Exposé de Frédéric Bardeau

J’ai 47 ans, cinq enfants, et j’ai mis longtemps à choisir ma voie professionnelle. J’avais besoin de comprendre de quelle façon me rendre utile, ce qui a toujours été une motivation majeure pour moi.

À la recherche d’un métier

Mon rêve d’enfant et de lycéen était de devenir journaliste de guerre. Cela peut paraître curieux, mais c’est ainsi. Après le baccalauréat, j’ai donc opté pour des études de sciences politiques et j’ai intégré l’IEP (Institut d’études politiques) de Toulouse, mais j’ai assez vite compris que je ne pourrais pas réaliser mon rêve. Les emplois de journaliste de guerre étaient rares et il fallait être excellent pour y prétendre. Décidant d’abandonner le côté journalisme et de garder le côté guerre, j’ai passé le concours de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, où j’ai été reçu major de promotion en 1996.

Naïvement, je croyais que j’allais d’emblée apprendre la stratégie militaire, voire exercer des fonctions de commandement. Or, la carrière d’un saint-cyrien est très normée et j’ai compris que je devrais patienter un certain temps à chaque poste avant d’accéder à l’échelon suivant. Ce rythme assez lent frustrait mon esprit d’entreprise et mon envie d’aller “plus vite que la musique”. J’ai donc démissionné, ce qui a été difficile à vivre, car mes parents étaient très fiers de mon entrée à Saint-Cyr.

Ma démission ne signifiait pas que je n’aimais pas l’armée, bien au contraire : j’ai adoré les principes de méritocratie et de mixité sociale que j’y ai vu mettre en œuvre, et que je n’ai jamais retrouvés dans les différentes grandes écoles que j’ai fréquentées. En quittant Saint-Cyr, je me suis d’ailleurs engagé, pour une courte période, dans un régiment de parachutistes, à Pau.

Ayant renoncé à la carrière militaire et souhaitant toujours me rendre utile, j’ai songé à devenir espion. J’ai été brillamment reçu aux épreuves écrites du concours spécial de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), avant d’être finalement recalé. En épluchant mon parcours, les examinateurs avaient découvert que, pendant mes études, j’avais non seulement consommé des stupéfiants, mais également participé à des manifestations altermondialistes au cours desquelles j’avais jeté des projectiles sur les forces de l’ordre, deux éléments qui paraissaient peu compatibles avec une carrière à la DGSE.

Ce nouvel échec m’a beaucoup déprimé et m’a conduit à accepter le premier petit boulot qui s’est présenté. Il s’agissait d’un stage dans une agence de communication où j’étais chargé de rédiger des communiqués de presse sur le salon mondial de la défense et de la sécurité, Eurosatory. C’est dans le cadre de ce modeste stage que j’ai fait une rencontre vraiment incroyable.

Tombé dans la marmite d’Internet

Le bureau dans lequel je travaillais, celui réservé aux stagiaires, était le seul de toute l’entreprise à être équipé d’un poste informatique permettant d’accéder à Internet. Cela me démangeait d’essayer et, un jour, j’ai attendu que tout le monde soit parti déjeuner et je me suis lancé.

J’ignore si vous avez gardé le souvenir de la première fois où vous vous êtes connectés. Pour ma part, je me souviens très précisément que c’était le 3 septembre 1997 à midi. J’ai posé mes mains sur le clavier, j’ai lancé le navigateur, et j’ai éprouvé un véritable choc physique devant ce que j’ai découvert : un univers infini, d’une puissance incroyable, pour lequel je me suis immédiatement passionné. Je voulais tout savoir : comment ce réseau était né, à quoi il était destiné, quels étaient ses codes, ses arcanes, sa culture, ses usages. Baignant dans la culture de Star Wars, j’étais intimement convaincu que les “forces obscures” allaient s’en emparer, et je me demandais comment les “forces du bien” pouvaient s’en servir aussi. Internet allait-il permettre aux gens de se connecter et de partager leurs savoirs, ou seulement servir à les surveiller et à leur vendre encore plus de voitures ? Dès cette première connexion, j’ai su que j’avais trouvé ma voie : utiliser Internet pour changer le monde ! De fait, depuis vingt-quatre ans, c’est ce qui occupe le plus clair de mon activité professionnelle et de ma vie.

Au service des associations

Entre 1997 et 2005, j’ai travaillé dans des agences de communication et de marketing pour aider des associations, ONG et fondations à tirer le meilleur parti d’Internet, que ce soit pour lever des fonds, trouver des bénévoles, ou encore communiquer. Par exemple, lors du tremblement de terre en Haïti, le 12 janvier 2010, je me trouvais à la Fondation de France et j’ai immédiatement acheté des mots-clés se rapportant à cette catastrophe afin d’aiguiller les dons vers le site de la Fondation. Cette dernière a ainsi pu collecter 1 ou 2 millions d’euros en quelques semaines…

C’était vraiment passionnant d’accompagner ce mouvement de digitalisation des associations. Parmi ma clientèle figuraient la Fondation de France, Greenpeace, la Fondation Abbé Pierre, l’Unicef, La Croix-Rouge, Human Rights Watch, mais aussi des associations beaucoup plus confidentielles.

À la rencontre des Anonymous

En décembre 2010, un jeune Tunisien, Mohamed Bouazizi, s’immole par le feu, ce qui déclenche la révolution du Jasmin. Apparaît alors dans les actualités une figure un peu étrange, celle des Anonymous, des hackers qui ont la particularité d’agir masqués. Étant un geek, je savais qu’ils existaient depuis 2005 environ, mais on les voyait tout d’un coup se mêler du Printemps arabe, soutenir le mouvement Occupy Wall Street, ou encore voler au secours de Julian Assange, dont le site Wikileaks avait été bloqué par le FBI (Federal Bureau of Investigation) et la NSA (National Security Agency).

J’étais impressionné par les actions de ces “pirates masqués” et, là encore, j’ai voulu tout connaître d’eux, comprendre comment ils montaient leurs opérations, savoir s’ils avaient un chef ou non, comment ils s’organisaient... Pendant cette période, je ne dormais presque plus : le jour, je faisais mon métier de communicant pour les associations et la nuit, je me plongeais dans les forums des Anonymous et je lisais tout ce qu’ils postaient afin d’essayer de comprendre leur fonctionnement.

Avec mon incorrigible idéalisme, j’ai cru que les ONG pourraient s’inspirer de la façon dont les Anonymous travaillaient et mobiliser les mêmes outils pour faire avancer leurs causes. En 2011, j’ai organisé une rencontre entre quelques Anonymous et des ONG assez militantes, comme Oxfam et Greenpeace, mais cela s’est avéré un cuisant échec. Les Anonymous traitaient les “associatifs” de « fonctionnaires du caritatif » et de « marketeux des causes », tandis que les ONG étaient rebutées par le principe de l’anonymat et le fait de ne pas assumer publiquement et juridiquement les causes que l’on défend. La réunion a été houleuse et tout le monde est reparti fâché… L’alliance dont j’avais rêvé semblait contre-nature. Cela dit, quelques années plus tard, j’ai appris que Greenpeace et les Anonymous avaient mené quelques actions ensemble dans la région Arctique contre BP, Total et Shell, ce qui démontrait que j’avais peut-être eu raison trop tôt.

À cette époque également, une maison d’édition cherchait quelqu’un pour écrire le premier livre sur les Anonymous en français et je m’en suis chargé avec Nicolas Danet1. Le livre a connu un énorme succès, car tout le monde cherchait à en savoir davantage sur ce mouvement. J’étais invité sur tous les plateaux, où j’expliquais qu’Anonymous n’avait pas de chef et n’était pas un parti politique, que c’était un collectif sans unité idéologique, mais que, lorsque quelques-uns de ses membres se mettaient d’accord sur un objectif commun ou un ennemi à combattre, leur force de frappe pouvait être assez incroyable, compte tenu de leurs compétences techniques.

J’ai, en revanche, été déçu par l’attitude des Anonymous lorsque je leur ai proposé de mettre ces compétences au service de ceux qui avaient besoin de se former à l’informatique pour trouver un emploi, développer leur entreprise, ou encore administrer un réseau. Ils se considéraient un peu comme les aristocrates du numérique et se montraient rétifs à partager leurs savoirs : « On a galéré pour acquérir ces compétences, les autres n’ont quà galérer aussi et apprendre par eux-mêmes. » J’étais choqué de constater que, disposant de pouvoirs quasiment magiques, ils refusaient d’en faire profiter les autres.

La création de Simplon

Quelques années plus tard, alors que je donnais un cours d’innovation numérique au CELSA, une école de communication rattachée à la Sorbonne, trois étudiants sont venus me présenter un projet d’entrepreneuriat. Ils m’ont appris que, devant le besoin massif de développeurs et le constat que les écoles et les universités n’en formaient pas suffisamment, de nombreuses écoles privées étaient créées aux États-Unis pour enseigner la programmation à des débutants. Elles réussissaient à les former en quelques semaines. Les trois étudiants se proposaient de faire la même chose en France et y voyaient l’opportunité d’offrir une insertion professionnelle à des personnes éloignées de l’emploi. Pour devenir programmeur, nul besoin d’être un geek ni même d’être doué en maths.

Cette idée m’a paru géniale. Je leur ai posé de nombreuses questions et j’ai fini par leur offrir mon aide pour monter le projet. Une chose entraînant l’autre, je me suis retrouvé à créer Simplon avec eux, sur un concept très simple : proposer des formations gratuites à des chômeurs, sans aucun prérequis autre que leur motivation. À l’époque, nous ne disposions que de 10 000 euros de fonds propres et nous ne savions pas comment financer le projet. En plaisantant, nous disions qu’il relevait de l’ESS, au sens non de l’économie sociale et solidaire, mais de l’économie sociale et suicidaire.

Sur ces entrefaites, nous avons appris que Xavier Niel était en train d’investir 10 millions d’euros pour réaliser exactement le même projet que nous, c’est-à-dire une école gratuite pour enseigner l’informatique à des chômeurs, baptisée 42. Cela nous a fait l’effet d’un coup de poing au ventre : « Comment espérer monter avec 10 000 euros un projet auquel Xavier Niel consacre 10 millions d’euros ? Il va nous balayer… » C’est le contraire qui s’est passé : l’école 42 a servi à nous propulser, car les financeurs ont pris conscience que les deux projets, ainsi que d’autres initiatives apparues au même moment (Le Wagon, WebForce3…) répondaient à un besoin tellement immense qu’il y avait largement de la place pour tout le monde. De fait, au lieu de nous considérer comme des concurrents, nous avons travaillé de concert, surfé sur la même vague et grandi ensemble.

Ces efforts en commun nous ont permis d’élaborer avec l’État une politique publique dotée d’un nouveau mécanisme de subvention et destinée à financer les écoles de programmation. C’est ainsi qu’en 2014 a vu le jour La Grande École du Numérique, un GIP (groupement d’intérêt public) qui accorde son label à des formations dispensées au travers de méthodes pédagogiques innovantes et ouvertes à tous, sans distinction académique, économique ou sociale. Pour obtenir le label, les écoles doivent accueillir 80 % de personnes sans le bac et en recherche d’emploi, 30 % de femmes (en France, on ne trouve que 15 % de femmes dans les métiers du numérique, alors qu’en Corée, en Inde ou en Chine, un développeur sur deux est une développeuse) et 30 % de résidents des quartiers prioritaires. Ce réseau, qui comprend désormais des centaines de formations, reçoit des financements aussi bien du ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion que de Pôle emploi, ou encore du mécénat d’entreprise.

Un déploiement fulgurant

La Grande École du Numérique a été la première grande alliance à laquelle nous avons participé et c’est ce qui nous a permis de nous lancer. Nous avons ouvert une première école à Montreuil puis, très vite, nous avons été contactés d’un peu partout en France et à l’étranger : « C’est super ce que vous faites à Montreuil, mais quand venez-vous créer la même chose chez nous dans les Côtes d’Armor, en Limousin, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, en Roumanie, en Tunisie, en Côte d’Ivoire ? »

Avec seulement 10 000 euros de fonds propres et pas vraiment de modèle économique stabilisé, la sagesse aurait voulu que nous leur répondions : « Laissez-nous le temps de mettre notre méthode au point. » Nous avions néanmoins, nous aussi, la volonté de déployer notre concept rapidement dans le plus grand nombre de territoires possible. Au lieu de nous implanter nous-mêmes dans différentes régions, nous avons opté pour le modèle de la franchise, qui consiste à trouver un partenaire local, à lui transférer le savoir-faire et à faire alliance avec lui pour l’aider à monter son projet.

Nous avons bénéficié, dans cette démarche, de l’appui d’acteurs qui, eux, ont vraiment le génie des alliances, pour reprendre l’intitulé de cette séance. Il s’agit tout d’abord du réseau Ashoka, qui aide les entrepreneurs sociaux à dupliquer la structure qu’ils ont créée. Dès 2015, j’ai été sélectionné comme “Fellow Ashoka” et Simplon a bénéficié de l’appui de ce réseau. Nous avons également été repérés par la Fondation La France s’engage, une initiative gérée par l’Élysée, et nous avons été lauréats de sa première édition, en 2014. Enfin, nous avons été soutenus par un programme philanthropique fondé par Alexandre Mars, Epic Foundation, qui nous a également aidés à changer d’échelle. Grâce à ces trois partenaires, nous sommes très rapidement passés d’une école Simplon à cinq, puis à douze et, au bout de deux ans, il en existait déjà cinquante.

Aujourd’hui, notre réseau comprend 133 écoles réparties dans 23 pays. La majorité d’entre elles (70 %) ont été créées avec un partenaire local et ne portent pas le nom de Simplon, mais cela nous est égal : nous ne cherchons pas à afficher notre logo partout, comme McDonald’s. En revanche, ces écoles utilisent toutes notre méthode. On en trouve dans des quartiers relevant de la politique de la ville, mais aussi dans des zones rurales, voire très rurales, par exemple Pont-en-Royans, dans le Vercors, ou Saint-Léonard-de-Noblat, près de Limoges, ainsi qu’à Tulles, à Lunel, en Guyane, en Nouvelle-Calédonie. À l’étranger, nous sommes implantés tant en Europe qu’au Moyen-Orient (notamment dans le plus grand camp de réfugiés, situé en Jordanie, à la frontière avec la Syrie), en Algérie, en Côte d’Ivoire, en Inde, en Corée, en Colombie, etc. Nous venons d’inaugurer, en Arménie, une école de 50 personnes dont la moitié des apprenants sont des soldats démobilisés à la suite du conflit du Haut-Karabagh et, la semaine dernière, j’ai reçu une demande de contact venant des îles Fidji.

L’alliance de trois structures

En France, comme dans de nombreux pays, il existe une muraille de Chine entre le secteur marchand et le secteur non marchand. Or, l’économie sociale et solidaire est composée de structures hybrides visant l’intérêt général tout en exerçant des activités lucratives. On voit, par exemple, des associations créer des filiales qui sont des entreprises, ou des entreprises se doter de fondations.

À nos débuts, nous avons tenté de défendre ce concept de structure hybride. Simplon comprenait une entreprise sociale d’utilité solidaire (ESUS) et une fondation, et la fondation subventionnait l’entreprise. Sur le plan fiscal, c’était tout à fait illégal, mais nous le faisions dans l’espoir de faire évoluer la législation. La Cour des comptes nous a donné tort et, désormais, nos trois structures (l’entreprise, la fondation, ainsi qu’une association) sont bien distinctes sur le plan juridique et fiscal. Lorsque nous montons un programme lié à la formation professionnelle, que ce soit sous forme de commande publique ou de prestation assujettie à la TVA, il est porté par l’entreprise sociale. Quand il s’agit d’un programme philanthropique, il est financé par la fondation et géré par l’association, qui peut s’appuyer sur l’entreprise sociale pour réaliser les prestations. Les trois structures disposent chacune de leurs propres équipes et participent à un GIE (groupement d’intérêt économique) de moyens qui leur permet de recourir au même comptable et au même auditeur.

Cette organisation, qui s’avère d’une grande complexité, nous permet de fonctionner de façon complètement consanguine, sans toutefois franchir la ligne jaune fiscale ou sociale. Nos trois structures agissent ainsi de conserve afin de démultiplier l’impact de nos programmes. En d’autres termes, le groupe Simplon est une alliance à lui tout seul…

Des alliances tous azimuts

Je vais maintenant évoquer quelques-unes des diverses alliances sur lesquelles nous nous appuyons ou à la création desquelles nous avons contribué.

Le sourcing des apprenants

Parmi nos apprenants, 50 % sont des décrocheurs scolaires et ont moins de 25 ans, 10 % sont des réfugiés et 10 % sont des personnes en situation de handicap. Pour les recruter, puis pour les placer en alternance, nous nous appuyons sur de nombreux partenaires : Pôle emploi, les régions, les branches professionnelles, les entreprises, les associations.

Par exemple, pour monter un programme destiné aux réfugiés, mon premier réflexe a été de contacter tous les acteurs intervenant auprès d’eux chez Ashoka, à La France s’engage ou à l’Epic Foundation – comme Singa, La Cimade ou France terre d’asile. De même, le programme destiné aux femmes a été monté avec des réseaux de femmes, des associations, des prescripteurs spécialisés, ou encore des entreprises engagées sur la question de la mixité.

Faire entrer le code dans les programmes scolaires

En 2014, toujours avec Nicolas Danet, j’ai publié un livre intitulé Lire, écrire, compter, coder (Fyp éditions), qui visait à convaincre l’Éducation nationale d’intégrer l’apprentissage de l’informatique dans les programmes scolaires. Cette idée a été appuyée par de très nombreux partenaires, depuis les grandes entreprises du numérique, comme Microsoft et Google, jusqu’aux associations d’éducation populaire, comme La Ligue de l’enseignement ou Les Petits Débrouillards, en passant par les délégués d’action au numérique éducatif dans les rectorats : nous n’avons pas travaillé contre l’Éducation nationale, mais avec elle. Aujourd’hui, les élèves reçoivent une initiation à l’informatique depuis le cours préparatoire jusqu’à la classe de cinquième.

L’Université d’été de l’économie de demain

Comme tous les acteurs de l’économie sociale et solidaire sont à la recherche d’une manière intelligente de faire cohabiter le levier entrepreneurial et le levier d’intérêt général, j’ai eu envie de faire connaître notre formule et j’en ai parlé au sein du Mouvement des entrepreneurs sociaux, dont j’étais administrateur, et qui s’appelle désormais le Mouvement Impact France.

Je suis à l’origine de l’idée d’une “Université d’été de l’économie de demain” en contrepoint à l’Université d’été du Medef, qui fait la une des médias chaque été, à la fin du mois d’août. Comme d’habitude, cet événement a été monté en coalition avec tous les acteurs de l’économie sociale et solidaire, qu’il s’agisse des entreprises à mission, des entreprises à impact, des B Corp, ou encore de TPE et PME engagées sans label.

La première édition a eu lieu en 2019 et nous avons eu beaucoup de mal à faire parler de nous. La deuxième édition, en 2020, a pâti de la Covid-19. En revanche, en 2021, l’objectif a été atteint : Le Journal du dimanche a publié un article sur « Les deux rendez-vous du mois d’août à ne pas manquer : l’Université d’été du Medef et l’Université d’été de l’économie de demain ». Nous avons même eu droit à la visite de l’ancien PDG de Danone, Emmanuel Faber.

La Tech for Good

L’expression Tech for Good, très à la mode actuellement, désigne des solutions technologiques et digitales destinées à accélérer la transition vers une société plus durable et responsable. En France, il existe un syndicat de la French Tech, mais il n’existait aucun organisme pour fédérer spécifiquement les acteurs de la Tech for Good. J’ai contribué à la création de Tech for Good France, qui réunit des start-up et associations utilisant la technologie pour s’inscrire dans les objectifs de développement durable.

La lutte contre la fracture numérique

Nous avons mesuré, ces derniers mois, à quel point le numérique pouvait être précieux face à une pandémie comme celle de la Covid-19, que ce soit pour télétravailler ou pour se réunir via Zoom. Malheureusement, dans notre pays, entre 15 et 18 millions de personnes rencontrent des difficultés avec le numérique, soit parce qu’elles sont mal équipées ou mal connectées, soit parce qu’elles ne disposent pas des compétences nécessaires pour accéder à Internet. Or, aujourd’hui, tout se fait en ligne : renouveler sa carte d’identité, déclarer ses revenus, s’inscrire à Pôle emploi, etc. L’illectronisme est donc un handicap de plus en plus grave. De plus, pour un geek comme moi, il est insupportable de penser qu’une si grande proportion de mes compatriotes est exclue de ces technologies dont j’espère qu’elles vont changer le monde.

Cela m’a conduit à participer à la création d’un mouvement associant les acteurs luttant contre la fracture numérique au sein d’une SCIC (société coopérative d’intérêt collectif). Baptisé Mednum (pour médiation numérique), ce mouvement réunit à la fois l’État, les collectivités locales, des associations et des entreprises de l’inclusion numérique, comme Simplon. Malgré nos différences, et parfois nos concurrences, nous travaillons ensemble sur un plaidoyer et un agenda communs.

Une alliance pour développer des alliances ?

Je suis convaincu qu’aucun de nous ne peut avoir un véritable impact sur le monde si nous restons chacun dans notre “couloir de nage”. Nous avons besoin de travailler ensemble, d’hybrider nos modèles juridiques et nos financements, de nouer des partenariats public-privé. Malheureusement, les freins sont nombreux, qu’ils soient d’ordre culturel, juridique ou fiscal, sans parler des problèmes d’ego. Il arrive également que nos financeurs nous poussent à jouer chacun pour soi. Quand certains me disent : « Simplon, je trouve ça pas mal, mais je préfère 42 ou Bibliothèque Sans Frontières, ou encore Emmaüs Connect », la moutarde me monte au nez. J’ai envie de leur répondre : « Au lieu d’instrumentaliser notre concurrence, vous devriez nous donner de l’argent pour nous obliger à travailler davantage ensemble ! »

Depuis des années, je rêve d’une fondation dont le rôle exclusif serait d’encourager les partenariats en finançant l’ingénierie nécessaire à la coopération et en donnant de la visibilité à la puissance des alliances quand elles se déploient. Tout le monde connaît les films américains de super-héros (Superman, Batman, Wonder Woman…). Il existe un genre particulier de films dans lesquels plusieurs super-héros se réunissent pour lutter ensemble contre un grand méchant. Ni Superman, ni Batman, ni Wonder Woman ne seraient suffisamment puissants individuellement pour vaincre Darkseid, mais lorsqu’ils s’associent pour former la Justice League, ils peuvent y parvenir. Cela me paraît une parfaite métaphore de ce que nous devrions faire. Il existe des super-héros dans les associations, au sein de l’État, dans les collectivités locales, dans l’entrepreneuriat social ou dans le monde de la philanthropie, mais aucun de ces acteurs ne peut résoudre seul les problèmes contre lesquels il se bat, que ce soit la fracture numérique, le chômage, ou encore le manque de développeurs dans l’industrie. Nous devons impérativement travailler davantage ensemble.

La feuille de route de Simplon

C’est sur cette approche que repose la feuille de route de Simplon pour les années qui viennent : accroître notre impact sans faire grossir l’entreprise, simplement en nous articulant mieux avec d’autres acteurs. Nous pourrions, par exemple, nous appuyer davantage sur la force de frappe de l’Afpa (Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes), de Microsoft ou d’Amazon, ou encore recourir à des tiers payeurs, comme la Banque mondiale, pour pouvoir accorder notre franchise et offrir notre accompagnement gratuitement, notamment dans les pays pauvres. Je suis très fier de ce que nous avons fait jusqu’ici – nous avons formé 15 000 personnes et nous sommes présents dans 23 pays –, mais je me sens également frustré en songeant que nous aurions peut-être pu former 150 000 personnes, voire 1 million, si nous avions joué de manière plus collective encore… C’est désormais cette conviction qui m’anime et que j’ai envie de partager.

1. Anonymous – Pirates informatiques ou altermondialistes numériques ? Peuvent-ils changer le monde ?, FYP éditions, 2011.

Débat

La méthode Simplon

Un intervenant : Qu’est-ce qui fait l’originalité de la méthode Simplon ?

Frédéric Bardeau : Notre méthode n’est pas réellement innovante. J’ai trouvé une citation d’Aristote expliquant que « ce que nous devons faire, nous devons l’apprendre en faisant ». C’est ce que l’on appelle la pédagogie active, que l’on trouve également chez les Compagnons du Devoir, dans les écoles de production ou à l’Afpa. Nous n’avons pas inventé cette méthode, mais nous la poussons jusqu’à son extrême limite. Dans nos écoles, il n’y a pas de cours, pas de théorie et pas de professeurs, sinon des professionnels qui font une pause de quelques mois ou années dans leur carrière pour transmettre leur métier. Avec leur aide, les apprenants répondent à des commandes, participent à des challenges, montent des projets. Lorsque, au bout de six mois, ils démarrent leur formation en alternance ou prennent leur premier poste, ils sont déjà habitués à travailler comme dans une entreprise, contrairement à leurs camarades qui sortent des écoles ou de l’université.

Le recrutement des formateurs

Int. : Les formateurs sont-ils des salariés ou des bénévoles ?

F. B. : Ils sont salariés ou indépendants, car une entreprise sociale ne peut pas employer de bénévoles. Nous les rémunérons aux tarifs de l’économie sociale et solidaire, ce qui rend leur recrutement assez difficile. Trouver un programmeur est déjà compliqué ; trouver un programmeur qui veuille bien devenir formateur est encore plus délicat, surtout lorsqu’on lui propose une rémunération deux ou trois fois inférieure à celle à laquelle il peut prétendre.

Int. : Comment parvenez-vous à les motiver ?

F. B. : Certains ont envie de transmettre leur savoir et sont attirés par le côté social de Simplon. Savoir que les personnes qu’ils vont former trouveront un emploi dans les mois qui suivent et que cela changera leur vie les motive davantage que gagner deux ou trois fois plus.

La sélection des apprenants

Int. : Comment sélectionnez-vous les apprenants ?

F. B. : Avant de les envoyer en formation, nous devons vérifier s’ils ont le bon profil ou s’ils courent à l’échec, ce qui serait dramatique. Nous ne retenons que 15 % des candidats et, pour les sélectionner, nous leur mettons tout de suite les mains dans le cambouis : ils doivent participer à des défis via des plateformes et nous voyons très vite s’ils sont faits pour la programmation ou non. En contrepartie de cette sélection, le taux de décrochage n’est ensuite que de 2 %, ce qui est exceptionnel dans ce type de formation.

Le profil des apprenants

Int. : Quel est le profil type de vos apprenants ? S’agit-il uniquement de jeunes, ou également de personnes en reconversion ?

F. B. : La moyenne d’âge est de 29 ans, et notre apprenante la plus âgée avait 59 ans. Nous accueillons beaucoup de femmes (43 % des apprenants), mais elles sont souvent plus âgées que les hommes. Il s’agit rarement de décrocheuses scolaires. La plupart du temps, elles ont commencé par exercer un autre métier ou par avoir un premier enfant, avant de se tourner vers le numérique.

De façon générale, nous sommes de plus en plus sollicités pour de la reconversion. La Poste, par exemple, souhaiterait reconvertir 125 000 collaborateurs dont les métiers, comme le tri ou la distribution du courrier, sont en train de disparaître, et en faire migrer une partie vers les métiers du numérique, pour lesquels elle a du mal à recruter. Elle a fait appel à nous, ce qui a provoqué un grand débat éthique en interne : devions-nous continuer à nous focaliser sur les chômeurs ou accepter de former des personnes ayant déjà un emploi ?

Nous avons considéré que, comme dans le film Minority Report, où des policiers doués de prémonition ont pour mission d’arrêter les criminels juste avant qu’ils ne commettent leurs forfaits, il vaut mieux que nous reconvertissions les personnes aux métiers du numérique avant qu’elles ne se retrouvent à Pôle emploi, car une fois au chômage, non seulement elles coûtent cher à la collectivité, mais elles sont traumatisées et démotivées. Désormais, nous formons aussi des guichetiers de banque, ou encore des hôtesses de caisse de la grande distribution.

Quel partenariat avec les écoles 42 ?

Int. : Quelle est la différence entre les écoles Simplon et les écoles 42 ?

F. B. : Comme les écoles Simplon, les écoles 42 sont gratuites et s’adressent à des personnes sans diplômes, mais elles sont beaucoup plus élitistes. Nous ne sélectionnons les candidats que sur leur motivation alors que, pour entrer dans une école 42, il faut passer “l’épreuve de la piscine”, ainsi appelée parce qu’au cours de cette initiation d’un mois, les candidats doivent se jeter dans le bain du numérique sans savoir nager, et que seuls seront admis ceux qui ne se seront pas noyés. Les écoles 42 sont assez réticentes à publier leurs statistiques sur ce que deviennent les autres.

La pédagogie est également assez différente. À 42, il n’y a aucun formateur, pas même des professionnels. C’est une machine qui distribue les exercices aux apprenants, et ceux-ci doivent s’entraider et se corriger mutuellement. Cette méthode est très puissante, mais elle ne fonctionne qu’avec des personnes déjà autonomes. Ce n’est pas le cas de la plupart de celles qui fréquentent les écoles Simplon, qu’il s’agisse de décrocheurs, de réfugiés, ou encore de personnes en situation de handicap. Les écoles 42 sont gratuites et inclusives au sens où tout le monde, a priori, peut y entrer, mais ce sont des écoles d’élite.

Int. : Dans ce cas, comment réussissez-vous à travailler ensemble ?

F. B. : Il existe des porosités entre les parcours. Certains se forment à Simplon puis rejoignent 42. D’autres n’arrivent pas à intégrer 42 et viennent chez nous. Certains anciens élèves de 42 deviennent formateurs à Simplon, et réciproquement, et nous organisons des hackathons en commun. Par ailleurs, nous allons chercher ensemble nos candidats chez Pôle emploi et nous nous répartissons les profils qui correspondent le mieux à chacune de nos écoles. Dans le fond, nous sommes très complémentaires. L’un de nos partenaires, le Groupe OCP, une grande entreprise marocaine, a décidé de ne pas choisir entre les deux modèles et d’ouvrir trois écoles 42 et trois écoles Simplon sur ses trois sites miniers.

Le devenir des anciens élèves

Int. : Savez-vous ce que deviennent les personnes formées dans vos écoles ?

F. B. : Dès le début, nous avons mis en place des mesures d’impact très précises, qui nous permettent de suivre nos anciens élèves pendant vingt-quatre mois. Six mois après la formation, le taux de sorties positives, c’est-à-dire la proportion de ceux qui ont réussi à décrocher un emploi ou ont repris des études, est de 71 %. Au bout de douze mois, il monte à 85 %. Après vingt-quatre mois, en revanche, environ 10 % de ces personnes se retrouvent à nouveau au chômage, ce qui est sans doute lié au fait que nous recrutons essentiellement des personnes très éloignées de l’emploi. Si nous n’admettions que des bac +4, nous aurions sans doute 90 % de réussite…

Comment détecter des partenaires indélicats ?

Int. : Dans vos différentes alliances, vous arrive-t-il de tomber sur des partenaires indélicats ? Comment les gérez-vous ?

F. B. : Un cas très classique est celui de l’entreprise qui, sous couvert de soutenir des programmes d’intérêt général, cherche seulement à redorer son image. À Simplon, tous les partenariats font l’objet d’un débat éthique et, si nous nous rendons compte que nous sommes instrumentalisés, nous pouvons mettre fin au projet, mais ce n’est arrivé qu’une fois.

Une situation plus délicate est celle où nous rencontrons des problèmes éthiques à propos d’acteurs qui, a priori, incarnent l’intérêt général, comme l’État ou les collectivités locales. Dans certaines régions, par exemple, on nous a interdit de mêler les réfugiés à d’autres apprenants, alors que ce serait précieux pour les aider à apprendre la langue. Malheureusement, il est très compliqué pour nous de nous opposer à ces acteurs publics, qui sont nos principaux financeurs…

Int. : Je pensais surtout à des situations où vous nouez des alliances avec plusieurs partenaires et où l’un d’entre eux ne joue pas le jeu.

F. B. : Il nous arrive effectivement de tomber sur des passagers clandestins, des partenaires qui mettent moins dans le pot commun que ce qu’ils en retirent. On peut essayer de les mettre à l’écart, mais souvent, quand on le fait, la dynamique collective est déjà compromise. Pour parer ce risque, on peut construire l’alliance par élargissements concentriques. On commence par un noyau de partenaires très fiables, puis on coopte les nouveaux entrants. Une fois l’alliance solidement établie, on peut se permettre d’embarquer des passagers clandestins alors que, dans les débuts, cela peut menacer la construction même de l’alliance.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT