– Exposé de Dominique-Charles Janssens –

Choc à Auvers-sur-Oise

Tout a commencé par un accident. Un jour de 1985, alors que je traversais Auvers-sur-Oise, un chauffard m’a percuté et m’a laissé gravement blessé. Au cours des deux mois de rééducation qui ont suivi, j’ai appris que cet événement s’était produit devant la maison où Vincent Van Gogh avait passé les soixante-dix derniers jours de sa vie, l’auberge Ravoux. De ce peintre, je n’avais qu’une image hollywoodienne mêlant prostituées, alcool, folie et suicide. En réalité, je ne savais rien de lui. Je me suis plongé dans la correspondance qu’il a entretenue avec son frère Theo et ses amis, ai suivi sa trace de Paris à Arles, Saint-Rémy-de-Provence et Auvers-sur-Oise. Parmi les 38 maisons qu’il avait habitées, seule l’auberge Ravoux restait intacte. Là, dans une chambre dénudée qu’il occupait pour 1 franc par jour, il a réalisé plus de 70 œuvres avant de se donner la mort. Ce fut sa période la plus productive.

Dans la première lettre que j’ai lue de Van Gogh, il confie à son frère qu’Auvers-sur-Oise, où il vient de s’installer, est « gravement beau ». Plus loin, il affirme : « Un jour ou un autre, je crois que je trouverai le moyen de faire une exposition à moi dans un café. » Cette phrase m’a touché, tant elle tranche avec notre société qui veut voir toujours plus grand, obtenir toujours davantage. Le monde de l’art manque souvent de simplicité ; or, c’est précisément la simplicité que j’aime chez Van Gogh. Ma ville natale, Bruges, est celle de grands maîtres comme Van Eyck, Van Dyck et Memling, qui étaient inscrits à l’ordre des artisans. Aujourd’hui, tout le monde se veut artiste, mais qui se reconnaît artisan ? En hommage à la modestie de Van Gogh, j’ai décidé de réaliser son rêve : je l’exposerai dans l’auberge même où il avait produit des chefs-d’œuvre. Aussi ai-je décidé d’acquérir l’auberge Ravoux, petite maison faisant face à la mairie, où sept générations de restaurateurs s’étaient succédé sans y effectuer les moindres travaux. Je n’entendais pas en faire un musée, mais un lieu de mémoire qui resterait un lieu de vie.

Marier économie et culture, passion et raison

Quand j’ai conçu ce projet, j’étais directeur marketing export chez Danone. Je sillonnais la planète à longueur d’année, m’informant des hôtels à éviter, des restaurants incontournables... Avec l’auberge Ravoux, j’ai découvert le plus petit hôtel au monde. Elle était classée monument historique. À l’époque, personne n’en voulait. Des élus communistes entendaient certes la transformer en maison du peuple, mais le ministère de la Culture avait une position plus nuancée : « Laissons au privé ce que le public ne peut pas faire, et laissons au public ce que le privé ne peut pas faire », avait en substance affirmé Jack Lang.

Le choix de l’indépendance

Après deux ans de négociation, la maison m’a été cédée pour 3 millions de francs, l’équivalent de 450 000 euros. Ce fut la première étape d’un parcours d’obstacles administratifs et politiques. Si l’on s’est d’abord réjoui de cette initiative d’un compatriote de Van Gogh, la tâche ne m’a pas été facilitée pour autant ! En tant que propriétaire d’un monument historique, je pouvais obtenir une subvention couvrant 40 % des travaux de restauration, à condition d’obtenir l’aval des Bâtiments de France et de m’adresser à des entrepreneurs agréés. En toute logique, les devis qui m’ont été proposés étaient bien supérieurs au prix du marché... Pour avoir œuvré à l’implantation d’une usine Danone à Boissy-Saint-Léger, avec le soutien de l’État, je connaissais les méandres administratifs français, avec leur complexité et leur inertie. J’ai donc décidé de me passer de tout financement public et de rester indépendant ; ainsi, je gagnerais du temps, et n’aurais pas à me soumettre aux desiderata d’un architecte imposé. J’ai sillonné le quartier historique du Marais, à Paris, pour repérer les bâtiments atypiques qui avaient été restaurés avec goût. J’ai ensuite contacté leurs architectes et leur ai soumis mon idée : s’ils étaient intéressés par l’argent, nul besoin de me répondre, mais s’ils aimaient Van Gogh, qu’ils me contactent ! Bernard Schoebel, grand prix de Rome, s’est porté candidat, m’expliquant que Vincent Van Gogh était sa vie. C’est lui qui a mené le projet, avec l’accord du ministère de la Culture. Nous avons sollicité des entreprises adoubées par les Bâtiments de France – à un prix raisonnable, cette fois –, et le chantier a été lancé. Tout était à refaire dans cette auberge datant de 1855, mais tout devait rester à l’identique pour préserver l’esprit des lieux.

Le succès et ses aléas

En septembre 1993, la Maison de Van Gogh a enfin ouvert. On peut y voir la chambre nue de 7 mètres carrés qu’occupait l’artiste au dernier étage et partager un repas “à l’ancienne” dans la salle à manger du rez-de-chaussée, strictement fidèle à son aspect d’origine. Dans une pièce proche de la chambre, un court film, émaillé d’extraits de la correspondance de Van Gogh, retrace son séjour à Auvers-sur-Oise. Une petite librairie est installée au premier étage.

L’événement a bénéficié d’une couverture médiatique mondiale et a été relayé par 1 700 chaînes de télévision et 3 500 articles de presse. Il faut dire que, depuis que j’avais acquis les lieux, Van Gogh était devenu un “blockbuster” : la vente des Tournesols et du Portrait du docteur Gachet avec branche de digitale en avait fait le peintre le plus cher au monde, et donc l’un des plus connus. De là sont d’ailleurs nés tous mes problèmes : la France a soudain découvert qu’un étranger s’était arrogé son patrimoine ! Les tracasseries administratives ne m’ont pas été épargnées. Pour m’en protéger, j’ai conçu un montage juridique traduisant mon ambition de marier économie et culture, passion et raison. J’ai créé une société anonyme, la SA Ravoux, pour gérer l’immobilier, le commercial, les marques et les produits dérivés, tandis qu’une association à but non lucratif, l’Institut Van Gogh, a été chargée de l’animation culturelle.

Les premiers temps, aucune banque n’a voulu me suivre : « On vous rappelle », me disaient-elles invariablement... Quinze ans plus tard, c’étaient elles qui prenaient de mes nouvelles ! Mon premier “produit” a finalement séduit des financiers. Il s’agissait d’un coffret contenant la clé de la maison et y donnant accès à toute heure. Le président d’un grand groupe m’en a commandé un millier ; Bill Gates et Steve Jobs ont rapidement obtenu la leur. De nombreux Américains sont fiers de l’exposer : ils possèdent désormais une maison de campagne en France ! Cette clé est à l’origine du succès de la Maison de Van Gogh ; elle m’a ouvert de nombreuses portes et m’a permis de développer le concept.

Un éclairage amoureux sur l’artiste

D’emblée, nous nous sommes associés avec les plus grands spécialistes de l’artiste : le Britannique Ronald Pickvance, le professeur Fred Leeman, du musée Van Gogh d’Amsterdam, ou encore le docteur Wouter van der Veen. Avec leur aide, nous publions régulièrement des livres sur l’artiste. Par exemple, Van Gogh à l’auberge Ravoux a été tiré à 180 000 exemplaires et traduit en plusieurs langues. Nous sommes respectés sur le plan scientifique, d’autant que nous ne prétendons pas détenir une quelconque vérité sur l’artiste. En effet, nous renvoyons à ses experts et invitons nos visiteurs à se rendre au musée Van Gogh, avec lequel nous avons d’ailleurs d’excellentes relations. Je ne me considère pas comme un spécialiste de Van Gogh, mais comme un amateur éclairé ; c’est par l’émotion que je communique mon amour pour le peintre.

À notre façon, nous contribuons à la connaissance de l’artiste. Récemment, Wouter van der Veen, devenu le directeur scientifique de l’Institut Van Gogh, a identifié, dans la campagne auversoise, les racines d’arbres qui ont inspiré le dernier tableau de Van Gogh. Pour l’anecdote, on a longtemps pensé que ce tableau marquait le début de l’art abstrait. La toile aurait même été exposée à l’envers dans les années 1970 ! Van Gogh a commencé son ultime tableau au matin du 27 juillet 1890, il a déjeuné à l’auberge, a repris le travail le soir, puis s’est tiré une balle dans la poitrine. Il est mort deux jours plus tard des suites de cette blessure. Ce tableau en dit beaucoup sur ses derniers instants. Nous lui avons d’ailleurs consacré un livre, Attaqué à la racine1. Cette découverte a été relatée par 6 500 articles de par le monde, y compris par le New York Times : enfin, la mort de Van Gogh était élucidée !

Bienvenue aux happy few

Qui donc débourserait 25 francs pour visiter la chambre vide d’un suicidé ? Personne n’a cru que le projet fonctionnerait. J’en ai fait mon argument de vente : « Ne venez pas, il n’y a rien à voir ! » Pourtant, des amoureux de Van Gogh se pressent du monde entier pour emplir cette chambre nue de leurs propres émotions. Ils ont été 1,6 million depuis l’ouverture. La maison n’a rien d’extraordinaire, mais elle est touchante ; elle tire son harmonie d’une accumulation de détails. « La culture commence là où il y a de l’émotion », disait André Malraux, un fidèle de l’auberge Ravoux – on trouve encore le saucisson sec qu’il affectionnait dans le tiroir d’une des tables. Mon objectif n’est pas d’être grandiose, mais modeste. L’auberge est toute simple, avec ses dix tables et ses plats mijotés d’antan – gigot de sept heures, pot-au-feu... À une époque où l’on recherche l’extraordinaire, ce retour à la simplicité est plein de sens.

Le privilège plutôt que le luxe

Seuls les visiteurs qui possèdent la clé peuvent emprunter l’entrée principale. Les autres doivent contourner la maison et chercher la grille qui y donne accès par l’arrière. Les plus motivés finissent par la trouver. Nous visons l’inverse du tourisme de masse. C’est pourquoi nous avons limité la fréquentation chaque saison (de mars à octobre) à 50 000 personnes et acceptons un maximum d’environ 500 personnes par jour. Pour information, le village d’Auvers-sur-Oise accueille jusqu’à 300 000 visiteurs par an.

Il y a vingt-cinq ans, j’ai refusé que la revue Espaces nous consacre un article dans un numéro dédié au tourisme de luxe. Son rédacteur en chef en était d’autant plus étonné qu’on le suppliait habituellement d’y figurer ! Or, pour moi, Van Gogh n’est pas un luxe, mais un privilège. C’est sous cet angle que la revue a finalement évoqué la maison, avec mon accord.

Pour préserver l’auberge Ravoux dans son écrin, j’ai acquis les cinq bâtiments qui la jouxtent – ce sont autant d’occasions perdues pour des “marchands de soupe” d’investir les lieux ! J’ai eu vingt-quatre heures pour trouver un financement et empêcher l’ouverture d’un fast-food à côté de nous ! Une riche Américaine a signé un chèque pour que l’Institut acquière le local. Ces bâtiments accueillent les bureaux de l’Institut et de la SA Ravoux, ainsi que la demi-douzaine de stagiaires qui complètent notre équipe de 15 salariés en haute saison.

Oser l’élitisme

Lors d’une émission à laquelle j’ai participé avec Françoise Cachin, alors directrice des Musées de France, celle-ci s’est offusquée de m’entendre dire que j’étais très élitiste. Je lui ai expliqué qu’en Belgique, l’élite était le fruit de l’éducation, et non de l’argent, comme souvent en France. L’argent est évidemment nécessaire, mais je travaille avec des partenaires qui veulent lui donner du sens. Un article du Wall Street Journal observait que lorsqu’un personnage fortuné veut laisser son empreinte, comme Frick ou Jacquemart-André, il crée un musée à son nom, moyennant 500 millions à 3 milliards de dollars. À cela, je réponds qu’avec 120 millions d’euros, on peut acquérir une notoriété mondiale en ouvrant le plus petit musée du monde – et plus encore, en réalisant le rêve de Van Gogh, ce qui n’a pas de prix. Plus de 35 000 livres ont été consacrés au peintre, auxquels s’ajoutent des milliers de documentaires, films, opéras, chansons... Tout a été fait, excepté exaucer son rêve. Van Gogh affirmait que les gens modestes avaient eux aussi droit à la beauté ; il a d’ailleurs édité pour eux des gravures à 10 centimes. Il ne voulait pas exposer dans des galeries ou des musées, mais dans des cafés, des hôpitaux ou des écoles. C’est pourquoi, un jour, nous présenterons un de ses tableaux.

Aller jusqu’au bout du rêve

Une toile de Van Gogh est actuellement sur le marché. On me l’a proposée pour un montant de 80 millions de dollars – peut-être pourrait-elle se négocier autour de 60 millions de dollars. Comment les trouver ? Le musée Van Gogh d’Amsterdam, en association avec le musée d’Orsay, organisera en 2023 une grande exposition sur la période auversoise de l’artiste. Il a promis de tout faire pour nous aider à réaliser son rêve. De notre côté, nous devons trouver des financements. Nous rééditerons des clés et les vendrons dans le cadre d’opérations de mécénat. À cela s’ajoutera une clé numérique dont les acquéreurs, moyennant 10 euros, participeront à l’achat de l’œuvre ; elle permettra d’ouvrir jour et nuit la chambre de Van Gogh – qui deviendra une chambre avec vue lorsqu’elle accueillera enfin un tableau. Celle-ci est déjà dotée d’une vitrine blindée digne de celle de La Joconde, conçue, comme celle du Louvre, par Jean-Michel Wilmotte. Nous avons en effet cru pouvoir réaliser notre rêve grâce aux promesses d’une grande entreprise, mais le projet a avorté... Plus récemment, l’université de Fribourg m’a soumis un projet d’acquisition reposant sur la blockchain : il s’agirait de trouver 10 000 contributeurs prêts à devenir, pour 12 000 euros, les actionnaires du plus petit musée du monde – l’actif en question étant la chambre de Van Gogh, les cinq bâtiments et le tableau.

De façon générale, je reçois de très nombreuses propositions de rachat, notamment de la part d’entreprises chinoises et coréennes. Je dois me garder de faire le moindre faux pas. J’ai ainsi refusé une offre de Samsung, qui souhaitait installer un écran dans la chambre de Van Gogh... Je devrai néanmoins prendre une décision forte pour pérenniser trente-cinq ans de travail et entamer une nouvelle phase. Trois voies me semblent possibles : trouver un investisseur, être soutenu par un mécène et développer des actions de marketing. J’ose espérer que ma relève ira jusqu’au bout du rêve.

 – Débat –

Van Gogh, miroir d’émotions

Un intervenant : La Maison de Van Gogh refuse 300 à 400 personnes par jour. Comment l’expliquez-vous aux personnes que vous refoulez ? Cette forme d’élitisme n’est-elle pas frustrante, sachant que Van Gogh voulait s’adresser au plus grand nombre ?

Dominique-Charles Janssens : Au-delà de 400 à 500 personnes par jour, les conditions de visite ne permettent plus de ressentir une émotion. La chambre ne fait que 7 mètres carrés ! Les visiteurs y entrent à 15 ou 20, pas davantage. Nous privilégions la clientèle individuelle au tourisme de masse.

En revanche, nous accueillons une classe d’école tous les matins. Souvent, les enfants reviennent avec leurs parents, le week-end suivant, tant ils ont été touchés ! C’est ma récompense. Seuls 7 % des habitants de la planète entrent au moins une fois dans un musée au cours de leur vie. J’espère aider certains à faire le premier pas, sachant qu’une auberge est moins impressionnante qu’un musée. Le musée Van Gogh d’Amsterdam a d’ailleurs constaté que, depuis notre ouverture, sa clientèle française avait nettement augmenté.

Si nous sommes élitistes, c’est à travers l’éducation, et non à travers l’argent. Un visiteur peut acheter une clé numérique de la maison pour 10 euros, ce qui est nettement moins cher qu’une place d’opéra ! Nous occupons une niche atypique qui attire des personnes elles-mêmes atypiques. Mon bonheur est de leur procurer une émotion. Même des années plus tard, elles m’envoient des lettres de remerciement.

Int. : Certains visiteurs, qui ont une image hollywoodienne de Van Gogh, sont-ils mécontents de ne trouver qu’une chambre vide ?

D.-C. J. : De rares visiteurs crient à l’escroquerie. Nous les remboursons – ils sont une dizaine par an tout au plus. À nos débuts, nous remettions aux visiteurs un petit livre de 65 pages sur Van Gogh, pour justifier le prix du billet. Il a été publié en quatre langues, à 1 million d’exemplaires. Un jour, deux couples se sont présentés. J’étais justement à la billetterie. Quand je leur ai annoncé le prix du billet et ce qui les attendait (« Rien, la chambre est vide »), les maris ont rebroussé chemin, mais les femmes ont tenté l’aventure. Elles sont sorties de la chambre les larmes aux yeux, sont allées chercher leur moitié et ont repris quatre billets, pour partager leur émotion !

La clientèle qui est attirée par les aspects spectaculaires de Van Gogh est déçue, mais l’immense majorité des visiteurs repartent enchantés. C’était bien le rêve de Van Gogh que de fédérer autour de son œuvre. Les visiteurs ne m’en confient pas la raison, mais je vois des larmes dans leurs yeux. Van Gogh était épileptique, bipolaire, atteint de la syphilis, avait des problèmes d’argent et d’alcool... Chacun a, dans son jardin secret, un lien avec lui. Nous avons ainsi noué des partenariats avec des associations de malades, touchés en particulier par l’épilepsie : ils sont fiers de découvrir le talent de l’un des leurs.

Pour le grand public, Van Gogh est le peintre qui s’est coupé l’oreille, entre autres anecdotes sordides qui n’ont rien à voir avec son œuvre. Ceux qui connaissent sa correspondance, en revanche, se projettent volontiers en lui. Le tout premier visiteur de la maison, directeur de la Banque de France, a écrit dans le livre d’or : « Bravo d’avoir transformé la gloire de Van Gogh en intimité. » Tout est là. Notre siècle est atteint d’une maladie de l’âme. Les gens ont beau tout posséder sur le plan matériel, lorsqu’ils se retrouvent seuls dans la chambre vide d’un tel artiste, ils font le bilan de leur existence.

Van Gogh est adulé au Japon, en Corée et en Chine. La tombe qu’il partage avec son frère Theo est un lieu de pèlerinage : des gens viennent du monde entier y déposer les cendres de leurs proches, dont le dernier désir était de reposer aux côtés de l’artiste. Cela se produit près de 200 fois par an !

Int. : Avec le coup de génie marketing consistant à commercialiser la clé de la Maison de Van Gogh comme un produit de luxe, vous avez en quelque sorte créé un club premium. Les entreprises dédient généralement une petite équipe à cette clientèle particulière, mais vous semblez entretenir avec elle une relation très naturelle.

D.-C. J. : Les détenteurs de la clé peuvent venir quand ils le souhaitent, sans même nous prévenir. Ils sont 4 700 à travers le monde. American Express a offert à ses plus grands clients français un dîner pour deux personnes à l’auberge Ravoux. L’invitation était accompagnée de la clé, en guise de sésame, mais ils devaient nous la rendre pour s’acquitter du repas. Un bon nombre d’entre eux ont voulu la garder, et ont donc payé la note !

L’exigeante économie de la simplicité

Int. : La répartition des rôles entre la SA Ravoux et l’Institut Van Gogh vous permet-elle, pour reprendre vos termes, de concilier passion et raison, économie et culture ?

D.-C. J. : Seul l’Institut Van Gogh existait à l’origine. Un groupe industriel familial néerlandais ayant promis d’y investir 30 millions de francs, j’ai acquis les bâtiments et déposé les permis de construire au nom de l’Institut. Or, le président de ce groupe a subi une hémorragie cérébrale, et j’ai perdu ce soutien du jour au lendemain. J’ai dû trouver de l’argent rapidement, et c’est alors que j’ai eu l’idée de commercialiser la clé. J’ai rencontré une cinquantaine de banques, mais aucune n’a accepté de financer l’Institut, car nous n’avions pas de garanties et n’étions adossés à personne. Pour remédier à cette situation, j’ai créé deux entités, chapeautées par la marque Maison de Van Gogh : les investissements sont portés par la SA Ravoux, tandis que les activités culturelles sont gérées par l’Institut. Chacun est légitime dans son domaine, l’Institut pour nouer des partenariats et monter des opérations culturelles, la société anonyme pour trouver des financements. Leurs rôles se marient parfaitement.

Dans le même esprit, le musée Van Gogh d’Amsterdam est doté d’une société anonyme, Van Gogh Enterprises, qui gère son activité commerciale (boutique, produits dérivés...), et dont la totalité des parts est détenue par la structure culturelle de l’établissement. Dans notre cas, la SA Ravoux appartient à ma famille, mais j’aimerais qu’à terme, 100 % de ses actions reviennent à l’Institut Van Gogh, qui continuera de gérer l’activité culturelle. Tout dépendra du futur mécène ou investisseur, et du montage sur lequel nous nous accorderons. Notez que depuis trente-cinq ans que je me consacre à ce lieu à plein temps, je n’ai jamais perçu le moindre salaire. J’exerce une activité parallèle qui me permet de vivre.

Int. : Paradoxalement, votre souci de préserver la simplicité et l’âme du lieu coûte cher. Quelle est l’économie de la modestie ? Atteignez-vous l’équilibre économique ?

D.-C. J. : Avec 400 à 500 personnes par jour, nous équilibrons l’exploitation, mais uniquement avant amortissements. Cela étant, aucun musée au monde n’est rentable ! La rentabilité n’est pas mon objectif : je ne pourrais l’atteindre qu’en dénaturant mon projet. Cela m’obligerait à faire feu de tout bois, et tuerait l’émotion. J’ai, par exemple, refusé d’occuper la terrasse à laquelle j’ai droit, place de la mairie. Mon objectif est de faire découvrir l’univers de Van Gogh, pas de devenir un restaurateur de plus ! L’offre de l’auberge Ravoux, en revanche, contribue pleinement à faire vivre ce lieu de mémoire et à plonger les convives dans l’univers de l’artiste. L’activité du restaurant n’apporte aucune rentabilité, mais elle incarne l’âme de la maison. Je veille à ce que le menu ne dépasse pas 50 euros, ce qui n’empêche pas la cuisine et le service d’être de grande qualité. Du reste, je ne connais aucun restaurant étoilé qui gagne de l’argent. C’est grâce à leurs déclinaisons de bistrots que les chefs rentrent dans leurs frais.

Nos produits dérivés nous permettent de développer une activité commerciale de qualité sans abîmer l’image de la maison. Outre nos livres, nous proposons des cartes postales reprenant des citations de Van Gogh : « Ne t’accommode pas de ce qui est facile », « On grandit dans la tempête », « Les passions sont les voiles de la barque », « Comme c’est difficile d’être simple »... Notre application Van Gogh’s Dream pour iPad, à 10 dollars, classée meilleure application au monde par le New York Times, a presque atteint 70 000 ventes. De plus, les entreprises peuvent privatiser l’auberge pour y organiser des séminaires, ce qui représente une autre source de revenus.

À tous points de vue, je contredis le désir de spectaculaire de nos contemporains. Plutôt que la simplicité, je vise l’excellence dans la simplicité – ce pourrait d’ailleurs être la définition du luxe.

Int. : La sobriété que vous défendez est servie par une remarquable stratégie marketing. Cela vous a-t-il parfois été reproché ?

D.-C. J. : Van Gogh est toujours présenté comme un artiste maudit, mais il entendait tirer de l’argent de ses tableaux. Son frère Theo et lui ont échafaudé une stratégie pour valoriser son œuvre dans le long terme. Ils achetaient aussi des tableaux à des peintres amis. Nous avons consacré une recherche à cette démarche économique ; elle a donné lieu à la publication d’un livre, Le Capital de Van Gogh, ou comment les frères Van Gogh ont fait mieux que Warren Buffet2.

Je ne vois pas de contradiction entre la modestie que nous prônons et la commercialisation de produits dérivés. Eux-mêmes sont empreints de simplicité, peu chers, ont du sens et traduisent pleinement la philosophie du projet. Leur vente nous permet de faire des investissements... qui ne sont pas rentables ! Ils font connaître l’univers de Van Gogh et renforcent notre image. Notre Van Gogh à l’auberge Ravoux3, par exemple, a été publié à 120 000 exemplaires par l’éditeur américain Peter Workman, puis a été repris par Hoëbeke, sous l’égide de Gallimard, et diffusé en Corée et au Japon. Je doute qu’il nous ait rapporté plus de 200 euros, mais il a contribué à notre notoriété et nous a permis d’avoir la clientèle qui nous fréquente aujourd’hui.

Quant à la clé, plus coûteuse, elle est proposée dans le cadre défiscalisé du mécénat. Tous ses bénéfices reviennent à l’Institut Van Gogh et permettent, notamment, de monter des collaborations avec des écoles et des associations.

Int. : La notoriété de Van Gogh est telle que vous pourriez susciter l’intérêt de grandes marques. Envisagez-vous de tels partenariats ?

D.-C. J. : En s’associant à l’image de Van Gogh, des grands groupes pourraient s’offrir le capital de sympathie qu’ils recherchent tant. L’artiste ayant été un grand amateur de café, nous avons édité un coffret, Le Rêve de Van Gogh, avec le torréfacteur Malongo. Van Gogh goûtait également l’alcool ; aussi avons-nous commercialisé des coffrets de bonnes bouteilles retraçant sa vie. Autre exemple, nous avons créé un chemin de table, estampillé Auberge Ravoux, inspiré des torchons sur lesquels l’artiste a peint trois tableaux. Toutes ces opérations sont menées sous la marque Ravoux, pour ne pas mélanger les genres.

La Maison de Van Gogh peut déployer un storytelling dans de nombreux univers : gastronomie, arts de la table, livres... C’est sa richesse. Quand ils prennent un repas à l’auberge, les convives boivent dans un verre que Van Gogh a peint, déjeunent dans des assiettes signées « Chez Ravoux » de l’écriture même de Van Gogh, éditées par Villeroy & Boch... À l’avenir, je souhaite privilégier des partenariats avec des marques internationales plutôt que locales, tant est vaste la renommée de Van Gogh. Il unit les cœurs au-delà des cultures, des nationalités et des religions... comme le football ! Certaines entreprises réservent des loges VIP au Stade de France, mais d’autres préfèrent convier des invités triés sur le volet dans l’écrin modeste de l’auberge Ravoux. Même les plus éminents PDG y apprécient une cuisine simple et bonne, qui a les saveurs de l’enfance.

Quand privé ne rime pas avec médiocrité

Int. : Vous avez lancé votre projet sans solliciter de subventions, pour ne pas être freiné par des obstacles administratifs. Depuis, votre relation avec les pouvoirs publics a-t-elle évolué ?

D.-C. J. : Dans les années 1980, en France, le premier pouvoir était le pouvoir de nuisance ! Le secteur de la culture dénigrait par principe toute initiative privée. L’on était sans cesse critiqué, et il fallait se justifier quoi que l’on fasse. En effet, dès qu’on acquiert une certaine renommée, on dérange les pouvoirs en place et on suscite des jalousies. Quand l’auberge a été mise en vente, ni la commune, ni le département, ni la région n’en voulaient. Depuis, espérant tirer profit de l’engouement pour Van Gogh, le Conseil départemental a acquis le château d’Auvers-sur-Oise, où il y a proposé le parcours multimédia « Voyage au temps des impressionnistes ». Or, Van Gogh n’était pas un impressionniste, et c’est pour lui qu’on fait le voyage à Auvers-sur-Oise ! Du reste, ces animations high-tech, dont le château était truffé, décontenançaient les visiteurs étrangers, qui s’attendaient à être plongés dans le raffinement de l’art de vivre à la française.

Dans ma communication, je m’attache toujours à valoriser le village, qui, outre son château, compte le musée de l’Absinthe, la maison-atelier de Daubigny, la maison du docteur Gachet... Pour la plupart des touristes étrangers, Auvers-sur-Oise est un fantasme de la France : voilà un petit village avec son château, sa vieille église immortalisée par Van Gogh, son auberge où l’on mange comme autrefois. On y chemine sur les pas de Cézanne, Pissaro, Corot, Daumier, Daubigny... C’est un musée à ciel ouvert. La Maison de Van Gogh ne peut pas recevoir tous les visiteurs qui se présentent, et tant mieux : cela permet aux autres établissements du village de bénéficier de notre attractivité. Nous avons fermé en raison de la Covid-19, et on nous reproche de réduire ainsi la fréquentation du village !

Un récent événement démontre toutefois que notre relation avec les politiques n’est pas totalement apaisée. Après avoir découvert, sur un terrain privé, les racines peintes par Van Gogh dans son dernier tableau, nous avons entrepris toutes les démarches nécessaires pour protéger le site, en vue de le présenter au public. L’architecte en chef des Bâtiments de France a validé un projet de grilles de protection, nous y avons investi 50 000 euros, avons organisé une conférence de presse devant 150 journalistes... Trois jours plus tard, le maire faisait paraître un arrêté municipal affirmant que la commune possédait le terrain. Le propriétaire du terrain lui a intenté un procès. Depuis un an, des visiteurs affluent du monde entier pour découvrir les fameuses racines, et tombent sur une palissade qui protège et dissimule ces dernières.

Si les politiques sont d’abord portés par un idéalisme et par la volonté de changer la société, ils prennent conscience que leur fonction est ingrate et sont gagnés par d’autres ambitions. Souvent, le goût du pouvoir l’emporte.

En 1998, le président du groupe russe Gazprom est venu dîner à l’auberge. En retournant son assiette, il a découvert l’anecdote qui y est racontée : le seul tableau que Van Gogh a vendu de son vivant est La Vigne rouge. L’œuvre a appartenu à la famille du faïencier Boch et est aujourd’hui exposée au musée Pouchkine. Ce tableau doit être exposé dans la chambre de Van Gogh, décide cet oligarque ! Nous obtenons l’accord du musée moscovite, éditons un livre pour l’occasion et réalisons 1 million d’euros de travaux pour présenter l’œuvre en toute sécurité. L’opération fait même l’objet d’une publication au Journal officiel, car la France devait garantir que la toile ne serait pas saisie. Au dernier moment, la direction des Musées de France a décidé que si ce tableau entrait sur le territoire français, il devrait être exposé dans un musée, et non dans un café. Le musée Pouchkine a été mis en garde : s’il nous le prêtait, la France ne lui confierait plus jamais d’œuvres pour ses expositions. Nous avons abdiqué. Voilà ce que nous vaut notre statut d’acteur privé.

Peut-on vivre de sa passion ?

Int. : N’apportez-vous pas la preuve, comme Van Gogh, qu’il est difficile de vivre de sa passion ?

D.-C. J. : Il faut de l’argent pour atteindre la simplicité ; c’est le grand paradoxe ! Si j’avais un conseil à donner, ce serait de ne pas chercher à vivre de sa passion. Il faut se battre en permanence, sur tous les plans : administratif, politique, financier... Fort heureusement, les critiques ont décuplé mon énergie et mon envie de continuer. Sans l’idée originelle de vendre la clé de la Maison de Van Gogh comme un sésame de luxe, je n’aurais jamais réussi. Par chance, le président d’une grande banque américaine en a acheté un lot pour ses plus gros clients. Francis Bouygues en a fait de même pour ses principaux prescripteurs : c’est la première fois qu’ils l’ont remercié, alors qu’ils tenaient jusque-là pour acquis les sempiternels grands crus qu’il leur offrait.

Int. : Vu les nombreuses personnes influentes et fortunées qui ont de la sympathie pour votre projet, comment expliquer que vous n’ayez pas réussi à réaliser le rêve de Van Gogh ?

D.-C. J. : À un certain niveau de pouvoir et de richesse, les gens sont blasés, car ils ont tout vu, tout eu. Ils sont certes émerveillés et émus par leur séjour à la Maison de Van Gogh, mais le lendemain, leur vie est ailleurs, et ils sont sollicités de toutes parts. On m’a plusieurs fois proposé des sommes considérables, mais deux obstacles se sont invariablement dressés : la fiscalité et les conseillers financiers, qui constituent autant de filtres et qu’il faut convaincre. Je ne crois plus aux coups de cœur de grosses fortunes. Si ces businessmen ont atteint une telle position, c’est qu’ils sont très rationnels. Or, mon projet d’exposer Van Gogh dans une chambre de 7 mètres carrés est irrationnel. C’est peut-être par l’entremise d’une opération de marketing participative que j’arriverai à partager l’esprit de Van Gogh avec le plus grand nombre. La technologie blockchain pourrait offrir des pistes.

Int. : Malgré les difficultés quotidiennes que vous rencontrez, parvenez-vous à maintenir intacte votre passion pour Van Gogh ?

D.-C. J. : Après avoir été opérationnel à Auvers-sur-Oise pendant des années, je prends du recul et suis retourné à mes sources en Belgique. Je parle peut-être de Van Gogh de façon moins habitée qu’autrefois – je dois même avouer qu’il n’est pas mon peintre préféré. Sa correspondance reste toutefois ma bible ; tous les jours, j’en relis une ou deux lettres. Aujourd’hui, ce sont plutôt les valeurs humaines véhiculées par Van Gogh qui alimentent ma flamme intérieure. Ceux à qui je remettrai les rênes ne devront pas être des “shootés” de Van Gogh – il y en a de sacrés numéros, et j’ai un sixième sens pour les repérer !

Int. : Comment vous assurerez-vous que ceux qui reprendront le flambeau partageront votre état d’esprit et la philosophie initiale du projet ?

D.-C. J. : Si la transmission s’opère dans le cadre d’une opération de mécénat, je devrai céder ma place au repreneur et le laisser suivre son idée, comme lorsqu’une maison de haute couture vend sa marque. Si, en revanche, une opération marketing me permet de récolter des fonds et d’acquérir un tableau, l’Institut Van Gogh deviendra propriétaire de l’ensemble. Je ne doute pas que nous trouverons un gestionnaire talentueux, désireux de se lancer dans un projet qui produira du sens plutôt que de l’argent.

1. Wouter van der Veen, Attaqué à la racine – Enquête sur les derniers jours de Van Gogh, Arthénon, 2020.

2. Ouvrage de Wouter van der Veen, édité chez Actes Sud en 2018.

3. Ouvrage d’Alexandra Leaf et Fred Leeman, édité chez Hoëbeke en 2002.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN