Exposé d’Éric Feunteun

La naissance de Software République a été annoncée par Luca de Meo, le directeur général de Renault, lorsqu’il a lancé le plan stratégique Renaulution au début de l’année 2021. Les cinq autres partenaires, Atos, Dassault Systèmes, Orange, STMicroelectronics et Thales, tous parmi les meilleurs acteurs de la tech mondiale, ont rejoint l’aventure quelques mois plus tard. J’ai personnellement rejoint la direction des opérations en juin 2021, alors que Luc Julia, spécialiste de l’intelligence artificielle (IA), rejoignait Renault en tant que directeur scientifique, devenant ainsi parrain de Software République. Cette entité se développe désormais rapidement.

Pourquoi Software République ?

On observe trois grandes tendances dans les évolutions actuelles de la mobilité : le passage d’un objet à un service ; la digitalisation croissante, depuis la connectivité jusqu’à l’autonomie complète du véhicule ; et l’électrification. Ces trois tendances sont très gourmandes en softwares, qu’ils soient embarqués dans la voiture (onboard), utilisés par les applications que requiert son utilisation (offboard) ou dédiés à la communication entre le véhicule et les infrastructures routières (vehicle-to-infrastructure ou V2I). L’électrification contribue également à ce besoin croissant, tant pour le pilotage des équipements que pour la recharge et le contrôle des batteries, fonctionnalités qui n’existaient pas sur les véhicules thermiques.

Le besoin élevé en softwares de ces trois tendances fait qu’il n’est plus possible de les gérer traditionnellement en silos avec des équipementiers, un constructeur et des distributeurs. En matière de services de mobilité, quantité d’acteurs publics sont impliqués, pour allouer des places de parking, fournir des espaces de recharge, donner accès aux data... Avec la digitalisation, les services connectés se multiplient, ainsi que les échanges entre le véhicule et son environnement. L’électrification, quant à elle, requiert des énergéticiens, des fabricants et des opérateurs de bornes, etc. Des logiques d’écosystèmes s’imposent donc.

La finalité de Software République est de transformer les solutions de mobilité sur la base de trois principes. Le premier est celui de souveraineté face à la puissance des GAFAM et de l’écosystème chinois qui prend une part croissante du marché automobile. Le deuxième principe est celui de sustainability, qui ne se limite pas au seul volet de l’électrification, mais s’efforce de se développer vers une notion de sustainable software, économe en data et sans recours injustifié au Cloud, dans un esprit low-tech. Enfin, la cybersécurité nous semble être fondamentale pour la mobilité, bien qu’encore éloignée des préoccupations de l’usager lambda qui n’imagine pas que son véhicule puisse être hacké. La surface d’attaque potentielle augmentant à mesure que le nombre de véhicules connectés augmente, le risque “cyber” nécessite d’être sérieusement pris en compte par notre industrie.

Software République est un écosystème souverain que nous avons souhaité inscrire dans une dimension européenne même si, pour le démarrage, les acteurs fondateurs sont français.

Software République n’a rien d’une secte repliée sur elle-même et ses six fondateurs travaillent en mode open innovation avec des start-up, des gouvernements de territoires ou de régions, avec des fonds d’investissements ainsi que, bien évidemment, avec des universités et des instituts.

Que fait Software République ?

Concrètement, Software République incube des projets business. Cela signifie que l’on part d’idées qui peuvent venir d’une start-up, de l’un de nos partenaires ou de nos propres équipes. Nous vérifions systématiquement qu’elles répondent à deux critères.

Le premier est que ces idées impliquent obligatoirement les compétences de plus de deux de nos partenaires, pour ne pas revenir au mode client/fournisseur que toutes les entreprises pratiquent depuis longtemps. Le second critère est que les produits ou services qui découlent de notre intervention ne soient pas des solutions pour nous-mêmes, mais soient ouverts à des tiers et qu’ils présentent une réelle compétitivité sur le marché.

Software République permet donc à ses fondateurs de réaliser des projets dont ils rêvent, mais qu’ils ne peuvent réaliser seuls – faute de compétences, de ressources, etc. – et pour lesquels ils ne souhaitent pas solliciter les services d’un éventuel fournisseur. Nous assemblons des compétences pour concrétiser ce projet et nous en faisons grandir la valeur, pour la partager ensuite en revendant la solution à des tiers. Bien évidemment, les projets de Software République peuvent aussi intégrer du hardware, les bornes de recharge pour véhicules électriques en étant un bon exemple.

Nous travaillons dans cinq domaines. Ce nombre est appelé à croître dans la mesure où notre démarche est opportuniste : dès lors qu’un projet respecte nos deux critères et porte sur la transformation de la mobilité, nous nous y intéressons. Nous avons débuté avec trois sujets portant respectivement sur les différentes thématiques liées aux véhicules connectés, l’utilisation des data de la mobilité par les territoires et l’écosystème de charge des véhicules électriques ou à hydrogène. Sont ensuite venus s’ajouter deux nouveaux thèmes, l’un sur le recrutement des talents du software, difficulté majeure de tous les acteurs, l’autre, qui démarre, sur la création de jumeaux numériques et le développement d’un véritable métavers industriel.

La caractéristique que nous revendiquons est l’agilité. Elle implique que moins de six mois doivent s’écouler entre l’idée initiale et la décision de lancer les investissements, la création des structures juridiques, la signature des contrats, etc. Nous tenons, pour l’instant, un délai de moins de neuf mois, ce dont nous sommes déjà très fiers, car faire bouger six grands groupes à une telle vitesse est un exploit en soi ! Notre cycle décisionnel comporte deux étapes. La première consiste en un cadrage technique, juridique et économique (framing) du projet, pendant environ deux mois, à l’occasion duquel chacun de nos partenaires décide ou non de participer à ce projet. Une fois ce jalon acté, on passe à l’étape du scoping où l’on alloue les ressources nécessaires pour finaliser ce projet avant de passer à son implémentation.

Nous sommes extrêmement pragmatiques et n’avons aucun a priori quant à la nature des structures aptes à porter les projets. Pour l’instant, nous avons essentiellement privilégié des accords de codéveloppement et de distribution, mais si les projets ont du sens, nous pourrons être amenés à créer demain des joint-ventures. Ensuite, dès lors qu’ils prennent leur envol, ces projets viennent s’ancrer fermement dans les opérations des entreprises, ce qui est, pour eux, un gage d’efficacité et de pérennisation.

Software République et les start-up

Nous incubons aussi des start-up, mais de façon significativement différente de ce qui se fait habituellement. À ce jour, nous avons incubé 11 start-up, pour des périodes de six mois chacune. Notre finalité n’est pas de dénicher la nouvelle licorne, mais de trouver celle qui va grandir avec nos projets et le projet qui la fera grandir avec nous. Notre incubateur ne s’est pas transformé, comme beaucoup d’autres, en agence immobilière qui loue des mètres carrés : nous offrons à chaque start-up, selon ses besoins et son choix, l’accès aux sites de nos six partenaires. Nous nous efforçons de créer un esprit de communauté avec des rencontres et des évènements, sans que cela soit contraignant.

Nous sélectionnons ces start-up de trois façons différentes : par le biais d’appels à projet en lançant des thèmes plutôt fermés sur les réseaux sociaux – le dernier, par exemple, portait sur la e-santé dans la mobilité ; en demandant, tous les deux mois, à trois start-up de présenter leurs projets devant nos six partenaires ; en allant nous-mêmes chercher une start-up particulière pour un projet pour lequel une brique technologique spécifique nous manque. Dans tous les cas, nous les accompagnons avec les expertises de nos six groupes, avec nos projets et, à la marge, avec l’accompagnement personnalisé de l’un de nos sous-traitants sur un besoin précis. Nous pouvons également, le cas échéant, les mettre en contact avec nos venture capitalists.

« Un incubateur de business plus un incubateur de start-up pour alimenter les business », voilà la formule lapidaire qui définit le mieux Software République !

Des développements concrets

Au cours des quatre derniers mois, nous avons mis en œuvre cinq projets qui tous respectent les principes fondateurs de Software République, quoique touchant des domaines variés, avec des tailles et des enjeux extrêmement divers.

Le premier développement a été celui d’une solution de cybersécurité pour l’architecture électronique de tous types de véhicules et a impliqué Thales, Orange et la start-up Parcoor. Thales et Orange sont des spécialistes reconnus de la cybersécurité, mais ils ont eu besoin de Renault et de ses différents métiers pour bien comprendre cette architecture-véhicule. Les clients potentiels sont ainsi assurés de la parfaite adaptation de cette solution au monde de la construction automobile et de la mobilité. Thales étant centré sur le onboard, Orange sur le offboard et Parcoor sur certaines briques de Threat Intelligence, le quatuor fonctionne bien. Nous avons d’ailleurs gagné un appel à projets de Bpifrance. Cette solution de détection et de réponse aux cyberattaques équipera nos véhicules à partir de 2024.

Notre deuxième développement porte sur l’écosystème de recharge avec la partie software et la partie hardware, essentiellement les bornes. À la différence de celles déjà présentes sur le marché, nos bornes ont trois spécificités. Tout d’abord, elles sont cybersécurisées. Certaines bornes non sécurisées ont en effet déjà fait l’objet d’attaques dont on peut craindre la recrudescence, voire des dommages sur le réseau dès que ces bornes seront bidirectionnelles. La deuxième spécificité est que nos bornes sont made in France, les cartes électroniques étant entièrement fabriquées à Cholet par Lacroix Electronics. Enfin, elles sont déjà bidirectionnelles, les batteries des voitures s’avérant être le mode de stockage le moins onéreux pour compenser les aléas de production de l’électricité renouvelable.

Le troisième développement est destiné aux territoires souhaitant être informés sur la nature du trafic en chaque point de leur réseau et vise à se substituer aux compteurs physiques désuets. Orange commercialise déjà un produit qui s’appelle Flux Vision et qui peut extrapoler, via les données de bornage SIM qu’il recueille, le flux des véhicules de toutes marques passant par un point donné. Il ne renseigne cependant pas sur leur vitesse. De son côté, Renault Mobilize peut collecter les données sur la vitesse moyenne des véhicules connectés Renault, qui est une information liée à l’état de la chaussée en un point donné, mais nous ne savons pas capter le débit global de la circulation. La conjonction de ces deux types de données anonymisées nous permet de fournir aux collectivités locales une cartographie fiable et peu onéreuse de leur réseau. Dans le département de la Corrèze, plus d’une centaine de points de captage ont ainsi été modélisés alors que le département ne disposait auparavant que d’une quinzaine de dispositifs classiques pour ses 8 000 kilomètres de routes.

D’autres développements portent sur les talents. Nous avons démarré avec deux initiatives. La première, initiée avec Orange, est un partenariat avec l’École polytechnique pour la requalification cyber des compétences des informaticiens de nos groupes. La première promotion compte 30 personnes. La seconde initiative consiste en la mise en place de formations initiales en cybersécurité en apprentissage, destinées à des personnes ayant un niveau bac +3 ou bac +5, nos six partenaires contribuant à leur attractivité par des événements communs.

Le dernier exemple porte sur la question de l’endormissement au volant. Partant du principe que les voitures du parc existant ne sont pas toutes équipées d’un grand écran avec une connectivité native, nous proposons, dans une démarche low-tech, une application qui permet à tout un chacun, à partir de la caméra de son smartphone posé sur le tableau de bord, d’être alerté en cas d’endormissement grâce à une détection faciale. Les signes précurseurs de l’endormissement sont ainsi repérés entre dix et quinze minutes avant que le conducteur ne s’en rende compte par lui-même.

Aujourd’hui, une trentaine d’idées sont dans notre “pipeline” de projets sur lesquelles travaillent 200 collaborateurs, dont une soixantaine à temps plein. Ces business génèrent, en année pleine, plus de 20 millions d’euros de chiffre d’affaires.

D’une relation verticale à une coopération horizontale

Le dernier plan stratégique de Renault énonce clairement la volonté du Groupe de passer massivement de la relation client-fournisseur à une “coopétition” systémique.

Si Thales et Orange peuvent parfois être en compétition sur certains points, cela ne nous pose pas de problème et contribue même à notre force, les relations en notre sein se construisant sur le long terme. Dans ce cadre de confiance, chacun accepte que l’un ait le business et pas l’autre, le rapport s’inversant lors d’une autre occasion.

Ensuite, trois autres clés contribuent au bon fonctionnement de l’écosystème. En premier lieu, notre retour d’expérience montre qu’une gouvernance solide, qui parte de directeurs généraux impliqués et se diffuse aux niveaux opérationnels, projet par projet, est un point crucial.

Un équilibre soigneusement dosé entre stratégie et tactique, inscrit dans un partenariat de long terme, permet ensuite de dépasser les inévitables crises et déceptions consécutives à telle ou telle décision ponctuelle. Ce besoin de stratégie ne dispense pas de savoir faire preuve d’opportunisme le cas échéant, en se gardant d’approches trop intellectualisées.

Enfin, parmi les 200 personnes contribuant au fonctionnement de Software République, Renault a fait le choix d’allouer 20 temps plein afin d’impulser la dynamique et le changement de schémas. La réflexion sur la forme juridique adéquate a finalement débouché sur la création d’un groupement d’intérêt économique (GIE), forme très souple qui, entre autres, simplifie les engagements juridiques et nous permet, par exemple, de signer un accord de confidentialité en une semaine avec une start-up sans solliciter chacun des six groupes partenaires.

Sans avoir à importer les processus des grandes entreprises, la création de Software République a été extrêmement pragmatique et frugale, ce qui nous a donné une vraie forme de légitimité auprès de nos partenaires, qui ne nous voient pas comme un centre de dépenses, mais comme une opportunité.

Débat

Un attelage bien mystérieux

Un intervenant : Les acteurs de Software République ne sont pas de même nature. Par exemple, deux d’entre eux étant des fournisseurs historiques de Renault, on imagine qu’il leur était plus difficile de ne pas suivre le mouvement. Quelles sont donc les motivations des uns et des autres ? Sont-elles homogènes ?

Éric Feunteun : Les motivations, extrêmement variées, de chaque partenaire à intégrer cet écosystème sont aussi profondes que stratégiques, donc confidentielles. Chacun a accepté notre règlement, qui stipule, par exemple, que ce partenariat ne peut en aucun cas court-circuiter tel ou tel processus interne, comme le processus d’achat. Intégrer la Software République ne donne pas d’avantage dans les relations commerciales habituelles avec le groupe Renault. Nos modes de coopération respectent ainsi la compliance des six groupes, tout en donnant l’avantage à celui qui s’est particulièrement investi dans ce cadre collectif. La relation entre les directeurs généraux, qui se voient tous les deux mois, démontre leur implication personnelle et leur réelle envie de coconstruire cet écosystème, chacun gardant ensuite ses propres centres d’intérêt.

Je ne perçois pas de dissymétrie dans ce partenariat, mais la question de sa croissance se pose. Aujourd’hui, le nombre de participants nous semble satisfaisant, même s’il pourrait être pertinent d’élargir notre tour de table à un nombre limité de secteurs – assurance, énergie ou construction d’infrastructures –, dans une approche préservant l’équilibre entre tactique et stratégie. Idéalement, le nouvel entrant devrait être un acteur qui, évidemment, n’empiète pas massivement sur le domaine de ceux déjà présents et avec lequel nous aurions déjà des projets concrets. Ce serait bien qu’il soit européen, mais pas français.

Int. : Comment gérer une éventuelle divergence entre la stratégie de Software République et celle de l’un de ses membres ? Renault a fait le choix d’embarquer dans ses véhicules du hardware de marque Qualcomm, alors que le partenaire équivalent de Software République est STMicroelectronics.

É. F. : Nous ne sommes jamais dans l’exclusivité. Des questions de cet ordre peuvent effectivement parfois se poser. Nous avons besoin de la force de frappe des grands acteurs incontournables des GAFAM. Pour proposer rapidement au marché de nouveaux modèles connectés, Renault a effectivement choisi d’embarquer du hardware Qualcomm. Pour les projets portés au sein de Software République, le partenaire naturel est STMicroelectronics. C’est tout l’intérêt de la relation de confiance entre les participants et de notre engagement sur le temps long, ces deux points nous permettant d’exprimer librement nos choix respectifs.

Int. : Comment les participants à Software République protègent-ils les start-up ?

É. F. : Dans le cas de Renault, nous sommes au milieu du chemin. Ni l’ingénierie ni les achats, par exemple, n’ont une culture start-up, qui bousculerait trop leurs modes de fonctionnement. En revanche, Software République, qui relève de cette culture, se doit de protéger les start-up qu’elle incube, y compris d’elle-même. Nous mettons donc progressivement en place des processus destinés à gérer les contrats de vente de données aux start-up, la mise à leur disposition de locaux, etc. Nous en sommes encore à défricher tout cela, mais, comme nous avons choisi ces start-up parce qu’elles avaient des choses à nous apporter, cela renforce les chances de réussite.

Int. : Comment cet attelage mystérieux d’organisations aussi diverses peut-il rester cohérent dans la durée ?

É. F. : Nous créons progressivement une spirale de confiance basée sur le fait que Software République apporte des solutions aux intérêts égoïstes de chaque entreprise participante. Mon obsession est d’atteindre une masse critique, de développer une culture du travail en commun, de former collectivement des apprentis, etc. Pour que la démarche Software République soit structurellement pérenne, nous voulons qu’elle s’ancre concrètement dans les habitudes des gens.

Ancrage et accostage

Int. : Comment répartissez-vous vos ressources ?

É. F. : Lorsque des gens d’horizons divers, spécialistes dans leur domaine, parlent d’un même sujet innovant, cela crée une alchimie. Ils apprennent énormément les uns des autres et ont plaisir à échanger. Du point de vue opérationnel, cela crée du lien et renforce l’envie de travailler ensemble.

Je suis également très attaché à l’utilisation des ressources de nos différents partenaires là où elles sont. En effet, une ressource n’étant jamais dissociable de son environnement, elle contribue à l’ancrage du projet collectif dans chacun des métiers et écarte la tentation, pour tel ou tel directeur général, d’en réserver une part pour mener en solo ses propres projets. Il faut alors savoir convaincre le dirigeant concerné qu’un tel projet, qui mettrait peut-être plusieurs années à se concrétiser en interne, lui offrira probablement un retour sur investissement en six mois s’il est réalisé par Software République.

Une fois ce patron convaincu, sa coopération permet au collectif de bénéficier des compétences propres à son métier, sans avoir à faire appel à des intervenants extérieurs. Comme nous travaillons davantage sur des thématiques que sur des projets one shot, cette coopération génère des bénéfices à long terme avec le développement de véritables portefeuilles de projets.

En matière de moyens, nous mettons en commun des outils tels que des plateformes, des équipes de data scientist ou de vendeurs. Chacun ayant ses propres solutions qui marchent très bien, notre défi est de trouver quoi faire de plus en conjuguant ces acquis.

Int. : Deux thèses du CRG (centre de recherche en gestion de l’École polytechnique) ont porté, l’une sur une stratégie écosystémique d’installation de bornes de recharge, le projet Corridor de Renault, l’autre sur une market place des data remontant des véhicules connectés. Dans ces projets, proches du vôtre, l’alchimie entre participants fonctionne bien, mais on y constate cependant l’extrême difficulté de les faire collaborer avec les ingénieries de leurs structures d’origine. Le second point soulevé par ces thèses est l’importance des financements publics qui, même modestes, jouent un rôle fédérateur significatif dans les projets étudiés. Qu’en est-il chez Software République ?

É. F. : De mon passage dans l’activité Véhicules électriques de Renault, je garde du projet Corridor le souvenir que nous étions encore dans l’expérimentation. La coopération se limitait aux phases très amont d’un projet spécifique, ce qui diffère de la nôtre qui se veut au plus près du business. La notion de plateforme de data qui émerge aujourd’hui est fondamentale, car elle structure la collaboration au jour le jour. Il est donc nécessaire de trouver un équilibre entre les plateformes très généralistes et celles qui sont dédiées à des usages spécifiques.

En ce qui concerne les financements, nous postulons aux différentes aides sur la quasi-totalité de nos projets, que ce soit auprès de collectivités, comme l’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines sur un appel à projets de la Banque des Territoires, ou auprès de l’Europe, comme dans le cas de son projet récent sur la transformation des compétences. Dans mon équipe, une personne se consacre à plein temps à ces questions de partenariats publics. Il faut reconnaître que présenter des dossiers communs à six grands groupes français qui sont engagés dans la durée renforce énormément notre crédibilité.

Int. : Comment envisagez-vous l’“accostage” de vos travaux avec les équipes d’ingénierie des divers partenaires ?

É. F. : Nos ressources sont en partie localisées dans ces équipes d’ingénierie. Dans le cas du projet sur la cybersécurité, les développements sont portés à la fois par Renault, Thales et Orange. Cela signifie qu’une partie de l’effectif du métier cyber de Renault, qui n’est pas intégrée à l’équipe de Software République, coopère avec elle, en particulier sur la validation de solutions et leur intégration aux véhicules Renault. C’est précisément pour éviter ces problèmes d’accostage que nous établissons ces ponts dès la phase initiale des projets.

Int. : Existe-t-il un partenariat formalisé entre les fleurons français qui constituent Software République et l’État ou des collectivités publiques ?

É. F. : Notre conception de la souveraineté s’élargit à la dimension européenne dans le cadre d’un équilibre entre tactique et stratégie. Il était plus simple de créer Software République autour d’acteurs majeurs du CAC40, mais cela ne signifie pas que nous soyons hostiles à une ouverture européenne. Le but de notre borne de recharge n’est pas d’être made in France, mais quand nous la vendons en Allemagne, c’est un plus qu’elle n’ait été ni conçue ni fabriquée à l’autre bout de la planète.

Nous avons effectivement des contacts avec les différentes strates de l’Administration, soit parce que des collectivités sont nos clientes, soit à travers divers appels à projets, français ou européens. Nous n’avons pas, à ce jour, d’intérêt à aller au-delà. Si les appels à projet sont pour nous un accès à des moyens de financement, ils sont surtout des accélérateurs de notre activité avec un effet catalyseur qui nous impose d’avoir les idées claires et précises.

Ensuite, s’il s’avère que des formes de partenariat peuvent avoir du sens pour notre business, pourquoi ne pas y réfléchir ? Sur la question des talents, par exemple, peut-être sera-t-il opportun de travailler avec le ministère de l’Éducation nationale. Ce sera alors du cas par cas, en fonction des bénéfices que chacun pourrait en tirer.

Vers des modes de fonctionnement vertueux

Int. : Renault envisage de se scinder en deux entités, l’une dédiée aux véhicules thermiques et l’autre aux véhicules électriques. Où vous situez-vous ?

É. F. : Nous avons créé Software République parce que Luca de Meo souhaite que Renault devienne une tech company et notre rôle est d’y contribuer pour toute les facettes du Groupe, c’est-à-dire pour chacune des marques et des composantes qui le constituent. Nous ne nous focalisons donc pas sur l’une ou l’autre d’entre elles. Par ailleurs, il sera intéressant pour nous d’avoir comme interlocuteurs les spécialistes de chacun des métiers. Cette transformation, considérable pour l’entreprise, ne nous touche donc pas directement.

Int. : Il faut à Renault non seulement devenir une software company, ce qui est un métier nouveau pour ce Groupe, mais aussi vendre ce software, ce qui est encore un autre métier. Comment faites-vous ?

É. F. : C’est un autre métier pour Renault, mais ça ne l’est pas pour Orange, Thales ou Atos qui vendent du software tous les jours. Nous utilisons les forces des uns et des autres en fonction des besoins, par exemple celles d’Orange qui a, plus que Renault, l’habitude de travailler avec les territoires. Certes, Renault veut faire du business avec certains des éléments qu’il développe, comme la solution cyber, mais cela ne signifie pas qu’il va le faire seul en développant une force de vente dédiée. Cette solution sera présente dans le portefeuille de Thales ou d’Orange, et les experts de Renault pourront intervenir à la demande.

Int. : Comment faites-vous vivre votre pipeline de projets ?

É. F. : Nous avons déjà abandonné une bonne dizaine de projets et notre règle d’or est qu’il n’y ait ni échec ni sanctions. Évidemment, nous préférons les succès, mais nous nous efforçons de créer une culture qui sait arrêter les problèmes à temps. C’est compliqué, car, si l’on s’arrête dès le premier obstacle, il est clair que l’on ne fera pas grand-chose. À l’inverse, on évite de s’acharner en vain et on abandonne ce qui ne marche pas, quitte à le reprendre plus tard. Pour moi, c’est la condition fondamentale pour que le pipeline vive.

Quand je vais dans une entité de l’un de nos groupes, je demande systématiquement que l’on me montre tous les projets qui ont été “mis à la poubelle”. Nous n’avons pas les compétences pour les sauver tous, mais nous en avons suffisamment pour récupérer quelques bonnes idées abandonnées pour telle ou telle raison.

Concernant les financements, nous nous efforçons d’inventer un modèle économique et des modes de fonctionnement vertueux avec des partages des risques et des coûts, tout le monde ayant intérêt à ce que nos projets soient vendus à l’extérieur. Pour l’instant, nous n’avons pas de financements extérieurs privés, mais il est probable que cela arrivera dans un certain nombre de cas. Idéalement, nous rêvons d’avoir, à terme, un fonds d’investissement commun.

Int. : Vous semblez avoir une vision très claire de l’articulation des problèmes liés à la cybersécurité. Envisagez-vous d’en faire profiter d’autres branches industrielles ?

É. F. : Si l’on appréhende cette problématique par sa “dimension business”, on constate qu’elle évolue au fil des attaques. Les premières ont porté sur les ordinateurs, avec les virus, et des savoir-faire se sont donc développés dans ce domaine. Ensuite, ce sont les vieux équipements industriels et leurs systèmes d’exploitation obsolètes qui ont été frappés, et le monde industriel y a répondu en se modernisant. Aujourd’hui, ce sont les objets de mobilité connectés qui sont visés. Aux États-Unis, la FDA (Food and Drug Administration) s’est ainsi récemment émue du risque que le piratage des moissonneuses-batteuses, désormais quasiment autonomes, pourrait faire courir à la souveraineté alimentaire du pays. Un programme de cybersécurité a donc été lancé pour s’en prémunir. Notre propre solution de cybersécurité est désormais sur le marché et si nous pouvons la vendre à tous les fabricants d’objets connectés de par le monde, nous le ferons.

Ces questions sont analogues à celles qui se sont posées, il y a une trentaine d’années, à propos de la sécurité passive des véhicules. Cela coûte cher au client, car c’est une assurance qu’il achète sans être certain d’en avoir l’usage. Il est également difficile d’en faire un argument publicitaire, le sujet étant anxiogène. Nous ne savons pas encore comment capter la valeur de ce nouveau modèle, mais le groupe Renault, convaincu du potentiel de différenciation de la cybersécurité, veut en faire un élément de compétitivité.

Int. : Quel sera l’impact de ces nouveaux services sur le coût des véhicules ? Ne seront-ils réservés qu’aux véhicules haut de gamme ?

É. F. : Aujourd’hui, la moitié de nos projets visent à réduire des coûts. Ainsi, nous travaillons sur la virtualisation des capteurs, c’est-à-dire la capacité à déduire des données à partir d’autres données que nous possédons, sans passer par l’installation de nouveaux capteurs physiques. Un véhicule utilitaire, par exemple, a une charge maximale et les opérateurs de flotte installent un capteur physique de masse pour être assurés de la respecter. Pourtant, à partir des données déjà recueillies par l’IA du véhicule, sur le couple de freinage par exemple, il est aisé de déduire la masse de la charge transportée. Le fait de ne pas avoir à installer un capteur pour connaître cette masse est une opportunité pour diminuer intelligemment les coûts. La connexion d’un véhicule à une borne bidirectionnelle est une autre façon de baisser les coûts, le client qui rend de l’énergie au réseau étant rémunéré pour cela. Dans tous les cas, nous vérifions que ce que nous proposons s’inscrive bien dans la logique de coûts/valeur à la base de l’industrie automobile. Néanmoins, les questions sont ouvertes et quand nous ajoutons de la cybersécurité, par exemple, sa valeur est analogue à celle d’une assurance et le coût en est accepté comme tel par le client.

Nous sommes résolument engagés dans le sustainable software et nous ne rêvons pas de faire la voiture technologiquement parfaite. Nous sommes aussi dans le mode low-tech, celui des véhicules dans lesquels il n’y a ni grand écran ni connectivité native. Dans ce cas, notre ambition est de leur amener de la technologie, à coût maîtrisé, par le biais du smartphone de l’utilisateur. Dans une entreprise qui se transforme en profondeur, on ne peut plus s’adresser aux seuls 3 millions d’acheteurs de véhicules neufs chaque année, mais bien aux dizaines de millions d’usagers du parc de véhicules Renault. Bien évidemment, certaines innovations arriveront par le haut de gamme, mais nous ne sommes pas focalisés sur ce segment.

Un actif singulier

Int. : Le travail en écosystème crée un actif singulier, le fait de mieux se connaître. Nous avons constaté que, même si ce qui avait été initialement projeté ne donnait pas les résultats escomptés, cela profitait, dans un effet boule de neige, à d’autres projets fondés sur la construction de cet actif commun. Le constatez-vous également ?

É. F. : Chez nous, cet actif se matérialise par l’augmentation des accords bilatéraux entre nos partenaires. Ainsi, si quelqu’un de chez Thales a une idée, mais qu’il ne sait pas à qui s’adresser chez Renault, j’ai a priori toutes les chances de pouvoir le mettre en contact avec les bonnes personnes. Cette dynamique bilatérale est un point fort qui ressort nettement du bilan que nous avons réalisé au terme d’un an de fonctionnement. C’est une question de personnalités et de compréhension du fonctionnement de nos organisations complexes, ainsi que de leurs modes de décision.

Int. : Comment attirez-vous les talents que vous évoquez ?

É. F. : Pour constituer le cœur de l’équipe, il me semblait indispensable de partir des talents existant au sein de Renault. Software République a un degré de liberté rare dans le défrichage de sujets novateurs qu’il faut faire grandir contre vents et marées. Notre attractivité est donc très forte auprès de ces publics qui, après quelques années dans les grands groupes, souffrent d’une certaine routine. Ainsi, nous recevons très régulièrement les offres de service de candidats qui aspirent à s’impliquer dans la transformation de leur entreprise.

Nous avons également ouvert un premier programme de recrutement d’apprentis de l’enseignement supérieur. Nous n’avons eu aucun mal, en quelques semaines, à remplir une promotion, car les jeunes, souvent très courtisés, voient un vrai bénéfice à pouvoir largement accéder à notre panel de six grandes entreprises.

Int. : Selon votre expérience, quelles sont les limites de la coopétition ?

É. F. : Nous nous sommes fixés des lignes rouges qui écartent toute entrée possible d’une concurrence frontale massive comme celle de Stellantis, SFR ou Capgemini. Il peut y avoir des overlaps, mais ils doivent rester gérables. Une limite pourrait apparaître dès lors que les entités d’un groupe ne verraient plus l’intérêt de ce type de relation, lui préférant des collaborations ponctuelles. Nous essayons donc d’alimenter la flamme par de vrais projets et il reste essentiel que les sponsors de Software République dans les entreprises, directeurs généraux et autres, s’impliquent avec force pour créer l’adhésion.

Int. : À part la question cruciale de la cybersécurité, la conception du système numérique de pilotage du véhicule, par exemple, vous échappe encore largement. Peut-on considérer que vous restez encore à la marge du groupe Renault ?

É. F. : De par notre taille, nous sommes clairement à la marge du Groupe. Néanmoins, si nous n’étions pas une initiative aussi transformatrice, nos directeurs généraux ne nous consacreraient pas autant de temps, au regard de la modestie des activités concrètes que nous générons à ce jour. La question qui se pose à nous est de savoir comment grandir. La spirale vertueuse dans laquelle nous sommes engagés est plutôt rassurante sur ce point.

Int. : Que signifie grandir pour vous ? Parlez-vous de chiffre d’affaires, de nombre d’employés ou de valeur capitalistique ? Est-il possible de faire vivre ce qui ressemble un peu à un start-up studio sans une forme de capitalisation financière à partir des succès ?

É. F. : Nous sommes très loin des limites du système et nous avons encore quantité de choses à prouver. Il s’agit maintenant de délivrer les 5 projets déjà réalisés, puis d’en avoir 15 ou 20, ce qui me semble parfaitement gérable. L’étape suivante n’est pas écrite et il n’est pas forcément nécessaire que nous devenions une world company. On peut en revanche imaginer qu’à force de diffuser ce mode de coopération à travers nos projets et nos contacts, il devienne structurel au sein des organisations, sans qu’il y ait désormais besoin d’un système extérieur pour les mettre en mouvement. La question est loin d’être tranchée.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE