Exposé de Gilles Le Cardinal, Thomas de La Bigne et Éric Gobert

Gilles Le Cardinal : Je suis ingénieur en automatique et professeur émérite en sciences de l’information et de la communication, domaine dans lequel j’ai mené durant vingt-cinq ans des recherches-actions à l’université de technologie de Compiègne (UTC), au sein d’une équipe associant étroitement théories et pratiques, fondement de notre approche méthodologique. En 1983, à la suite d’une rencontre avec le monde du handicap, nous nous sommes demandé comment se construit et se détruit la confiance, objet longtemps considéré comme non scientifique par beaucoup de chercheurs. Nous avons persévéré et nos réflexions ont progressivement abouti à une innovation de rupture, qui nous a amenés à appréhender la conduite des organisations en situation complexe de façon radicalement innovante.

Comment évolue une organisation face à un problème stratégique à fort enjeu ? Généralement, un tel changement est imposé par la hiérarchie, souvent dans l’urgence face à une situation se dégradant rapidement. Alors qu’une telle situation nécessiterait motivation et engagement de la part des collaborateurs, elle se heurte fréquemment à un climat social fragilisé du fait de la résistance au changement des employés et des syndicats. En effet, face à la pression hiérarchique, les employés se sentent frustrés, se plaignent de n’être ni consultés ni informés, voire d’être manipulés, et tous craignent de possibles licenciements. Dirigeants comme salariés sont pourtant tous en attente, les uns de reconnaissance de leur travail ou de clarification de leurs responsabilités, les autres d’une meilleure compréhension des enjeux et de plus de cohérence des équipes, et tous se refusent à perdre du temps pour des changements sans lendemains.

La PAT-Miroir attitude

La première considération théorique importante sur laquelle s’appuie notre méthode repose sur la notion d’unité d’interdépendance ou unité de complexité. En théorie de l’information, l’unité d’information, ou bit1, telle que définie par Claude E. Shannon, permet de sortir d’une situation d’incertitude entre deux événements équiprobables.

De façon analogue, nous nous sommes demandé, dès 1991, comment quantifier la plus petite situation d’interdépendance. Pour définir ce système minimal, nous avons considéré qu’il fallait au minimum deux personnes et qu’elles soient libres de choisir entre deux possibilités, soit 0 et 1. Leurs quatre possibilités de choix s’inscrivent alors dans une matrice de 2 lignes et de 2 colonnes, chaque acteur n’influant que sur la moitié de la décision, soit 0-0 ou 0-1 pour celui qui fait le choix 0, soit 1-0 ou 1-1 pour celui qui fait le choix 1. Ni l’un ni l’autre ne maîtrisant le résultat final, celui-ci ne découle donc pas de l’addition de 2 bits, mais de leur élévation au carré, soit 1 bit2 que nous définissons comme l’unité d’interdépendance. Dès lors, mesurer une situation complexe reviendra à la comparer à cette unité.

Toute situation d’interdépendance génère, chez ceux qui la vivent, trois types d’émotions : des peurs (P) liées à une possible perte de contrôle ; des attraits (A) liés aux bénéfices résultant de l’atteinte d’objectifs communs ; des tentations (T) de trois types – soit de privilégier un gain personnel au détriment de l’autre, soit de privilégier le court terme plutôt que le long terme, soit de transgresser l’éthique. Nous regroupons ces émotions sous l’acronyme PAT. Dans la matrice précédente, chacune des quatre situations d’interdépendance pourra être caractérisée par la part relative en son sein de chacune de ces trois émotions.

Ainsi, la description d’une interaction reposera sur trois interrogations qui portent, pour chacun des acteurs, sur les peurs, les attraits et les tentations possibles, ces possibilités s’entendant autant par rapport à soi-même que par rapport à l’autre.

Le dilemme de la coopération

En partant du célèbre dilemme du prisonnier de la théorie des jeux, nous considérons que chacun des deux acteurs, A et B, peut choisir de coopérer ou pas. Si les deux coopèrent, ils en tirent chacun des bénéfices, situation qui peut pourtant devenir conflictuelle si l’un gagne plus que l’autre. La non-coopération, quant à elle, génère des pertes pour chacun, mais qui, là aussi, peuvent être moindres pour l’un des acteurs. Le problème surgit dès lors que l’un coopère et l’autre non, ce dernier touchant alors une prime à la trahison, tandis que son adversaire subit une perte supérieure à celle qui aurait été la sienne s’il n’avait pas coopéré.

Le dilemme de la coopération n’existe donc que si la prime à la trahison (T) est supérieure à la récompense (R), la récompense préférable aux pertes (P), elles-mêmes évidemment préférables aux sur-pertes (S) dues à la trahison de l’autre. Ces quatre inégalités font apparaître trois différences, toutes positives.

Comme T - R > 0, si T n’est que faiblement supérieur à R, la tentation de trahir est très faible, ce qui ne sera plus le cas lorsque T est nettement supérieur à R et promet en trahissant un gain supérieur à celui obtenu en coopérant.

Comme R - P > 0, la coopération séduit de deux façons : soit évidemment en gagnant R, soit en évitant de perdre P. Ce dernier cas est illustré par le principe de la dissuasion nucléaire où l’on ne gagne rien, mais où l’on s’épargne une perte massive en ne s’agressant pas.

Enfin, comme P - S > 0, cette différence reflète la peur d’être trahi, coopérer entraînant alors plus de risques que si l’on ne coopère pas.

La caractérisation de ces peurs, attraits et tentations permet d’abord d’évaluer le degré de dangerosité d’une interaction, puis de construire, en fonction de la finalité recherchée, une représentation commune aux deux acteurs qui leur permette de s’engager en confiance dans cette interdépendance.

Chacun des acteurs se positionne donc en fonction de ses propres peurs, attraits et tentations, mais également en fonction de ceux qu’il attribue, consciemment ou non, à son ou ses partenaires. C’est la prise en compte de ces deux dimensions qui va permettre de construire une représentation plus complète de la situation.

Changer les comportements ?

Nous nous fondons sur deux postulats. Le premier, établi par le psychiatre Erol Franko, pose que toute personne développe des comportements qui apparaissent à ses yeux comme satisfaisants, compte tenu de ses représentations du monde. Il en résulte que, si je trouve inacceptable le comportement d’une personne, c’est que mes représentations du monde diffèrent radicalement des siennes.

Le second postulat, que notre équipe a développé, est symétrique au premier : toute personne construit des représentations du monde qui, à ses yeux, rendent ses comportements satisfaisants. Une observation attentive montre que les individus travaillent souvent plus à justifier leurs comportements qu’à les ajuster à la réalité du monde.

Ceci a deux conséquences fondamentales.

Tout d’abord, il est inadéquat de vouloir imposer à autrui un changement de comportement par des obligations ou des interdits si ses représentations du monde ne changent pas. Le second postulat nous dit que pour initier un changement, il faut privilégier un travail préalable sur les représentations du sujet, de telle sorte que le changement s’impose ensuite à lui comme une solution satisfaisante.

Le grand enjeu de l’accompagnement du changement devient dès lors de comprendre comment s’élaborent les représentations du monde, de manière à pouvoir agir sur les processus cognitifs correspondants. Ne sachant pas comment l’élaborer, les personnes impliquées dans l’interaction ne sont cependant pas spontanément en capacité de construire une représentation qui leur soit commune, voire qui soit élargie à tous les acteurs concernés par la situation. C’est donc ce défi que nous avons tenté de résoudre en les accompagnant.

Construire une représentation commune

Pour cela, nous réalisons l’agrégation des peurs possibles de A, auxquelles s’adjoignent celles de B, telles que subjectivement perçues par A. Puis, nous faisons de même avec les attraits et les tentations. Ensuite, symétriquement, nous répétons l’opération avec B.

La somme de ces peurs, attraits et tentations possibles pour chacun des acteurs nous fournit une quantité considérable d’informations allant, dans notre expérience, de 200 à 1 500 items. Ces items forment la base d’une représentation élargie et complexe de la finalité commune et de toutes les émotions qu’elle suscite chez A et B et donc, de la dangerosité potentielle d’une situation.

L’étape suivante consiste à faire noter de 0 à 10, par chaque acteur, les différents items, afin d’obtenir un classement général selon la moyenne. L’écart type de ces notes reflètera la variété des avis. Pratiquement, nous listons ces P, A et T par catégorie afin de les classer selon leur intensité, avant d’exprimer les résultats consolidés sous forme d’histogrammes. Six configurations typiques apparaissent alors.

Dans la première configuration, les attraits surpassent très largement les peurs et les tentations, plus modestement dans la seconde. Ces deux situations sont idéales et non conflictuelles, les peurs résiduelles du second cas de figure pouvant cependant parfois freiner le projet. C’est pourtant le cas vers lequel on cherche à revenir lorsque l’on est confronté aux configurations qui suivent.

La troisième configuration est dominée par les peurs, les attraits restant à un niveau significatif, tandis que les tentations sont circonscrites à quelques mauvaises pratiques. Cette situation est celle d’un blocage possible, résistant quoi que l’on fasse.

La quatrième, symétrique à la précédente, voit les peurs se maintenir à un niveau négligeable, mais, malgré des attraits toujours notables, ce sont les tentations de trahir les autres et de privilégier les jeux personnels qui dominent largement. S’il n’est pas déjà déclaré, le conflit est alors hautement probable.

La situation suivante, sans attraits, mais dominée tant par les peurs que par les tentations, est celle d’une crise potentielle pire que le blocage ou le conflit. Il est donc impossible de continuer en l’état et il devient nécessaire et urgent de repenser l’organisation.

Enfin, le dernier cas, relativement fréquent, est celui dans lequel les trois indicateurs sont tous à leur plus haut niveau, créant une situation hautement instable conduisant à la crise, au conflit ou au blocage, selon que les mesures pour y remédier seront préférentiellement engagées sur l’un ou l’autre domaine.

Ces items sont ensuite classés en thèmes et sous-thèmes, chacun étant à son tour visualisé par un histogramme PAT qui permet un diagnostic fin de la situation.

Le paradigme de la complexité

Notre approche, inspirée des travaux d’Edgar Morin, se propose de passer du monde de la complication, prévisible, à celui de la complexité, marqué par l’émergence d’imprévus, favorables ou non. Dans cet esprit, nous recherchons toujours la solution satisfaisante pour chaque partie plutôt que l’optimum, le consensus plutôt que le compromis, la coopération plutôt que l’individualisme qui conduit à l’opportunisme et à l’autoritarisme. En outre, nous privilégions la modélisation de toutes les parties du système, qui permet l’émergence en confiance d’une représentation commune, plutôt que la somme des analyses individuelles, qui favorise les représentations partielles et concurrentes.

Nous sommes convaincus que, pour piloter un système complexe, il faut toujours deux représentations : celle des PAT, structurée en thèmes et en sous-thèmes, et celle des préconisations et actions, structurée en axes et en sous-axes. La première est issue de l’observation et conduit à former un diagnostic, la seconde organise l’action.

Les neurosciences nous apprennent que les PAT émanent du cerveau droit qui gère les émotions. Les peurs révèlent des dangers, les attraits permettent d’identifier des objectifs et les tentations renvoient aux systèmes de valeurs. L’hémisphère gauche, rationnel, y répond respectivement par de la prévention et de la protection, par des stratégies et des moyens, par des règles déontologiques et des bonnes pratiques. Ceci nous conduit à distinguer les trois dimensions fondamentales du management : le management des risques (P), celui des objectifs (A) et celui de l’éthique relationnelle (T). C’est de ce dialogue constant que pourra émerger une représentation commune pour l’action.

La stratégie de la confiance

L’innovation fondamentale de la stratégie de la confiance est la prise en compte non seulement de ses propres gains, mais aussi de ce que l’autre est en droit d’attendre de l’interaction. C’est ce que nous avons appelé le couplage imaginaire des revenus.

Le but de la stratégie classique des jeux est d’optimiser les bénéfices d’un acteur, quels que soient les choix de l’autre, sans communication entre eux. À l’inverse, la stratégie de la confiance repose sur la prise en compte des revenus de l’autre. Dans ce couplage, le bénéfice de chaque acteur se décompose alors en deux parties, un revenu réel (le sien) et un revenu imaginaire (celui de l’autre). On démontre mathématiquement que la prise en compte du revenu de l’autre stabilise la coopération en faisant baisser les peurs et les tentations, et en augmentant les attraits possibles de chaque acteur. Dans une situation complexe, c’est donc en faisant baisser les peurs et les tentations ainsi qu’en confortant les attraits que la confiance peut enfin croître et que la coopération peut devenir durable. Métaphoriquement, avec la méthode PAT-Miroir, il se produit une synchronisation des cerveaux de tous les participants qui concourent à un projet complexe.

À une situation subie dont l’issue est incertaine, se substituent alors une vision commune et un plan d’action exhaustif coconstruit par une équipe coopérative et impliquée. C’est en cela que nous considérons cette méthode comme étant une innovation de rupture.

Le cas dAir France

Thomas de La Bigne : Il existe plusieurs portes d’entrée à la méthode PAT-Miroir. Ce peut être un partenariat que l’on souhaite établir, une stratégie que l’on veut clarifier avec les équipes, une réorganisation, comme ce fut le cas chez Air France, ou un climat social dégradé, voire un conflit déjà installé et qu’il faut dénouer. Dans chacune de ces situations, nous sommes confrontés à des différences de culture, de méthodes, de rythmes ou de gouvernance entre les acteurs en présence. Dans tous les cas, face à une même situation, chacun réagit en fonction de son expérience et de son statut particuliers, tout en étant persuadé que les autres partagent tous la même vision que lui. De ces différences de représentations naissent alors des incompréhensions, voire des conflits, et elles génèrent des risques de retard ou d’échec du projet que l’on souhaite mener. Notre méthode intervient alors comme catalyseur d’une transformation nécessaire, à laquelle toutes les parties concernées doivent participer et concourir.

Éric Gobert : Après la décision d’Air France de créer une direction générale de la Sécurité des vols (DGSV), la mission m’a été confiée d’en dessiner la configuration. Je l’ai fait en m’appuyant sur les quatre piliers de notre management de la sécurité, en particulier celui touchant à la gestion des risques. Nous nous sommes basés sur un benchmark remarquablement réalisé quelques mois auparavant par trois ingénieurs d’Air France auprès de cinq grandes compagnies, Lufthansa, British Airways, KLM, EasyJet et Virgin Atlantic. Constatant notre décalage par rapport aux pratiques établies chez nos concurrents, nous avons souhaité centraliser au sein d’une entité unique la gestion des risques qui était jusque-là distribuée entre les branches opérationnelles Cargo, Maintenance, Opérations sol et Opérations aériennes, coiffées par une direction administrative commune. Ce changement impliquait que ce soit désormais la nouvelle direction générale qui, après constat et analyse, demande la mise en place de plans d’actions aux divers métiers en charge de les élaborer.

Nous avons d’abord voulu intégrer à cette nouvelle entité le personnel des Opérations aériennes. Immédiatement, nous avons été confrontés à une situation de blocage. Ces 30 spécialistes des risques ne voulaient à aucun prix de cette réorganisation, bien que seul leur rattachement administratif soit effectivement modifié, leur quotidien restant donc inchangé. Toutes les justifications rationnelles pour mener à bien ce changement se trouvaient contrebalancées par des motivations personnelles sous-jacentes. Il devenait évident qu’il fallait libérer la parole et, n’ayant pas en interne les compétences pour le faire, nous nous sommes tournés vers la société Cooprex.

Thomas de La Bigne : Lorsqu’Éric Gobert nous a contacté, nous étions en juillet et la mise en œuvre de cette réorganisation devait impérativement avoir lieu à la fin du mois de novembre, date à laquelle elle serait présentée devant les instances syndicales. Il nous fallait donc aller vite pour clarifier la situation.

Notre intervention se déroule typiquement en quatre grandes étapes, avec, pour chacune d’elles, une démarche cognitive différente ; c’est un point essentiel pour que la représentation collective puisse s’ordonner progressivement. Ainsi, pour notre intervention chez Air France, trois journées réparties en septembre ont réuni l’ensemble des participants, et une quatrième journée, début octobre, a été dédiée aux prises de décisions par le comité de pilotage.

La représentation commune issue de lobservation

Comme dans chacun des cas que nous traitons, nous avions besoin de quelques “ingrédients” essentiels. Le premier était une finalité, un projet rassemblant tous les acteurs concernés. Il avait été impulsé et formulé par le comité exécutif d’Air France afin de mettre en place les conditions de réussite de cette nouvelle entité centralisée. Nous avons pris soin, comme nous le faisons au début de chaque intervention, de demander aux participants d’y ajouter les points qu’ils estimaient être manquants afin de les associer, dès ce stade, à la finalité. Ils se sont exprimés facilement et ont effectivement ajouté quelques points essentiels à leurs yeux.

Ensuite, pour le deuxième ingrédient, il nous fallait déterminer les six points de vue, concernés et indépendants, touchés par la réorganisation. Autour de la table, nous avions donc l’équipe qui allait changer d’affectation, sa hiérarchie, ainsi que la hiérarchie de la nouvelle direction générale qui allait les accueillir et sa propre équipe. Il fallait également intégrer les points de vue de ceux qui fournissent les informations, en l’occurrence les pilotes et autres personnels navigants, et des autres métiers qui allaient, à court terme, voir leurs propres équipes de sécurité des vols rejoindre la nouvelle entité.

Dans un premier atelier, celui de la première journée, les participants ont été invités à s’exprimer en adoptant successivement les six points de vue. Dans le cadre de ce process, les gens ne parlent donc pas pour défendre les intérêts de leur groupe, mais se mettent à la place des autres en établissant ainsi l’inventaire des peurs, attraits et tentations possibles qu’ils leur attribuent. À l’issue de cet atelier, 338 verbatim ont été générés, répartis en 128 P, 102 A et 108 T, que chaque participant a été invité à noter anonymement en fonction de l’importance qu’il leur prêtait. Traités par notre logiciel PAT-Miroir, ces résultats ont ensuite été classés par importance décroissante, faisant ainsi apparaître les P, A et T à prendre en compte prioritairement. Parmi ces 338 items, est ainsi apparu le principal sujet de préoccupation pour la majorité de participants, en l’occurrence la peur de perdre les avantages liés au passage à un comité d’entreprise moins généreux que celui qui était le leur antérieurement. D’autres inquiétudes tout aussi pressantes, telles celles liées au contenu des futurs postes, ont également émergé de ce classement et ont pu être visualisées sur des diagrammes de Pareto, interprétables immédiatement et sans ambiguïté par les participants. La situation, globale ou différenciée service par service, a alors été caractérisée par l’une ou l’autre des six configurations typiques décrites plus haut par Gilles Le Cardinal. Caractéristique d’une situation de blocage potentiel, la prééminence des peurs dans tous les groupes, quoiqu’à des niveaux variables selon leurs enjeux propres, s’est alors imposée à tous. C’est elle qui a formé le socle d’une représentation commune de la situation reflétant la façon dont la réalité est perçue par les uns et les autres.

L’atelier de la seconde journée a consisté à s’emparer du classement général pour définir des thèmes incontournables. Le groupe a ainsi dégagé, à travers l’animation de Cooprex, mais sans l’intervention de celle-ci (qui ne joue alors qu’un rôle de garant de la méthodologie), cinq thèmes sous-jacents qu’il a nommés selon les termes de son choix. Les participants ont ainsi vu apparaître un thème évidemment consacré à la sécurité des vols, finalité première de leur action, mais aussi d’autres thèmes, sur la position des acteurs par rapport à la réorganisation, sur l’évaluation de l’efficience de la nouvelle organisation, sur le lien avec la réalité opérationnelle, et enfin sur la gestion de la transition.

Une fois ces regroupements effectués, il est possible de les traduire par des graphiques PAT faisant apparaître différentes tonalités selon les thématiques retenues. Ainsi, le thème sur la sécurité des vols est apparu comme étant très rassembleur, contrairement à celui sur la position des acteurs face à la réforme, largement dominé par les peurs et les tentations, donc clairement en crise, tandis que celui sur la transition, dans lequel les peurs et les attraits s’équilibraient au plus haut niveau, les tentations étant très faibles, était en situation de blocage.

Chacun de ces thèmes a ensuite été découpé en sous-thèmes. On a ainsi obtenu, pour chacun, un diagnostic avec un contenu précis et une tonalité propre, toujours visualisée par le biais d’un diagramme PAT. Le résultat de ce processus est ce que nous appelons la représentation commune issue de l’observation.

La représentation pour laction

Fin septembre, lors du troisième atelier et alors qu’un diagnostic était désormais établi, nous avons à nouveau sollicité la créativité des participants afin qu’ils établissent des propositions crédibles visant à améliorer la situation. Cette étape ne consiste pas en un brainstorming désordonné, mais en une démarche structurée au cours de laquelle chaque sous-thème est examiné tour à tour pour proposer les solutions les plus pertinentes face au problème identifié.

Par exemple, dans un sous-thème où dominent les peurs, celles-ci seront entendues et les solutions relèveront avant tout de la gestion des risques. Elles pourront alors être proposées en tant que précautions, préventions ou protections. Pour les attraits, les solutions toucheront aux stratégies et aux moyens mis à disposition dans le cadre du management des objectifs. Face aux tentations et aux mauvais comportements, il s’agira de proposer de bonnes pratiques susceptibles de limiter ces atteintes aux valeurs, voire des mesures régulant les comportements déviants, afin de répondre à l’éthique relationnelle recherchée. Certaines de ces préconisations pourront éventuellement répondre en priorité, par exemple, à un objectif de réduction des peurs, tout en améliorant l’attractivité des objectifs et en désamorçant les tentations associées au sous-thème traité.

Chez Air France, ce troisième atelier a généré 139 préconisations, regroupées, avant toute décision, en axes et sous-axes. Les quatre axes principaux retenus ont été : Clarifier et déployer la gouvernance de la DGSV, Mettre en place une animation structurée au service des résultats SV, Accompagner le changement et Développer la culture SV au sein de l’entreprise. Cette structuration fait alors apparaître la représentation pour l’action, contenant les axes opérationnels.

La quatrième journée, en octobre, a été dédiée à des prises de décisions par un comité de pilotage, sur la base des propositions précédemment exprimées. Dans le cas présent, le délai était tellement contraint que nous n’avons pas eu le temps de faire évaluer par les participants, toujours individuellement et anonymement, les préconisations afin de les hiérarchiser. Lorsqu’il est possible de le réaliser, ce classement est d’une grande aide pour le comité de pilotage qui dispose alors d’une information supplémentaire, utile à la prise de décision.

Le comité de pilotage que nous avons mis en place réunissait les deux hiérarchies, celle qui cédait et celle qui accueillait, ainsi que la direction des ressources humaines. C’est ce comité qui a décidé des actions à mener et a établi, à la fin de cette dernière séance, une feuille de route reprenant, point par point, le contenu de chacune des 42 décisions opérationnelles retenues ce jour-là, pour chacune desquelles un pilote a été désigné et des délais ont été fixés.

Un résultat fédérateur

L’ensemble de notre démarche adopte donc la forme d’un entonnoir partant des représentations que les acteurs ont à l’esprit face à ce changement. Elles se sont exprimées à travers les 338 verbatims recueillis lors de la première séance, qui ont ensuite été classés en 5 thèmes et 19 sous-thèmes. Sur cette base, 139 préconisations ont été générées, puis regroupées en 4 axes. Elles ont débouché sur les 42 actions décidées par le comité de pilotage et ont ensuite été communiquées en toute transparence à l’ensemble des participants. Comme 71 % d’entre elles étaient directement puisées parmi les préconisations du groupe, le résultat final a donc été un plan d’action extrêmement fédérateur, les participants y retrouvant la plupart de leurs contributions.

Éric Gobert : Cette situation était complexe et très sensible au plan de la sécurité des vols, car il ne fallait absolument pas qu’une rupture survienne dans le service rendu à l’entreprise au cours de cette réorganisation. Grâce à l’intervention de Cooprex, cette période de transition s’est passée sans faille dans l’analyse des risques et la sécurité. Globalement, nous avons réussi cette réorganisation grâce aux 30 ingénieurs concernés qui, avec tout leur professionnalisme, ont parfaitement compris son intérêt et, en exprimant leurs doutes et leurs inquiétudes dans le cadre de cette parole libérée, nous ont permis de progresser.

1. Le bit désigne un chiffre binaire permettant de coder une quantité d’information, généralement 0 et 1. Deux bits permettent alors de coder quatre états (0-0, 0-1, 1-0, 1-1).

Débat

Mettre des mots sur la pensée de lautre

Un intervenant : L’idée de demander à chacun de se mettre à la place des autres m’a semblé particulièrement inhabituelle dans le monde des entreprises, de même que la prise de décision finale par la hiérarchie sous le regard de l’ensemble des parties prenantes. Est-ce toujours possible ?

Gilles Le Cardinal : L’idée de se mettre à la place de l’autre relève de ce que l’on appelle la spécularité. Cette posture est si peu évidente pour la plupart des gens, que ce soit dans leur travail ou dans leur vie personnelle, qu’elle constitue une découverte relationnelle très déstabilisante, même s’il n’est jamais possible d’y parvenir complètement. Pour nous, l’enjeu est surtout d’essayer de mettre des mots sur ce que chacun croit être la pensée de l’autre.

Int. : Quelle est votre définition de la confiance ?

G. L. C. : Je distingue la confiance interpersonnelle de la confiance sociale. La définition de la première dit que c’est un capital accumulé dans le passé, dans un contexte de prise de risques, qui définit au présent la qualité de la relation entre deux personnes et leur permet de prendre des risques pour l’avenir. La confiance sociale découle du sentiment de sécurité éprouvé lorsque l’on sollicite les services d’une organisation réputée compétente. Ainsi, j’ai confiance quand je prends un vol d’Air France, car je pense que ses avions sont parfaitement entretenus et sécurisés.

Int. : Vous appuyez-vous sur les avancées des neurosciences ?

G. L. C. : Je me base sur les travaux de Iain McGilchrist qui distingue de façon très originale les fonctions des deux hémisphères du cerveau en montrant qu’ils travaillent en parallèle avec des objectifs radicalement différents. L’hémisphère droit traite les informations qui nous parviennent et génère des ressentis et des émotions pour en dégager du sens. L’hémisphère gauche, très rationnel, recherche des moyens d’atteindre des objectifs précis, à partir des informations transmises par l’hémisphère droit. L’originalité de notre méthode réside dans la synchronisation des quatre fonctions cognitives fondamentales que sont l’information, l’évaluation, la décision et l’action, qui se conjuguent dans la construction de représentations et le ressenti d’émotions. Il est essentiel que tous les membres du groupe soient successivement et simultanément dans chacune de ces six fonctions cognitives, pour construire une vision globale de la situation et des solutions qui en découlent. Celles-ci ne peuvent émerger de façon consensuelle qu’au terme de cette maturation collective et progressive.

Des effets durables ?

Int. : Cette méthode induit-elle des effets durables ?

Éric Gobert : La survenue de la crise de la Covid-19, peu de mois après cette intervention, et le séisme qu’elle a provoqué dans le monde du transport aérien ne nous permettent pas vraiment d’en juger. Néanmoins, les effets de cette parole libérée au sein des équipes, tels que j’ai pu les constater avant le déclenchement de cette crise, me laissent bien augurer de la permanence de cette confiance retrouvée dès lors que nous serons revenus à une situation normale.

Thomas de La Bigne : Quelques mois après notre première intervention et sous l’impulsion d’Éric Gobert, une deuxième phase touchant les trois autres directions opérationnelles a été engagée, les nouveaux participants ayant eu des échos favorables du premier cycle PAT-Miroir. La personne en charge du pilotage de ce second cycle m’a récemment confirmé qu’en dépit des perturbations majeures liées à la crise sanitaire, le processus de transition était engagé de façon très satisfaisante.

G. L. C. : Nous évaluons l’efficacité de nos actions six mois, puis un an après notre intervention, selon deux critères : le pourcentage des moyens engagés par rapport à ceux initialement souhaités et celui des solutions réellement mises en œuvre par rapport à celles retenues par le comité de pilotage. Trois ans après notre intervention dans un hôpital, qui portait sur la prévention des maladies nosocomiales, 70 % des actions préconisées avaient été réalisées et on nous a demandé d’établir un “reste-à-faire”, les 30 % restantes étant toujours pertinentes.

Une implication réciproque

Int. : Quelle est l’implication réciproque du personnel et de la hiérarchie ?

T. de L. B. : Quand nous intervenons, nous demandons que toutes les parties concernées soient représentées, ce qui a été le cas chez Air France, mais nous ne choisissons pas les personnes. Au matin du premier atelier, nous avons pu observer que certaines n’étaient visiblement pas venues de leur propre initiative, étant ouvertement hostiles à cette réorganisation. Dans le courant de la journée, nous les avons vues se détendre et, lors du débriefing en fin de journée, elles ont pu exprimer qu’elles étaient rassurées quant au processus qui s’engageait et attentives à la suite de notre intervention. Par ailleurs, à côté de ceux faisant directement l’objet de cette réforme, étaient présents des membres de la direction générale, ainsi que des cadres de la partie cédante et de la partie accueillante. Chacun, quelle que soit sa position dans l’entreprise, était évidemment impliqué dans le processus collectif, au même titre que n’importe quel autre membre du groupe.

La crainte des cadres, souvent exprimée dans ce type d’intervention, est que leur présence inhibe la parole de leurs subordonnés. Par expérience, ce n’est pas ce que nous constatons, d’une part en raison du processus en miroir où chacun se met tour à tour à la place des autres, d’autre part parce que les PAT évoquées ne sont que possibles et non obligatoirement avérées, et qu’elles ne font pas l’objet de jugements de valeur. Dans les débriefings, les participants disent presque toujours combien ils ont été surpris au début, mais aussi à quel point ils ont apprécié de pouvoir se dire en face des choses parfois difficiles, mais de façon apaisée et dans un climat de cohésion inhabituel. L’important est que tous les participants se sentent concernés par le problème posé et la dynamique de groupe qui se crée dans ces conditions est une expérience très riche dont la hiérarchie aurait donc tort de se priver.

Faire vivre le plan daction

Int. : Quelles sont les limites de votre méthode ?

G. L. C. : Quand on est face à un problème nécessitant une expertise technique particulière, il ne sert à rien de réunir 30 personnes pour en débattre, un seul spécialiste du domaine suffit pour trouver la solution optimale. En revanche, quand le problème implique de nombreuses personnes en forte interdépendance, notre méthode devient pleinement opérante. Or, les problèmes qui se posent désormais sont de plus en plus souvent sociotechniques et, face à leur complexité, il est alors nécessaire d’impliquer dans leur résolution tous les acteurs concernés. Quand le commanditaire a déjà présente à l’esprit une solution qu’il entend faire accepter en l’état, nous ne pouvons intervenir. Nous vérifions donc préalablement qu’une solution préconstruite et masquée par le commanditaire ne va pas rendre impossible notre travail qui serait, si nous l’acceptions, perçu par les participants comme une manipulation.

T. de L. B. : La principale limite de cette méthode réside dans le fait que nous ne conduisons pas directement le plan d’action, qui reste sous la responsabilité du comité de pilotage. La méthode n’est pas une baguette magique et nous ne nous substituons pas au management en place. Nous sommes là pour aider les acteurs à se synchroniser et à distinguer l’essentiel du secondaire. Nous proposons au comité de pilotage de faire un point régulier portant sur l’état d’avancement du projet, ce qui a été mis en œuvre, ce qui reste à faire et ce qui doit être adapté à l’évolution de la situation.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE