Exposé de Benoit Serre


En 2020, en plein confinement, je publiais dans Entreprise & Carrières un article intitulé « Après la raison d’être, la raison de venir ». La pandémie me semblait en effet bouleverser le rapport à l’employeur, le management, le marché de l’emploi, le rôle de l’entreprise et, plus généralement, une organisation du travail qui était restée assez stable depuis un demi-siècle. Après avoir expérimenté le télétravail, modalité inédite pour beaucoup, les collaborateurs regagneraient-ils volontiers leurs bureaux, avec une motivation intacte ? L’entreprise ne devait-elle pas mobiliser de nouveaux leviers d’engagement ? Déjà en 2019, la loi dite PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) affirmait que l’entreprise endossait un autre rôle que la recherche du profit ; le statut d’entreprise à mission était ainsi créé. Nombre d’organisations avaient d’ailleurs engagé une réflexion sur leur raison d’être, en guise de réponse – qui s’est avérée insuffisante – à un mouvement de désengagement, voire de défiance de la part de leur personnel.

La Covid-19, un accélérateur de tendances

Selon une très récente enquête d’OpinionWay, 25 % des salariés français souhaitent effectuer une mobilité. En d’autres termes, un quart des personnes veulent changer de travail : c’est un niveau parfaitement inédit. Aux États-Unis, où le marché de l’emploi est plus fluide qu’en France, se produit un phénomène dit de grande démission (great resignation), qui voit des employés quitter leur poste pour travailler ailleurs et autrement, voire changer de vie. Il est également intéressant de noter que la moitié des salariés français disant aspirer à la mobilité sont des télétravailleurs réguliers, que 42 % d’entre eux sont des managers et 40 %, des Franciliens. Par ailleurs, en Allemagne, en Espagne, en France et en Grande-Bretagne, seuls 15 % des non-managers aspirent à devenir managers, constat surprenant révélé par une étude du Boston Consulting Group et de l’ANDRH (Association nationale des directeurs des ressources humaines).

Enfin, et c’est peut-être la tendance la plus marquante, 38 % des salariés français ayant un désir de mobilité ont moins de 35 ans : c’est le signe d’une véritable fracture générationnelle dans le rapport au travail. Ce phénomène s’ajoute à une désaffection croissante à l’égard des grands groupes observée depuis quatre à cinq ans, notamment de la part des nouvelles générations. Des jeunes surdiplômés qui, dix ans plus tôt, auraient rejoint des banques ou des cabinets de conseil privilégient désormais des entreprises plus petites et plus humaines, quitte à gagner moins.

Si la crise de la Covid-19 n’a pas suscité de phénomène radicalement inédit, elle a accéléré des tendances qui étaient à l’œuvre, la transformation numérique au premier chef. Quand le confinement strict a été décrété, en mars 2020, les entreprises ont découvert qu’elles étaient plus ou moins prêtes à fonctionner à distance. Certaines ont dû consentir des investissements massifs dans les technologies de l’information. Jusqu’alors, elles envisageaient la transition digitale comme un facteur de réduction des coûts, les outils se substituant, schématiquement, aux humains. Or, la crise a démontré qu’indépendamment de la qualité des outils numériques, une organisation fonctionnait moins bien quand les salariés n’étaient pas présents physiquement.

Une crise de confiance

La crise de la Covid-19 a par ailleurs renforcé un sentiment de défiance vis-à-vis de l’entreprise – cette défiance dont Yann Algan et Pierre Cahuc avaient alerté dès 2007, dans un célèbre ouvrage1. Les confinements stricts ont interrogé un modèle de management qui reposait largement sur le contrôle et la présence physique. Avec le télétravail, les moyens manquaient pour surveiller la façon dont les salariés s’organisaient et occupaient leur temps, mais aussi pour coordonner les tâches et faire valider les décisions. Ces nouvelles modalités répondaient à un désir de confiance que les salariés exprimaient à bas bruit depuis une vingtaine d’années, mais qu’étouffait une relative résignation. Les directions des ressources humaines (DRH) avaient conscience de cette attente, qui se traduisait par un désengagement croissant, mais la jugeaient suffisamment modérée pour ne pas avoir à changer de modèle.

Certains en ont néanmoins tiré les conséquences ; en témoigne, en particulier, la théorie de l’entreprise libérée défendue à grand bruit par Isaac Getz dans les années 2010. Il est vrai que la crise de la Covid-19 en a invalidé certains préceptes, dont l’effacement du management de proximité. De toute évidence, les entreprises auraient eu le plus grand mal à surmonter la crise sans ce dernier. Le constat d’Isaac Getz était néanmoins intéressant : il apparaissait que cinq ans après la signature de leur contrat – moment auquel les salariés sont a priori pleinement motivés –, le taux d’engagement tombait à 38 %. Le responsable désigné était l’entreprise. Aussi, l’évolution du modèle de management vers la confiance et la liberté d’organisation semblait-elle incontournable.

Un désir d’individualisation

Enjointes de prendre part à la lutte contre la pandémie, les entreprises ont dû pratiquer une gestion plus individualisée – en identifiant les personnes vulnérables, par exemple –, alors qu’elles exerçaient jusqu’alors un management collectif. Ce faisant, elles ont répondu à une très forte attente d’individualisation de la relation employeur-employé, exprimée notamment par les plus jeunes. Les nouvelles générations, dont le quotidien regorge de systèmes individualisés et “désintermédiés” (réseaux sociaux, plateformes de type Airbnb ou BlaBlaCar…), sont en butte à un environnement professionnel collectivisé : au travail, le monde cesse soudain de prendre soin d’eux à titre personnel. C’est une source de défiance et de désengagement.

Ayons aussi conscience de la vision du travail dont ont hérité les jeunes qui entrent actuellement sur le marché. Leurs parents – la génération X – ont vu leurs propres aînés se faire licencier sans ménagement dans les années 1980, à l’occasion de la crise, après vingt ou trente ans de bons et loyaux services. Autant dire qu’ils n’en ont pas conçu une image positive de l’entreprise. Eux-mêmes ont essuyé les crises au moment où ils ont commencé à chercher du travail, dans les années 1990 : pour des centaines de CV envoyés, ils pouvaient espérer recevoir deux maigres réponses – raison supplémentaire de nourrir de la méfiance. Ajoutons qu’à cette époque, la pression s’est considérablement accrue dans les organisations, occasionnant une flambée de burn-out et, en corollaire, de revendications des partenaires sociaux en faveur d’une meilleure qualité de vie au travail. Le numérique et les réseaux sociaux étaient, en outre, en pleine explosion, donnant une tonalité individuelle aux relations sociales, loin de ce qui se pratiquait dans la sphère professionnelle. Dans les années 1980, au contraire, l’environnement amical et personnel des individus coïncidait souvent avec leur environnement professionnel. Or, ces deux mondes ont commencé à se séparer. Le phénomène n’a cessé de s’amplifier, d’autant que les entreprises n’ont pas su répondre à la quête de sens des salariés, désireux d’une relation qui dépasse l’échange d’une force de travail contre une rémunération. À cette époque, sont apparus le management par la “Vision”, dû à l’Américain Michael Doyle, et l’approche de l’entreprise sous l’angle de la raison d’être.

Avant la crise de la Covid-19, la loi imposait déjà aux entreprises de publier leur index de l’égalité professionnelle et de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de leur activité. Puis cette crise est survenue. Les pouvoirs publics ont demandé aux entreprises de contribuer à la gestion de la pandémie, leur rappelant qu’elles endossaient une responsabilité pénale quant à la santé de leurs collaborateurs. Elles y ont vu l’occasion de développer le care.

La crise a interrogé la relation entre l’entreprise et les salariés, mais cette fois, grande différence, la question était posée par ces derniers. Le salarié a placé l’entreprise devant ses responsabilités quant à sa capacité à le protéger des risques sanitaires. Alors que, pendant longtemps, l’entreprise n’avait pas été perçue comme un tiers de confiance dans ce domaine, une enquête menée par le Medef fin 2020 a montré que c’était à elle que les salariés faisaient le plus confiance pour aider à sortir de la crise, loin devant les pouvoirs publics et les partenaires sociaux.

Un certain nombre d’organisations se sont saisies de ce signe positif, prenant conscience que leurs salariés aspiraient à une relation d’une autre nature avec elles. Ce faisant, elles doivent s’adapter à un contexte profondément renouvelé. Ainsi, la reprise économique de septembre 2021, assez inattendue, a déplacé le centre de gravité du marché du travail depuis les employeurs vers les employés. Les organisations peinent à satisfaire leurs besoins de recrutement, les travailleurs aspirent à la mobilité et une inadéquation se fait jour entre les compétences recherchées et les compétences disponibles. À ces constats s’ajoute une réévaluation du couple contrainte-rémunération, en particulier dans la restauration et dans la grande distribution. Un nombre croissant de salariés refusent, par exemple, de travailler le samedi, considérant que leur rétribution ne compense pas cette contrainte.

Quand la raison d’être ne suffit pas

Face à ces bouleversements, la réponse par la raison d’être des entreprises est insuffisante. La preuve en est que lorsque la crise sanitaire s’est apaisée, il s’est avéré difficile de faire revenir les salariés physiquement, mais aussi psychologiquement : ils ont rechigné à se réengager dans une organisation dont ils étaient impatients qu’elle se transforme. Une très récente enquête de l’IFOP révèle qu’ils attendent des changements rapides, à commencer par davantage de liberté et d’autonomie. Alors qu’on explique depuis quinze ans que les entreprises sont prises dans une spirale de la transformation et que leurs salariés sont à la traîne, le rapport s’inverse : ce sont désormais les collaborateurs qui déplorent l’inertie des organisations. Ils attendent de surcroît une évolution du modèle de rémunération. Dans une enquête de l’ANDRH de janvier 2021, 38 % des DRH prévoyaient que le sujet de la rémunération viendrait sur le devant de la scène ; ils sont aujourd’hui 46 % à le prévoir.

Les collaborateurs attendent également de l’entreprise des perspectives et des engagements clairs, adaptés à leur profit individuel : « Arrêtez de me recruter, de m’évaluer, voire de m’augmenter pour ce que je fais, semblent-ils dire, mais considérez ce que je suis ! » Ces phénomènes expliquent la difficulté actuelle à faire revenir les salariés dans le jeu. En effet, ils attendent que l’entreprise en change les règles.

Quant au télétravail, il perturbe les fondements du contrat de travail. Pour reprendre la belle image d’Hubert Landier, l’entreprise est une tragédie, dans la mesure où elle présente une unité de temps, d’action et de lieu. Dorénavant, avec le télétravail, seule lui reste l’unité d’action, c’est-à-dire la capacité à tracer une stratégie, à donner du sens et à susciter de l’engagement.

Après s’être concentré sur la qualité de vie au travail, il faut désormais s’intéresser à la qualité du travail lui-même, qui repose sur trois piliers : l’utilité, l’employabilité et les moyens de travailler. Ainsi, le salarié doit connaître son rôle et sa place dans la chaîne de valeur de l’entreprise, autant de preuves qu’il n’est pas interchangeable. Les organisations qui ont mené un tel effort d’explication observent un plus faible absentéisme. C’est parfaitement logique, car un travailleur a moins de scrupules à s’absenter quand il a le sentiment que n’importe qui peut le remplacer. Le salarié doit, par ailleurs, être assuré de son employabilité, c’est-à-dire disposer des compétences pour exercer le métier et la tâche qui lui sont assignés, et pouvoir acquérir celles dont il aura besoin demain. Il doit, enfin, avoir accès aux moyens matériels nécessaires à l’accompagnement de ses tâches.

Dès lors que les collaborateurs désirent être reconnus pour ce qu’ils sont, ils doivent identifier de bonnes raisons d’exercer un métier donné, avec des compétences données, dans une entreprise donnée. Cette qualité du travail, et non plus de la vie au travail, nourrit leur envie de prendre part à l’entreprise. Dans un marché d’employés, cette exigence devient cruciale. Nous le constatons, chez L’Oréal, lors des entretiens de recrutement : les candidats nous demandent si nous pratiquons le télétravail, comment nous évaluons le personnel, quel sera leur rôle, mais aussi quels sont nos engagements extérieurs. C’est la preuve que l’entreprise n’est plus considérée comme un seul lieu de production, mais aussi comme un acteur devant exercer une responsabilité environnementale et sociale, au-delà d’actions qui pourraient être perçues comme un simple affichage. Cette exigence s’impose aux entreprises : les salariés y voient un critère majeur pour les choisir et pour y rester. S’ils constatent un écart entre le discours tenu lors de leur recrutement et le travail au quotidien, ils s’en vont. Je rencontre régulièrement des groupes de salariés. Récemment, certains m’ont fait remarquer que, si L’Oréal est très engagé dans la lutte contre le changement climatique, ils ne le ressentent pas toujours dans leur quotidien. Pourquoi, par exemple, utilise-t-on encore des badges en plastique au siège ?

L’Oréal multiplie les initiatives en la matière. Dans le cadre du programme L’Oréal pour le futur, le Groupe s’engage à réduire ses émissions de carbone, à limiter les emballages plastiques, ou encore à développer les technologies vertes. La plupart de nos usines affichent un bilan carbone neutre. En matière de responsabilité sociale, nous œuvrons de longue date en faveur de la diversité, du soutien aux personnes en difficulté, de l’inclusion des personnes handicapées, et encore de l’égalité hommes-femmes. Notre indice de la diversité atteint ainsi 98 %, et nous sommes une entreprise pilote du nouvel index de l’égalité professionnelle lancé par le Gouvernement.

Je citerai, pour finir, le programme L’Oréal for Youth, grâce auquel 25 000 postes sont réservés chaque année au moins de 30 ans dans le monde entier.

Vision : une expérimentation globale

À la question « La politique de responsabilité sociale et environnementale (RSE) de votre entreprise a-t-elle changé quelque chose pour vous ? », seuls 15 % des salariés répondaient positivement en 2020. C’est extrêmement faible, au vu des investissements réalisés dans ce domaine. Peut-être les entreprises paient-elles une erreur : leurs politiques de RSE disent s’attacher à intégrer les parties prenantes, mais oublient la plus essentielle d’entre elles, les salariés.

Le modèle de management Vision, imaginé par Michael Doyle, vise justement à associer les collaborateurs à la définition de la stratégie. Dès 2000, j’ai engagé une telle démarche chez Leroy Merlin, dont j’ai été le DRH en Russie et en France. Nous avons été la première entreprise au monde à mener ce processus en y associant 100 % des collaborateurs.

La démarche Vision consiste, pour l’entreprise, à se projeter dans un rêve à dix ans, puis à reculer, année par année, pour déterminer la façon de le réaliser. À titre d’illustration, les entretiens que nous avons menés avec les 15 000 salariés d’alors ont éclairé l’activité de Leroy Merlin sous un jour nouveau : nous avons compris que les clients ne venaient pas dans nos magasins pour acheter des produits de bricolage, mais pour aménager leur maison. Cela a considérablement changé notre approche du produit, du marketing et des compétences. Ainsi sont apparus des rayons décoration dans nos boutiques. Le directeur du marketing avait élaboré la théorie du clou : quand un client achète un clou, c’est pour accrocher un cadre sur son mur ; s’il veut y accrocher un cadre, c’est parce qu’il a repeint son salon ; s’il a repeint son salon, c’est parce qu’il a changé son parquet ; s’il a changé son parquet, c’est parce qu’il a aménagé une pièce supplémentaire après la naissance de son enfant... et ainsi de suite. En définitive, un simple clou cache une foule de projets.

La dernière démarche Vision que j’ai menée pour Leroy Merlin s’est déroulée en Russie. Pour répondre à la volonté de la direction générale du Groupe de mieux comprendre les consommateurs, chacun des 80 000 collaborateurs a visité l’habitation d’un client, dans le monde entier, afin d’identifier les besoins que satisfaisait ou non Leroy Merlin. Nous avons notamment observé que, quand un client achetait 50 mètres carrés de carrelage, il n’achetait de la colle que pour 25 mètres carrés ; le reste était récupéré auprès de voisins ou d’amis. Cela nous a conduits à développer une offre de récupération de produits inutilisés.

Le fait d’associer les collaborateurs à la stratégie induit de repenser le partage de la valeur. En toute logique, un salarié qui a contribué à définir la vision stratégique trouve naturel de bénéficier des résultats économiques qu’elle a produits. Cette question a ressurgi pendant la crise de la Covid-19, au printemps 2020, quand il est apparu que des entreprises bénéficiant du chômage partiel distribuaient des dividendes à leurs actionnaires. Les salariés ne comprenaient pas pourquoi eux-mêmes n’en percevaient pas une part. Du reste, certaines compagnies, comme Bouygues, ont des niveaux d’actionnariat salarié très élevés. Quant à Leroy Merlin, 15 % de son capital est détenu par les salariés et son modèle de rémunération repose sur le partage de la performance collective. Le niveau d’engagement des salariés y est très élevé. Dans le même esprit, le plan de souscription d’actions lancé par L’Oréal auprès des salariés pendant la crise a rencontré un succès phénoménal. C’est une façon de reconnaître que les collaborateurs font pleinement partie de l’entreprise.

Pourquoi reste-t-on chez L’Oréal ?

L’Oréal dispose d’atouts pour répondre aux enjeux que je viens de décrire : son engagement en faveur de la diversité et de l’égalité hommes-femmes, un modèle de management assez ouvert, ou encore la possibilité de changer de filière professionnelle au cours de la carrière. Il est parfaitement admis qu’un collaborateur occupe successivement un poste aux finances, aux ressources humaines, au marketing... C’est un puissant vecteur de motivation. Nous valorisons la responsabilité de l’individu dans ce qu’il produit. L’Oréal a aussi eu le courage de transformer ses règles de management. Il y a quelques années, l’entreprise avait mis au point la théorie de la confrontation créative, au point de se doter de “salles de confrontation”. La pratique ayant eu tendance à virer au conflit, le système a été reformaté, au profit d’une confrontation des idées.

L’Oréal n’est pas une entreprise fortement “processée” – ce qui ne signifie pas qu’elle n’est pas contrôlée. Sa culture est essentiellement orale et repose sur des réseaux internes. C’est une réelle force dans le monde du travail actuel. L’absence de processus très structurants laisse une large place à l’innovation, à la liberté, à la créativité et à l’expérimentation. Notre accord sur le télétravail – limité à deux jours par semaine – répond, par exemple, à une logique d’essai-erreur : nous en analyserons les résultats avant, le cas échéant, de le pérenniser. Le risque serait trop grand de sacrifier la capacité de l’organisation à confronter les idées et à travailler de concert. Ceci dit, au cours de la crise, à distance, la mobilisation des salariés n’avait pas fléchi. Quoi qu’il en soit, nous observons de leur part un mouvement de retour au bureau.

Nous devons maintenant organiser les modalités du travail hybride. Nous considérons le télétravail comme un acte de responsabilité de l’individu et de l’entreprise, devant être encadré par des règles précises. Entre autres exemples, la pose des jours télétravaillés est soumise à l’accord du manager et les entretiens annuels d’évaluation s’effectuent nécessairement en chair et en os.

Somme toute, les logiques que L’Oréal a adoptées de longue date répondent aux aspirations des salariés d’aujourd’hui. Il reste néanmoins des progrès à accomplir, notamment vis-à-vis des nouvelles générations qui attendent du sens, une plus grande liberté d’organisation et une culture qui, pour être forte, ne soit pas écrasante. Un autre atout de L’Oréal réside dans la stabilité de son actionnariat, qui lui donne le temps de déployer sa stratégie et, par conséquent, de donner du sens. De ce point de vue, nous nous apparentons davantage à une entreprise familiale qu’à une société cotée en Bourse.

C’est donc pour des raisons bien plus larges que l’exercice d’un métier que les salariés rejoignent une organisation et y restent. Cependant, il ne suffit pas pour une entreprise d’avoir une raison d’être ; sa manière d’agir doit susciter l’envie des salariés de venir, de produire et de rester. Les collaborateurs souhaitent participer à un mouvement qui dépasse l’entreprise, et que celle-ci leur donne les moyens d’être des acteurs de la société. Les entreprises doivent se saisir de cette aspiration, sans quoi une fracture entre la vie privée et une vie professionnelle strictement utilitaire risque de s’établir.

« Je ne viens que si vous donnez du sens à mon travail, et si mon travail a du sens au-delà de votre organisation », nous disent nos salariés. J’espère que nous resterons longtemps sous ce double régime de pression. En tant que DRH, je ne peux que me réjouir que les salariés prennent la main !

1. Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance – Comment le modèle français s’autodétruit, Rue d’Ulm, 2007.


Débat

Le télétravail : une fuite ?

Un intervenant : Si les salariés rechignent à revenir, c’est souvent aussi parce que le climat est dégradé dans leur équipe. La préoccupation pour le sens et la vision, outre le fait qu’elle concerne surtout les grands groupes, ne doit pas occulter l’importance de la qualité du travail et des relations de travail.

Benoit Serre : Je partage votre point de vue. On sait depuis longtemps que la première raison d’une démission est une relation dégradée avec le manager. Cela n’a pas changé. Je reste néanmoins persuadé que les salariés aspirent à un lien d’une autre nature avec l’entreprise.

Il est vrai que la préoccupation de la raison d’être est plutôt propre aux grandes entreprises. Toutefois les petites et moyennes entreprises constatent elles aussi que leurs salariés expriment des aspirations nouvelles. On s’est longtemps intéressé, à juste titre, à la qualité de vie au travail, mais peut-être a-t-on négligé la qualité du travail, que je résumerai ainsi : je sais ce que je fais, je sais pourquoi je le fais, j’ai les moyens de le faire.

J’estime que la bonne dose de télétravail est de deux jours par semaine, de sorte que les salariés passent davantage de temps dans l’entreprise que chez eux. Quand ils viennent au bureau, ce doit être pour une bonne raison, à savoir travailler ensemble, ce qu’ils ne pourraient pas faire aussi bien à distance. Un danger serait qu’ils vivent un management d’autonomie et de confiance quand ils sont en télétravail, mais de contrôle quand ils sont sur place. C’est pourquoi il n’existe pas de management “à distance”. Le management est le management, qu’il soit à distance ou non.

Par ailleurs, le télétravail se développera non pas sous l’effet du nombre de jours accordés, mais du nombre de salariés éligibles. Certaines entreprises réorganisent la manière dont certains métiers s’exercent, pour leur donner accès au télétravail. Les tâches réalisables à distance sont concentrées sur un ou deux jours, plutôt que d’être réparties au cours de la semaine. Cela vaut y compris pour des métiers que l’on croirait inaccessibles au télétravail, comme les hôtesses de caisse de la grande distribution, qui ont une partie de travail administratif – relance de devis, relation client...

Int. : Comment intégrer des nouvelles recrues quand la majorité de leurs collègues travaillent à distance ?

B. S. : C’est une vraie difficulté, qui demande de revoir les parcours d’intégration. Quand une de nos équipes accueille un stagiaire, par exemple, son maître de stage doit caler sa présence physique sur la sienne pendant le premier mois. Les nouveaux arrivants peuvent vite se sentir perdus, surtout dans une entreprise comme L’Oréal qui repose sur le réseau : quand on ne croise personne, il est difficile de s’en créer un ! Nous avons beaucoup d’efforts à faire dans ce domaine.

Reconnaître les salariés pour ce qu’ils sont

Int. : Vous expliquez que les salariés veulent moins être jugés pour ce qu’ils font que pour ce qu’ils sont. Comment évaluer cette dimension de façon objective, en évitant les “notes de gueule” ?

B. S. : Il ne s’agit pas de juger ce qu’ils sont, mais d’en tenir compte. Un salarié peut apporter autre chose que ses compétences strictement professionnelles : son réseau, ses engagements personnels... Depuis deux ans, Monoprix interroge ses collaborateurs sur ce qui les intéresse ou les passionne à titre personnel. C’est l’occasion de solliciter leurs compétences privées pour participer à la création de nouvelles offres touchant à leurs centres d’intérêt.

Nous découvrons parfois que, si certains salariés partent tous les soirs à 18 heures pile, c’est parce qu’ils ont un engagement sociétal ou politique, qu’ils montent une start-up... Ils déploient à l’extérieur une capacité d’engagement insoupçonnée. Certaines fondations d’entreprise soutiennent d’ailleurs des projets portés par leur personnel.

Tenir compte de ce que sont les salariés, c’est aussi intégrer leurs contraintes personnelles dans l’organisation du travail, autant que faire se peut. Nous proposons, par exemple, des aménagements à ceux qui traversent des situations personnelles difficiles, comme des maladies.

Int. : Comment un très grand groupe parvient-il à individualiser sa gestion des ressources humaines ? Bien que L’Oréal ne soit pas fortement processé, il ne peut se passer d’outils de gestion globaux pouvant entraîner un risque de déshumanisation.

B. S. : La dimension humaine est toujours très présente, y compris dans la conception des outils. Cela se perçoit très concrètement dans le quotidien. Les ressources humaines sont impliquées dans les projets de systèmes d’information, même les plus techniques, au niveau central, mais aussi dans chacun des pays.

Pour le reste, l’individualisation passe par une transformation culturelle du modèle de management, qui doit être impulsée par la DRH. Elle peut se traduire dans les process, notamment d’évaluation, de recrutement et d’intégration. Dans tous les cas, cela requiert une forte impulsion de la direction générale.

La dimension humaine a ressurgi dans les entreprises à l’occasion de la crise de la Covid-19, et le rôle des ressources humaines a ressurgi en conséquence. C’est d’ailleurs l’occasion pour les DRH d’asseoir leur dimension stratégique et de rester au centre du jeu, quitte, pour certaines, à changer de posture. Si elles considèrent que leur rôle est de gérer les relations avec les syndicats et le code du travail, elles seront dépassées. Elles doivent maîtriser les codes du business.

Int. : N’y a-t-il pas une contradiction entre l’individualisation accrue de la relation avec les salariés et la nécessité d’entretenir des relations de confiance collectives ? À titre d’exemple, les logiques de primes individuelles peuvent susciter des tensions et des concurrences au sein des équipes.

B. S. : L’essentiel est d’objectiver les bonus individuels. L’individualisation de la relation est le défi des DRH, mais elle ne signifie pas la disparition du collectif. Il faut avoir le courage d’expliquer aux collaborateurs que, dans certains domaines, l’intérêt collectif de l’entreprise prime sur leur intérêt personnel. Une entreprise reste un modèle économique collectif.

Int. : En se présentant comme le champion de la Beauty Tech, L’Oréal s’engage dans une guerre de talents portant sur des profils bien particuliers et très recherchés, dont la rémunération part en flèche. Comment les attirez-vous ? Suivez-vous cette inflation salariale ?

B. S. : Nous la suivons, en restant prudents. Ces talents désirent travailler différemment, dans des entreprises extrêmement agiles, qui déploient une innovation permanente. Dès qu’ils n’arrivent plus à innover, ils s’en vont. Ils sont souvent en concurrence mondiale, dans la mesure où leurs postes sont adaptés à un travail à distance à plein temps. Ils exercent souvent plusieurs métiers en parallèle et nous devons avoir le courage de l’accepter. C’est un vrai défi pour les groupes comme L’Oréal. Nous nous plions à leurs attentes dans une certaine mesure, mais devons veiller à ne pas créer d’iniquités en interne. La rémunération n’étant pas leur unique motivation, nous nous attachons à leur offrir des dynamiques de parcours et des conditions de créativité. Toutefois, une partie d’entre eux n’aspirent pas à être salariés et préfèrent la liberté du statut de prestataire.

Int. : Comment expliquez-vous que seulement 15 % des non-managers aspirent à occuper un poste de management ?

B. S. : Ce taux est étonnamment faible. Les non-managers ont le sentiment que le management de proximité dispose d’une marge de manœuvre très faible : pris entre le marteau et l’enclume, il répondrait à une logique d’exécution plutôt que de prise d’initiative. Cette perspective ne les fait pas rêver, d’autant qu’ils aspirent à une certaine liberté d’organisation. À cet égard, je vous invite à vous intéresser au management de l’armée de terre, qui assure un très bon équilibre entre la hiérarchie et la subsidiarité.

La faible attractivité du management soulève des problèmes de gestion pour les entreprises, car elles ont souvent des logiques pyramidales, notamment en matière de rémunération : c’est quand vous accédez à une fonction managériale que votre rémunération franchit un cap. Or, de nombreuses entreprises ont aplati leur structure hiérarchique, pour favoriser l’autonomie et la liberté d’organisation du travail.

Autre constat étonnant : selon une enquête menée en 2020 pour INSEEC Business School, seuls 21 % des étudiants de niveau bac +5 souhaitent effectuer une mobilité géographique. De quoi faire réfléchir les employeurs !

Ce qu’on fait à l’extérieur se voit à l’intérieur

Int. : Vos salariés attendent-ils que vous les aidiez à s’engager dans des actions de responsabilité sociale à l’extérieur de l’entreprise ?

B. S. : Certains ont une approche très séquencée de leur vie et n’entendent pas que l’entreprise les embarque dans des démarches touchant à sa responsabilité vis-à-vis de l’extérieur. C’est parfaitement respectable, et il ne faut pas les y forcer. D’autres, au contraire, souhaitent faire profiter des tiers de leurs compétences. Notre programme de mentorat auprès de jeunes de quartiers difficiles a, par exemple, connu un succès retentissant. Dans le cadre du programme L’Oréal for Youth, nous proposons aussi à des jeunes extérieurs à l’entreprise de bénéficier de nos formations internes. Un salarié qui consacre quelques heures de son temps de travail à une action de RSE acquiert des compétences, des aptitudes, des manières de faire ou des relations dont profitera son entreprise. Celle-ci s’y retrouve.

On me rétorque parfois que si L’Oréal donne la possibilité à ses salariés de s’engager à l’extérieur, c’est parce que c’est un grand groupe. Or, la taille ne fait rien à l’affaire. Des petites entreprises font preuve d’initiatives remarquables. C’est une question de conviction et de capacités.

Int. : La capacité des salariés à participer à ce type d’action intervient-elle sur le jugement que l’entreprise porte sur eux et, par conséquent, sur leur carrière ?

B. S. : Si cela intervient, c’est indirectement, quand cela suscite des évolutions de compétences, comportementales ou managériales. En revanche, notre système n’est pas structuré pour donner une valeur supplémentaire à ceux qui s’engagent à l’extérieur. Je ne suis d’ailleurs pas certain qu’il doive le faire, car ce serait perçu comme une obligation implicite.

Int. : L’Oréal a une dimension sociétale très ancienne, manifestement acceptée par les marchés financiers. La valorisez-vous ? Est-elle acceptée parce que vos performances économiques sont extraordinaires ? Avez-vous un retour des financiers et des analystes sur ces questions ?

B. S. : La performance économique est scrutée de près, ne soyons pas naïfs ! Néanmoins, les indicateurs extrafinanciers sont très regardés par les investisseurs, car ils peuvent être des sources de tensions sociales – et donc de coûts – quand ils ne sont pas traités. Si nous ne sommes pas attractifs, si nous ne parvenons pas à recruter les talents rares et les compétences dont nous avons besoin, ou encore si nous n’investissons pas suffisamment dans la formation, nous le payerons sur le plan économique. Une partie des directeurs financiers semblent l’avoir compris. Les investissements socialement responsables connaissent d’ailleurs un certain succès. En revanche, on ne peut pas affirmer que l’entreprise a une valeur indépendamment des indicateurs financiers. Je ne vois pas d’opposition entre les deux : l’équilibre social et économique est un enjeu important pour les salariés comme pour les investisseurs.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN