Exposé de Joël Tronchon

Je m’occupe du développement durable de L’Oréal en Europe, continent dont on attend qu’il soit un précurseur en ce domaine. Chez L’Oréal, la transformation est globale et ne se focalise pas sur une unique dimension, tel le climat. De 2013 à 2020, le Groupe a mené un premier plan en ce sens et, celui-ci achevé, en a ensuite lancé un deuxième, L’Oréal pour le futur, qui court jusqu’en 2030, avec notamment une prise en compte supplémentaire des écosystèmes externes à l’entreprise.

La science et la RSE au cœur de L’Oréal

La raison d’être de L’Oréal est synthétisée dans le slogan Create the beauty that moves the world. Le développement durable participe à la création d’une beauté responsable et cette conviction est désormais largement partagée dans tous les métiers de l’entreprise.

Créée en 1909, L’Oréal est aujourd’hui le numéro un mondial de la beauté. L’entreprise emploie 88 000 salariés dans 150 pays, a affiché une croissance remarquable de plus de 16 % en 2021 et a accès à 1,5 milliard de consommateurs. Elle fait partie des trois plus gros annonceurs dans le monde, ce qui lui confère un poids médiatique considérable qu’elle met au service de causes sociétales. Ainsi, quand L’Oréal Paris réalise Stand Up, une campagne contre le harcèlement de rue saluée par nombre d’ONG et de mouvements militants, elle illustre comment une marque peut utiliser son pouvoir médiatique pour défendre une cause sociétale plus grande qu’elle. Aujourd’hui, la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) ne se limite donc plus à ce qui se fait en interne, mais elle englobe aussi tout ce que peuvent faire les marques et les entreprises pour embarquer avec elles l’ensemble des parties prenantes de leur écosystème – clients, fournisseurs, etc.

La politique de développement durable de L’Oréal est mondiale et l’Europe constitue naturellement son fer de lance. En effet, les consommateurs y sont plus matures en matière de RSE et l’arsenal législatif de l’Union européenne, avec l’European Green Deal (Pacte vert européen), est très en avance sur ce point. L’action des pouvoirs publics y transforme radicalement et durablement les modes de production et de consommation. Nous suivons ces évolutions avec intérêt, en particulier celles portant sur l’harmonisation des mesures entre les différents marchés de l’Union européenne, qui sont essentielles pour toute entreprise multinationale, notamment pour ce qui concerne le recyclage, les ingrédients, l’affichage environnemental, etc.

Nous avons besoin d’un cadre législatif clair, harmonisé et fondé scientifiquement. En effet, privilégier une approche basée sur la science est une obsession chez L’Oréal depuis sa création. Cette démarche n’est cependant pas toujours simple à faire comprendre aux consommateurs. Ainsi, certaines idées, notamment en matière de développement durable, peuvent être contre-intuitives, certains ingrédients pouvant sembler très “écocompatibles”, alors que l’analyse scientifique des cycles de vie démontre qu’il n’en est rien. Par exemple, il vaut parfois mieux utiliser du plastique recyclé pour certains conditionnements plutôt que du verre, dont la fabrication et le transport sont très énergivores.

En matière de RSE, L’Oréal a des approches différenciées en fonction de ses quatre grands métiers : le mass market, c’est-à-dire les produits cosmétiques que l’on trouve dans les grandes surfaces ; le luxe, dont les produits sont proposés dans les parfumeries, les enseignes de prestige ou en ligne ; le secteur des professionnels de la coiffure, activité historique de L’Oréal ; et les produits vendus en pharmacie – métier en très forte croissance –, dont la dimension soin est essentielle.

Le fait de disposer de très nombreuses marques est important, car cela nous permet d’expérimenter divers positionnements sociétaux. Chaque marque s’engage sur une “cause de marque”, qui peut être sociétale, comme L’Oréal Paris avec le harcèlement de rue, ou environnementale, comme Armani et Biotherm avec la problématique de l’eau. Le choix de la cause doit être cohérent avec l’identité de la marque. Nos actions en RSE sont ainsi démultipliées en proportion du nombre de marques que nous contrôlons. Nous déclinons ensuite ces enjeux sociétaux en fonction de la culture de chaque pays, en nouant des partenariats étroits avec des associations ou des ONG locales. L’Oréal est certes une entreprise mondiale, mais, à travers la RSE, ses valeurs s’incarnent localement. Si, afin de faire évoluer le comportement des consommateurs, il est très important de bien leur expliquer ce que l’on fait en matière de RSE, il est tout aussi important que cela se traduise dans la réalité par des actions locales concrètes.

Aujourd’hui, tous nos chercheurs travaillent sur ce que l’on appelle la science verte, la green science, car L’Oréal a pour objectif de se passer, au terme des dix années à venir, des ingrédients issus de la pétrochimie, pourtant au cœur de nos métiers depuis des décennies, et de les remplacer par des ingrédients issus du végétal, de ressources naturelles renouvelables ou de l’économie circulaire. Ce changement radical suppose de repenser toutes nos formules de façon à ce que les produits issus de ces ingrédients verts soient aussi performants que ceux issus de la pétrochimie. C’est un énorme défi pour nos chercheurs, mais c’est aussi un challenge qui les attire et les séduit, et qui peut à la fois transformer radicalement l’entreprise et contribuer à transformer la planète.

Un engagement de longue date

Un engagement éthique

Sur le plan éthique, dès 2002, des audits sociaux ont été mis en place, ce qui était alors exceptionnel parmi les entreprises mondiales comparables. Grâce à cet engagement de longue date, nous commençons à être exemplaires au sein de nos usines.

Embarquer les fournisseurs

En 2010, L’Oréal a lancé un programme d’achats responsables intitulé Solidarity Sourcing, qui considère que l’on ne peut pas mener la transformation écologique, sociale et du développement durable sans y associer nos fournisseurs mondiaux. Nous les avons d’abord impliqués sur les aspects sociaux, en leur disant que les emplois que nous allions générer ensemble, du fait des commandes de L’Oréal, devraient être accessibles à des personnes vulnérables – personnes en insertion professionnelle, femmes sans emploi, seniors, jeunes déqualifiés, etc. En dix ans, ce programme nous a permis de créer environ 100 000 emplois dans le monde. Cela montre que plus on engage nos partenaires, plus notre impact en RSE est démultiplié.

SPOT et l’EcoBeautyScore

En 2017, afin de quantifier l’impact de sa stratégie de décarbonation, L’Oréal a élaboré une méthodologie intitulée SPOT, qui a débouché sur la création d’un affichage environnemental, l’EcoBeautyScore. Cette méthodologie permet de mesurer, avec des analyses de cycles de vie et sur 14 critères, l’impact environnemental et social qu’un nouveau produit a sur l’eau, le climat, la création d’emplois de solidarité, la garantie de revenus décents dans toute la chaîne de valeur, etc. Ces critères sont évalués de façon à savoir si, sur le plan de la RSE, ce nouveau produit est plus intéressant que le précédent, ce qui est synthétisé par un EcoBeautyScore A, B, C ou D.

Cette méthodologie complexe prend en compte le concept des limites planétaires (planetary boundaries), tel que défini par le Stockholm Resilience Center. Nous avons mis SPOT et l’EcoBeautyScore à disposition de nos concurrents, afin que nous puissions tous bénéficier d’un référentiel clair, basé sur des connaissances scientifiques avérées qui crédibilisent nos produits. C’est extrêmement structurant pour les comportements d’achat des consommateurs et cela crée de l’émulation au sein de nos propres équipes. Cela montre également que nous ne sommes pas les seuls à travailler d’arrache-pied sur le développement durable, nos collègues de LVMH ou d’Unilever étant, par exemple, eux aussi très investis sur ce point.

Par ailleurs, cela met en évidence que le développement durable, s’il reste un enjeu de différenciation, est aussi un sujet autour duquel il est possible, entre concurrents, de mutualiser et de partager des solutions. Depuis l’automne 2021, 36 des plus grands acteurs mondiaux de la cosmétique nous ont officiellement rejoints au sein du Consortium EcoBeautyScore, dont des associations professionnelles et des clients distributeurs, eux-mêmes parfois propriétaires de leurs marques propres. Notre marque Garnier a été la première à afficher sur son site l’EcoBeautyScore de ses produits : cela permet au consommateur de savoir, lors de son achat, s’ils sont classés A, B, C ou D et, ainsi, de voir quel est leur impact environnemental et social.

Cette démarche va aussi dans le sens du souhait de l’Europe d’éviter la multiplication des labels et des dispositifs d’évaluation. En effet, si chacun développait sa propre méthodologie, cela ne renforcerait ni la lisibilité du produit pour le consommateur ni sa compétitivité et pourrait laisser penser qu’il s’agit d’écrans de fumée masquant des pratiques opaques.

Sharing beauty with all

Le premier plan de transformation globale de L’Oréal, couvrant la période 2013-2020, s’appelait Sharing beauty with all. Il était ambitieux, structuré et mondial, et a eu d’excellents résultats.

Entre 2013 et 2020, les émissions de CO₂ de nos usines ont diminué de 81 %, malgré une croissance de l’activité de 30 % sur cette période. Aujourd’hui, 56 de nos sites industriels – soit la majorité – sont neutres en carbone et, en 2025, tous nos sites européens, industriels, administratifs et de distribution le seront. La question de l’eau étant au moins aussi critique que celle du climat, nous y portons une attention extrême. Dans nos usines, la consommation globale a ainsi été réduite de 60 % grâce à des circuits de recyclage performants, qui ont nécessité des investissements certes lourds, mais qui répondent aux ambitions de L’Oréal. Sur cette même période, 96 % de nos nouveaux produits ont amélioré leur impact environnemental et social, mesuré par SPOT. Enfin, un emploi a été donné à plus de 100 000 personnes vulnérables grâce à la mobilisation de nos fournisseurs et de toute notre chaîne de valeur.

Derrière ces résultats, il y a évidemment le travail des équipes et leur implication. Par exemple, les équipes des achats, locaux comme mondiaux, dédient une large part de leur temps aux programmes RSE, en mesurant des paramètres, en négociant avec les fournisseurs, en en parlant dans chaque revue de performance, etc. Le département du développement durable n’est donc pas le seul à se consacrer à cet engagement désormais ancré dans tous les métiers du Groupe.

L’Oréal pour le futur

Avec le programme L’Oréal pour le futur, les défis que nous souhaitons relever sont à présent tournés vers l’extérieur de l’entreprise et mettent notamment en jeu certains outils financiers, comme les fonds d’impact. Nous continuons évidemment à travailler avec nos fournisseurs, mais nous allons surtout intensifier nos actions envers nos clients grands distributeurs et professionnels de la coiffure.

Réduire l’impact des consommateurs

Nous nous préoccupons également de l’impact des utilisateurs de nos produits sur l’environnement qui, jusqu’ici, tenait principalement à leur consommation d’eau lors de leur douche. Pour réduire cet impact, L’Oréal proposera, dès cette année, des produits innovants – des shampooings secs, par exemple.

Dans un autre registre, une nouvelle tête de douche, développée en partenariat avec une start-up, divisera par six, grâce à une technologie de pointe, la consommation d’eau des coiffeurs, à qui elle sera d’abord proposée, avant de l’être aux particuliers.

Nous lançons également de nouveaux démêlants et après-shampooing qui ne nécessiteront plus de rinçage. Cela peut sembler dérisoire, mais multiplié par le nombre d’utilisateurs dans le monde, cela finit par avoir un impact colossal. Le fait de ne plus nous concentrer seulement sur nos usines et d’intégrer l’impact de l’usage que font les consommateurs de nos produits nous amène à créer des produits et des usages différents.

Inscrire notre activité dans les limites planétaires

Le concept des limites planétaires du Stockholm Resilience Center s’impose de plus en plus dans le développement durable, d’autant que parmi les 9 limites retenues, certaines ont d’ores et déjà été dépassées. Cette méthodologie présente l’intérêt d’être fondée sur des données scientifiquement prouvées. Dans ce cadre, nous travaillons sur 4 limites planétaires majeures : le climat, l’eau, la biodiversité et les ressources.

Nous sommes particulièrement concernés par la biodiversité, puisque nous en sommes très dépendants. Si demain nous voulons radicalement multiplier le nombre d’ingrédients d’origine naturelle dans nos formules, il faudra que des écosystèmes agricoles continuent à les produire et que ces produits soient renouvelables. Nous nous intéressons donc à l’amont agricole en lançant des programmes destinés à aider l’agriculture régénératrice, maillon extrêmement important de notre chaîne de valeur.

Notre stratégie de décarbonation prévoit d’atteindre le Net Zéro en 2050. Nous serons neutres en carbone à l’intérieur du périmètre de L’Oréal dès 2025, mais le Net Zéro impose de l’être sur l’ensemble des scopes 1, 2 et 3, c’est-à-dire d’inclure les impacts que nous pouvons avoir en amont – du fait, par exemple, de la logistique ou de nos fournisseurs – et en aval – du fait des comportements du consommateur. Ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise ne représente que 1 % des émissions carbone de notre chaîne de valeur (scopes 1 et 2). L’amont (scope 3) – en particulier les achats de matières premières, de composants ou de machines – représente 27 % des émissions carbonées induites par notre activité, d’où l’intérêt d’associer nos fournisseurs à nos efforts afin qu’ils divisent par deux leur impact. Le scope 3 comprend également les émissions liées à l’usage de nos produits, à hauteur de 49 %, et celles liées à leur transport, à hauteur de 4 %. Les 19 % restants proviennent notamment d’autres familles d’achats en amont et en aval, de la fin de vie des produits et du transport des consommateurs vers les points de ventes.

En 2025, 100 % de nos sites utiliseront uniquement des énergies renouvelables. Cet objectif est sur le point d’être atteint, où que l’on soit dans le monde. Dans les pays où l’accès à ces énergies est aisé, le basculement est facile. Ailleurs, il nous faut avoir recours à des stratégies plus complexes, telles les PPA (Power Purchase Agreement), mécanismes d’achat d’énergie verte dans des pays qui en produisent. Cela nous a amenés à développer en interne une expertise nouvelle, qui est en croissance spectaculaire, nos spécialistes de ces nouveaux outils de décarbonation aidant nos filiales dans leur transition.

À l’horizon 2030, nos autres objectifs sont : baisser de 25 % l’impact des gaz à effet de serre liés à l’utilisation de nos produits chez les consommateurs ; recycler, via des water loops, 100 % de l’eau que nous consommons, ce qui est déjà le cas dans notre usine pilote de Burgos, en Espagne ; utiliser 95 % d’ingrédients soit biosourcés, soit issus de l’économie circulaire, soit provenant de minéraux abondants. Tout cela exige des efforts de recherche considérables.

Quant aux ressources et à l’économie circulaire, nous nous sommes fixés comme objectif pour 2030 que 100 % de nos emballages – dont l’impact est extrêmement fort compte tenu des milliards de produits que nous vendons chaque année à travers le monde – ne contiennent plus que des matières soit issues du recyclage, soit biosourcées. Nos équipes de développement des packagings, à temps plein sur ces sujets, affrontent de multiples défis, comme celui de l’approvisionnement en matières recyclées, qui est sujet à des pénuries, les filières n’étant pas encore massifiées et industrialisées partout dans le monde. Cette aventure est une petite révolution et, même si nous progressons extrêmement vite, nous n’en sommes actuellement qu’à mi-parcours.

Réaliser des audits sociaux chez nos fournisseurs

Sur le plan social, nous menons des audits réguliers dans les pays où nous opérons, afin de vérifier que 100 % des employés de nos fournisseurs, quel que soit leur secteur d’activité, sont rémunérés au moins au niveau d’un salaire décent et travaillent dans de bonnes conditions sociales et environnementales. Ces audits sont souvent menés par nos propres équipes – en particulier pour ce qui concerne les droits humains – qui interviennent prioritairement dans des régions où nous savons qu’un risque existe. Les résultats nous permettent de prendre les mesures correctives nécessaires en cas de dysfonctionnement.

Agir sur notre écosystème

Non seulement nous transformons notre portefeuille de produits et notre manière de produire, mais nous devons également agir sur notre écosystème. Pour cela, nous avons créé trois fonds d’impact.

Le premier a une vocation sociale et met 50 millions d’euros à la disposition d’ONG et de programmes sélectionnés partout où nous intervenons, afin de servir la cause des femmes en situation de grande vulnérabilité et de favoriser leur réinsertion sociale et professionnelle.

Les deux autres fonds, purement financiers, identifient et aident, également à hauteur de 50 millions d’euros, des start-up et des entreprises proposant des solutions innovantes sur deux axes. Le Nature Regeneration Fund soutient des programmes d’agriculture régénératrice et des actions ayant un impact positif sur la biodiversité et la remise en état d’écosystèmes naturels dégradés. Sur ce point, notre objectif concret, d’ici 2030, est de restaurer 1 million d’hectares et de capturer de 15 à 20 millions de tonnes de CO₂ en créant plusieurs centaines d’emplois autour de ces projets. Le second axe est dédié à l’économie circulaire et repère les start-up innovantes dans ce domaine, principalement en Europe et en Amérique.

Notre responsabilité, en tant que leader mondial, ne se limite donc pas à ce qui se passe chez nous, mais consiste aussi à aider le monde à trouver des solutions sur les trois combats sociétaux que nous avons identifiés comme prioritaires, que sont l’économie circulaire, la biodiversité et la régénération des espaces naturels dégradés, ainsi que l’amélioration de la condition des femmes vulnérables.

Débat

Business et RSE

Un intervenant : À quel point tout cela est-il bon pour le business ?

Joël Tronchon : Il faut surtout éviter de penser qu’il y a, d’un côté, le développement durable et, de l’autre, le business as usual. L’Oréal n’en est heureusement plus là depuis longtemps !

Pour certains secteurs d’activité et métiers, l’impact du développement durable sur le business est positif à très court terme. Quand vous baissez l’intensité carbone de votre logistique – en optimisant le chargement des camions, en imaginant des itinéraires innovants, en repensant votre chaîne de valeur, etc. –, vous faites surtout de l’optimisation industrielle. En raisonnant du point de vue du développement durable et de la décarbonation, vous réactivez des gisements d’économie négligés jusque-là. Dans les deux cas, vous gagnez de l’argent immédiatement.

En revanche, sur certains sujets, vous savez pertinemment que vous allez devoir investir considérablement et durablement. Ainsi, toujours dans le transport, nous finançons des programmes innovants afin de promouvoir les camions à hydrogène “rétrofités”, en partenariat avec ENGIE et DB Schenker, un important logisticien allemand. Cela nous coûte plus cher, mais, en tant que leader mondial, il appartient à L’Oréal de donner l’exemple.

Le premier enjeu de l’économie circulaire est de réduire l’intensité matière des produits. Par exemple, dans le packaging, en utilisant moins de matière ou en mettant fin aux mélanges d’ingrédients qui rendent impossible le recyclage, vous faites des économies. Quand vous standardisez les types de packaging, vous massifiez et, là aussi, cela présente à la fois un intérêt économique et un intérêt pour le recyclage en aval. Néanmoins, quand vous inventez de nouveaux matériaux, par exemple biodégradables ou intégrant des technologies favorisant le recyclage, les technologies sont plus onéreuses. Alors, parfois l’on gagne et parfois l’on perd. Cependant, si l’on perd, c’est parce que l’on a investi et que l’on attend un retour à terme. De plus, être les premiers à investir dans des technologies innovantes dont on pourra montrer l’impact au consommateur, c’est aussi s’assurer de gagner à terme de nouvelles parts de marché. Donc, même si ça coûte plus cher, c’est intéressant.

Il faut aussi savoir expliquer en quoi c’est bon pour la planète, faute de quoi le client ne verra pas l’intérêt d’acheter votre nouveau produit et votre investissement ne sera pas rentabilisé. Quand nous investissons dans des start-up de l’économie circulaire ou de la régénération des espaces naturels, nous attendons certes un retour sur investissement, mais là n’est pas notre motivation première.

Nous commençons à mesurer le retour sur nos investissements dans le développement durable et nous travaillons actuellement avec nos équipes financières pour savoir comment, dans le cadre de nos comptes de résultat, mesurer ces flux d’investissement liés à des activités environnementales ou sociales, ce qui s’avère très complexe.

Conforter la prééminence de L’Oréal sur le marché de la beauté

Int. : Vous semblez avoir largement convaincu vos partenaires et vos concurrents, mais qu’en est-il de vos actionnaires ? Pensez-vous être un exemple pour d’autres entreprises ?

J. T. : C’est à Alexandra Palt, directrice de la RSE du groupe L’Oréal depuis 2012, qu’est revenue la responsabilité de convaincre notre CEO, qui lui a convaincu les actionnaires. Même si les actionnaires de L’Oréal sont spontanément assez favorables au sociétal, à l’environnemental et à l’inclusivité, ils sont aussi sensibles à la valeur réputationnelle de l’entreprise, tout autant qu’à la marge dégagée annuellement. Le monde financier est très attentif au fait que L’Oréal soit, depuis cinq ans, la seule entreprise mondiale à être notée AAA par le Carbon Disclosure Project. Quand les analystes extrafinanciers évaluent notre performance globale, l’aspect RSE contribue très significativement à la bonne tenue des actions en Bourse de L’Oréal, et ça, nos actionnaires le savent parfaitement.

Quant à la contamination positive du monde patronal, cela fait partie du jeu. L’Oréal passe beaucoup de temps à expliquer sa démarche aux organisations patronales, ainsi qu’au gouvernement ou à l’Union européenne. Ce qui est plus intéressant, c’est la logique de coalition autour de l’EcoBeautyScore, qui peut aussi associer fournisseurs ou concurrents sur des thèmes précis, comme la pollution aux plastiques ou l’économie circulaire, sujet pour lequel nous avons créé une chaire avec l’ESSEC, en partenariat avec Bouygues et Essilor. Une coalition avec nos clients et des fournisseurs vise à réduire l’impact de la publicité sur les lieux de vente (PLV), grosse consommatrice de matières peu recyclées. Cette coalition a pour objectif d’instaurer des pratiques plus responsables et d’écoconcevoir de nouveaux outils.

Int. : Quel a été, en 2013, le déclencheur de cet effort considérable ? Est-ce un raisonnement économique, éthique ou stratégique ?

J. T. : Ce sont très clairement les convictions d’Alexandra Palt qui en sont à l’origine. Elle seule a réussi à convaincre Jean-Paul Agon, le CEO de l’époque, et les membres du comex d’engager le pari d’une telle transformation. On a beau maîtriser tous les raisonnements scientifiques, réaliser toutes les projections et tous les plans stratégiques possibles, et ce, quelles que soient les capacités pédagogiques des acteurs les plus impliqués, arrive le moment où ce sont les convictions personnelles de certains dirigeants qui emportent la décision. À cette époque, nous savions déjà très bien que le tournant de la green science et de la chimie verte allait nous imposer énormément d’investissements, mais, même si nous ne savions pas encore comment, il nous fallait nous lancer !

Ensuite, il a fallu mobiliser les équipes, mais ce fut plus facile dès lors que le patron parlait de développement durable à chacune de ses interventions publiques et disait que les entreprises de la beauté qui ne prendraient pas ce virage n’existeraient plus dans vingt ans ou seraient décrédibilisées aux yeux des consommateurs. C’était une tendance sociétale de plus en plus forte qui s’imposait et il s’agissait de nous en emparer et de l’amplifier pour conforter notre prééminence sur le marché de la beauté. Concrètement, dans le cadre du programme Green Step, plus de 80 % de nos salariés dans le monde ont été formés afin de pouvoir comprendre des choses aussi complexes que les limites planétaires. Peu d’entreprises ont consenti pareil effort. Aujourd’hui, les grands messages généraux sont passés et il s’agit à présent de les adapter à nos différents métiers.

Int. : Nous assistons de plus en plus à des rapprochements entre les directions financières et celles dédiées à la RSE, et ce, pour un meilleur pilotage de l’impact des entreprises. Qu’en est-il chez L’Oréal ?

J. T. : Nous collaborons avec la finance pour mettre en place des outils communs de pilotage de la performance environnementale, afin que, dans les investissements et les coûts, nous puissions tracer l’impact de toutes les activités liées au développement durable. C’est là un premier chantier, complexe, de technique financière.

Le deuxième chantier porte sur les fonds d’impact. Leurs instances de pilotage réunissent des équipes mixtes, dont certains membres sont issus de la finance et d’autres, du développement durable. Les équipes de fusion-acquisition apprennent au monde de la RSE ce que signifie investir dans des start-up à impact positif, en s’appropriant leur jargon et leurs usages, et elles déploient ces outils financiers au service du bien commun.

Avec la finance, nous travaillons aussi sur des outils plus conventionnels tels que la chasse au gaspillage, ce dernier étant toujours présent dans les grands groupes. C’est le cas, par exemple, pour la PLV, dont les supports ne sont pas toujours utilisés en totalité. La volonté de réduire le gaspillage des ressources à chaque étape de la chaîne de valeur est l’un des premiers leviers d’une démarche pragmatique de développement durable.

Les financiers nous apportent également une certaine rigueur méthodologique lorsqu’il s’agit, par exemple, de donations de produits d’anciennes collections, usage qui a un impact social important dans le cadre de l’économie circulaire. Notre collaboration a permis une meilleure traçabilité financière des dons que nous effectuons et une meilleure appréciation des impacts fiscaux de cette pratique. La finance nous aide donc à mieux faire ce que nous faisons pour le développement durable, dans un cadre financier et fiscal solide.

Une simplification nécessaire

Int. : Combien êtes-vous dans votre équipe pour animer vos actions de développement durable ?

J. T. : Nous avons, depuis peu, une nouvelle DRH dédiée aux seuls métiers du développement durable, ce qui souligne l’importance qu’ils ont désormais chez nous. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, cette équipe compte environ 350 personnes. Nous avons des leaders développement durable dans un grand nombre de dimensions de l’entreprise. Il y en a dans les pays, les zones géographiques, les grands circuits de distribution, les marques, les achats ou la finance, les usines, dans le digital pour nos campagnes de communication, en logistique, en fabrication, dans les centrales de distribution, etc. Par ailleurs, le développement durable est intégré dans les définitions de fonction et les objectifs de performance, tous métiers confondus. Quant aux bonus et rémunérations variables des managers, ils intègrent des critères RSE.

Int. : Quelles sont les conséquences sur votre personnel et vos managers des très nombreuses contraintes que vous vous imposez ?

J. T. : Nous sommes en train de sortir de l’euphorie des années pionnières de la RSE, durant lesquelles tout le monde souhaitait participer à cette nouvelle utopie réaliste. L’enthousiasme ne s’est heureusement pas éteint, mais, aujourd’hui, les gens réalisent qu’au-delà du sens nouveau donné à leur investissement professionnel, la charge de travail est devenue plus importante du fait de ces nouvelles contraintes, notamment liées au poids grandissant du reporting et des antagonismes inédits qui peuvent apparaître. Cela nous oblige à faire des arbitrages. Nous sommes conscients qu’un travail de simplification s’impose dans tout ce que nous faisons en matière de développement durable et c’est d’ailleurs l’un des axes de notre programme mondial Simplicity.

Int. : Comment faites-vous remonter les idées intéressantes qui émergent au sein de l’entreprise ou chez vos clients, et comment les valorisez-vous ?

J. T. : Il y a chez nos collaborateurs un engouement spontané qui rend ces remontées faciles. Nous avons des approches classiques par métier, mais ce qui est intéressant, c’est que nous voyons désormais apparaître des problématiques au carrefour de plusieurs métiers, comme celle des PLV qui n’est, en effet, pas seulement un sujet commercial. Pour trouver des solutions innovantes sur ce thème, il nous faut mettre autour d’une même table les achats, la finance, la prévision des ventes, le marketing et les équipes commerciales de terrain.

Chez L’Oréal, dans le cadre de l’économie circulaire, nous poussons au développement de produits rechargeables afin de réaliser des économies au niveau du conditionnement. Nous voyions bien, sans trop comprendre pourquoi, que ces nouveaux gestes n’étaient adoptés que par une faible partie des consommateurs. Nous avons alors constitué une task force multimétiers qui nous permet de faire émerger des propositions de solutions intéressantes sur ce sujet. C’est un type de pratiques simples à mettre en œuvre, avec un peu de méthodologie, mais très efficaces. Les problèmes complexes que nous pose le développement durable ne peuvent être résolus que par des démarches multimétiers.

Int. : Quel rôle la jeunesse joue-t-elle dans la transition écologique ?

J. T. : Un rôle majeur ! Notre DRH a lancé un ambitieux programme, Youth, qui est un engagement sociétal très fort de L’Oréal pour offrir un accès à l’emploi à plusieurs milliers de jeunes dans le monde par le biais de stages et de contrats d’alternance ou de travail. Notre politique de recrutement est beaucoup plus diversifiée et inclusive qu’il y a vingt ans, quand nous ne recrutions que dans les grandes écoles.

Les jeunes sont très moteurs et “challengent” leurs managers pour aller plus avant dans notre engagement, ce en quoi nous les encourageons. Néanmoins, ils ne sont pas les seuls à être motivés pour apporter des solutions et l’inclusion concerne toutes les générations. Notre DRH a donc lancé, en même temps que le programme Youth, un programme destiné à vérifier que l’on ne négligeait pas les plus de 50 ans. Nous avons beaucoup de gens en deuxième partie ou en fin de carrière qui nous disent qu’en trente ans, ils ont fait le tour de leur métier et qu’ils souhaitent désormais s’impliquer dans quelque chose de plus grand, en l’occurrence le développement durable. Il faut se garder du jeunisme et ne pas négliger l’appétence des seniors pour ce thème.

Int. : L’Oréal, tout comme Danone et quelques autres, a été la cible de boycottages, souvent pour de mauvaises raisons, du fait de sa notoriété. Comment prend-elle en compte ce risque pour son image ?

J. T. : Nous sommes doublement exposés, d’abord parce que nous sommes leader mondial, ce qui nous confère des responsabilités, et ensuite parce que l’utilité sociale du secteur de la beauté requiert de toujours être justifiée. Nous avons redéfini notre politique de communication en fonction de notre raison d’être, Create the beauty that moves the world, et l’obsession de nos équipes de communication, en particulier de celles dédiées au développement durable, est de démontrer cet engagement en étant exemplaire à chaque instant.

Il nous faut toujours être sur une position prudente et argumentée, et avoir en permanence des arguments fondés sur la science. Cela présente l’avantage de nous mettre à l’abri des accusations de greenwashing, mais il ne faut pas non plus que nous soyons les derniers à faire valoir ce que nous faisons de bien. C’est donc un équilibre délicat à trouver. Nous avons simultanément pris le parti d’être ouverts en expliquant aux ONG ce que nous faisons, sans attendre une quelconque remise en cause, en les invitant à visiter nos usines et à constater de visu que, lorsque nous parlons de transition verte, c’est effectivement ce sur quoi nos chercheurs et nos équipes industrielles et marketing travaillent.

Int. : En revenant chez L’Oréal après dix-sept ans d’absence, qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cette entreprise ?

J. T. : J’ai été frappé par l’ambition, l’exigence et la portée de la stratégie de L’Oréal pour 2030, ce qui est très mobilisant. La diffusion du développement durable dans tous les métiers est également remarquable. L’entreprise n’en est plus à convaincre les gens de faire, tous sont désormais impliqués dans la pratique et la recherche de solutions. Les comportements managériaux ont profondément évolué. L’autonomie des collaborateurs et l’entrepreneuriat, donc la gestion de la complexité, se sont largement confirmés en dix-sept ans. Cette effervescence a toujours été dans l’ADN de L’Oréal et si l’entreprise est aussi profitable, et depuis si longtemps, c’est sans aucun doute parce que les collaborateurs sont convaincus qu’ils peuvent inventer tous les jours sans être contraints d’attendre que tout descende de la hiérarchie.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE