était autre que celui qui m’avait formé, quelques années plus tôt. Il était enclin à me faire confiance et j’ai allégé sa tâche en lui rédigeant son rapport…

Ces investissements ont été mis en œuvre durant les années 1988 et 1989, et nous ont permis de doubler le volume produit. Grâce à l’amélioration de l’outil industriel, à notre flexibilité et à l’accumulation progressive de savoir-faire dans la fabrication des petites séries, où nous sommes peu à peu devenus irremplaçables, nous avons atteint une excellence qui nous a permis, par la suite, d’anoblir le créneau déconsidéré des petites séries pour le transformer en niche des bouteilles de luxe !

Telle a été la stratégie qui nous a permis de passer du stade de verrerie en faillite à celui de leader mondial des bouteilles super premium.

Lémergence dun marché de la bouteille de luxe

Les années 1980 ont été marquées par l’essor extraordinaire de l’économie japonaise et par un engouement tout aussi extraordinaire des Japonais pour le cognac. Celui-ci s’est traduit par l’explosion de la demande pour les vieilles eaux de vie, et de plus en plus de marques de cognac ont souhaité habiller ces produits de carafes plus sophistiquées que les bouteilles habituelles.

Dans le sillage du Japon, Taiwan et Hong Kong se sont également intéressés au cognac, et lui ont ouvert la voie de la Chine par des chemins tortueux, voire contrebandiers. À partir des années 1990, le Japon est entré dans une longue période de récession, mais, dès les années 2000, la Chine a pris le relais pour la consommation du cognac.

Le groupe Seagram, alors propriétaire du cognac Martell, mais aussi du whisky Chivas, a joué un rôle primordial dans le développement du marché des spiritueux en Asie, en adossant le marketing des whiskies à la notoriété du cognac Martell, symbole du luxe occidental. Ce développement commercial a été relayé et amplifié par l’expansion des boutiques duty free partout dans le monde. C’est ainsi que les spiritueux super premium se sont fait une place parmi les produits de luxe, aux côtés des parfums, de la haute couture, de l’horlogerie et de la maroquinerie.

© Saverglass


La demande croissante de bouteilles de luxe et la nécessité de respecter les normes de contenance de chaque pays importateur ont concouru à la prolifération de nouvelles petites séries, pour la réalisation desquelles les grands verriers n’étaient pas équipés et qui valorisaient, au contraire, notre savoir-faire.

Pour marquer à la fois notre mutation technologique, notre changement de modèle d’affaires et notre ouverture à l’international, nous avons adopté, en 1990, une nouvelle dénomination commerciale, Saverglass.

Un deuxième four et une nouvelle activité, la décoration

Face à ce nouveau marché, l’entreprise souffrait toutefois de deux faiblesses majeures.

Ne disposant que d’un four pour la réalisation de sept teintes de verre différentes, nous étions obligés de planifier la fabrication sous la forme d’une quinzaine de campagnes de teintes dans l’année. Nous imposions de ce fait à nos clients d’anticiper leurs besoins jusqu’à six mois à l’avance, ce qui était peu compatible avec la versatilité des marchés, sans parler du financement du besoin en fonds de roulement, qui nous incombait. Ceci nous a conduits à investir dans un deuxième four, afin de pouvoir planifier les campagnes de fabrication pour chaque teinte tous les trois mois environ.

Notre deuxième grande faiblesse était notre incapacité à assurer nous-mêmes la personnalisation des bouteilles. Nous avions recours à des décorateurs de flacons de parfumerie de la vallée de la Bresle, dont l’outil n’était pas bien adapté à ce type de production, ce qui ne leur permettait pas de nous garantir un niveau de qualité constant. C’est pourquoi nous nous sommes dotés, en 1991, d’une usine de décoration de bouteilles baptisée Saverdec, chargée de toutes les opérations de satinage, sérigraphie, tampographie, etc., le tout réalisé avec un niveau de qualité permanent et irréprochable.

Souvent appréhendée comme une activité artisanale, l’activité décor est en fait presque aussi capitalistique que celle du verre et particulièrement difficile à gérer, car elle répond à une demande très volatile et est très gourmande en capacités de R&D. Elle comporte toutefois une vertu majeure, celle de fidéliser fortement la clientèle. Conçue au départ comme une activité marginale pour nous, elle est devenue un métier à part entière, qui mobilise actuellement plus de 700 personnes pour décorer 150 millions de bouteilles par an.

Un nouveau marché, les bouteilles champenoises

La construction du deuxième four représentait un investissement très lourd, qui a de surcroît été réalisé en 1993, au pire moment de la crise économique. Dans ce contexte, c’était un défi particulièrement stressant que de devoir faire passer la production, du jour au lendemain, de 45 000 à 90 000 tonnes. En effet, dans un métier où 70 % des charges sont fixes, au moins à court terme, le premier commandement du décalogue du verrier pourrait être : « Chaque jour que Dieu fait, tu feras passer chaque tonne de verre disponible dans tes fours, fût-elle vendue au-dessous du coût complet, pourvu qu’elle amortisse une quote-part de frais fixes. »

Mais comment doubler presque instantanément le volume des ventes au moment où la récession japonaise réduisait de 50 % notre marché de haut de gamme pour le cognac et, dans une moindre mesure, pour le whisky ?

Pour “digérer” rapidement ces 45 000 tonnes supplémentaires, et à vrai dire plutôt 60 000, du fait de l’affaiblissement conjoncturel des marchés asiatiques, je ne voyais d’autre exutoire que le marché des vins. Nous avons décidé de l’aborder par le biais du champagne, secteur dans lequel nous avions déjà une première expérience, car nous étions le fournisseur apprécié de cuvées de prestige telles que Cristal de Roederer, La Grande Dame de Veuve Clicquot, ou encore Noble Cuvée de Lanson. De façon très pragmatique, nous avons cherché des débouchés du côté de la bouteille champenoise standard, et nous avons trouvé un premier marché de 20 millions de bouteilles par an (représentant près de 20 000 tonnes de verre) auprès d’une coopérative de champagne.

Les gammes MDDS

Mon objectif était de diffuser le concept de bouteille de luxe dans l’univers du vin, mais cela s’est avéré un travail de longue haleine.

Jusqu’alors, nous fabriquions sur mesure des produits spécifiques dont le design appartenait à nos clients du secteur des spiritueux. Pour faciliter la diffusion du concept dans l’univers du vin, nous avons décidé de lancer nos propres gammes de bouteilles, baptisées MDDS (modèles déposés design Saverglass), conçues comme des déclinaisons plus valorisantes des formes traditionnelles attachées à chaque région. Pour cela, nous avons eu recours à des teintes spéciales, à des bouteilles plus lourdes, à des formes originales de bagues (la bague étant le bourrelet qui entoure le goulot) ou de piqûre (le creux situé au fond de la bouteille), le tout empruntant à des formes artisanales anciennes.

Ces nouveaux designs ont connu un succès immédiat dans tous les vignobles émergents (Californie, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Chili, Argentine), mais beaucoup moins en France, où nous nous sommes heurtés à une culture du vin assez conservatrice. Nos modèles ont été d’autant plus appréciés que notre unité de décoration nous permettait de les personnaliser fortement, afin d’éviter que des concurrents se retrouvent avec des produits similaires rangés côte à côte sur les linéaires de la distribution. Aujourd’hui, nous proposons au total 600 MDDS à nos clients.

Lextension du concept aux spiritueux

Dans les années 1990, avec la récession japonaise, les ventes de cognac se sont effondrées et les grandes maisons de négoce comme Hennessy, Martell ou Rémy Martin ont été privées des débouchés leur permettant d’écouler les eaux-de-vie de leurs fournisseurs traditionnels, les petites distilleries des viticulteurs charentais.

Ces derniers, désormais assis sur des stocks pléthoriques, ont tenté de prendre leur sort en main en partant eux-mêmes à la conquête des marchés de Taiwan, Hong Kong ou Singapour. Avec nos MDDS, ils disposaient de gammes toutes prêtes de bouteilles répondant aux codes asiatiques, sans le moindre coût de développement ou de financement de stock.

Dans le même temps, certaines maisons cognaçaises ont eu l’idée de capitaliser sur leur savoir-faire en matière de développement produit pour faire naître, en tant qu’ensembliers, des spiritueux autres que le cognac, de type vodka, gin, cachaça, voire d’improbables cocktails. Cette démarche a donné naissance à la Spirits Valley charentaise, qui a ouvert des débouchés supplémentaires à nos gammes MDDS. En effet, ces craft distilleries (ou distilleries artisanales) avant l’heure ont également trouvé chez nous un support économique et prestigieux pour diffuser leurs produits.

C’est ainsi que la vodka française Grey Goose, distillée à Cognac à partir de céréales picardes et de l’eau de source naturelle de Gensac-la-Pallue, et habillée d’une bouteille MDDS baptisée Ariane richement décorée, est devenue la première vodka super premium au monde. Il s’en vend aujourd’hui 50 millions de bouteilles par an, dont 80 % aux États-Unis, au prix unitaire moyen de 40 dollars. Grâce à ce succès, nous avons vendu plus de 500 millions d’exemplaires de notre modèle Ariane, non seulement pour la vodka Grey Goose, mais également pour une centaine d’autres spiritueux dans le monde.

© Saverglass

Lactivité de flaconnage

En dépit de la récession japonaise et de la crise du cognac, nous avons réussi à saturer nos deux fours en trois ans seulement. Le développement des MDDS et la captation d’une partie du marché de la bouteille champenoise ont permis d’assurer un débouché à nos 90 000 tonnes de verre et de compenser en volume l’érosion des ventes de bouteilles de cognac. En revanche, notre rentabilité souffrait d’un pourcentage trop faible de produits à forte valeur ajoutée.

Ceci nous a conduits, en 1997, à nous lancer dans la production de flacons de parfumerie, avec deux objectifs. Le premier consistait à doper la valorisation moyenne de notre production en y ajoutant 20 tonnes de flacons vendus quatre ou cinq fois plus cher que la tonne moyenne de bouteilles. Notre deuxième objectif était d’enrichir notre savoir-faire de verrier, mais aussi de décorateur de carafes et de bouteilles de luxe, grâce à des techniques propres au flaconnage, en les adaptant à nos spécificités.

En définitive, c’est sans aucun doute l’enrichissement de nos savoir-faire qui aura été le fruit le plus gratifiant de cette diversification, laquelle a pris fin en 2018, par souci de nous recentrer sur notre cœur de métier.

Équilibre industriel et réponse à la demande

À la fin des années 1990, notre modèle d’affaires, désormais optimisé sur le plan de la valorisation de la production, comportait à nouveau deux failles stratégiques majeures.

La plupart du temps, nous étions le fournisseur unique de nos clients, aussi bien pour les produits super premium spécifiques, qui sont par nature des petites séries, que pour les MDDS, qui sont, par définition, notre chasse gardée. Dans ces conditions, comment garantir à nos clients qu’en toutes circonstances, par exemple pendant les opérations de maintenance des fours, et quels que soient les volumes requis, notamment lors des poussées de fièvre du marché, nous serions en mesure de répondre à leurs demandes ?

La deuxième faille de notre modèle d’affaires concernait le marketing. À la différence du marché des spiritueux, dont les intervenants sont, pour l’essentiel, des industriels puissants, le marché des vins est constitué de myriades de propriétés, de châteaux, de vignobles, qui achètent chacun quelques dizaines de milliers de bouteilles par an, de références souvent différentes. Ce marché est presque exclusivement servi, partout dans le monde, par des distributeurs implantés au milieu des vignobles, et ces derniers ont besoin de couvrir l’ensemble des gammes que requièrent leurs clients. Comment être crédibles, vis-à-vis de ces distributeurs, avec notre offre couvrant moins de 5 % des gammes ?

À partir de l’an 2000, nous avons adopté un modèle qui nous a permis de résoudre simultanément ces deux difficultés. Il consistait à nous doter délibérément d’une capacité de production nettement excédentaire par rapport aux besoins des clients de notre cœur d’activité, à savoir les bouteilles super premium spécifiques et les MDDS. Nous avons pour cela racheté, en 1999, la société Tourres et Compagnie, au Havre. Il s’agissait de la dernière verrerie de bouteilles appartenant à une famille et elle se trouvait à la veille d’un dépôt de bilan, un peu comme la verrerie de Feuquières quinze ans plus tôt, et un peu pour les mêmes raisons : absence de choix stratégique, non spécialisation, retard important d’investissement.

Moyennant une modernisation représentant un coût de 75 millions d’euros, réalisée en 2000 et en 2001, et à nouveau financée presque uniquement par du crédit bancaire, notre petit Groupe était désormais à la tête d’une capacité de production de 215 000 tonnes par an, fournie par quatre fours. La réactivité concernant les délais de fourniture était désormais acquise, et en cas d’afflux de commandes dans notre cœur d’activité, nous pouvions nous défausser sur nos grands confrères d’une partie de ce que nous appelons le standard premium (l’entrée de gamme pour nous, le haut de gamme pour nos concurrents), de façon à ne pas compromettre l’approvisionnement de nos meilleurs clients.

Grâce à cette nouvelle organisation, selon laquelle les modèles super premium ne représentent que 50 % de notre tonnage et 75 % de la valeur produite, les distributeurs peuvent trouver chez nous une gamme très élargie, ce qui nous permet de les fidéliser. Nous préservons le surcroît de capacité nécessaire pour soutenir la croissance de notre cœur d’activité et, enfin, nous assurons à nos clients la business continuity, qui est un impératif absolu pour eux. Ceci nous a valu d’être le premier verrier au monde à obtenir la certification de conformité à la norme ISO 22300 (sécurité et résilience).

La consolidation du modèle

Les années suivantes ont été employées à consolider ce modèle. Pour être au plus près de nos clients, aussi bien pour les modèles spécifiques que pour les MDDS, nous nous sommes dotés de filiales commerciales dans de nombreux pays : Royaume-Uni, États-Unis (côte est et côte ouest), Pologne, Portugal, Espagne, Italie, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Russie, Turquie et, finalement, Mexique.

Pour continuer à accroître nos capacités de production en super premium, nous avons construit, en 2008, une nouvelle usine d’une capacité de 100 000 tonnes. Baptisée Alphaglass, elle est située à Arques, dans le Pas-de-Calais, ce qui nous a permis de recruter les effectifs au sein d’Arc international, confronté à la nécessité de réduire sa production en France. En 2014, nous lui avons adjoint une nouvelle unité ultra-moderne de décoration, baptisée Alphadec.

Nous avons également renforcé nos capacités de production de bouteilles de vin standard premium grâce à la construction, en 2013, d’une usine d’une capacité de 100 000 tonnes à Dubaï, site utilisé comme un hub logistique pour servir l’Australie et les Amériques. En 2019, nous avons racheté au groupe espagnol Vidrala une usine située à Ghlin en Belgique, également spécialisée dans la production de bouteilles de vin.

Enfin, nous avons choisi de servir le marché du luxe aux États-Unis, à partir d’une base industrielle d’une capacité de 80 000 tonnes située au Mexique. Alors qu’au siècle dernier, dans l’inconscient collectif, un produit de luxe ne pouvait venir que de France ou d’Italie, depuis une dizaine d’années, la niche des spiritueux et vins super premium s’est rapidement étendue dans le monde, et notamment sur le continent américain. On y trouve désormais quelques 2 000 craft distilleries, qui sont consommatrices de carafes en petites séries personnalisées, pour lesquelles le prix de revient n’est pas un critère majeur. Au bout de deux ans, notre usine mexicaine, qui comprend une unité de production de verre et une unité de décoration de bouteilles, est déjà saturée. Nous venons de lancer une étude pour doubler sa capacité d’ici 2022.

Au terme de cette révolution tranquille, qui a duré trente-cinq ans, l’entreprise réalise, en 2020, un chiffre d’affaires consolidé de 510 millions d’euros, dont 50 % hors de France. Grâce à ses 3 600 collaborateurs, dont 2 500 en France, elle vend chaque année 510 000 tonnes de verre et 200 millions d’opérations de décor à 26 000 clients répartis dans une centaine de pays. Elle couvre ainsi 64 % du marché mondial du super premium.

© Saverglass

Une conception très collective du travail

Au-delà de notre stratégie de spécialisation dans les petites séries, puis dans les séries de luxe, qui a fait la preuve de sa pertinence, et de notre détermination à aligner tous les moyens nécessaires pour la mettre en œuvre, la résilience et l’essor de cette entreprise reposent sur une conception très collective du travail et très respectueuse des personnes. Cette conception nous a conduits à associer nos collaborateurs dans toute la mesure du possible à la construction de l’œuvre, mais aussi à la répartition des fruits de leur travail.

Dès le début, j’ai eu à cœur de convaincre l’ensemble des collaborateurs que l’orientation de l’entreprise vers une spécialisation exigeante était la seule susceptible de garantir un avenir durable à Saverglass. Je prévoyais qu’elle permettrait d’accroître les marges et je leur annonçais que la société saurait les partager avec ses collaborateurs à travers différents mécanismes d’intéressement. Ceci a permis d’identifier ensemble, en toute transparence, les contraintes que cette stratégie ferait peser sur chacun, du fait de l’organisation flexible qu’elle requérait.

Dès 1986, nous avons mis en place un contrat d’intéressement venant s’ajouter à la participation légale et attribuant à tous les collaborateurs une part substantielle du bénéfice avant impôt, sous réserve, bien sûr, de l’atteinte d’un niveau adéquat d’excédent brut d’exploitation et aussi de niveaux de performance mesurés à travers des critères industriels, de qualité, de conquête commerciale, d’innovation, ou encore de performance sociale.

En 2006, nous avons ouvert le capital aux collaborateurs, que ce soit directement ou à travers des FCPE (Fonds communs de placement entreprise), en abondant l’épargne salariale à hauteur de 30 %. À ce jour, 35 % du capital de Saverglass sont détenus par 300 de nos collaborateurs, aux côtés du fonds d’investissement Carlyle.

Grâce à ce mécanisme avant-gardiste, associé à une éthique managériale affichée sans emphase, mais sans fausse pudeur non plus, il règne à Saverglass une atmosphère de forte implication de l’ensemble des collaborateurs, que tous nos visiteurs qualifient d’unique. Plus encore que les mécanismes de partage du profit, je suis convaincu que c’est le sentiment d’être reconnus en tant que personnes qui fonde l’attachement palpable des “Saverglassiens” à leur entreprise. Ils sont, de fait, sinon juridiquement, les détenteurs du Groupe et de son savoir-faire. Même si nous utilisons nombre de techniques de pointe, notre richesse réelle, dans la durée, doit davantage aux hommes sur le terrain, à l’accumulation et à la transmission de leurs savoir-faire, qu’à l’apport des ingénieurs, dont la contribution, bien que tout à fait cruciale, se concentre essentiellement sur la conception de l’outil de production.

Comme ces agents de maîtrise, ces techniciens, ces conducteurs de machine, ces contrôleurs qualité sont respectés aussi bien en tant qu’hommes qu’en tant que professionnels, et qu’ils se sentent chez eux et heureux dans leur entreprise, ils y restent longtemps. Leur savoir-faire se capitalise à travers des vies entières et se transmet ensuite avec fierté à la génération montante. Dans d’autres entreprises, faute de s’intéresser sincèrement aux personnes et à leur épanouissement, on reprend en moyenne tous les cinq ans le travail d’initiation d’un nouveau verrier, en perdant tout le capital acquis, et ce nouveau verrier, à son tour, ne restera pas suffisamment pour atteindre la maturité professionnelle qui garantit le progrès et l’excellence de l’entreprise.

C’est pourquoi je n’ai pas honte d’affirmer qu’au-delà des performances économiques auxquelles vous m’avez fait l’honneur de porter intérêt, c’est vraiment cette démarche collective et cet épanouissement partagé que nous sommes fiers de promouvoir et de pérenniser.

Débat

Les actionnaires

Un intervenant : Tout au long de cette aventure, vous avez su prendre des décisions stratégiques à la fois fortes et risquées. Comment avez-vous procédé ? En les étayant sur des analyses approfondies ou de manière plus intuitive ?

Loïc Quentin de Gromard : J’ai toujours procédé de façon un peu autocratique… Pendant vingt ans, mes décisions étaient largement intuitives : j’avais identifié des potentiels qui me rendaient optimiste. L’actionnariat était exclusivement familial, ce qui me permettait de développer l’entreprise dans des conditions qui auraient été inenvisageables avec des actionnaires purement financiers. Ensuite, cet actionnariat est devenu plutôt un frein, car, n’étant pas directement impliqué dans la gestion de l’entreprise, il commençait à estimer que je prenais un peu trop de risques. Il est vrai qu’à trois reprises, nous avons doublé notre capacité de production !

C’est pourquoi, en 2006, la famille Desjonquères a cédé le contrôle de Saverglass à un consortium d’investisseurs, Natexis Industrie (dont la dénomination est devenue Ixen Partners), Natexis Investissement et Crédit Agricole Private Equity, à travers une première opération de LBO, qui a été suivie de deux autres.

Dès lors, les méthodes de prise de décision ont changé et sont devenues plus rigoureuses, mais les décisions étaient toujours prises par un très petit nombre de personnes, ce qui était indispensable lors de certaines situations d’urgence.

Par exemple, en juin 2008, nous inaugurions l’usine Alphaglass, d’une capacité de 100 000 tonnes, et, en septembre, Lehman Brothers faisait faillite… Pendant les quatorze mois qui ont suivi, la prise de commandes a été divisée par deux. Nous avons très rapidement réduit notre capacité en arrêtant trois fours sur cinq, ce qui nous a permis non seulement de ne connaître aucune crise de trésorerie, mais aussi de tenir nos engagements bancaires liés au LBO.

Int. : Après trois LBO, envisagez-vous désormais une entrée en Bourse ?

L. Q. de G. : Il n’y a pas de limite au nombre de LBO successifs, tant que le développement se poursuit. Actuellement, notre marché sous-jacent connaît une croissance de 5 à 7 % et notre chiffre d’affaires progresse de 10 % par an, car nous gagnons des parts sur nos concurrents. Le doublement de notre usine mexicaine se fera donc à nouveau par un LBO.

Nous avons réfléchi à l’hypothèse d’une entrée en Bourse et nous l’avons écartée, d’abord parce que, avec 510 millions d’euros de chiffre d’affaires, nous n’avons pas encore la taille suffisante et, ensuite et surtout, parce que, avec leurs 35 % de participation au capital, les collaborateurs se sentent vraiment partie prenante dans l’entreprise. Ce lien très fort risquerait de se perdre avec une entrée en Bourse.

Aucun licenciement

Int. : Si vous avez réduit votre production lors de la crise de 2008, cela signifie que vous avez dû licencier. Comment avez-vous réussi à retrouver du personnel pour la reprise ?

L. Q. de G. : Lors de la première crise, en 1993, nous étions en train de doubler notre capacité de production. Quand notre deuxième four est devenu opérationnel et que les équipes qui allaient le faire fonctionner ont été formées, la reprise était là.

Lors de la crise économique de 2008, nous n’avons pas licencié un seul salarié. Nous avons recouru au chômage partiel, de même que dans le cadre de la crise actuelle de la Covid-19. Nos collaborateurs ont ainsi pu constater que nous ne les jetions pas comme des kleenex, ce qui aurait été en contradiction totale avec nos principes.

Lintéressement des salariés

Int. : N’avez-vous pas eu du mal à imposer aux fonds d’investissement le maintien de l’intéressement des salariés ?

L. Q. de G. : En amont de chaque opération de LBO, je me suis attaché à convaincre mes interlocuteurs que la valeur d’une société comme la nôtre ne repose pas sur ses machines ou ses fours, mais sur ses collaborateurs, leurs savoir-faire et leur envie de contribuer. J’ai réussi à leur faire accepter non seulement le maintien des mécanismes d’intéressement, mais le partage de la plus-value du LBO avec l’ensemble des salariés. À chaque opération, la valeur de l’entreprise a été multipliée par un facteur de 2 à 3,2. Chaque fois, les salariés ont vu un montant de 1 500 à 2 000 euros s’ajouter à leur intéressement, cette somme étant prise en charge pour moitié par les actionnaires sortants et pour moitié par les actionnaires entrants.

L’un des effets de cette politique est que de nombreux responsables syndicaux de nos sociétés ont souhaité devenir actionnaires et que les collaborateurs demandent régulièrement quand aura lieu la prochaine cession, car ils savent qu’ils recevront un petit cadeau à cette occasion !

Inversement, dans une période délicate comme celle que nous traversons, où, à périmètre constant, notre chiffre d’affaires va diminuer de 4 %, l’ensemble des salariés se montre très solidaire du devenir de l’entreprise.

Et lécologie ?

Int. : Votre modèle d’affaires intègre-t-il une démarche écoresponsable ?

L. Q. de G. : Dans un objectif de compétitivité, la taille des fours a beaucoup augmenté. Aujourd’hui, on n’imagine pas d’en créer d’une capacité inférieure à 100 000 tonnes par an. Malheureusement, on ne sait pas, pour le moment, faire fonctionner un four à l’électricité au-delà d’une capacité de 20 000 tonnes. Nous continuons donc à brûler des énergies fossiles et, ce faisant, nous émettons du CO2, de l’oxyde d’azote et de l’oxyde de soufre.

Nous travaillons sur tous ces sujets de façon à améliorer nos performances. Depuis mon arrivée dans cette industrie, nous avons déjà fortement accru le rendement énergétique, en passant de 400 grammes de fioul par kilo de verre produit à 90 grammes seulement.

Par chance, le verre est un matériau qui se recycle parfaitement et indéfiniment. Aujourd’hui, nous en sommes à 70 % de recyclage et la Fédération européenne du verre d’emballage s’est fixé un objectif de 90 % de recyclage à l’horizon 2030.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT