Exposé de Cyrille Carillon

L’Oréal emploie 85 000 personnes réparties dans 150 pays et son chiffre d’affaires s’est élevé à 28 milliards d’euros en 2020. Le Groupe comprend 35 marques et détient plus de 500 brevets, grâce à un département de recherche et innovation qui compte plus de 4 000 personnes. La force de L’Oréal tient à sa capacité à associer sciences et créativité, recherche et marketing.

Une stratégie dacquisition déjà ancienne

Une partie de la croissance du Groupe tient à la stratégie d’acquisition qu’il a adoptée dès les années 1960 avec, par exemple, le rachat de Lancôme en 1964 et de Garnier en 1965. En 1993, c’est le tour de Redken, une marque américaine de produits professionnels vendus aux coiffeurs et stylistes, puis, en 1996, de Maybelline, qui sera fusionnée quelques années plus tard avec la marque française de maquillage Gemey. En 2000, L’Oréal acquiert Kiehl’s, une marque new yorkaise confidentielle dont le chiffre d’affaires mondial s’élève aujourd’hui à plus d’1 milliard de dollars, ainsi que Matrix, également spécialisée dans les produits professionnels. Cette politique s’accélère fortement au cours des années suivantes, avec notamment, en 2015, le rachat de la marque brésilienne Niely et de cinq marques américaines, NYX Professional Makeup en 2014, IT Cosmetics en 2016, CeraVe en 2017, Pulp Riot en 2018, Thayers en 2020. La position du Groupe se renforce sur les parfums grâce aux achats d’Yves Saint Laurent (2008), Atelier Cologne (2016), Valentino (2019), Azzaro (2020), Mugler (2020) et Prada (2021). Enfin, le Groupe investit en Asie avec Shu Uemura en 2002 et, plus récemment, Takami, au Japon (2021), ou Style Nanda, en Corée (2018).

Devenir le meilleur intégrateur de marques de beauté

Selon notre nouveau directeur général, Nicolas Hieronimus, qui a succédé à Jean-Paul Agon : « L’Oréal s’est doté du portefeuille de marques le plus riche et le plus diversifié dans l’industrie de la beauté. Toutefois, intégrer de nouvelles marques demande de l’attention, des efforts et de la coordination de la part de l’ensemble de l’entreprise. Notre but est de faire de L’Oréal le meilleur intégrateur de marques dans le monde de la beauté. »

Nous ne sommes en effet pas les seuls à avoir adopté cette stratégie d’acquisition. Très souvent, nous nous retrouvons en concurrence avec Estée Lauder, LVMH, Unilever ou Henkel, mais également avec de nouveaux acteurs venus du private equity, comme TSG Consumers Partners ou TPG Capital. Or, les offres financières de ces concurrents sont similaires aux nôtres. Ce sont donc des critères émotionnels ou liés à la réputation qui font la différence, d’où l’importance que les fondateurs des sociétés rachetées soient rassurés sur le fait qu’ils confient leur “bébé” à un groupe respectueux de la marque et des équipes.

Avant l’élaboration de la méthode d’intégration que je vais vous présenter, chaque zone géographique ou division procédait comme elle le souhaitait. Cela a pu mener à des prises de risques inconsidérées, que ce soit dans le domaine financier, dans celui des ressources humaines ou à propos de lancement de nouveaux produits. C’est pourquoi j’ai été chargé de définir un cadre commun à toutes les marques et à toutes les zones. Dans le cadre de mes fonctions de Chief Integration Officer du Groupe, je viens en appui aux équipes locales et je veille à la mise en œuvre de l’“Integration Playbook”.

Des avantages compétitifs à préserver

Loin de chercher à “broyer” la marque rachetée pour l’incorporer à L’Oréal, notre volonté est d’amplifier ses avantages compétitifs, de les partager avec les autres marques du Groupe et d’unir nos forces afin de la développer.

L’un des premiers avantages compétitifs des marques indépendantes que nous rachetons depuis quatre ou cinq ans est le caractère souvent très charismatique de leurs fondateurs. C’est le cas, par exemple, pour Jamie Kern Lima, créatrice de IT Cosmetics. Cette ancienne journaliste de la télévision américaine souffrait d’une rosacée héréditaire, doublée d’une hyperpigmentation. Ne trouvant aucune solution cosmétique adaptée à ses problèmes de peau, elle a créé ses propres produits, en s’entourant des meilleurs dermatologues et chercheurs-cliniciens spécialistes des pathologies inflammatoires cutanées. Elle présentait ses produits à la télévision en apparaissant avec et sans maquillage pour témoigner de leur efficacité. Comme son visage est vu et reconnu à l’écran par des millions de consommatrices, il incarne la marque. De même, lorsque Essie Weingarten, la créatrice de la célèbre marque éponyme de vernis à ongles, dit « Essie, c’est moi », on ne sait plus si elle parle de la marque ou d’elle-même. Ces fondateurs ont tous un point commun : ils ont un talent pour raconter des histoires. Leur discours est ainsi perçu auprès des consommatrices comme authentique et crédible.

Le deuxième grand avantage de ces sociétés est qu’elles sont animées de l’esprit start-up. Dans ces petites entreprises de 20 à 50 personnes, l’ensemble des informations sont disponibles en temps réel et partagées de manière non structurée. Tous les employés ont accès au fondateur, qui est omnipotent. Les décisions se prennent donc très rapidement, grâce à des touch points rapides et fréquents. À l’inverse, les multinationales sont organisées en silos, avec des départements distincts et spécialisés, des grands rendez-vous annuels, des revues de marque formatées, etc.

De même, les marques indépendantes n’ont aucun dogme sur le choix des circuits de distribution et vendent leurs produits là où elles pensent que les consommateurs achètent, alors que nous avons une approche très structurée avec des divisions spécialisées par circuit de distribution.

Par ailleurs, elles savent jouer la carte des réseaux sociaux, et notamment celle des influenceurs qui s’expriment sur YouTube, TikTok ou Instagram, alors que L’Oréal avait pour habitude de faire appel à des ambassadeurs ou ambassadrices parmi des personnalités déjà connues.

Non seulement ces marques recourent à l’e-commerce, mais elles cocréent des produits avec leurs clients. Ainsi, la marque NYX Professional Makeup demande aux consommatrices quelles sont les couleurs dont elles rêvent, organise des concours, cocrée les produits avec les plus créatives d’entre elles et utilise les réseaux pour les vendre. On peut presque parler de crowd creation.

De son côté, IT Cosmetics développe des produits à la demande d’un distributeur, qui souhaite, par exemple, proposer une gamme d’accessoires pour le maquillage. Si le produit rencontre son marché, l’entreprise commercialisera ensuite plus largement cette gamme de produits nouvellement créée.

Par ailleurs, ces marques mettent très rapidement leurs produits sur le marché, pour deux raisons : non seulement leurs circuits de décision internes sont très courts, mais elles font souvent appel à des sous-traitants qui assurent à la fois la R&D et la production. Il y a quinze ans, le “ticket d’entrée” sur le marché était cher : une société qui voulait lancer une gamme de produits devait embaucher des scientifiques, se doter d’une ligne de production, etc. Aujourd’hui, toute cette partie est sous-traitée et l’entreprise se concentre essentiellement sur le marketing, le digital et le commercial.

Dans ce contexte, le développement produit et l’acte d’achat sont simplifiés. Lorsqu’un fondateur rencontre un sous-traitant en Corée et apprécie l’un de ses produits, il le teste, fait modifier la formule et l’affaire est conclue d’une poignée de mains. Une multinationale voudra au préalable vérifier les ingrédients, s’assurer de leur innocuité, acquérir la propriété de la formule, etc. Tout cela prend énormément de temps.

Dincontournables règles

L’art de l’intégration consiste à préserver ce qui fait la force de ces marques, tout en leur appliquant un certain nombre de règles incontournables, qu’elles soient externes ou internes.

Le marché de la beauté est de plus en plus règlementé, sur tous les continents et dans tous les domaines : revendications produits, normes de qualité, santé et sécurité des employés, normes comptables, taxes, protection des marques, protection des données des consommateurs, etc. Or, les sociétés que nous acquérons ont souvent une connaissance et une pratique incomplètes de ces règles.

En rejoignant L’Oréal, elles doivent également s’aligner sur nos propres standards, souvent beaucoup plus contraignants que les règles locales. Par exemple, dans le domaine des ressources humaines, notre programme Share&Care prévoit pour les salariés un niveau de protection minimum partout dans le monde.

Certaines de nos règles sont non négociables, comme la performance ou la qualité de nos produits et services, qui ont fait notre réputation ; les principes éthiques (transparence, respect, intégrité et courage) ; nos engagements en faveur de l’environnement, formalisés dans le programme « L’Oréal for the future », qui s’appliquent à toute notre chaîne de valeur, depuis les fournisseurs jusqu’aux consommateurs ; l’interdiction de tout compromis sur la sécurité, qui peut nous amener à modifier certaines formules, quitte à dégrader la performance du produit ; et enfin, la protection des données des consommateurs.

L’acquisition d’une entreprise marque le point de départ d’un chantier de transformation qui vise à la mettre en cohérence avec l’ensemble de ces règles.

Lintégration, un exercice difficile

L’exercice n’a rien d’évident et, tout au long du processus d’intégration, nous devons nous assurer d’apporter à l’entreprise les bénéfices qu’elle en attend, tout en réduisant au minimum les inévitables inconvénients. Ceux-ci sont d’autant plus sources de frictions qu’en général, ils ne sont pas clairement annoncés au fondateur lors du rachat.

Les bénéfices d’une acquisition pour l’entreprise qui en fait l’objet sont nombreux et connus : internationalisation ; plateforme lui permettant d’exporter ses produits ; nouvelles capacités d’investissement, d’expertise, de recherche et d’innovation ; nouvelles capacités industrielles ; standards de qualité ; protection des employés ; etc.

Du côté des inconvénients, l’intégration a d’abord pour effet de mettre en évidence le fossé culturel entre les deux entreprises, d’autant plus large que la société rachetée est jeune et de petite taille. Par exemple, lorsque l’on parle de qualité chez L’Oréal, on pense à un système reposant sur des normes, des tests, des analyses, des dossiers. Dans une petite entreprise, la preuve que les produits sont de qualité repose sur le fait que l’on n’a jamais reçu de plainte de la part d’un consommateur.

Une autre source de frictions est de faire passer le fondateur du statut de président omnipotent à celui d’employé. Il doit désormais rendre des comptes, attendre des décisions prises lors de réunions internationales, se heurter à un patron fonctionnel qui lui explique que tel produit ne pourra pas être lancé, car ses matières premières ne sont pas agréées par le Groupe.

De plus, la gestion des fournisseurs fait l’objet de dispositifs de contrôle et de reporting plus exigeants, la charge de travail pesant sur les équipes s’alourdit, etc.

Tout cela conduit certains salariés de l’entreprise rachetée à se décourager et à démissionner, quand ce n’est pas le cas du dirigeant lui-même. Ces départs sont inévitables : certains préfèrent le mode de fonctionnement des start-up à celui des multinationales, ce qui est normal et respectable. Ce que l’on sait moins, c’est que l’exercice d’intégration est tellement difficile et génère tant de tensions qu’il arrive que les managers “loréaliens” chargés d’accompagner la transformation décident de quitter le Groupe également.

Six principes pour favoriser la réussite de lintégration

Nous avons identifié six grands principes pour favoriser la réussite de l’intégration de l’entreprise.

Le premier peut paraître évident. Du côté de L’Oréal, nous devons commencer par nous mettre tous d’accord sur ce que nous voulons faire, la vitesse à laquelle nous souhaitons intégrer l’entreprise, les fonctions que nous souhaitons intégrer ou non. Pour m’assurer de l’alignement entre les différentes parties prenantes, je participe à toutes les due diligence du Groupe et je fais formaliser un document qui explicite les options retenues et qui sera présenté au PDG pour la décision finale. Ce document précise, par exemple, si le fondateur restera dans l’entreprise et, dans l’affirmative, combien de temps, à qui il devra rapporter, si une cellule de marketing dédiée à l’expansion internationale doit être créée et si elle sera dépendante du fondateur ou non, qui sera en définitive le patron de la marque, si le Groupe doit désigner un directeur des opérations et un directeur de la qualité, s’il faut créer des usines, des laboratoires, des centrales de distribution, si les produits seront, à terme, fabriqués en interne et à quel horizon, etc. Ce document est fondamental et servira de feuille de route pendant les deux, trois ou quatre années que durera l’intégration.

Un deuxième grand principe consiste en ce que toutes les fonctions du Groupe et tous les pays importants soient représentés lors de la due diligence. Certaines fonctions ont tendance à être oubliées, comme les opérations, alors qu’elles peuvent apporter de bonnes nouvelles (« Si la production est assurée dans nos usines, on gagnera 20 ou 30 % sur le coût de revient et on pourra réinvestir la différence dans la marque ») ou, au contraire, mettre en garde sur un fournisseur qui n’est pas fiable. De même, le représentant d’un pays peut alerter sur le fait qu’une grande partie des ventes de la marque se font sur le marché gris, signe qu’elle n’est pas aussi saine qu’il y paraît.

Troisièmement, il faut prévoir dans le business plan le coût de l’intégration, qui va nécessiter des équipes dédiées, d’éventuels consultants, des investissements informatiques ou industriels, l’affectation d’un directeur général adjoint, d’un directeur financier et d’un directeur de la qualité, voire d’un directeur général. Au total, le coût peut parfois s’élever à plusieurs millions de dollars.

Le quatrième principe est la contrepartie du précédent : nous devons également réfléchir à toutes les synergies qui permettront de réaliser des économies, notamment sur les fonctions support.

Cinquièmement, pendant la due diligence, il faut veiller à collecter toutes les informations nécessaires. J’ai élaboré pour cela une méthodologie qui comprend une série de listes et de questionnaires.

Enfin, une acquisition peut porter sur l’ensemble de la société ou seulement sur certaines parties de l’entreprise. Dans ce dernier cas, il faudra procéder à des “dégrafages” par rapport à la société d’origine et il est important d’évaluer l’impact que cela peut avoir sur le déroulement de l’intégration.

Comprendre le profil du fondateur

Une des questions les plus épineuses consiste à déterminer le rôle qui doit être confié au fondateur après l’acquisition, en fonction de son profil. J’ai identifié quatre grands types de dirigeants.

Le premier est l’évangéliste, c’est-à-dire le leader charismatique capable de convaincre et d’influencer les consommateurs. Le meilleur rôle à lui donner est celui d’ambassadeur de la marque.

Un deuxième profil est celui de l’homme ou de la femme d’affaires qui a réussi dans le monde de la beauté, mais aurait pu s’intéresser à tout autre chose. On peut lui confier le rôle de general manager, quitte à le ou la faire épauler par un directeur adjoint qui s’assurera que l’intégration se déroule bien et que l’ensemble des process loréaliens sont pris en compte.

Je qualifie de beauty junkie le dirigeant qui est réellement passionné par la mode, la beauté, les couleurs. Il ne vit que pour cela et, selon la formule de François Dalle, il sait « saisir ce qui commence », ce qui est fondamental pour nous. En effet, une partie importante de notre portefeuille se compose de marques de maquillage et les tendances dans ce domaine sont aussi volatiles que dans la mode. Les dirigeants ayant ce profil peuvent se voir confier un rôle de directeur du marketing international.

Enfin, le business disruptor a le talent d’imaginer de nouveaux modèles d’affaires avec, par exemple, des produits personnalisés de traitement de la peau ou des cheveux. Il faut le laisser développer le modèle qu’il a imaginé, car il est en avance sur le marché.

Lart de léquilibre

Dans le processus d’intégration, il n’y a pas d’intérêt particulier à conserver telles quelles certaines fonctions support de la société rachetée, comme la comptabilité ou le système de paie, qui ne font pas partie de son expertise et, d’ailleurs, sont généralement sous-traitées. Ces fonctions sont donc intégrées en douze à vingt-quatre mois à travers notre système d’information (y compris SAP), ce qui nous permet d’assurer la transparence des comptes et de mettre sous contrôle des fonctions clés comme la trésorerie.

En revanche, tout ce qui est lié à l’ADN de la marque, à l’innovation produit, au marketing doit être soigneusement préservé, puisque c’est ce qui fait le succès de la marque. Sur ces aspects, l’intégration sera donc beaucoup plus progressive et, dans certains cas, on peut laisser à l’entreprise beaucoup d’autonomie. L’intégration ressemble à la manipulation d’un Rubik’s Cube : si l’on se focalise sur une seule couleur, sans prendre en compte l’impact sur les autres faces, on peut tout désorganiser. En revanche, on peut décider de ne traiter que trois ou quatre faces du cube et laisser les autres de côté. Par exemple, si l’entreprise a développé des valeurs extrêmement fortes, on peut les garder ou les renforcer tout en s’assurant de leur compatibilité avec celles de L’Oréal.

Respecter la marque, ses clients, ses circuits de distribution, sa culture digitale, sa capacité d’innovation, son agilité et son esprit entrepreneurial n’est pas synonyme de complaisance vis-à-vis de ses résultats opérationnels, de son exposition au risque, ou encore de l’absence d’indicateurs, de système qualité ou de contrôle interne. Il faut conjuguer le meilleur des deux mondes, c’est-à-dire conserver l’ADN de la marque et optimiser son fonctionnement.

Le comportement des équipes dintégration

Nous attendons des équipes d’intégration qu’elles mettent en application nos quatre principes éthiques : le respect des réalisations de l’entreprise rachetée, l’intégrité qui permet d’établir une relation de confiance, la transparence sur les process mis en œuvre, le courage devant les décisions à prendre, même difficiles.

Nous attendons également des intégrateurs qu’ils fassent preuve de beaucoup d’empathie et d’attention envers les membres de la nouvelle marque, qu’ils les rassurent et agissent avec générosité. Il faut absolument éviter l’apparition d’une forme de défiance et d’une culture du “nous contre eux”. En usant de bienveillance et de pédagogie, on peut réussir à créer un sentiment de fierté partagée. De fait, dans les enquêtes annuelles mesurant l’engagement des salariés, à travers les questions « Êtes-vous fier de travailler chez L’Oréal ? » et « Recommanderiez-vous à vos proches de travailler chez L’Oréal ? », c’est systématiquement auprès des salariés issus des nouvelles acquisitions que nous obtenons les meilleurs scores.

Deux stratégies me paraissent particulièrement pernicieuses. La première est celle du cheval de Troie : elle consiste à envoyer cinq ou dix Loréaliens au sein de la marque comme force d’infiltration. Ce genre de démarche est voué à l’échec, car l’objectif n’est pas de prendre le pouvoir, mais de réunir nos forces pour cocréer de la valeur. Un autre travers consiste à ce que le dirigeant mandaté par L’Oréal prenne fait et cause pour la marque rachetée et bâtisse une sorte de mur de Berlin : « Nous sommes le monde libre et vous êtes ceux qui se plient aux règles. » J’ai vécu à deux reprises des situations dans lesquelles le représentant de L’Oréal au sein de l’entreprise faisait barrage aux autres Loréaliens, ce qui s’avère très nuisible à la bonne marche des affaires et à l’esprit d’inclusion et de partage des bonnes pratiques.

Les outils de suivi

Au fil de mes expériences successives, je me suis rendu compte que chacun de mes interlocuteurs, selon la fonction qu’il occupait dans le Groupe, avait ses propres critères pour évaluer l’avancement de l’intégration. Quand je me félicitais que le processus d’intégration soit déjà terminé, on me répondait, par exemple : « Mais pas du tout, les formules n’ont toujours pas été validées par la recherche et innovation du Groupe ! »

J’ai donc défini, pour chacune des fonctions, quatre ou cinq indicateurs qui sont mesurés tous les trois mois pour la demi-douzaine de marques dont je supervise l’intégration. Je travaille ensuite avec les équipes, sur le terrain, pour voir comment tenir la feuille de route.

Au cœur de lintégration, le risque

La notion de risque étant au cœur du processus d’intégration, nous mettons en place beaucoup de règles assez contraignantes pour le limiter. Par exemple, nous revoyons toutes les formules afin de vérifier leur innocuité, et nous mettons SAP en place pour nous assurer de la qualité du reporting et de la mise sous contrôle de la trésorerie.

Inversement, à vouloir contrôler tous les risques, on momifie l’entreprise. L’intégration est donc un exercice d’équilibre : on ne peut pas laisser les marques faire complètement ce qu’elles veulent, mais il faut faire attention à ne pas leur imposer brutalement et trop rapidement les nouveaux process.

Le risque ne se trouvant jamais où l’on croit, l’intégration s’avère également être un exercice d’humilité. J’aime beaucoup la photo de Philippe Petit en train de marcher sur un fil tendu entre les tours jumelles du World Trade Center. En la regardant, on pense spontanément que c’est le funambule qui est vulnérable. Or, ce sont les tours qui, depuis, se sont effondrées.

Il faut être conscient, lorsqu’on entreprend cette démarche, que le voyage est long et périlleux et que, une fois le projet initié, on ne peut plus revenir en arrière. Au départ, on espère concilier le meilleur des deux mondes, mais on peut se retrouver avec le pire, notamment pendant la période de transition, moment où l’on a ralenti le fonctionnement de la start-up et où l’on n’a pas encore mis en place les dispositifs qui permettront de bénéficier des effets d’échelle. Il est essentiel, à ce moment-là, de disposer du soutien plein et entier du comité exécutif.

Débat

Mesurer la réussite d’une intégration

Un intervenant : À quel moment peut-on considérer que l’intégration a été réussie ?

Cyrille Carillon : Quand une marque passe d’une activité locale à une couverture mondiale et que son chiffre d’affaires progresse de 20 millions de dollars à 1 milliard de dollars, l’intégration est réussie ! Ce résultat ne peut pas être atteint sans avoir construit une plateforme sécurisée qui assure la croissance.

Int. : Que se passe-t-il lorsque l’intégration échoue ?

C. C. : Nous pouvons revendre la marque, comme dans le cas de The Body Shop, qui a été cédé à Natura Brasil, ou même cesser l’activité.

Des entreprises plus faciles à intégrer que dautres

Int. : Certaines entreprises sont probablement plus faciles à intégrer que d’autres. Ce critère pèse-t-il, par rapport aux arguments financiers, dans l’arbitrage final ?

C. C. : La complexité d’une intégration dépend principalement du nombre de références de la marque, de la diversité des circuits (magasins, grande distribution, pharmacies, e-commerce…), et surtout du nombre de filiales. Une marque de maquillage comprenant 3 000 références, vendues à la fois dans des enseignes spécialisées, dans la grande distribution, dans des magasins propres et sur Internet, le tout dans une vingtaine de pays différents, sera plus difficile à intégrer qu’une marque ne proposant que 30 références distribuées exclusivement dans des drugstores. Ces éléments sont identifiés dans le cadre de la due diligence et permettent d’anticiper le coût et la durée de l’intégration.

Une deuxième source de complexité est liée aux obligations légales. Par exemple, le rachat d’une société proposant des produits personnalisés médicaux pour lutter contre l’acné peut s’accompagner de contraintes jusque-là inconnues pour L’Oréal, comme l’obligation de vendre les produits sur ordonnance, après consultations virtuelles, de se soumettre à de nouvelles certifications, etc.

Autant une complexité qui se traduit par des coûts d’intégration supplémentaires peut être gérable, autant une complexité qui peut générer des risques importants peut conduire à renoncer à l’opération.

Les équipes chargées de lintégration

Int. : Les équipes chargées de l’intégration sont-elles issues des services support centraux ou locaux, ou sont-elles dédiées exclusivement à ces missions ?

C. C. : Au départ, j’avais envisagé de créer une équipe volante d’une quinzaine de personnes, que j’aurais pu envoyer partout dans le monde, mais cela ne correspondait pas à la culture de L’Oréal, qui est un Groupe assez peu centralisé. Par ailleurs, si j’avais constitué des équipes dédiées, je n’aurais pas su comment les occuper en dehors des périodes d’intégration de nouvelles sociétés.

J’ai donc choisi de m’appuyer sur les structures existant déjà dans chaque région, en leur demandant d’identifier, en leur sein, des personnes ayant participé avec succès à une ou plusieurs opérations d’acquisition. Ces personnes restent à leur poste, par exemple à la direction de la recherche et innovation, mais lorsqu’une acquisition se présente, elles doivent dégager du temps pour l’intégration et ce travail devient leur tâche prioritaire. Comme ce sont toujours les mêmes personnes qui sont sollicitées dans chaque zone géographique, elles deviennent de plus en plus expertes.

Une fois la société acquise, je constitue une équipe projet avec un coordinateur et cinq ou six personnes chargées des finances, des ressources humaines, des opérations, etc. Des équipes supplémentaires peuvent être créées pour des sous-projets, comme la mise en place de SAP, qui peut requérir l’intervention d’une trentaine de personnes. Je suis en contact permanent avec les huit coordinateurs des projets d’intégration en cours, pour leur apporter mon expérience et mes conseils.

Concilier SAP et agilité

Int. : Vous avez évoqué le recours à SAP comme un élément structurant de l’intégration. Avez-vous réussi à en faire un outil suffisamment flexible pour s’adapter à des entités manifestement très diverses ?

C. C. : Je connais bien SAP, car c’est moi qui l’ai mis en place dans les deux plus grosses entités du Groupe, d’abord en France, puis aux États-Unis. En réalité, on peut faire un peu ce que l’on veut avec SAP et l’adapter à ses besoins : c’est une question de coût. Une fois le système configuré, en revanche, il est plus difficile de le faire évoluer. Cela dit, l’agilité d’une marque réside essentiellement dans la créativité de ses équipes marketing et commerciales, et non dans sa façon de traiter une facture fournisseur, ni dans la planification industrielle…

Les conflits avec les fondateurs des sociétés

Int. : Avec quels arguments convainquez-vous les fondateurs des marques que vous rachetez de vous les vendre ? Pourquoi certains sont-ils déçus et vous quittent-ils après quelques années ?

C. C. : La réponse à la première question est très simple. Ils touchent énormément d’argent, parfois des centaines de millions de dollars. En même temps, ils sont un peu comme des parents qui confieraient leur bébé à l’adoption : ils restent très attachés à ce bébé et veulent s’assurer qu’il sera entre de bonnes mains. Or, les parents d’adoption vont peut-être s’occuper du bébé d’une façon différente, lui donner le biberon à une heure inhabituelle, ou à une autre température. De nombreux sujets sources de frictions se font ainsi jour, souvent peu critiques, mais avec une forte charge émotionnelle.

Quelle place pour lempathie ?

Int. : Vous avez souligné que votre métier demandait de l’empathie. Or, on a le sentiment que vous passez votre temps à expliquer aux fondateurs des marques qu’il va être nécessaire de transformer de nombreux aspects de leur entreprise, de changer de fournisseurs, de renoncer à prendre les décisions eux-mêmes, etc. Comment cette empathie s’exprime-t-elle ?

C. C. : Cela passe par le respect, l’intégrité, le courage. Dans l’une de nos acquisitions, le fondateur tenait beaucoup à ce que nous conservions la même centrale de distribution, avec laquelle il travaillait depuis des années et dont le dirigeant était devenu son ami. Je me suis engagé à ne pas changer de centrale sans son accord et, pendant trois mois, je lui ai démontré que nous perdions de l’argent et que, par ailleurs, cette entreprise n’apportait pas de garanties suffisantes en matière de sécurité. Mis devant les faits, il a accepté de changer de centrale. Nous avons mis fin au contrat avec un dédommagement qui nous paraissait raisonnable.

L’empathie consiste à prendre le temps de comprendre le problème, à ne pas agir en désaccord avec le dirigeant et à argumenter sur des données factuelles, et non sur des opinions.

Le poste de general manager

Int. : Pour les personnes qui travaillent à vos côtés à l’intégration des nouvelles entreprises, cette activité est-elle un facteur d’accélération de carrière ?

C. C. : Dans une intégration, le rôle le plus important, qui est aussi le plus difficile, est celui du general manager. Comme la marque a été rachetée très cher, il subit une forte pression pour réaliser le business plan le plus vite possible. Or, la gestion de la phase de transition est très complexe. Enfin, le chiffre d’affaires reste, au début, assez modeste. La difficulté de l’exercice n’est donc pas immédiatement visible par le management et le mérite n’est pas toujours reconnu à sa juste valeur.

On confie souvent ce poste à des marketeurs à fort potentiel, mais sans grande expérience, en croyant que le projet leur servira de tremplin professionnel. En réalité, ils ne sont pas armés pour mener à bien leur mission. Il vaudrait mieux choisir des personnes expérimentées, qui sont suffisamment solides pour ancrer la nouvelle marque dans le Groupe. La question du recrutement interne est alors difficile : pourquoi quelqu’un qui a dirigé une marque avec un chiffre d’affaires d’1 milliard de dollars se soucierait-il de prendre en charge une société dont le chiffre n’est que de 50 millions de dollars ?

Chacun dans son rôle

Int. : N’avez-vous jamais été sollicité pour tenir le rôle de general manager dans une acquisition ?

C. C. : Chacun son métier ! Je n’ai ni la créativité ni la sensibilité au marché d’un general manager. Je suis plutôt un plombier : je connais tous les rouages et toutes les fonctions de L’Oréal. Les general managers sont chargés de développer les marques tandis que je m’assure que la tuyauterie est bien branchée et bien dimensionnée pour garantir la croissance, en toute sécurité.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT