Exposé de Luc Callebat

Pour bien saisir cette histoire, il faut la resituer dans le contexte de l’Algérie à l’époque des faits, sachant que dans ce pays, la dimension mémorielle est importante. Lafarge a construit la première de ses cimenteries algériennes à l’orée du XXe siècle. Son implantation, jusqu’à sa nationalisation en 1968, a donc été largement associée, dans la mémoire collective des Algériens, à la présence française dans le pays. Après l’Indépendance, l’économie algérienne a connu une période dominée par un socialisme assez dur, avant de subir, dès 1991, les années noires de la guerre civile, opposant le gouvernement et l’armée à divers groupes terroristes islamiques.

À partir des années 2000, l’Algérie souhaite redresser son économie et, pour cela, recherche des investisseurs, en particulier dans le domaine du ciment. Face à la frilosité des grands acteurs du secteur, un homme d’affaires égyptien, Nassef Sawiris, va tenter sa chance avec son groupe, Orascom. Bénéficiant de larges avantages de la part de l’État algérien, il va réussir un investissement fulgurant, grâce à un schéma simple et robuste consistant à dupliquer son modèle initial et à envoyer, comme dans chacun des pays où il se développe, 150 cadres égyptiens, s’affranchissant ainsi des difficultés liées au recrutement et à la formation de cadres locaux. Or, en 2008, alors qu’il vient d’obtenir l’autorisation de construire une troisième usine, il décide soudain de vendre son groupe à Lafarge, dont il devient alors l’un des actionnaires de référence.

Rien ne change pour l’entreprise jusqu’à ce que le président Bouteflika dénonce dans un discours, au cœur de l’été 2009, les excès de l’ouverture aux investissements étrangers, en faisant expressément référence à Lafarge et à Orascom. Il reproche à ce dernier de s’être retiré sans consulter les autorités algériennes alors que le Groupe avait pleinement bénéficié d’aides publiques lors de son implantation. Ce discours est largement repris par la presse, qui reproche à Orascom cette plus-value indue et assimile cette vente à une trahison. En conséquence, le gouvernement prend des mesures qui vont dorénavant freiner les investissements étrangers.

Durant l’automne suivant, des émeutes anti-égyptiens éclatent dans le pays. Face aux risques encourus par ses 150 cadres expatriés, Lafarge fait le choix de tous les rapatrier. S’ensuit à la hâte une cascade de promotions des cadres algériens présents sur site afin de pourvoir au mieux aux exigences immédiates de la production, sans pour autant que leur capacité à tenir leur nouveau rôle soit assurée.

Sous le feu des projecteurs

Quelques temps auparavant, le président du groupe Lafarge m’avait fait part de sa décision de me confier la direction de cette branche algérienne, avec pour mission d’en « faire une référence ». J’arrive sur place le 2 janvier 2010, dans une entreprise récente, puisqu’elle n’a que 7 ans, mais dans laquelle les défis internes sont majeurs. L’intégralité de l’encadrement a disparu, les process sont défaillants et les fonctions imprécises, voire inexistantes, les performances industrielles sont très décevantes et l’entreprise peine à répondre à la forte demande. En outre, un immense malaise social y règne et les salariés s’interrogent sur l’ambiguïté de notre nouvelle identité, le nom d’Orascom restant toujours présent alors que la marque Lafarge n’apparaît pas officiellement. Le Groupe a en effet accepté le point de vue des équipes Orascom qui pensaient qu’un changement de nom risquait d’être contre-productif. Qui plus est, je suis confronté à des allégations diffamatoires visant mes équipes.

En externe, la situation n’est guère plus brillante. Un rapport sur l’image de l’entreprise met en évidence malaise et frustration, relayés par une presse au vitriol. Certaines administrations deviennent soudain très inquisitrices en matière fiscale ou financière. Comme je découvre tout juste l’Algérie, je n’ai pas accès aux indispensables réseaux et peine à être reçu par les responsables que je souhaite rencontrer. Ce froid politique est pesant. Lafarge est désormais sous le feu des projecteurs et, au regard de l’importance stratégique du ciment pour le pays, il nous est impossible d’y échapper.

Durant les six premiers mois, je vais connaître d’autres avanies. Dès janvier, je commence à perdre des licences d’exploitation pour des carrières, indispensables pour se procurer le calcaire nécessaire à tout cimentier, ce qui met le projet de troisième usine à l’arrêt et fait peser une menace sur la pérennité de celles en fonctionnement. Par ailleurs, alors que le départ brutal de l’encadrement me met au pied du mur, je dois faire face à l’impossibilité de trouver rapidement des remplaçants, le climat social étant très hostile à l’arrivée de nouveaux expatriés et le vivier de compétences locales dans nos métiers étant insuffisant.

Comme si tout cela ne suffisait pas, le marché algérien du ciment subit une forte pénurie, ce qui favorise une spéculation nourrie par une puissante mafia. Nous sommes donc sous pression. Notre politique commerciale fait alors l’objet de rumeurs malveillantes et une enquête conduit à la mise en examen de la majorité de nos attachés commerciaux. Mon directeur commercial, seul cadre égyptien restant, repart brusquement dans son pays, car il ne supporte plus la situation. Enfin, nous subissons au mois d’avril une grève dure accompagnée du blocage de certains de nos fournisseurs.

En résumé, au terme de ce premier semestre, le décalage entre la mission que m’a confiée mon président et la réalité du terrain est abyssal.

De la liste rouge au tapis rouge

Cinq années plus tard, l’entreprise est pourtant passée de la liste rouge au tapis rouge. Un certain nombre de points en témoignent. En premier lieu, elle a bénéficié d’une réhabilitation politique. Le président-directeur général de Lafarge a été reçu en audience par le Premier ministre algérien, pourtant peu enclin a priori à s’entretenir avec des patrons du secteur privé. Symbole de cette réhabilitation, Lafarge a obtenu l’autorisation de créer une nouvelle usine en partenariat avec le secteur public et les différents blocages avec les administrations ont successivement été levés. En rupture avec les pratiques passées, l’entreprise s’est engagée dans la création d’une chaîne de distribution au détail des matériaux de construction, a décidé d’installer en Algérie son quatrième laboratoire du développement et a lancé des projets de construction abordables. La marque Lafarge est désormais promue et devient un pôle d’attraction pour les diplômés algériens, formés en Algérie ou dans des grandes écoles françaises. Par ailleurs, la situation financière de l’entreprise se redresse spectaculairement, faisant d’elle le premier contributeur aux résultats du Groupe. Plusieurs points ont contribué à ce redressement auquel personne ne croyait.

Tout d’abord, il fallait reconstituer une équipe de direction. Cela m’a pris dix-huit mois. J’étais à la recherche d’une équipe qui puisse refléter la diversité du pays au sein de Lafarge. Cependant, d’un côté, la réputation sulfureuse de l’entreprise était un frein pour les candidats algériens. Par exemple, durant les premiers mois de l’année 2010, une rumeur disait que si les “colons” égyptiens étaient effectivement partis, ils allaient vite être remplacés par des “colons” français, avec toute la résonnance que cela pouvait avoir en Algérie. D’un autre côté, il n’y avait pas de vivier de candidats étrangers prêts à venir en Algérie.

Seule l’utilisation des réseaux au sein du Groupe aura finalement permis de trouver des candidats. Néanmoins, je n’aurai jamais réellement eu le choix, et aurai quasiment systématiquement choisi “celui ou celle qui avait envie”, outre un minimum de bagage.

Malgré ce choix par défaut, je me suis trouvé à la tête d’une équipe de direction improbable, mais formidable, réunissant six nationalités, cinq sensibilités différentes, des parcours variés et pas deux caractères a priori compatibles : cartésien diplômé d’une bonne école française, algéroise de bonne famille, ex-journaliste ayant arpenté les maquis pendant la guerre civile, franco-marocain habitué des antichambres du pouvoir arabo-musulman, etc. Leur seul point commun était une solide envie de s’investir dans cette aventure, envie qui s’est muée en passion au fil des années en les soudant face aux épreuves.

Des ressources humaines décisives

En dépit de ma méconnaissance du pays et de ses rouages, d’un marché du recrutement non structuré et en l’absence d’une fonction ressources humaines efficace en interne, le deuxième point essentiel du redressement a reposé sur la ressource humaine algérienne. Du fait de l’absence, dans le pays, d’un tissu industriel significatif et de formations, chaque membre de la nouvelle équipe de direction a été amené à s’impliquer personnellement dans la recherche de candidats opérationnels. Notre réputation commençant à s’améliorer, nous avons progressivement eu accès aux cercles algériens des diplômés de grandes écoles étrangères et j’ai ainsi eu l’opportunité de recruter quelques talents exceptionnels.

Cela a pris du temps. Cependant, recruter ne suffisant pas, il fallait également engager auprès des personnels en place un effort massif de formation, qu’elle soit technique dans les usines – afin de systématiquement les mettre aux standards internationaux du Groupe – ou managériale et commerciale. Plus important encore, il s’agissait d’apprendre à travailler ensemble, à “désîloter” l’organisation, à mobiliser les équipes autour d’objectifs communs, etc. Les réunions de management sont alors devenues des étapes fondamentales de la reconstruction. Jean-Maurice Vergnaud, coauteur du livre retraçant cette aventure1 et qui a accompagné l’équipe dirigeante pendant ces cinq années dans la transformation managériale de l’entreprise et la conduite de notre projet, a joué un rôle essentiel dans la réussite de ces réunions de management qui auront été des étapes clés de la transformation.

Avant que nous ne retrouvions une véritable attractivité, au terme de deux ou trois années, nous avons vécu une course permanente entre les besoins de formation et le rythme de développement rapide que nous imposions à l’entreprise. Les nombreux projets que nous lancions créaient sans cesse ces nouveaux besoins de formation, sans que jamais ceux-ci puissent être totalement satisfaits. Entre le manque de ressources et l’impossibilité d’attendre que tout soit parfaitement prêt, nous avons pris, en misant sur nos collaborateurs, des risques tels que j’ai rarement eu à en prendre dans ma carrière.

Le rôle de l’équipe de direction a été essentiel. Je lui ai fait confiance, lui ai donné sa chance et ai délégué des responsabilités à un niveau inédit. De cette prise de risque, j’ai eu un retour au-delà de mes espérances, comme jamais auparavant. Les jeunes leaders qui ont émergé à cette occasion m’ont fait part plus tard de l’impact que la confiance que je leur avais accordée avait eu sur eux. Ces jeunes cadres ont été un facteur puissant de transformation de l’entreprise.

Choisir de sexposer

Prendre la parole et m’exposer a été un choix délibéré, quoique contre-intuitif. L’écrivain Yasmina Khadra dit très bien qu’en Algérie, « si, par mégarde, on [est mis] sous les feux de la rampe, c’est pour mieux éclairer les snipers », ce qui explique que, souvent, les hommes d’affaires les plus prospères soient aussi les plus discrets.

M’exposer dans des médias, des séminaires privés ou des conférences officielles m’a cependant permis de faire comprendre qui nous étions, sachant que le faire par écrit ne suffisait pas et qu’il fallait aller à la rencontre des gens pour leur expliquer nos intentions en face à face. Il m’est ainsi arrivé de passer une journée à voyager pour rencontrer, une demi-heure durant, un responsable local dans le seul but qu’il puisse mettre un visage sur le nom de l’entreprise avant de prendre une décision. Il s’agissait également de dire, par le biais de notes, d’audiences ou d’articles de presse, ce que nous allions faire. Où que ce soit, je n’ai jamais travaillé de manière aussi transparente vis-à-vis des autorités et des administrations. Une fois le redressement entamé, je me suis appliqué à faire partager ma conviction que cela valait vraiment la peine d’investir en Algérie.

Tout cela a été loin d’être un long fleuve tranquille. Si j’ai rencontré, par exemple dans l’Administration, des gens exceptionnels, bienveillants même quand ils n’avaient pas la clé de votre problème, j’ai aussi croisé des personnes, dans des cercles variés, qui prétendaient vous vouloir du bien, mais dont le faux-semblant masquait l’absence de contreparties sincères et de volonté de bien faire.

Il m’a également fallu être présent auprès de mes 2 500 collaborateurs, en me faisant connaître et en apprenant à les connaître. Toute l’équipe de direction et moi-même avons organisé en ligne, en plus des visites sur site et souvent indépendamment des hiérarchies, des rencontres particulièrement intenses avec les personnels, dont le rôle fédérateur a été primordial.

Cependant le défi principal restait lié à la profondeur de l’entreprise et à la faiblesse de son management intermédiaire. En 2013, nous avons subi une grève difficile dont nous avons toutefois tiré comme principal enseignement que notre message n’atteignait pas tout le corps social de l’entreprise, ce qui nous a amené à redoubler d’efforts et à porter ce message au plus près des salariés.

« Une société, dynamique et performante, qui a du cœur »

Cette double exposition, quoique contre-intuitive, aura donc finalement contribué, fût-ce modestement, à la restauration de l’image de l’entreprise. Elle nous a également permis de partager la vision que nous avions définie pour l’entreprise, ce qui va se révéler déterminant pour son attractivité vis-à-vis de l’extérieur et, en interne, pour la motivation des salariés.

Pour un dirigeant, affirmer sa vision du futur de son entité implique de la faire partager. En l’occurrence, il fallait répondre à trois préoccupations. La première portait sur notre identité : qui sommes-nous ? La deuxième était de donner du sens à ce que nous faisions. La troisième était de permettre aux collaborateurs de s’approprier leur entreprise.

Cette vision a été formulée ainsi : « Une société citoyenne, au service actif du développement de l’Algérie, à qui il tient à cœur d’être une référence en matière de sécurité et de performance, qui soit un employeur rêvé pour les Algériens et le meilleur partenaire possible pour ses clients, une société, dynamique et performante, qui a du cœur. »

Cette vision était un pari et s’accompagnait évidemment de tous les doutes possibles au sein de l’équipe de direction. Cependant, lors d’une réunion organisée avec le support de Jean-Maurice Vergnaud, alors que nous imaginions la une des journaux relatant les futurs succès de l’entreprise, une alchimie s’est produite entre les participants. Ce qui leur paraissait utopique jusque-là a soudain insufflé du sens à leur action et tous se sont approprié cette vision avec un enthousiasme croissant.

Pascal Croset dit : « Ce que les hommes peuvent faire quand ils sont tirés par un rêve est sans commune mesure avec ce qu’ils font par nécessité, habitude ou crainte. »2 Cette citation rend précisément compte de ce que nous avons vécu. Ce que j’ai alors constaté, c’est la résonnance dans le pays qu’a eu le fait d’avoir mis la dimension humaine au centre de notre action, à travers l’attention que nous portions à la sécurité, à notre rôle d’employeur et à la fonction sociétale de l’entreprise. Cela a permis aux équipes de faire le lien entre leur envie de contribuer au bien collectif de l’Algérie et le sens de leur travail quotidien. Des années après mon départ, une ancienne collaboratrice résumait cet état d’esprit en disant que nous étions alors « un collectif investi dans une même mission ». À ce jour, cette aventure reste une expérience unique dans ma carrière.

Bâtir un plan daction

L’un de mes soucis était que, si je ne donnais pas un contenu à cette vision, elle retomberait très vite. Il fallait donc un plan d’action. Compte tenu de l’adversité à laquelle nous devions faire face, il n’était pas question de dérouler un business case standard. Il était avant tout nécessaire d’écouter pour comprendre ce qui ferait sens dans l’environnement particulier de ce pays. Ce plan a donc pris la forme d’un apprentissage au fil de l’eau, afin de tirer empiriquement les leçons de nos échecs pour mieux les anticiper.

À mon arrivée en Algérie, mon bagage était un puzzle constitué d’expériences variées, d’où j’ai tiré quelques éléments essentiels. Je venais de la direction de la filiale polonaise et j’étais imprégné des valeurs de Lafarge. Dès mon arrivée, j’ai eu la conviction que, si je voulais que l’entreprise survive, il fallait que les Algériens se l’approprient. Pour que les différents éléments du plan d’action puissent fonctionner, il fallait donc que nous nous démarquions impérativement des accusations d’opportunisme cynique portées en 2009 contre Orascom. Pour cela, il fallait réussir à faire coïncider les intérêts propres de l’entreprise avec les intérêts – supérieurs – du peuple algérien.

Cette démarche est passée par un effort considérable en matière de sécurité, avec un souci constant d’exemplarité. Par exemple à l’occasion d’un grave accident, en 2012, nous avons pris la décision d’affréter un avion sanitaire afin d’évacuer en urgence un salarié grièvement brûlé, lui sauvant ainsi la vie.

Ensuite, nous avons poursuivi notre politique d’investissement, la nécessité d’investir à long terme étant inscrite dans les gènes de Lafarge. Nous avons, en particulier, consacré beaucoup de temps et de moyens à la construction, en partenariat avec un entrepreneur privé algérien, d’une nouvelle usine. Il nous fallait contribuer à l’effort requis pour adapter l’offre à la demande croissante du marché intérieur algérien.

Le troisième point a été de participer significativement à la lutte contre la spéculation, en considérant qu’elle ne relevait pas exclusivement de l’action des autorités publiques, mais que nous devions également y contribuer, en particulier à travers notre politique commerciale. Cela a évidemment été source d’innombrables pressions sur nous…

Nous avons également choisi de nous engager dans des activités innovantes, permettant des partages de savoir-faire répondant à une vraie attente de nos interlocuteurs. Cela a été le cas avec l’antenne de notre laboratoire de la construction, en particulier pour développer le concept de logements abordables. Nos équipes arrivaient ainsi à se projeter dans un futur dont ils avaient une vision désirable et à percevoir la contribution que nous apportions au développement de leur pays.

La formation a aussi été l’objet d’efforts considérables, tant en interne qu’en externe, en engageant, par exemple, des formations de vendeurs avec certains de nos clients.

Le recrutement a contribué non seulement à l’algérianisation de l’entreprise et de son encadrement, mais aussi à l’évolution de ses relations avec son écosystème, grâce à la multiplication de partenariats locaux ainsi qu’à notre engagement auprès d’entrepreneurs et de clients étrangers pour les inciter à localiser leur activité en Algérie.

Enfin, nous avons démontré notre engagement constant en matière de préservation de l’environnement.

Toutes ces actions ont eu pour bénéfice de mieux ancrer l’entreprise dans le pays, en faisant en sorte que d’autres que nous aient intérêt à ce que l’entreprise soit stable et se porte bien. J’avais acquis, en Europe centrale, la conviction que l’investissement direct étranger peut avoir un impact positif sur le tissu économique local ; il m’appartenait donc d’en faire la démonstration à travers ma contribution en Algérie.

Ce plan d’action a également eu pour bénéfice interne de permettre à nos jeunes salariés de réaliser que les éléments de la vision étaient concrètement en cours de réalisation. Ceci a été un facteur d’appropriation de l’entreprise par ces jeunes, donnant à leur action une dimension sociétale transcendant le simple business et leur apportant une indéniable fierté identitaire.

Le choix du mouvement

En filigrane, le choix du mouvement apparaît comme ayant été extrêmement structurant. En 2010, nous aurions pu nous contenter de consolider tout ce qui devait l’être avant de penser à aller de l’avant. Or, paradoxalement, nous avons choisi de mener les deux simultanément. C’était la condition essentielle pour que nous puissions être crédibles, en interne comme en externe, et que notre vision soit perçue comme autre chose qu’un simple slogan. Les grands écarts ont été incessants entre ressources disponibles et projets à réaliser. En 2013, nous étions engagés dans une trentaine de projets en simultané : investissements, nouvelles gammes de produits et de services, innovations, développement de terminaux et de notre logistique, engagement sociétal, etc.

Malgré notre faiblesse intrinsèque de départ, ce mouvement que nous avons imprimé à l’organisation a été une caractéristique majeure de cette aventure. Il a également été une source d’enseignements qui, avec le recul, a amené notre directeur industriel à dire : « Il y a, a priori, beaucoup de risques à se lancer sans retenue dans un projet ambitieux. A posteriori, c’est cependant la seule façon de profondément fonder les choses. » On peut sans doute en débattre, mais, dans notre situation particulière, le choix du mouvement a réellement été fructueux.

Des luttes pour le pouvoir

Outre ces choix délibérés, nous avons eu à subir des problèmes imposés par l’extérieur. Nous avons ainsi subi une crise sociale et une lutte pour le contrôle du pouvoir au sein de l’entreprise. Nous avons dû faire face à une situation schizophrénique entre notre dynamique de redressement et les difficultés quotidiennes durables rencontrées dans les usines, qui nous donnaient le sentiment d’être régulièrement tirés en arrière.

Paradoxalement, nous avions des équipements neufs, mais des performances à la traîne, un déficit de compétences et un besoin d’investissements complémentaires. Ensuite, il nous était difficile d’attirer des managers qualifiés, non seulement pour faire fonctionner les équipes, mais aussi pour développer les capacités de l’organisation. Notre histoire algérienne aura été rythmée par de grandes ou de petites grèves, des blocages d’usines, des actions de spéculateurs, etc. Régler au jour le jour ces micro- ou macroconflits aura pris un temps considérable. Pour répondre à ces défis, nous avons travaillé selon trois axes.

Le premier a évidemment été de réaliser un effort majeur d’investissement pour améliorer la production des usines et leurs performances, en particulier à travers la formation. Malgré ces difficultés, grâce aux quelques managers de bon niveau qui ont partagé leur savoir-faire, la production a augmenté de plus de 25 % en quelques années.

Le deuxième axe de travail a consisté à faire face aux luttes de pouvoir. Les grèves de 2013 ont révélé que la source des conflits n’était pas que dans le corps social, mais relevait aussi, au sein de chaque usine, des agissements de certains cadres dont les évolutions de l’entreprise menaçaient les sphères d’influence respectives, voire les petits trafics. Identifier, isoler et, parfois, oser sortir ces fauteurs de troubles tout en gardant le soutien de la majorité a été un travail long et difficile.

Le troisième axe a été d’embarquer les équipes dans la dynamique globale de l’entreprise, chose que nous avons d’abord réussi, en 2013-2014, dans l’une des usines lorsque l’ensemble de l’effectif s’est désolidarisé des fauteurs de trouble qui avaient entamé une pseudo-grève de la faim. Cette motivation du collectif reposait évidemment sur notre vrai travail d’écoute.

Desserrer létau de la spéculation

Le deuxième problème auquel nous avons été confrontés a été de servir le marché en desserrant l’étau de la spéculation. Cela nous a demandé une refonte complète de notre portefeuille de clients face à l’ingéniosité des spéculateurs et la nature imprévisible de certains de leurs réseaux. Ainsi, un jour, j’ai reçu une note manuscrite d’un ministre français dans laquelle il s’inquiétait que telle “petite dame” de l’arrière-pays algérien ne parvienne pas à ouvrir un compte client chez nous. Vérification faite, il s’est avéré que cette personne n’était que le prête-nom d’un spéculateur, pour qui elle devait acheter des matériaux à Lafarge afin qu’il les revende ensuite, dans le contexte général de pénurie, à ses propres clients pour un montant évidemment bien supérieur. Ce cas illustre le type de pressions auxquelles nous avons dû résister. Pour échapper à cette spéculation, nous sommes passés d’un système de vente en sortie d’usine à un service de distribution au détail et de livraison au client final, et nous avons élargi nos gammes à des produits non soumis à la spéculation, comme le béton. Certaines de nos initiatives, dictées par le souci constant d’être utiles pour le pays, n’ont pas toujours été directement rentables, mais elles ont été indirectement bénéfiques pour notre image et notre stabilité.

Quand, en 2017, certains nous ont reproché notre décision d’augmenter nos prix et ont saisi les autorités de la concurrence, celles-ci, dont les décisions sont publiques, ont rendu un véritable acte de reconnaissance de notre action en stipulant, dans les attendus de leur décision, qu’au regard des efforts et des investissements que nous avions réalisés afin de modérer les effets de la spéculation et de réduire les coûts des produits au détail au profit du consommateur final, la hausse de prix que nous demandions était modeste et légitime.

À l’issue de ces années, la transformation commerciale de l’entreprise était donc bien entamée, car notre engagement de servir le pays avait gagné en crédibilité et servait en retour notre ambition entrepreneuriale.

Ça en valait la peine !

L’aventure que nous avons vécue est, par nature, unique et n’autorise pas à en extrapoler des principes universels. Elle suscite cependant en moi quelques réflexions.

Évidemment, j’en ai tiré quelques acquis en matière de réhabilitation d’entreprise, de mise en place de dynamiques nouvelles, de redressement d’une situation financière, de développement des compétences, etc. Ceci étant, aucune réussite n’est pérenne ni n’appartient à son dirigeant, et chacune doit constamment être adaptée aux fluctuations de son environnement.

Par ailleurs, j’ai été convaincu du potentiel et de l’attractivité de l’Algérie pour un investisseur qui ose s’en donner les moyens. Ce n’est pas un pays où l’on peut faire un voyage d’affaires et repartir contrats en poche. Il faut y être présent, y passer du temps, s’investir personnellement, mais il en vaut la peine. La jeunesse du pays est une grande source d’espoir non seulement pour l’économie algérienne, mais aussi, indirectement, pour l’économie française, pour peu qu’on lui fasse confiance et qu’on lui donne les moyens d’agir.

Ma troisième réflexion porte sur le rôle du leader dans les organisations. J’ai été en proie au doute un nombre incalculable de fois, mais souvent aussi, j’ai été déterminé à garder le cap et à résister au chaos coûte que coûte. Si je n’ai pas été “pendu”, je le dois à mon équipe, ainsi que, sans doute, à quelques ingrédients humains qui me sont propres. Je ne pense évidemment pas avoir été un manager idéal. Je pense néanmoins que nous avons tous été reconnus comme étant sincères, intègres et respectueux des engagements pris et de la parole donnée. Nous avons été fidèles aux valeurs du groupe Lafarge pour construire notre identité collective, en particulier en facilitant l’insertion des jeunes dans l’entreprise et en gardant en permanence la porte ouverte à toute personne souhaitant me parler. Les trois caractéristiques que sont la sincérité, l’intégrité et l’ouverture ont été essentielles pour assurer notre crédibilité.

Si notre aventure s’est soldée par un succès, fût-il imparfait, c’est parce qu’elle a répondu aux attentes d’une jeunesse qui, en Algérie comme ailleurs, et plus que par le passé, est à la recherche de sens. La conjonction entre le sens donné à l’action et ces ingrédients humains, dans le contexte qui fut le nôtre, est sans doute ce qui a permis à ces jeunes Algériens de nous faire confiance et d’avoir envie de rejoindre l’entreprise pour contribuer à la réhabiliter.

À titre personnel, je m’interroge sur le sens de cette aventure de cinq années sans répit, durant lesquelles j’ai mis entre parenthèses ma vie familiale. Avec le recul, transmettre est ce qui a eu le plus de sens pour moi. Si j’ai pu semer quelques graines de confiance chez ces jeunes Algériens et leur donner la conviction du service, alors, oui, cette aventure aura eu du sens.

1. Luc Callebat, Jean-Maurice Vergnaud, Entreprendre, donc servir – Carnet de route d’un dirigeant d’entreprise (Algérie 2010-2014), Éditions Manitoba, 2021.

2. Pascal Croset, L’ambition au cœur de la transformation – Une leçon de management venue du Sud, Dunod, 2012.

Débat

Un intervenant : Pour recruter des talents dans une entreprise à la réputation aussi controversée et à l’avenir incertain, vous dites qu’il a fallu leur raconter une histoire qui leur donne envie de venir. Quelle était donc cette histoire ?

Luc Callebat : Cette histoire, qui était au début une “part de rêve” du dirigeant, était celle décrite par la vision : une entreprise citoyenne, au service du développement de l’Algérie, une société algérienne avec un projet sociétal.

Paradoxalement, et bien que douloureux, le départ des expatriés égyptiens a été une chance, parce qu’ils ne s’intégraient pas et restaient à l’écart du personnel algérien. Cette attitude était un frein majeur à la transmission des compétences et à l’algérianisation de l’encadrement, qui était une nécessité absolue pour une entreprise aussi stratégique.

En 2010, il régnait dans le pays une pénurie de ciment, alors que le pays était engagé dans un effort de reconstruction important avec de grands projets de développement de l’habitat pour répondre aux besoins pressants d’une population en forte croissance. Si l’entreprise produisait déjà plus du tiers du ciment national à mon arrivée, cette production s’était hissée à 45 % lors de mon départ. Notre vision s’appuyait en partie sur ce résultat pour crédibiliser notre volonté de contribuer au développement du pays. Cela a eu une résonnance quantitative, car je répétais régulièrement qu’un logement sur deux était construit avec les matériaux que nous fournissions, mais également qualitative dès lors que nous nous sommes engagés, avec notre laboratoire, dans la création de logements à la fois abordables et de meilleure qualité.

Cependant, si nous avons pu attirer les talents que vous évoquez, c’est aussi parce que notre vision allait au-delà de cet objectif de reconstruction du pays. Sa dimension humaine et sociétale, ainsi que les valeurs qui la sous-tendaient ont été un puissant facteur de motivation pour tous ceux qui nous ont rejoints.

Int. : La diversité de votre équipe est-elle due au seul fait que vous ayez recruté les premiers que vous avez trouvés ?

L. C. : En réalité, j’ai recruté les seuls qui ont eu envie de venir, ce qui était leur unique point commun ! Ma principale inquiétude était de savoir si leur bagage serait suffisant. Le cœur de cette équipe a tenu, mais mon premier directeur marketing n’a résisté que six mois avant de partir de lui-même et j’ai usé trois directeurs des ressources humaines en cinq ans. Je n’ai mesuré leur capacité à travailler ensemble qu’au fil du temps et des difficultés, bien qu’ils se soient toujours retrouvés sur les questions essentielles. Cette diversité, de par la force de caractère dont ces personnes ont fait preuve, était nécessaire dans ce contexte, quoique sans doute non reproductible.

Le général aux confins de lempire

Int. : Votre histoire est celle du général aux confins de l’empire qui, lorsqu’il est abandonné à lui-même par ceux qui l’y ont envoyé, finit par y devenir roi. En Algérie, vous êtes de fait devenu un patron de plein exercice. Bien que n’y ayant pas été préparé, n’avez-vous pas alors rempli une véritable fonction politique ?

L. C. : Après la déception créée par le départ d’Orascom, les autorités algériennes doutaient de la viabilité de l’entreprise et ont pris le temps de voir ce que j’allais faire. Il fallait que je tisse ma propre toile et que je fasse la preuve de ma bonne foi. Mon expérience polonaise m’avait appris que le succès ne serait au rendez-vous que si les Algériens s’appropriaient cette entreprise. Les autorités avaient à notre égard une attente évidente afin que nous formions la jeunesse et que nous lui transmettions nos savoir-faire, d’autant que le ciment que nous produisions était stratégique pour le pays. Si faire de la politique, c’est dépasser l’optimisation des bénéfices de l’entreprise afin de répondre aux attentes des citoyens, alors peut-être en ai-je effectivement fait.

Aslan Chikhaoui : Au-delà de sa performance managériale, je peux témoigner, en tant qu’observateur algérien et directeur depuis trente ans du Centre d’études et de conseil en stratégie d’Alger, que le livre de Luc Callebat est d’une grande sincérité. Il a su comprendre la société algérienne et se faire accepter par elle en répondant à ses attentes. Dès lors qu’un expatrié arrive en Algérie, il est sans cesse en observation et les “snipers” sont là pour détecter la moindre faute sociétale. Il ne suffit donc pas d’investir, encore faut-il s’investir personnellement, ce qu’il a parfaitement su faire en étant présent, en permanence, à tous les niveaux de la société algérienne. Présence, patience et persévérance, cette règle des 3P s’applique parfaitement à l’approche de la complexité algérienne dont il a su décrypter les attentes, sans arrogance et en se gardant bien d’être un donneur de leçons.

Int. : En quoi une expérience d’une telle intensité vous a-t-elle changé en tant qu’homme et en tant que dirigeant ?

L. C. : Dans cette aventure, l’affect a été omniprésent. Avant cette expérience algérienne, je me voyais comme un business manager, maîtrisant les bonnes pratiques du Groupe. Désormais, j’ai pris du recul par rapport à cette dimension et je suis beaucoup plus sensible à l’aspect humain du rôle d’un dirigeant, dans la responsabilité qu’il assume, en particulier dans le choix de ses collaborateurs et dans la préparation de sa succession.

Élargir le champ des possibles

Jean-Maurice Vergnaud : En tant qu’accompagnateur de l’équipe dirigeante et coauteur du livre de Luc Callebat, je me suis rendu compte qu’au-delà de la confiance qu’il a donnée et reçue, il s’est émerveillé de l’engagement, de la créativité et de la capacité à relever des défis incroyables de ceux à qui il avait choisi de confier les rênes de l’entreprise. Je crois qu’il y a là une sorte de face cachée du leadership : cette forme de gratitude envers ceux qui sont allés au-delà des espérances qu’il avait mises en eux a eu un effet amplificateur de leur engagement.

L. C. : Il n’y a rien de plus gratifiant pour un patron que de voir ses jeunes collaborateurs prendre leur essor en dépassant ses attentes et en le surprenant.

Int. : En rejoignant Lafarge en Algérie en 2012, je n’ai pas tant intégré une entreprise de renommée internationale qu’adhéré à un projet ambitieux pour mon pays et inscrit dans la durée. Je peux témoigner de la capacité de Luc Callebat à observer, analyser et comprendre les Algériens et le contexte d’affaires complexe, ambigu et particulièrement contradictoire dans lequel il a mené sa mission. Une de ses forces est qu’il a su se rapprocher de ses équipes algériennes de façon humble et authentique, gagnant ainsi leur respect et leur adhésion à son projet.

Karim Bensallah : Luc Callebat a également su nous inciter à nous challenger et à prendre des initiatives. Il a ainsi élargi le champ des possibles en nous amenant à proposer de multiples projets face aux attentes du pays et, surtout, à y prendre plaisir. Nous étions dans une dynamique d’intelligence et d’efficience collective.

L. C. : Je n’aurais jamais osé penser ou dire qu’un étranger puisse comprendre l’Algérie. J’ai surtout compris qu’une telle démarche est suffisamment complexe pour que l’on doive toujours garder un certain recul par rapport à la compréhension que l’on pense avoir d’une situation donnée.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE