Exposé de Bruno Bertin et Christophe Rauturier

Bruno BERTIN : Au mois de mai 2020, Xavier Chéreau, directeur des ressources humaines et de la transformation du Groupe PSA (devenu Stellantis en janvier 2021, suite à la fusion avec Fiat Chrysler Automobiles), a lancé le projet New era of agility (NEA), à l’échelle non seulement de la France, mais du Groupe tout entier. Symboliquement, il a fait cette annonce sous la forme d’une conférence de presse via LinkedIn – après en avoir informé les instances représentatives du personnel, naturellement.

Le projet NEA

Ce projet est né de la volonté de transformer la crise sanitaire de la Covid-19 et ses conséquences économiques, dont l’ampleur est sans précédent, en opportunité pour notre Groupe. Il s’agit de proposer aux salariés de travailler désormais 30 % du temps sur site et les 70 % restant à distance, avec pour objectif d’accroître notre efficience individuelle, collective, et aussi environnementale, dans la mesure où le travail à distance permet d’utiliser nos ressources et notre temps de façon plus responsable.

Cette offre s’adresse à tous les salariés éligibles à ce mode de travail. En France, cela représente 18 000 personnes sur un effectif total de 40 000. Ne sont pas concernées, en particulier, les fonctions liées à la production, ou encore certaines activités de R&D reposant sur des moyens physiques.

Ce projet va radicalement transformer notre façon de travailler. Nous allons devoir reconsidérer les raisons pour lesquelles nous nous rendons au bureau. Nous ne devrons plus y aller par habitude, mais pour y accomplir une tâche précise, nécessitant d’être présents physiquement. Il pourra s’agir, par exemple, de réunions de brainstorming, pour lesquelles il est important que les gens soient réunis dans la même pièce et réfléchissent ensemble. En revanche, cela ne présentera pas grand intérêt de venir au bureau si c’est pour se retrouver seul devant son écran, sans contact avec le reste de l’équipe. Dans ce cas, il vaudra mieux rester chez soi, où l’on sera sans doute moins perturbé et davantage concentré.

Le fait d’aller au bureau peut aussi avoir pour but de préserver le lien social, thème largement abordé lors de nos discussions avec les partenaires sociaux. Rencontrer ses collègues, discuter avec eux, se nourrir mutuellement des idées qui fusent, construire une réflexion collective, tout cela représente une vraie valeur ajoutée.

Un deuxième objectif très important de ce projet est de répondre aux aspirations des salariés, qui souhaitent un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Le travail à distance permet de gagner beaucoup de temps, qui peut être réinvesti dans autre chose.

© Véronique Deiss

Une culture du télétravail déjà bien ancrée

Pour la mise en œuvre de ce projet, nous avons bénéficié d’un grand atout, le fait que le travail à distance était déjà bien ancré dans la culture du Groupe, en tout cas dans le périmètre de l’ex-PSA. Dès 2013, un premier accord prévoyait la possibilité de télétravailler. Un deuxième accord, signé en 2016, rendait plus souple le choix des jours de télétravail pour l’ensemble des salariés éligibles. En 2019, 18 000 salariés de l’ensemble du Groupe avaient expérimenté le télétravail, contre seulement 2 500 en 2016. Un troisième accord, adopté en janvier 2020, étendait à trente jours par an la possibilité de travailler à distance pour toutes les personnes éligibles. Le fait d’avoir déjà accumulé de l’expérience dans ce domaine nous a aidés à gérer l’obligation de confinement à partir de mars 2020.

Dans la continuité de l’accord de janvier 2020, nous avons organisé, avec les signataires de cet accord, six réunions de travail extrêmement riches. Nous avons réfléchi, par exemple, au plan de communication qui devait accompagner le projet, ou encore au parcours de formation à prévoir pour les managers, acteurs clés de la transformation. Nous avons également évoqué les règles de vie collective, incluant le droit à la déconnexion. En effet, lors du premier confinement, nous avions constaté qu’on peut facilement se laisser entraîner à enchaîner les réunions sans prendre le temps de faire des pauses. Enfin, nous avons abordé la question de l’accompagnement du télétravailleur, qu’il s’agisse des outils de travail à distance, de l’ergonomie du matériel ou des questions de santé.

En parallèle du travail avec les partenaires sociaux, nous avons mis en œuvre, au niveau mondial, sept groupes de réflexion composés de personnes issues de différentes directions, centrés chacun sur un thème, par exemple les technologies de l’information, le lien social, la motivation, ou encore les espaces à aménager sur site pour favoriser la créativité quand les équipes se réunissent en présentiel.

Une rupture majeure…

Christophe RAUTURIER : Le projet NEA marque une rupture dans notre organisation du travail, à la fois par le côté radical de la proposition (un tiers de travail sur site, les deux tiers à la maison), par le fait que toute l’entreprise est concernée, et aussi par la façon dont le projet a été annoncé, assez inhabituelle dans notre Groupe, où les informations de cette importance sont généralement portées par les managers. En l’occurrence, Xavier Chéreau a envoyé une invitation à l’ensemble des salariés (« Veuillez vous connecter à LinkedIn »), puis leur a annoncé, en direct, le passage au travail à distance comme modalité de travail de référence. Pour moi qui ai toujours baigné dans l’univers de l’informatique, puis du digital, assister à ce moment où l’ensemble du Groupe était connecté pour découvrir ce projet visionnaire, avec des réactions en temps réel très positives, c’était vraiment impressionnant.

… mais dans la continuité

Cependant, ce projet s’inscrit aussi dans une forme de continuité, dans la mesure où, comme l’a indiqué Bruno Bertin, cela fait des années que le Groupe PSA et ses différentes filières expérimentent le télétravail.

Grâce à cette antériorité, beaucoup de prérequis à la réussite d’un tel projet étaient déjà présents, à commencer par les technologies digitales et les outils de travail à distance. Quand j’ai été recruté chez PSA, en 1990, on m’a fourni un poste de travail doté d’une application qui s’appelait Mémo, l’ancêtre de l’e-mail, et permettait de s’affranchir de la distance pour communiquer. À l’époque, je menais un projet informatique dans l’usine de Sochaux et, grâce au téléphone et à cet outil, je pouvais, la plupart du temps, me dispenser de me rendre sur place. De même, lorsque je devais dépanner un système d’information qui risquait de bloquer l’alimentation d’une usine en ordres de commandes, je passais par le minitel : cela prenait un peu de temps et n’était pas très convivial, mais cela me dispensait de traverser Paris en pleine nuit pour me rendre sur place.

J’ai donc toujours connu la possibilité d’accéder à toute l’information nécessaire depuis mon poste de travail. C’était évidemment lié à la taille du Groupe, celui-ci étant doté d’ordinateurs centraux qui rendaient à peu près les mêmes services que le cloud aujourd’hui (avec, certes, de moindres capacités), et à son organisation multisites. Chez PSA, un responsable industriel est nécessairement en relation avec des usines réparties sur toute la planète, et comme de nombreuses fonctions sont centralisées, tout le monde a l’habitude de travailler de cette façon. Par exemple, la maquette numérique a permis, depuis longtemps déjà, de dématérialiser le travail des concepteurs automobile. Ceci a facilité le travail à distance, même si la R&D est sans doute l’un des domaines où la présence physique de toute l’équipe au même endroit et autour d’un objet, lui-même très physique, est susceptible de fortement accélérer les prises de décision.

Depuis longtemps déjà, un grand nombre de réunions, en particulier dans le monde de l’ingénierie et des technologies de l’information, se faisaient avec Skype pour support. Nous avions l’habitude de discuter à 20 ou 25 participants (en mode audio afin d’économiser de la bande passante), pour concevoir des solutions, résoudre des problèmes et prendre des décisions.

Le passage à léchelle

Avec la pandémie, c’est l’ensemble de l’entreprise qui a dû se mettre au télétravail. Ceux qui nen avaient jamais fait ont dû s’équiper d’un ordinateur portable et aménager un espace de travail chez eux, avec une connexion de bon niveau. De notre côté, nous avons augmenté la capacité de l’infrastructure qui supporte la communication en mode sécurisé. Ce n’était pas vraiment un défi technique : il suffisait d’acheter des serveurs supplémentaires et de les installer. Grâce à notre expérience, nous avons pu le faire nous-mêmes, contrairement à d’autres entreprises qui ont dû passer par des prestataires.

Jusqu’au mois d’avril 2020, les réunions ont continué à se faire en audio sur Skype, ce qui commençait à devenir difficile à supporter, dans la mesure où, désormais, c’était permanent. De temps en temps, nous enfreignions les consignes et remettions la vidéo pendant quelques instants, le temps de nous dire bonjour…

Entre mars et avril, la taille des tuyaux a pu être augmentée et, dès lors, la vidéo s’est généralisée. Nous sommes passés, en quelque mois, de quelques milliers d’utilisateurs, en mode pilote, à 100 000 utilisateurs simultanés et, dans 40 % des réunions, toutes les caméras sont allumées. Nous avons délaissé Skype pour adopter Teams, qui offre les fonctionnalités dont nous avons besoin pour travailler efficacement à distance. Désormais, je fais la chasse à ceux qui n’utilisent pas les visioconférences, car j’estime qu’ils perdent à la fois en convivialité et en productivité.

Ce passage au tout digital n’est pas sans danger : il suppose de maîtriser parfaitement la cybersécurité. L’application Zoom a d’ailleurs failli disparaître, en raison des problèmes qu’elle présentait, au début du confinement, du point de vue de la confidentialité des réunions, et qui ont été corrigés depuis.

Une enquête de satisfaction

Au cours du mois de juin 2020, nous avons essayé de savoir ce que les collaborateurs pensaient du projet NEA, en sachant qu’ils venaient de vivre deux mois de confinement avec un mode de travail un peu particulier. Une enquête a été menée auprès de 40 000 collaborateurs répartis sur 68 sites dans 23 pays, et nous avons obtenu 50 % de réponses, dont 12 000 provenant de France.

Les retours se sont révélés très positifs : 85 % des répondants avaient pratiqué le travail à distance pendant le confinement et 80 % n’avaient rencontré aucune difficulté majeure dans cette expérience ; 79 % des répondants se disaient favorable à la généralisation du travail à distance et 76 % d’entre eux estimaient que leur activité professionnelle était compatible avec ce mode de travail.

L’enquête portait également sur les facteurs clés de succès du travail à distance. Les répondants ont particulièrement souligné le rôle du management. De fait, parmi les personnes qui ont vécu difficilement le travail confiné, on trouve notamment des managers d’équipes de grande taille, qui ont eu du mal à garder le contact avec leurs collaborateurs. Personnellement, par exemple, le télétravail m’a fait perdre ces moments où je faisais le tour des quatre étages de la Customer Digital Factory du Groupe et où, au hasard des rencontres, je récupérais certaines informations, j’en diffusais d’autres, je pouvais prendre des nouvelles des équipes. Avec le travail à distance, tout cela va devoir être réinventé sous de nouvelles formes.

Nous avons par ailleurs demandé quelles seraient, désormais, les raisons d’aller travailler sur site. La réponse qui vient en premier est : « Maintenir le lien social. » Tout le monde souligne l’importance des réunions présentielles pour échanger sur l’activité, brainstormer, faire évoluer l’organisation, procéder aux business reviews... Certaines de ces réunions pourront, techniquement, être organisées à distance, mais il existe une forte préoccupation sur la façon de préserver le collectif.

Autre résultat étonnant, alors que nous avons parfois assisté, lors des visioconférences, à des scènes où vie professionnelle et vie personnelle se mélangeaient de façon un peu embarrassante, 94 % des répondants estiment que leur cadre de vie est compatible avec le travail à distance – en tout cas hors période Covid-19, qui s’est traduite notamment par la présence des enfants à la maison. Cela peut nécessiter quelques aménagements. Personnellement, j’ai commencé par travailler dans la salle de séjour, avant de m’approprier une pièce de la maison pour m’isoler.

L’enquête montre également que de plus en plus de nos concitoyens, et pas seulement dans les jeunes générations, sont soucieux de consommer de façon plus responsable. Le travail à distance leur apparaît comme une façon de réduire leur dépense énergétique aussi bien que leur contribution à la pollution. Beaucoup soulignent aussi le fait d’avoir retrouvé du temps à passer avec leur conjoint – à condition, bien sûr, de réussir à se partager l’espace de travail… Les gens apprécient également de pouvoir accompagner leurs enfants à l’école. D’autres ont pu dégager du temps pour des activités extraprofessionnelles. Par exemple, je me suis toujours refusé à vivre dans une cité dortoir et j’accorde beaucoup d’importance au fait d’être acteur de la vie locale. Ces différents aspects d’un nouvel équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ont largement facilité l’acceptation du changement.


La mise en œuvre du projet

Bruno BERTIN : À partir du mois de mai, lors des réunions de travail avec les partenaires sociaux, nous avons discuté de la façon de mettre en œuvre le projet NEA et nous avons convenu de lancer une expérimentation en septembre. Cette expérimentation a été réalisée à grande échelle, sur une dizaine de sites pilotes, notamment des sites d’activité tertiaire comme celui de Poissy ou dédiés à la R&D comme celui de Vélizy, mais aussi à l’étranger (Sao Paulo, Moscou, Coventry…).

L’expérimentation consistait notamment à tester la façon de répartir le travail entre la maison et le bureau, en sachant que, pour respecter la proportion 70/30, il fallait que les salariés passent quinze jours chez eux pour six jours au bureau. Nous avons un peu tâtonné, essayé d’identifier les réunions qui ne nécessitaient pas de présence physique et testé des formules qui fonctionnaient plus ou moins bien. Le deuxième confinement est venu perturber cette phase d’expérimentation.

Nous avons également réfléchi aux formations à mettre en place pour les managers. Un programme de e-learning a été soumis aux partenaires sociaux et a fait l’objet d’ajustements.

Au fil de l’expérimentation, nous avons constaté un changement d’état d’esprit. Notre façon de travailler aujourd’hui n’est plus la même qu’avant. Comme l’a indiqué Christophe Rauturier, nous sommes passés de réunions audio à des visioconférence, avec des fonds d’écran permettant de préserver l’intimité des logements. Les formats ont également été raccourcis, les réunions durant désormais de trente à quarante-cinq minutes. Cela permet de ménager un quart d’heure de battement pour respirer, pour se préparer à la réunion suivante, et ainsi être pleinement présent et apporter une vraie valeur ajoutée.

Nous avons également commencé à tester de nouvelles configurations de travail sur site, avec des espaces destinés à favoriser la créativité ou les échanges informels, mais aussi des bureaux avec des postes de travail individuels, afin de permettre, entre deux réunions, d’effectuer des tâches ne nécessitant pas d’interactions avec les collègues. L’équivalent d’un “appartement témoin” a été aménagé et j’ai pu le tester à l’occasion d’une séance de travail de préparation à une discussion importante avec les partenaires sociaux. C’était très agréable de se retrouver dans un environnement qui facilitait les échanges.

Les premiers enseignements

Cette expérimentation nous a permis de dégager quelques premiers enseignements.

Du côté des salariés, le fait de ne pas avoir à se rendre au bureau se traduit par un gain de temps très apprécié, sachant que les trajets duraient souvent d’une demi-heure à une heure. Ce gain de temps peut être alloué aux activités professionnelles ou personnelles. Les gens sont également sensibles au fait de travailler dans un environnement plus calme et plus propice à la concentration.

Du côté de l’entreprise, le travail à distance est considéré comme permettant une plus grande efficience, à la fois individuelle et collective. Les gens sont plus concentrés, les réunions sont plus courtes et vont directement à l’essentiel. De plus, le projet a été l’occasion de revoir les process et d’en digitaliser un grand nombre. Avant le confinement, par exemple, j’étais souvent amené à lire et à signer des documents papier. Depuis le mois de mars, j’ai négocié et signé huit accords d’entreprise sous format numérique.

Les prochaines étapes

Christophe RAUTURIER : Ce processus de transformation de l’entreprise est vraiment enthousiasmant, car il nous conduit à réinventer notre rapport avec notre lieu de travail. Si nous allons au bureau pour suivre des visioconférences chacun dans notre salle de réunion, autant rester à la maison. Cela n’a de sens que si nous en profitons pour interagir et nous reconnecter humainement les uns aux autres.

Pour cela, nous allons devoir poursuivre le mouvement de digitalisation des activités, engagé depuis des années déjà. Il existe encore des services où des personnes passent leur journée à extraire des données d’un système, à les reformater sous Excel, puis à les envoyer par mail à une liste de diffusion. Ces tâches pourraient parfaitement être confiées à des automates. Nous n’avons pas forcément les moyens de traiter toutes les problématiques de chaque petite équipe, mais nous pourrions leur laisser la possibilité de les résoudre elles-mêmes grâce à des applications à la demande et en leur proposant un accompagnement.

Cette évolution nous incite aussi à faire en sorte que les lieux de travail soient davantage porteurs de sens. Quand nous allons à Vélizy, site de la R&D du Groupe, nous avons envie de nous retrouver autour de voitures, de maquettes, de bancs d’essais. Pour rencontrer des clients, le lieu le plus adéquat serait sans doute un site commercial, ce qui nous ramènerait à l’objectif fondamental d’un constructeur automobile, qui est de vendre des voitures et, si possible, davantage que nos concurrents.

Nous allons devoir repenser l’aménagement des lieux de travail. Dans ce domaine également, nous avons été un peu précurseurs. En 2015, lorsque nous avons créé la Customer Digital Factory du Groupe, c’est-à-dire le centre de production des sites web et applications, nous avons favorisé la modularité des espaces, avec du mobilier et des cloisons sur roulettes, la possibilité d’écrire sur les murs, etc. Nous devons aussi prévoir la possibilité technique d’organiser des réunions présentielles avec quelques personnes participant à distance.

Enfin, nous devrons revisiter notre modèle managérial. Certaines équipes demandent le passage au management 3.0, qui consiste à abandonner le modèle command and control et à rendre les équipes autonomes dans la façon d’atteindre leurs objectifs, le manager adoptant une posture de coach et veillant surtout à apporter les moyens et formations nécessaires.

Débat

Ressources humaines, digital et immobilier

Un intervenant : J’ai noté que Xavier Chéreau était responsable à la fois des ressources humaines, du digital et de l’immobilier du Groupe PSA. C’est un curieux assemblage !

Bruno Bertin : Cette configuration a été décidée il y a deux ou trois ans. Il s’est avéré extrêmement judicieux de mettre entre les mains de la même personne les leviers les plus puissants de transformation que sont les ressources humaines, le digital et l’immobilier. Dans le cadre de Stellantis, Xavier Chéreau porte désormais le titre de directeur des ressources humaines et de la transformation, mais cela inclut, à nouveau, le digital et l’immobilier.

La Customer Digital Factory

Int. : Au sein du Groupe, où placez-vous la limite entre l’informatique et le digital ?

Christophe Rauturier : La direction du digital est apparue dans le cadre du précédent plan de transformation du Groupe. Elle est née de la volonté de tirer parti des technologies numériques pour atteindre trois objectifs : passer d’une entreprise centrée sur le produit à une entreprise centrée sur la relation au client ; améliorer l’efficience ; changer la façon de travailler et gagner en transparence, réactivité, agilité.

Comme les équipes du marketing avaient du mal à collaborer avec celles de la DSI (direction des systèmes d’information), nous avons créé un lieu neutre, la Customer Digital Factory, qui favorise le travail en commun. De plus, comme cette structure est rattachée à la direction des ressources humaines, du digital et de l’immobilier, elle permet d’éviter de se cantonner à une approche technologique.

Davantage de temps pour la formation

Int. : Le passage aux 35 heures a fait au moins une victime, la formation. Le travail à distance va-t-il permettre de retrouver un peu de temps pour se former ?

C. R. : J’ai souhaité faire monter le niveau de connaissance en matière de transformation digitale et, avec la directrice de notre université, j’ai obtenu la diffusion d’un test appelé Digimapper, qui est l’équivalent, pour la connaissance du digital, de ce qu’est le TOIEC (Test of English for International Communication) pour la pratique de l’anglais. Les gens se sont volontiers prêtés au jeu, notamment pendant les périodes de confinement, où ils avaient sans doute un peu plus de temps pour ce genre d’activité.

Pendant les phases de chômage partiel, nous avons également eu la possibilité d’inscrire les salariés à des formations avec abondement de l’État, ce qui nous a permis de mener des actions de sensibilisation à la gestion des données.

B. B. : Dans le cadre du projet NEA, nous avons fortement accru l’offre d’e-learning et les managers, en particulier, ont eu la possibilité d’accéder à de nombreuses formations.

Comment planifier les jours de présence au bureau ?

Int. : Comment gérez-vous les 30 % de temps passés au bureau ? Admettons que j’aie décidé d’aller au bureau le jeudi pour travailler sur mon projet, et que je compte en profiter pour voir André, Alice et Paulette. Malheureusement, ce jour-là, André et Alice ne sont pas là. Pour que le lieu de travail soit un lieu de rencontre, il faut passer beaucoup de temps à se coordonner, ou alors décider, par exemple, que tout le monde sera présent le lundi et le mercredi matin. Dans ce dernier cas, il y aura des jours où l’on se rendra au bureau non parce qu’on a besoin d’y aller, mais parce que c’est le jour où tout le monde y va…

B. B. : Parmi les enseignements de la phase d’expérimentation, nous avons constaté que chaque direction a ses propres contraintes. Telle direction, par exemple, a besoin que toutes les équipes soient présentes pendant trois jours au début du mois pour pouvoir arrêter ses comptes de fin de mois. Telle autre préfère que ses équipes soient présentes de façon lissée tout au long du mois.

Dans ma direction, nous avons convenu d’être tous présents quatre jours par mois. Les dates de deux de ces rendez-vous seront fixées à l’avance et les deux autres seront arrêtées ultérieurement, en fonction de certains événements. Nous devrons, pour cela, nous concerter avec les équipes voisines, que nous avons besoin de rencontrer de temps en temps, voire avec des membres des directions industrielles qui ont leur propre organisation. Nous sommes en train de réfléchir à un programme qui tiendrait compte de tous ces besoins, ce qui ne nous empêchera pas de conserver de la souplesse pour gérer les imprévus, par exemple la nécessité de rencontrer l’ensemble des équipes dans le cadre d’une négociation.

C. R. : Certaines directions ont opté pour un jour fixe par semaine. Pour ma part, pendant le premier confinement, je n’ai imposé qu’une demi-journée par mois, ce qui me paraissait suffisant, dans la mesure où je suis entouré de digital natives parfaitement rodés au travail à distance. Cette rencontre mensuelle n’était d’ailleurs pas vraiment consacrée au travail, elle permettait surtout de se voir, de prendre un café ensemble, de discuter librement de tous les sujets.

Pour le moment, compte tenu des consignes incitant à recourir au télétravail autant que possible, j’ai demandé à mes équipes de ne plus se rendre du tout sur le site, sauf en cas de besoin très particulier et sur autorisation de ma part. Je la donne, par exemple, lorsqu’une nouvelle personne rejoint le service et qu’il faut l’accueillir.

Ceux qui ne supportent pas le télétravail

Int. : Je suis étonné par le taux de personnes déclarant être prêtes à travailler chez elles une bonne partie du temps. Chez ENGIE, beaucoup de salariés, notamment en région parisienne, habitent de petits appartements et ont du mal à travailler à la maison. Nous avons dû rouvrir quelques étages de la tour ENGIE pour accueillir environ 10 % des effectifs, soit parce qu’ils ne supportaient plus de télétravailler en permanence, soit parce qu’ils rencontraient des difficultés matérielles à le faire.

B. B. : Je ne peux que vous confirmer les résultats de cette enquête, qui a été menée dans plusieurs pays et était structurée en trois parties, afin de bien distinguer la situation avant la crise sanitaire, pendant celle-ci et après.

Les demandes déquipement des salariés

Int. : Quelles sont les demandes des salariés pour l’aménagement de leur poste de travail à la maison ?

B. B. : Certains ont sollicité une aide financière pour acheter un siège ergonomique, par exemple. Les négociations à ce sujet ne sont pas terminées, mais nous allons faire des propositions.

Une forte demande pour les tiers-lieux

Int. : Les salariés recourent-ils à des espaces de coworking ?

B. B. : Ils ont toute latitude de le faire. Peu importe qu’ils travaillent chez eux, à 300 kilomètres de chez eux, ou dans un espace de coworking avec un collègue habitant à proximité. Le tout est qu’ils disposent des conditions permettant de le faire correctement, c’est-à-dire, en particulier, d’une bonne connexion Internet.

C. R. : Je constate une forte demande autour des tiers-lieux. À titre personnel, j’apprécierais de pouvoir organiser certaines réunions ailleurs que sur un site PSA, notamment à Paris, car ce serait plus près pour beaucoup de mes collaborateurs et nous pourrions aller ensuite déjeuner dans un restaurant sympathique. Je l’ai fait entre juin et septembre 2020. En effet, certains cafés proposent des salles de réunion avec écran. Pour le moment, cela coûte très cher, mais ce marché va sans doute se développer. Ensuite, toute la question sera de savoir si et comment ces services pourront être pris en charge par l’entreprise. Peut-être pourrait-on imaginer que la carte Total destinée à payer l’essence des voitures de fonction soit remplacée par une “carte de télétravail” qui permettrait de payer ce genre de prestations ?

Du bureau paysager au télétravail

Int. : Le comex d’ENGIE a fait le choix, depuis plusieurs années, de travailler en bureau paysager, ce qui facilite les interactions et accélère beaucoup la prise de décision. De ce point de vue, le télétravail obligatoire pendant la période de confinement a été une régression. Des problèmes qui étaient résolus en trois minutes parce qu’on avait croisé un collègue nécessitent, désormais, une prise de rendez-vous téléphonique…

C. R. : Nous sommes en train, avec l’université du Groupe, d’essayer de recréer un lieu de sérendipité, l’équivalent du coin de la machine à café sous forme virtuelle. Sur un créneau donné, les gens savent qu’en allant dans telle pièce virtuelle, ils pourront rencontrer au moins deux personnes et ils sont libres d’y aller ou non.

Les signaux faibles

Int. : Le travail à distance permet-il de détecter des signaux faibles chez les personnes qui ne vont pas bien ?

B. B. : Les outils dont nous disposons pour la prévention des risques psychosociaux sont également valables dans cette nouvelle configuration. La visioconférence permet de voir assez clairement les visages des gens et d’analyser la façon dont ils réagissent. On remarque facilement quelqu’un qui est en retrait ou qui a l’air fatigué. C’était plus compliqué quand nous disposions uniquement des audioconférences : comment interpréter le fait que quelqu’un reste silencieux ? Pour détecter les signaux faibles, il faut maintenir non seulement des rituels collectifs, mais aussi des rituels individuels, c’est-à-dire prendre des nouvelles régulièrement de chaque collaborateur.

C. R. : J’ai mené des entretiens individuels en visioconférence et je dois dire que je percevais sans doute beaucoup plus les émotions et les signaux faibles que si je les avais organisés en présentiel, avec un masque sur la moitié du visage. Pour une bonne communication, les yeux ne suffisent pas…

Quel est l’objectif ultime pour l’entreprise ?

Int. : Dans le fond, quel est le résultat attendu de ce projet NEA ? Ne s’agit-il pas, essentiellement, d’économiser des mètres carrés de bureaux ?

B. B. : Ce sera certainement une résultante du projet à terme. Réduire l’empreinte immobilière pour gagner en compétitivité a toujours fait partie des préoccupations des entreprises, notamment industrielles, mais ce n’est pas le point de départ de ce projet. L’objectif est d’accroître l’efficience collective et individuelle ainsi que la motivation, grâce au fait que les gens auront une meilleure qualité de vie.

C. R. : À mon sens, le but est, à 100 %, de devancer l’évolution naturelle de notre rapport au travail, avec des variations selon les métiers. Certaines tâches permettront de n’être sur site que 30 % du temps, d’autres nécessiteront davantage de présence. Le travail à distance permet une meilleure optimisation du temps personnel et du temps professionnel. Je suis convaincu que demain, seules les entreprises qui sauront travailler de cette façon seront compétitives.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT