Exposé de Christophe Deshayes

Durant l’année 2020, dans le cadre du séminaire Transformations numériques, neuf orateurs et oratrices nous ont présenté des cas extrêmement riches que j’articulerai dans cette synthèse autour de deux grands thèmes : La face cachée de l’économie digitale et David et Goliath réconciliés. Ce deuxième thème illustrera la façon dont start-up et grandes entreprises parviennent à collaborer dans la durée, exercice classiquement délicat.

Je rappelle que cet effort de synthèse est très personnel et subjectif. Il ne cherche pas à se substituer à la lecture des comptes rendus des séances concernées, mais, au contraire, à inciter à les lire en soulignant quelques points remarquables. Pour mémoire, la synthèse de la saison 4 du séminaire Transformations numériques avait permis de souligner que toutes les institutions observées, y compris les plus traditionnelles, parvenaient à se réinventer. Nous proposions de les appeler phénix, par opposition aux licornes et pour marquer les esprits. L’idée a depuis fait son chemin et a donné naissance à la chaire de recherche Phénix – Grandes entreprises d’avenir1, dont l’objectif est d’étudier la régénérescence des grandes entreprises qui, contrairement à quelques prédictions faciles, ne sont pas uberisées, loin s’en faut !

La face cachée de léconomie digitale

Le turc mécanique : les “travailleurs du clic”

La légende prétend que l’économie numérique est totalement automatisée à travers des algorithmes et autres intelligences artificielles (IA). En réalité, cette économie ne pourrait pas fonctionner sans le concours de millions de petites mains volontairement rendues invisibles et totalement exploitées. Henri Poulain a réalisé, pour France Télévision et à partir des travaux sur le digital labor du sociologue Antonio Casilli, une série de quatre courts documentaires passionnants sur les “travailleurs du clic”, dont on ne ressort pas indemne. Certains d’entre ces anonymes sont relativement visibles, car on les voit attendre, à la porte des fast-foods, les commandes qu’ils vont ensuite livrer au plus vite. D’autres, beaucoup plus invisibles, disséminés partout dans le monde, effectuent des micro-tâches pour quelques centimes. D’autres encore sont payés pour réguler, des heures durant, les contenus indésirables, souvent insoutenables, postés sur les réseaux sociaux. Ces derniers ne résistent généralement que quelques mois face au pire de ce qu’Internet charrie, avant, au mieux, de sombrer dans la dépression, au pire, de développer un syndrome post-traumatique.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la volonté d’encadrer cette évolution débridée du travail et de légiférer n’est pas un réflexe français. En effet, de hautes juridictions, notamment au Royaume-Uni ou en Californie, considèrent le recours par ces plateformes à des millions de chauffeurs ou de livreurs maintenus dans la précarité par un statut de pseudo-indépendant comme un contournement de la législation du travail et des protections associées.

Néanmoins, ces plateformes sont si puissantes qu’elles ne se laissent pas arrêter par la volonté des juges ou des législateurs. Le référendum organisé en Californie à ce sujet, lors des dernières élections américaines, leur a permis de sauver leur modèle, puisqu’une courte majorité d’électeurs a refusé d’assimiler ces livreurs à des travailleurs salariés. Sous prétexte de vouloir améliorer le monde, les patrons des plateformes se sentent légitimes à enjamber tout ce qui peut les entraver dès lors que les clients sont satisfaits de leurs services. « Nous aurions dû prendre conscience plus tôt que nous menions une campagne politique dont le candidat était Uber », proclamait il y a quelques années Travis Kalanick, fondateur d’Uber. L’histoire n’est pas récente. Il y a vingt ans, l’équivalent d’Uber était Napster, plateforme populaire de peer to peer qui ne respectait déjà aucune des règles du droit d’auteur au nom du plaisir du consommateur, pariant que, devant le fait accompli, le législateur serait contraint de changer la loi. Si l’industrie du disque a fini par tuer Napster, elle n’est pas redevenue prospère pour autant et d’autres plateformes ont pris la suite de Napster en modifiant le modèle à la marge.

Un billet de blog de Jacques Attali, en 2014, intitulé « La dictature de la consommation », éclairait ce cynisme de façon saisissante. Il y faisait part du constat que si le citoyen considère en général que les travailleurs du clic mériteraient mieux que cette précarité, le consommateur, lui, se satisfait égoïstement des avantages que lui procurent ces petits boulots. L’avantage sera toujours en faveur du consommateur. Ce sont ainsi des millions de gens qui, sans aucune garantie, dépendent de ces emplois et continuent à vivre, au quotidien, le côté sombre du digital

La cybersécurité ou le mythe de Sisyphe renouvelé

Sur un tout autre sujet, mais éclairant lui aussi une face sombre du digital, nous avons reçu deux dirigeants de la start-up Tehtris. Partis du constat qu’assurer en permanence la sécurité d’un système d’information (SI) face aux flux exponentiels d’attaques était une mission humainement impossible, y compris pour les organisations les plus pointues, ils ont choisi de se reposer sur l’IA pour délivrer des réponses robotisées en temps réel, seules capables de parer les inlassables tentatives d’intrusion.

Néanmoins, ce recours à une protection automatisée gérée par une IA pose évidemment un certain nombre de questions, les situations possibles ne pouvant manifestement pas être discutées de manière exhaustive préalablement à la mise en œuvre de l’outil.

Qu’il s’agisse de la gig economy (économie des petits boulots) liée aux grandes plateformes numériques ou de ce qui se trame dans les arcanes du cybercrime, cela provoque un certain vertige. Il serait sans doute temps d’évoquer sérieusement ces sujets devant les citoyens, et non pas de façon anecdotique à l’occasion d’un vote parlementaire sur une bribe de loi absconse. Quelle est l’influence exacte du lobbying des plateformes ? Qu’implique concrètement une sécurité gérée par une IA ? Faut-il avoir peur, à l’occasion de la pandémie de Covid-19, d’un État qui nous surveille pour mieux nous protéger ou, au contraire, d’un État finalement complètement dépassé par la face sombre du Net ? Le succès du bitcoin peut-il être un symptôme supplémentaire de la puissance de ces acteurs de l’ombre ?

Cinq nuances de coopération entre David et Goliath

Depuis quelques années, les grands groupes veulent collaborer avec plus petits qu’eux, notamment avec les start-up, mais leurs aventures tournent souvent court malgré les bonnes volontés affichées. Cinq retours d’expérience vont nous permettre d’approfondir cette question importante et de souligner quelques facteurs de réussite.

La gestation de projets innovants pour autrui

Philippe Besnard, managing partner de Fast-Up Partners, qui se définit comme un cabinet de consultants/entrepreneurs, nous a présenté un concept original qu’il qualifie métaphoriquement de “gestation pour autrui”.

Fast-Up Partners ne contribue pas à la génération de l’idée initiale, qui reste le fait du grand groupe. Il gère, en revanche, tout le processus de transformation d’une idée en entreprise viable, depuis la phase d’incubation jusqu’à la validation de l’idée par le marché, en assumant, durant cette période limitée, les nombreux aléas inhérents au développement d’une innovation. Cette prestation est alors plus proche d’un véritable partenariat que d’une prestation de service classique, Fast-Up Partners investissant de façon minoritaire dans l’opération. L’une des originalités de cette approche est que cette position de coactionnaire procure à l’“excubateur” une réelle capacité de discussion d’égal à égal avec son client, avant que celui-ci, in fine, ne lui rachète sa participation à la fin de la mission. Fast-Up Partners a, par exemple, travaillé avec le groupe L’Occitane et avec le groupe international Mars, pour qui il a développé le concept d’une litière écologique pour chats, livrée au client sur abonnement.

Les succès et échecs de Baracoda

Trois ans après nous avoir présenté la création, par Baracoda, de Kolibree, la première brosse à dents connectée, Thomas Serval est venu nous raconter la suite de l’aventure et tous les rebondissements nés de son partenariat actif avec Colgate. Initialement, le partenariat ne portait pas sur la brosse à dents connectée, qui était jugée trop haut de gamme pour Colgate, mais la suite a démontré que le succès de ce partenariat allait pourtant dépendre d’elle.

L’un des points sur lesquels l’orateur a particulièrement insisté a été la relation nouée avec un des dirigeants de Colgate, à qui il a demandé : « Ne me tue pas ! » Cette phrase très forte a d’emblée structuré la suite de leur collaboration. Ancien de Microsoft et de Google, Thomas Serval connaissait de l’intérieur les pratiques des grands groupes et savait donc à quoi s’attendre. Ses propos signifiaient : « Tu es tellement plus gros que moi que tu peux facilement me tuer, y compris par inadvertance. Tu dois donc prendre cet engagement à mon égard et m’autoriser, quoi qu’il t’en coûte, à te solliciter si j’ai des problèmes que je ne peux contourner sans ton aide. »

Même quand tout se passe bien a priori, il est utile et probablement essentiel pour la petite structure de se prémunir d’un rapport de force trop durablement déséquilibré en sa défaveur. Le brevet est une bonne protection au départ et constitue même une raison du partenariat, mais cette protection perd vite de son efficacité au fur et à mesure des rebondissements rencontrés. Baracoda a choisi de développer une plateforme numérique à laquelle peuvent se connecter de nombreux objets (brosse à dents, pèse-personne, tapis de bain, miroir intelligent…), qui devient de fait un véritable operating system de la salle de bain, avec un haut niveau de protection de la vie privée. En entrant dans cette logique, Baracoda constate qu’il a à la fois augmenté son attractivité pour nouer des partenariats avec de nouveaux grands industriels et rééquilibré le rapport de force avec ses grands partenaires. La possibilité théorique de déconnecter un partenaire qui ne respecterait pas les règles de la plateforme est une arme de dissuasion suffisamment puissante pour ne pas avoir besoin de formuler la menace.

Linnovation décloisonnée

Csilla Kohalmi-Monfils, directrice des Écosystèmes d’innovation d’ENGIE Fab, nous a parlé de la manière dont ENGIE structure et organise ses relations avec les start-up. ENGIE organise, depuis trente ans, des Trophées de l’innovation qui ont pris une ampleur considérable ces dernières années (500 projets déposés par an). Il faut flécher le parcours des lauréats afin de les mettre le plus rapidement possible face aux opérationnels susceptibles d’être intéressés. Il est par ailleurs nécessaire d’être présent dans les salons, de connecter les start-up candidates avec des business units, d’informer les équipes d’investissement sur les innovations les plus prometteuses, etc. Ce travail essentiel est réalisé par une petite équipe qui, jour après jour, structure cette nébuleuse, anime cette communauté de l’innovation et, finalement, simplifie et fluidifie les relations entre cette grande entreprise et les start-up qui souhaitent nouer des collaborations avec ENGIE dans la durée. L’efficacité de ce dispositif n’est pas contestable puisque les start-up dans lesquelles ENGIE a investi ou celles issues de l’intrapreneuriat, et notamment des Trophées de l’innovation, sont nombreuses. Il reste cependant encore à savoir si ces résultats sont à la hauteur des espérances ou proportionnés aux importants moyens d’animation mis en œuvre ; il est encore trop tôt pour cela.

La start-up écosystème

Christophe Dolique, directeur général de Lyf Pay, est venu nous parler de cette start-up du paiement mobile qui entend révolutionner le paiement, mais aussi et surtout l’expérience client en magasin, en apportant aux commerçants une finesse d’information sur le client comparable à celle du commerce en ligne. Pour occuper cet espace central entre les banques, les distributeurs et une kyrielle de sociétés spécialisées, Lyf Pay a tissé un large écosystème et fait entrer à son capital des grands acteurs de la banque (BNP, Crédit Mutuel...) et de la distribution (Auchan, Casino...). Cette gouvernance singulière qui installe un petit au milieu de plusieurs grands est assez vertueuse à long terme. Le petit est protégé des appétits précoces et des mouvements brusques de certains grands acteurs par les autres siégeant au conseil d’administration.

La licorne intrapreneuriale

Un dernier retour d’expérience étonnant est la diversification du groupe Casino dans l’énergie renouvelable – domaine plutôt éloigné de la grande distribution –, et ce, en grande partie grâce au numérique. Ce groupe détient depuis toujours une société foncière gérant son parc immobilier et ses infrastructures. Les toitures des magasins étant inutilisées il pouvait être judicieux de tirer profit de ces millions de mètres carrés improductifs. C’est tout le pari fait par Casino, il y a treize ans, à l’initiative d’Otmane Hajji, alors jeune directeur adjoint de la société foncière, qui a su convaincre le président du Groupe de tenter cette aventure intrapreneuriale avec la création de la filiale GreenYellow, dont il a depuis pris la présidence.

GreenYellow installe des panneaux photovoltaïques en toitures, mais aussi sur des ombrières installées sur les parkings, ce qui permet de surcroît aux clients de garer leurs véhicules à l’abri du soleil. L’énergie renouvelable ainsi produite localement est utilisable, en circuit court, par le magasin. Au début, ce sont les enseignes du Groupe, majoritairement implantées dans le sud de la France et bénéficiant d’un fort ensoleillement, qui vont bénéficier de ces installations. Mais, très vite, d’autres grandes surfaces, extérieures au Groupe, vont également avoir recours à l’expertise de GreenYellow. Cette start-up rencontre un réel succès et atteint rapidement d’autres secteurs que celui de la distribution, tout en s’établissant également à l’international en s’aidant, là encore, des implantions du groupe Casino.

Contrairement à d’autres groupes, Casino n’a pas mis en place de programme structuré d’intrapreneuriat et la création de GreenYellow a davantage résulté d’une opportunité que d’une véritable stratégie, en s’appuyant sur les compétences de gestion d’une société foncière – un métier critique, quoique non stratégique – et sur un jeune cadre talentueux à qui le PDG a accordé sa confiance. La décision a été basée sur l’intérêt pour le Groupe de produire sa propre énergie renouvelable grâce à un investissement maîtrisé, les surfaces en question étant immédiatement disponibles – donc sans nécessité d’accroissement du foncier – et ne pouvant guère être exploitées autrement. Le Groupe disposait également des compétences d’ingénierie financière suffisantes pour monter les projets pour les clients qui transforment des investissements dans des infrastructures (Capex) en prestations comprenant la location des infrastructures et leur exploitation (Opex). En outre, la société foncière de Casino avait l’expertise lui permettant d’assurer l’installation et l’entretien de telles installations au sein de lieux restés ouverts à un large public. Enfin, pour un champion de la préservation du pouvoir d’achat des consommateurs, se positionner sur ce secteur pouvait avoir du sens face à la forte attente sociale en matière d’énergies vertes et face à la part croissante des dépenses énergétiques dans le budget des ménages. Aujourd’hui, via Cdiscount, autre filiale du Groupe, GreenYellow vend de l’énergie verte au grand public et est appelée à se développer sur ce marché.

Par ailleurs, cette société, née d’une grande entreprise, est désormais valorisée à sensiblement plus d’1 milliard d’euros et se prépare à entrer en Bourse, ce qui fait d’elle l’exemple même d’une licorne. Sur ce point au moins, Casino mérite donc bien son titre de phénix ! Les grands groupes ayant fait naître en leur sein des filiales devenues des licornes sont extrêmement rares.

Quels enseignements tirer de ces pratiques ?

L’analyse de ces cas montre cinq manières, parmi d’autres sûrement, de réconcilier David et Goliath dans des collaborations à long terme.

Les Goliath doivent faire des efforts, comme le montre ENGIE

C’est au grand qu’il appartient de se mettre à la portée du petit, et non l’inverse. Pour cela, il doit rendre son organisation, complexe par nature, aussi lisible et accessible que possible pour les start-up. La plupart des grands groupes l’ont aujourd’hui parfaitement compris, même s’ils n’ont pas tous la même maturité sur le sujet.

Les David doivent développer une intelligence du partenariat

Les petits qui veulent réussir doivent mériter leur place à la table des grands. Il leur revient donc, au moins en partie, de devancer les difficultés de cette relation qui connaîtra forcément des hauts et des bas dans la durée. Contrairement à une idée répandue, les patrons de start-up qui parviennent à ce stade ne sont pas de jeunes diplômés, mais des personnes très expérimentées. Ceux qui réussissent savent que leur succès dans la négociation et, surtout, dans la mise en œuvre d’un partenariat durable reposera, dans une large mesure, sur leur ingéniosité et leur expérience des affaires.

Équilibrer le rapport de force autant que possible et dès que possible

Quel que soit l’accord conclu entre le grand et le petit, la relation est déséquilibrée par nature. Il importe au petit de réduire cet écart et, plus encore, la perception de cet écart dès que possible, car les aléas du partenariat vont mettre cette différence de puissance à rude épreuve. Le dispositif de co-investissement imaginé par Fast-Up Partners transforme celui qui pourrait être perçu comme un simple prestataire en véritable actionnaire minoritaire siégeant au conseil d’administration, ce qui représente un bon moyen de tempérer les ardeurs et éventuelles brusqueries inopinées de Goliath.

Le fait d’avoir déposé des brevets est également un bon point, mais pas une garantie dans la durée. Selon Thomas Serval, président de Baracoda, la protection par brevet ne doit pas se construire sur un seul brevet technique, elle doit porter sur un ensemble de brevets, de designs, de marques, etc., qui forment un package, objet de redevance. Même si l’un des composants du package tombe ou est détourné, la redevance reste due. Malgré cette utile précaution, le rapport de force n’est pas totalement rétabli. Toujours selon Thomas Serval, structurer les partenariats autour d’une plateforme numérique possédée par le petit est beaucoup plus protecteur dans les faits et, surtout, dans la durée que les brevets. L’opérateur de la plateforme en maîtrise ainsi l’accès, ce qui le met en position de force face à ses utilisateurs, qu’ils soient bien intentionnés ou non. On a compris ce pouvoir – peut-être excessif – lorsque le petit Twitter a osé bannir de sa plateforme un récent président des États-Unis qui se croyait tout-puissant.

Enfin, la notion d’écosystème étendu, défendue par Lyf Pay, est plus complexe et plus longue à mettre en œuvre, car regrouper des partenaires multiples autour d’une même table prend du temps. Un tel tour de force repose sur une grande crédibilité du projet et de son ou ses porteur(s), et sur une grande patience. La récompense est au rendez-vous : cet écosystème fragmente le poids des uns et des autres, et donne à son organisateur/animateur un rôle central et durable.

Il est possible de penser que ces dispositifs apportent un rééquilibrage plus ou moins pérenne. Le co-investissement est très efficace à court terme, le brevet l’est à un peu plus long terme, la plateforme l’est tout le temps de son usage et l’écosystème l’est même après une éventuelle séparation, tant que les deux acteurs restent dans le même écosystème.

Quelques facteurs de succès

Une juste taille

À la lumière de ces expériences, on voit qu’idéalement, les projets portés par les petits ne doivent être ni trop gros, car les grands groupes considèreraient alors qu’ils doivent les mener tout seuls, ni trop petits, car il n’est pas possible de motiver un grand s’il n’y a pas d’enjeu à sa taille. De même, les projets orientés business aiguisent l’intérêt, mais il vaut mieux qu’ils ne soient pas trop orientés core business, ce qui toucherait trop à la stratégie de la grande entreprise, qui serait alors tentée de trouver la solution toute seule.

Pour un grand groupe international comme Mars, créer un service de livraison sur abonnement de litière écologique pour chat touchait un segment sur lequel l’entreprise n’était pas présente. L’idée était pertinente et potentiellement porteuse, mais c’était une activité périphérique dans sa stratégie. Mars a donc pu, sans risque, en confier le développement à une société partenaire puisqu’elle avait la garantie de récupérer 100 % de la société une fois celle-ci devenue viable. Dans le cas de Kolibree, pour Colgate – multinationale vendant essentiellement du dentifrice et des brosses à dents bon marché –, la brosse à dents connectée n’était à l’origine que le marché de niche d’un produit technologique n’entrant a priori pas dans son savoir-faire. Se rapprocher d’une petite société technologique innovante pour être prêt à saisir les éventuelles opportunités liées au digital qui ne manqueraient pas d’advenir pouvait sembler un compromis raisonnable. Quant à Casino, installer des panneaux photovoltaïques sur les toits et les ombrières de ses magasins était certes judicieux et faisait gagner quelques points utiles de compétitivité, mais ne mettait pas davantage en jeu son activité principale.

On comprend qu’il existe une sorte de juste taille du projet et de juste positionnement dans le métier pour faciliter les partenariats de long terme entre David et Goliath.

Un réel engagement personnel à haut niveau

Tous les orateurs que nous avons reçus ont une capacité à s’engager, intuitu personæ, avec les dirigeants de grands groupes qu’ils rencontrent, ce qui n’est pas simple. Hormis Otmane Hajji, très jeune cadre de Casino lors de la création de GreenYellow, tous les autres sont des personnes ayant accumulé des expériences diverses, ce qui leur permet de dialoguer avec des dirigeants de grands groupes et d’établir avec eux une relation basée sur le respect mutuel et la reconnaissance implicite d’une certaine “épaisseur” entrepreneuriale et managériale.

Thomas Serval nous avait plaisamment dit : « Il faut se marier ! » En effet, beaucoup d’entreprises signent des partenariats sans vraie substance. On pourrait dire, pour filer la métaphore, qu’elles se fréquentent, flirtent, mais ne s’engagent pas vraiment, ce qui conduit évidement à se quitter dès la première difficulté. S’investir dans un mariage est autrement plus engageant et, lorsque les difficultés émergent, la première réaction est d’essayer de faire tenir le mariage, ce qui souvent permet de passer le cap difficile. Colgate a, par exemple, investi plusieurs dizaines de millions d’euros dans le projet global mené avec Baracoda, ce qui incite même un grand groupe à un peu de persistance dans l’effort.

Fast-Up Partners parle de “gestation pour autrui”. La métaphore peut paraître osée, mais lorsque l’on sait les attentes qui naissent de tels projets familiaux, particulièrement chez les Anglo-Saxons, et le luxe de précautions qui sont prises notamment sur le plan psychologique, relationnel et juridique pour prévoir toutes les éventualités dans le rapport entre parents et mère porteuse, le rapprochement a du sens.

À toutes les phases, des projets innovants

Jusqu’ici, nous parlions de collaboration entre grands et petits sur les phases d’émergence d’idée, d’incubation ou de mise en marché, mais un autre exemple semble également devoir être évoqué : l’acquisition par un grand groupe d’une petite ou moyenne entreprise ayant déjà réussi, mais souhaitant s’associer à un grand groupe pour réellement accéder au marché mondial. Depuis longtemps, L’Oréal soutient sa forte croissance par l’acquisition d’entreprises ayant déjà très bien réussi, mais conservant un très haut potentiel. L’Oréal n’hésite pas à mettre le prix sur ce segment d’entreprises. Toutefois, les recettes des premiers succès ne correspondent pas toujours aux critères de L’Oréal, dont les exigences en matière d’éthique, de sûreté des produits, de protection des données personnelles, etc., sont parmi les plus élevées du marché. Cela implique donc que, dans la plupart des cas, L’Oréal reconfigure tout, “du sol au plafond”, de la formule des produits pour bannir les composants contestés, à l’informatique, l’éthique des affaires… Comment expliquer un tel “choc de conformité” au patron, s’il décide de rester, ou à ses équipes, qui sont attachées à ce qui a fait la réussite de la jeune entreprise, sans détruire leur engagement ? L’expertise de L’Oréal consiste à savoir proposer aux créateurs de ces entreprises un rôle enthousiasmant au sein du Groupe. C’est le travail d’une équipe L’Oréal pluridisciplinaire, volontariste dans la mise en conformité mais respectueuse, qu’il faut réunir, manager et financer, et ce à chaque acquisition. C’est à ce prix que l’intégration se passe bien2.

En résumé

Pour conclure, les succès dépendent de la phase du cycle dans laquelle se trouve le projet, de son positionnement, de son enjeu pour le grand, de sa juste taille et, toujours, de l’intuitu personæ entre David et Goliath.

Quand le succès est là, encore faut-il savoir le protéger des mauvaises surprises – tels les changements d’interlocuteurs au fil des bouleversements d’organigrammes –, des changements de priorité, des déceptions et des difficultés diverses survenant dans la vie normale des affaires et auxquelles il faut savoir résister, ce qu’ont manifestement réussi nos différents témoins de l’année.

1. www.chairephenix.org

 2. Cyrille Carillon, « L’Oréal, l’art d’intégrer des acquisitions », séminaire Vie des affaires, cycle Inside L’Oréal, séance du 3 mai 2021.

Débat

Un intervenant : Équilibrer le rapport de force, n’est-ce pas la résultante des quatre autres manières de réconcilier petits et grands ?

Christophe Deshayes : Le rééquilibrage se fait effectivement un peu de toutes ces manières, mais cela doit être une obsession propre au petit. Les orateurs nous ont tous présenté des réussites remarquables, qui reposent en grande partie sur l’intelligence des petits David. Il faut également noter que, mis à part Otmane Hajji qui, pour son premier essai, a réussi un coup de maître, tous nos orateurs sont des serial entrepreneurs qui ont déjà plusieurs réussites à leur actif. Cela rejoint des statistiques qui vont à l’encontre de la vision romantique de la start-up : la moyenne d’âge des dirigeants des start-up qui réussissent est de 45 ans, ce qui met en lumière l’importance cruciale de l’expérience managériale et entrepreneuriale des porteurs de projet.

Passages à la limite

Int. : Les dispositifs d’animation de l’entrepreneuriat et de l’intrapreneuriat des Goliath doivent avoir un fort impact en interne… Comment cela se passe-t-il ?

C. D. : Toutes les grandes entreprises n’ont pas des dispositifs aussi complets que celui d’ENGIE. Son dispositif est clairement efficace, puisque le nombre de start-up avec lesquelles ENGIE entretient un lien durable n’a jamais été aussi important et que plusieurs de ces start-up ont démontré une certaine viabilité. Mais jusqu’à présent, très peu d’entreprises ont réussi à faire naître une start-up valorisée à plus d’1 milliard de dollars pouvant entrer dans le club des quasi-licornes. Le groupe Casino est un rare exemple de groupe où ont éclos deux entreprises de plus d’1 milliard de dollars. Cela reste une exception à ce jour.

Int. : Parmi toutes ces réussites, n’y a-t-il pas eu des moments où l’on est passé tout près du précipice ?

C. D. : Que ce soit pour le projet qu’ils présentaient ou lors d’expériences passées, tous ont plus ou moins connu ce genre de mésaventures. Thomas Serval ne s’est caché ni de ses échecs antérieurs ni de passages en bordure de précipice avec Colgate, du fait des relations fluctuantes avec les personnes, des changements dans la perception de la taille du projet et d’autres éléments en perpétuelle évolution. Le talent de ces entrepreneurs est d’en avoir parfaitement conscience et d’en jouer à leur avantage, surtout quand ils ont un accès direct à un grand décideur qui accepte de s’engager personnellement.

Int. : Ce processus de réconciliation dépend aussi de l’alignement de leurs intérêts respectifs.

C. D. : Vous avez raison, l’alignement et la synchronisation sont effectivement cruciaux, ce qui est d’autant plus difficile à assurer que la collaboration est longue. L’expérience de gestation pour autrui présentée par Fast-Up Partners, qui se déroule sur environ un an, est sûrement plus facile à réussir de ce point de vue puisque la durée est limitée.

Question de potentiel

Int. : En matière d’excubation, le grand groupe ne choisit-il pas cette solution parce que l’idée qu’il porte serait trop transgressive pour être développée en interne ?

C. D. : Les cas d’excubation sont en fait plutôt limités et ne portent généralement pas sur des choses très transgressives en interne, bien qu’elles le soient pour le marché. Typiquement, si une entreprise, dont la marque est réputée chez les seniors, veut se diversifier dans des produits pour jeunes, cela ne sera pas forcément transgressif en interne, bien au contraire. C’est le marché qui risque de ne pas suivre, pour une question d’image ! Il s’agit donc, dans ce cas, de se positionner très rapidement sur un segment émergent avec une nouvelle marque, et l’excubation est idéale pour le faire. Ce n’est pas adapté pour une transformation du métier de base.

Int. : Il me semble que tout cela ne vaut que pour le grand groupe pour qui il n’est pas vital d’intégrer des start-up. Face à un nouvel entrant disruptif sur le marché, qui met par exemple en danger un oligopole, comme l’ont fait les néobanques ou Free dans les télécoms, le besoin pour le grand groupe d’intégrer cette start-up devient incontournable. C’est alors une question existentielle qui met en jeu sa survie.

C. D. : Il faut effectivement que le grand groupe ait envie d’innover et qu’il ait une mentalité de leader, sinon rien ne se passe. Ma présentation visait plutôt l’étape d’après. Les acteurs sont tous deux d’accord et volontaires, mais ce n’est pas pour autant simple de faire vivre le mariage. Je crois vraiment que la métaphore du mariage est intéressante, même si elle a ses limites. Je ne suis pas d’accord avec l’idée que la nécessité ou l’urgence permettent à elles seules de sécuriser le partenariat entre un grand et un petit. Les grands ont une fâcheuse propension à casser le jouet qu’ils viennent d’acheter, surtout lorsque celui-ci est fragile, car c’est dans leur nature.

Je ne suis pas non plus tout à fait d’accord avec vos exemples. Aujourd’hui, les banques classiques ont rattrapé leur retard sur les néobanques, qui ne sont toujours pas rentables. Ces dernières ont essentiellement apporté une meilleure expérience client digitale. Il n’y a rien de plus facile à imiter et les banques et les opérateurs télécoms, excellent dans la capacité à imiter une bonne idée qui ne touche finalement que les couches de présentation des services. En trois à six mois, les grands mangent l’avantage concurrentiel des petits. Si, au contraire, le nouveau venu est porteur d’une rupture plus profonde qu’il ne leur est pas possible d’imiter, alors seulement ils ont besoin de le racheter, y compris pour le tuer, volontairement ou non.

Int. : En quoi ce que vous évoquez diffère-t-il des stratégies de croissance par acquisition menées depuis longtemps par les grandes entreprises ?

C. D. : Les exemples que j’ai évoqués ne sont pas, pour l’essentiel, des rachats, mais des collaborations avec parfois des prises de participations. Il s’agit surtout de projets innovants qui n’ont pas encore révélé tout leur potentiel. Nous avons donc affaire à des projets entrepreneuriaux menés par les petits alors que les grands groupes excellent dans les projets managériaux. C’est très différent et ils doivent arriver à s’entendre dans la durée, ce qui ne va vraiment pas de soi. Vous remarquerez d’ailleurs que les sociétés acquises par les grands groupes sont appelées dans le jargon des cibles, terme qui renvoie plutôt à une culture de la prédation que de la coopération.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE