Exposé de Paul-Alexis Racine-Jourdren

J’ai initialement suivi un parcours classique dans le monde des banques d’affaires, avant de le quitter, en 2016, pour me lancer dans une activité radicalement différente qui est née, quelques années plus tôt, d’une expérience profondément personnelle.

En 2013, dans ma ville normande d’Argentan, un ami me demande de l’aide afin de trouver un lieu d’accueil pour son père qui est en perte progressive d’autonomie. La seule option s’offrant alors à lui étant celle d’un placement en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), nous en visitons trois aux alentours d’Argentan. Le premier est très cher, le second n’accueille que des personnes en perte d’autonomie sévère et le troisième n’a plus de disponibilités. Résigné à devoir maintenir son père à la maison, mon ami envisage alors la solution de l’aide à domicile. Quelques mois plus tard, à ma grande stupéfaction, il me dit : « J’ai mis mon père sur Leboncoin ! » Son médecin de famille lui a en effet parlé de l’accueil familial, solution où des particuliers prennent soin de personnes âgées ou en situation de handicap en les hébergeant chez eux à titre onéreux. Ces personnes proposent leurs services par le bais d’annonces sur Leboncoin.

Un modèle vertueux

Ne connaissant pas cette possibilité, je souhaite me rendre compte par moi-même de ce qu’elle recouvre. C’est dans une belle maison avec trois chambres adaptées, de plain-pied et ouvrant sur un grand jardin, que je retrouve le père de mon ami, occupé à dessiner au soleil. Il est évident que cette solution convient parfaitement à son degré d’autonomie. L’accueillante m’explique qu’après avoir exercé pendant vingt ans en maison de retraite, son travail, noyé dans la profusion de normes contraignantes, a fini par perdre tout son sens à ses yeux. Il ne correspondait plus à ce pour quoi elle s’y était engagée. Elle a donc demandé un agrément à son conseil départemental afin de créer sa propre petite structure. Ce modèle s’avère tout à fait vertueux puisqu’il crée des emplois non délocalisables dans les territoires, optimise l’occupation d’une maison familiale après le départ des enfants tout en mutualisant les charges, et apporte une réponse de proximité à la problématique du vieillissement de la population, sans induire de frais de structure excessifs.

Le principal souci de cette dame étant son manque de notoriété, je lui propose de réaliser un site internet afin de mettre en valeur sa solution d’accueil. Enthousiasmée, elle en parle à des amies, accueillantes familiales comme elle, qui se joignent aussitôt au projet. Je me retrouve ainsi à gérer un site d’une quinzaine de pages. Peu après, le journaliste de télévision Frédéric Lopez me contacte et me propose de réaliser un reportage sur cette solution alternative qu’il vient de découvrir. Ce reportage sera diffusé dans son émission Mille et une vies sur France 2. N’ayant à cette époque qu’une quinzaine de visiteurs par mois sur le site, je lui fais part de mes doutes quant à l’intérêt du grand public pour ce sujet, mais il me convainc de jouer le jeu. La veille de la diffusion, un ami me propose de mettre à ma disposition une ligne vers le centre d’appels qu’il gère et me conseille d’afficher, à l’issue du reportage – et à tout hasard –, ce numéro de téléphone. L’émission est diffusée un vendredi après-midi. Le soir même, mon ami me téléphone, stupéfait, pour me dire qu’il a déjà reçu 2 500 appels de personnes cherchant des solutions pour leurs proches et il m’en communique la liste. Abasourdi, je me dis que j’ai peut-être enfin trouvé ma vocation.

Je décide alors de quitter le monde de la finance afin de m’investir entièrement dans un projet de mise en relation de cette énorme demande avec la solution innovante qu’est l’accueil familial, l’augmentation des problématiques d’autonomie liées au grand âge étant une megatrend peu susceptible d’être affectée par des événements contingents. Je commence donc à prospecter, sans modèle économique préconçu, soucieux d’apprendre le fonctionnement du marché. Peu à peu, le bouche à oreille faisant son effet, je me retrouve, en 2019, avec des milliers de propositions d’accueil sur ma plateforme, qui est consultée chaque mois par des dizaines de milliers de visiteurs. Dorénavant, la question qui se pose est de savoir comment passer à l’étape suivante.

© Véronique Deiss

Étendre le modèle à tout le territoire

Des partenariats avec le monde de la protection sociale

Des groupes de protection sociale, AG2R, Malakoff Humanis et Klesia entre autres, me contactent, car ils sont très intéressés par la dimension nationale et non discriminante de notre offre, leur action couvrant également tout le territoire. Avant que des contrats ne concrétisent cet intérêt, la période allant de 2017 à 2019, va, pour moi, être essentiellement consacrée non seulement à négocier avec ces organismes de protection sociale, mais aussi à montrer patte blanche auprès des acteurs du monde mutualiste ou paritaire, des syndicats patronaux et de salariés. Je vais également réaliser beaucoup de diagnostics et d’études d’impact.

Troisième voie entre le service public et le secteur privé lucratif, l’ESS (économie sociale et solidaire) doit en effet se montrer particulièrement exigeante pour son financement, car elle ne dispose pas des mêmes sources de revenus que les acteurs classiques. Le fait de nous associer en B to B avec des acteurs florissants de la protection sociale nous permettra de rémunérer nos services à leur juste prix tout en dégageant une marge qui nous servira à aider des personnes ne disposant que de peu de moyens à financer leur solution d’accueil.

Afin d’être sûrs que les solutions proposées sont parfaitement adaptées à leurs besoins, les prescripteurs réclament un diagnostic préalable à l’entrée de leurs adhérents dans ces structures. Pour répondre à cette attente, les 35 collaboratrices de notre plateforme d’Argentan vont dès lors consacrer leur temps à établir, par téléphone, des bilans de situation détaillés de trente à quarante-cinq minutes chacun, que nous facturons aux prescripteurs. Aujourd’hui, nous traitons 80 000 appels par an et cette première activité a désormais atteint l’équilibre financier.

Une nouvelle activité : les colocations pour seniors

En 2019, face à l’afflux de demandes, nous nous mettons en quête d’un partenaire, autre qu’un EHPAD, qui puisse proposer un nombre de places conséquent. Aucune réponse ne nous satisfaisant, nous décidons de développer notre propre solution, qui deviendra notre deuxième activité. Nous découvrons deux maisons mitoyennes, avec six chambres chacune en rez-de-chaussée, perdues à Sainte-Juliette dans le Quercy, qui correspondent parfaitement à notre idée de colocation pour seniors accompagnés. En dépit du refus de nous suivre de nos partenaires financeurs, nous achetons aussitôt ces maisons en prélevant une partie d’une récente levée de fonds initialement destinée à financer la plateforme. Le modèle évoluant vers l’opération en propre de nos solutions, je scelle avec nos investisseurs un accord qui, pour répondre aux exigences éthiques de l’ESS, ne prévoit pas de versement de dividendes, tout en les rassurant sur le fait que, s’ils souhaitent se désengager, le besoin est tel qu’ils trouveront d’autres acteurs prêts à reprendre leur participation.

Au bout de deux mois, ces deux maisons fonctionnent déjà très bien, à la grande satisfaction de la mairie de la commune puisqu’elles emploient 12 des 120 habitants du village. Très vite, les craintes s’évanouissent devant une occupation totale des places disponibles et un revenu, généré par un prélèvement de 200 euros sur le loyer mensuel des résidents, couvrant nos frais de services. Dès lors, il me devient nettement plus facile de convaincre nos partenaires financeurs que nous devons étendre ce modèle à l’ensemble du territoire, si bien qu’en 2022, nous investissons plus de 30 millions d’euros, avec le soutien financier de mutuelles qui comprennent l’intérêt du dispositif pour leurs adhérents. Ce soutien nous permet de réaliser des acquisitions afin d’ouvrir de nouvelles maisons.

Malgré tout, pas un fonds parisien ne nous a fait confiance, acheter de l’immobilier au fin fond de nos provinces ne présentant à leurs yeux aucune garantie de sécurité ni de réversibilité. Pourtant, en zone rurale, 14 % de la population est âgée de plus de 75 ans – contre seulement 8 % en zone urbaine –, les besoins y sont donc indéniables. Cela nous a amenés à créer, par nos propres moyens, une nouvelle classe d’actifs, faite de maisons de maître ou de maisons de charme dans les bourgs de campagne, démarche patrimoniale alors inédite, mais désormais largement répandue.

Nous faisons toujours le choix d’acheter des maisons anciennes – ce que les municipalités rurales apprécient – et de les aménager, ce qui ne prend que quelques mois. En effet, bâtir du neuf nécessiterait plus de dix-huit mois et ne s’inscrirait pas dans notre démarche RSE. Dans de plus grandes villes, où nos maisons sont souvent des bâtisses trop importantes pour trouver acquéreurs, la nouvelle vie que nous leur apportons est également appréciée, car elle permet de faire vivre les quartiers où elles sont implantées.

Actuellement, nous gérons une soixantaine de maisons, ouvertes ou en cours de restauration, et nous employons directement 80 salariés – dont un tiers, situé à Argentan, s’occupe de la coordination de l’ensemble.

Privilégier le maintien du lien social

Au fil du temps, nous nous sommes aperçus que, trop souvent, les familles ne s’adressaient à nous qu’en dernier ressort, préférant maintenir leur parent à domicile le plus longtemps possible, ce qui est compréhensible. Néanmoins, cela engendre parfois des accidents domestiques ou des aggravations de pathologies, faute d’un environnement adapté. Il arrive aussi de plus en plus souvent que des services d’aide à domicile (SAD) ne puissent plus intervenir, en raison du manque de personnel lié au déficit d’attractivité des métiers qu’ils offrent. Les personnes âgées dépendent alors du seul voisinage pour les accompagner.

Aujourd’hui, le principal critère de remplissage des EHPAD reste, à plus de 50 %, leur proximité avec le lieu de vie de leurs résidents, avant la qualité de leurs services. C’est donc un marché captif, car l’on ne va dans l’EHPAD le plus proche que faute d’alternative. Notre structure, CetteFamille, répond à un vrai besoin, mais sa marque reste encore peu identifiée par le public, ses maisons n’étant essentiellement connues que sous le nom de la commune où elles sont implantées. Ce déficit d’image nous semble cependant secondaire, car nous privilégions la territorialisation. Nous voulons d’ailleurs que les problèmes rencontrés au sein d’une maison trouvent, autant que possible, leur solution sur place. Avec son modèle de colocation pour seniors, basé sur un lien étroit avec les collectivités locales, les centres communaux d’action sociale, les médecins et autres professionnels de santé, CetteFamille privilégie le maintien et la qualité du lien social du résident avec son environnement local.

En matière de gestion du personnel, nous avons choisi de privilégier les conditions de travail de nos auxiliaires de vie, ce qui nous engage sur trois points. En premier lieu, celles qui travaillent dans nos maisons n’ont pas de supérieur direct et elles s’auto-organisent grâce aux messageries et aux smartphones. Aucune hiérarchie n’intervient donc dans la façon dont elles conçoivent leur métier ; nous n’assurons que le respect de notre cahier des charges et le suivi de la qualité qui est due aux résidents et aux familles. En second lieu, à l’encontre de ce qui est la règle dans le secteur privé lucratif, nous n’imposons aucune norme de rendement, telle qu’un nombre de chambres minimum à faire en un laps de temps donné. Enfin, CetteFamille leur permet de ne plus avoir de déplacements chronophages entre deux lieux d’intervention, de rompre leur isolement en travaillant avec des collègues et d’avoir du temps pour communiquer avec les résidents, tout en respectant leurs contraintes familiales. En un mot, nous redonnons du sens à leur métier.


Débat

Un devoir d’accompagnement

Un intervenant : Que se passe-t-il quand la situation des résidents se dégrade et qu’ils perdent leur mobilité ?

Paul-Alexis Racine-Jourdren : Les ruptures entre les différents hébergements qu’une personne peut subir dans le cadre d’un “parcours senior” sont souvent douloureuses. C’est pourquoi nous sommes soucieux de les réduire autant que possible. Nos résidents ont choisi de venir vivre chez CetteFamille parce qu’ils sont assurés d’y bénéficier d’un accompagnement adapté jusqu’au terme de leur existence, y compris si les difficultés, neurodégénératives ou physiques, auxquelles ils pourraient être confrontés, nécessitent la mise en place d’une hospitalisation à domicile. Chez CetteFamille, les personnes vivent dans leur propre domicile, elles y organisent leur vie comme elles le souhaitent et elles entendent bien y demeurer jusqu’à leur dernier jour. Dans cette perspective, il faut souligner l’importance des soins palliatifs, malheureusement trop peu développés en France. Nous avons ainsi le devoir de les accompagner, même si cela soulève aussi la question de la mort pour ceux qui restent et qui ont conscience de la nécessité de s’y préparer.

Int. : Les hôpitaux sont-ils des prescripteurs ?

P.-A. R.-J. : Oui, mais les sorties d’hospitalisation nécessitent souvent de trouver en urgence des solutions adaptées. Le consentement aux soins du patient est alors un sujet sensible. Comment accompagner une personne qui n’a pas délibérément choisi de venir chez nous et qui n’est là que sous la pression du corps médical et de sa famille ? C’est extrêmement douloureux à vivre et cela nous pose un vrai problème éthique. Nous travaillons donc beaucoup avec les assistantes sociales des hôpitaux proches de nos implantations et nous nous efforçons de les sensibiliser à notre projet de vie partagée, différent de celui des EHPAD auxquels elles sont accoutumées.

Int. : Comment réagissent les EHPAD à votre égard ?

P.-A. R.-J. : Tout dépend du directeur de l’établissement. Certains sont très sensibles à l’innovation sociale et nous organisons des animations communes auxquelles participent leurs résidents.

Généralement, nous travaillons en bonne intelligence avec les EHPAD et ils acceptent volontiers ceux de nos rares résidents qui nécessitent un environnement ultramédicalisé et ne peuvent plus s’inscrire dans notre projet de vie partagée sans faire courir un risque sérieux pour eux-mêmes ou leur entourage. Dans de tels cas, nous mettons en place, en accord avec les aidants familiaux, une transition progressive vers un EHPAD, généralement étalée sur deux mois. La qualité de la relation que nous avons au quotidien avec les personnes âgées et les aidants fait que les choses se passent le plus souvent sans heurts. Néanmoins, les familles doivent parfois accepter d’entendre des choses difficiles plutôt que de se réfugier dans le déni avant d’être ensuite confrontées à des mesures d’urgence bien plus douloureuses.

Nous sommes généralement 30 % moins chers que les EHPAD, car nous n’avons pas de plateau technique à financer ni un nombre d’emplois qualifiés à temps plein imposé. Je suis par ailleurs convaincu que d’ici vingt ans, au regard des évolutions démographiques en cours, les 600 000 places existantes en EHPAD ne pourront être consacrées qu’à la gestion des soins palliatifs de personnes dont les pathologies de la fin de vie nécessiteront une prise en charge en milieu spécialisé.

Ces évolutions vont profondément remettre en cause le modèle économique actuel, partagé entre acteurs privés à but lucratif et acteurs publics. En France, le développement de structures comme CetteFamille me paraît non seulement inéluctable, mais aussi financièrement avantageux. En effet, chez nous, l’accompagnement d’une personne – nourrie, logée, blanchie, suivie médicalement – s’élève à 2 400 euros, charges incluses, desquels peuvent être déduits 590 euros de crédit d’impôt, y compris si l’intéressé n’est pas imposable, et, selon les cas, environ 400 euros d’aide personnalisée au logement (APA). Le reste à charge moyen pour le résident est alors d’environ 1 500 euros, alors que dans les EHPAD classiques, il est de 2 150 euros minimum. C’est d’autant plus avantageux que, si le résident a besoin d’un accompagnement médicalisé spécifique, le coût en est assumé à 100 % par la Sécurité sociale.

Int. : Comment payez-vous les nombreuses auxiliaires de vie qui, dans votre modèle, sont employées par les résidents et non par vous ?

P.-A. R.-J. : À l’origine, CetteFamille s’est construite autour de petites unités de trois personnes âgées ou handicapées et d’une professionnelle de l’accueil familial. En 2019, 10 000 personnes étaient accueillies et cette activité générait, selon les mois, de 3 000 à 5 000 bulletins de salaire. Pour payer le personnel, nous avons obtenu de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) de pouvoir effectuer des prélèvements sur les comptes de nos bénéficiaires. Elle nous a accordé le statut d’encaisseur pour comptes de tiers après avoir constaté que nos procédures étaient parfaitement transparentes, ce qui n’était alors pas toujours le cas dans ce secteur d’activité.

Toute la technologie que nous avions installée afin de générer les bulletins de salaire pour le service d’accueil familial a ensuite été adaptée à la marge pour notre activité de colocation. La solution que nous avions initialement choisie était très onéreuse, mais elle nous permettait d’emblée de générer aussi bien 10 bulletins de paie que 10 000. Si, au début, le coût à l’unité traitée pouvait paraître exorbitant, notre outil logiciel nous a permis de faire face à nos besoins actuels sans devoir changer d’outils, ce qui aurait été complexe et onéreux.

Int. : Comment financez-vous désormais l’acquisition et la rénovation de vos maisons ?

P.-A. R.-J. : Pour nous installer, l’enjeu est toujours de trouver la solution la moins onéreuse. Par exemple, la congrégation des Sœurs de Saint Joseph de Tarbes nous a cédé une maison au cœur de son couvent afin que nous nous y installions. Il est également possible, pour une collectivité locale disposant d’un bien, de nous le confier. À charge pour nous de le rénover dans le cadre d’un partenariat public-privé ou d’un bail emphytéotique d’une durée de soixante ans. Dans une vision de pérennité et d’écologie, la rénovation est, pour nous, toujours préférable quel qu’en soit le prix, d’abord parce que nos structures de coût nous le permettent et, ensuite, parce que notre activité est pérenne et sera profitable à terme.

Int. : Pouvez-vous clarifier votre organisation juridique ?

P.-A. R.-J. : La structure de base, qui s’appelle Cannetrotter, est une société par actions simplifiée créée en 2015, initialement pour la plateforme de mise en relation. C’est aujourd’hui un opérateur qui détient à 100 % notre foncière et qui se finance par le service offert aux colocataires, les liens avec les partenaires sociaux, ainsi que par le financement en fonds propres de nos actionnaires. La foncière, quant à elle, se finance par de la dette, à 70 %, ou par des obligations convertibles, à 30 %, émises par des mutuelles, qui acceptent des conditions avantageuses en échange de la création de valeur sociale.

CetteFamille au quotidien

Int. : Comment se déroule la journée des résidents ? Y a-t-il des animations ? Y a-t-il une assistance médicale ?

P.-A. R.-J. : Teilhard de Chardin disait : « Nous ne sommes pas des êtres humains vivant une expérience spirituelle, mais des êtres spirituels vivant une expérience humaine. » Comme la vie doit aussi se nourrir de spiritualité, chaque après-midi, nous proposons à tous nos résidents au moins une animation. Elles sont programmées, gérées et réalisées par nos équipes d’auxiliaires de vie ou par des associations locales, et nos équipes Animation et vie partagée ont pour mission de s’en assurer. Des temps de coordination sont également prévus au sein de chaque maison, pour lesquels les auxiliaires de vie sont payées, en plus de leurs interventions habituelles, à hauteur de deux heures par colocataire et par mois.

De plus, toutes nos maisons qui ne sont pas en centre-ville possèdent un jardin, avec un poulailler et un potager, afin de maintenir un lien avec la nature pour chaque résident. Pour certains, le réflexe matinal est alors d’aller chercher les œufs frais ou de se consacrer à l’entretien du potager, aidés en cela par les jardiniers de métier. Les légumes qui y sont produits sont ensuite servis lors des repas.

Notre but étant que les résidents se sentent effectivement chez eux, nous devons nous adapter à leurs habitudes alimentaires et à leurs éventuelles pratiques religieuses. Il est pour nous fondamental de préserver la liberté de pratique, dont on bénéficie naturellement chez soi, quand on vit au sein d’une colocation de huit personnes.

La disponibilité d’un service infirmier étant indispensable, une infirmière peut passer quotidiennement, si besoin est, pour assurer les soins courants auprès de ses patients. En ce qui concerne les médecins, plusieurs possibilités s’offrent à nous. Nous sommes essentiellement installés en zone rurale ou périurbaine et le manque de praticiens s’y fait souvent sentir. Habituellement, lorsqu’un résident arrive dans l’une de nos maisons, il garde son médecin traitant. Tout naturellement, ce dernier devient souvent le médecin référent des colocataires qui n’en n’ont plus. Nous avons été confrontés, dans le Morbihan, au non remplacement du seul médecin sur place, parti en retraite. Nous avons alors pu passer un accord avec le centre hospitalier le plus proche afin qu’il nous envoie un médecin qui visite les huit colocataires de la maison une matinée par mois. Le maire de la commune, séduit par l’initiative, a obtenu à son tour du centre hospitalier que ce médecin reste sur place l’après-midi, afin que ses administrés puissent eux aussi le consulter.

Int. : Quelle importance accordez-vous au bénévolat chez vos salariés ?

P.-A. R.-J. : Le sens qu’il donne à son métier est essentiel dans l’implication que l’on demande à un salarié. Dans cette perspective, il est important que chaque salarié de CetteFamille s’engage par ailleurs. Il bénéficie pour cela de quatre jours par an de bénévolat offerts par l’entreprise. Cela enrichit l’expérience du collaborateur en lui permettant d’exercer, dans des associations culturelles, aux Restos du Cœur, etc., des responsabilités qu’il n’aurait pas forcément au sein de l’entreprise. Cela le forme, lui donne une autre vision de son métier et l’épanouit. Chacun, salarié comme employeur, en tire profit. Je suis moi-même engagé au sein de l’Union nationale de l’aide, des soins et des services à domicile (UNA) – fédération de 850 associations locales – dont je suis administrateur au plan national. J’y assure également la présidence de la fédération régionale Normandie, qui réunit 3 500 salariés sur les cinq départements de la région.

Int. : Le personnel d’accompagnement bénéficie-t-il de la formation permanente ?

P.-A. R.-J. : Légalement, CetteFamille n’est soumise à aucune obligation de formation à son endroit. En effet, les accompagnants sont au service de particuliers qui les paient. Cela leur permet d’être payés 10 % de plus que ce que prévoit leur convention collective. Les familles sont également davantage partie prenante du projet de leur proche, de fait ou moralement, et ne peuvent se décharger de leurs responsabilités, comme certains le font en mettant leur parent en EHPAD et en se contentant d’exiger la qualité du service en contrepartie d’un paiement.

Nous avons néanmoins un organisme de formation interne, plus particulièrement tourné vers l’accompagnement du deuil, la prise en compte des maladies neurodégénératives et les questions d’alimentation. Cet organisme prépare également les personnes sans formation préalable qui souhaitent s’impliquer avec nous aux problématiques de base du métier. Ensuite, plus leurs compétences augmentent, plus leur rémunération monte dans la grille conventionnelle. Cela implique donc que les résidents qui les emploient acceptent que leurs services soient plus onéreux d’1 ou 2 euros par heure.

Int. : Comment choisissez-vous vos lieux d’implantation ? Êtes-vous ouverts à d’autres acteurs locaux ?

P.-A. R.-J. : Nous ne nous imposons jamais si nous sentons une forme quelconque de réticence de la part de l’équipe municipale, des commerçants ou des voisins. Nous impliquons toujours les artisans locaux dans tous nos travaux, ce qui renforce notre image auprès de la population qui nous accueille et nous fait connaître, par le bouche à oreille, des familles de résidents potentiels, ce qui favorise notre taux de remplissage.

Lorsque nous créons une maison, nous proposons d’abord un mi-temps d’un mois aux personnes qui veulent venir y travailler. Si le travail leur convient, elles peuvent ensuite augmenter leur nombre d’heures. Cela leur permet, d’une part, de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et, d’autre part, pour celles qui s’occupaient déjà, de façon plus ou moins informelle, de personnes âgées, de préserver leurs habitudes. En outre, cela contribue à faire connaître CetteFamille sur le territoire. La question du bien-être au travail est essentielle pour nous. Les auxiliaires de vie qui travaillent dans nos maisons sont, pour la plupart, très ancrées dans un territoire dont le rayon est de 10 kilomètres au maximum. Les unes viennent à pied, les autres à vélo, et la plupart ont des enfants, qui viennent, à la sortie de l’école, faire leurs devoirs sur la table de l’habitat partagé. Cela simplifie la vie de leur mère et anime celle des résidents.

À l’origine, le choix du lieu d’implantation de nos maisons se faisait par prospection. Aujourd’hui, nous avons atteint un niveau qui nous permet de gérer uniquement du flux entrant. Ce sont désormais les collectivités locales, les associations, les élus de la France Mutualiste, de la MGEN, des caisses locales du Crédit Agricole – dont nous sommes très proches – qui nous proposent des opportunités en fonction du cahier des charges que nous leur avons soumis. Déchargés de la prospection, il nous reste à gérer l’optimisation du coût de nos emplacements et leur pertinence, afin de permettre aux personnes sur liste d’attente d’intégrer une maison au plus près de chez eux.

En ce qui concerne notre ouverture à d’autres acteurs, certaines mutuelles nous ont demandé d’intégrer dans nos maisons un espace qui permette aux habitants des alentours d’avoir recours à de la télémédecine et de mettre à leur disposition les petits équipements nécessaires, tel un thermomètre ou un tensiomètre. Ce service est actuellement à l’étude.

Avec France Alzheimer, qui les développe depuis 2006, nous étudions également la possibilité d’y organiser des Cafés Mémoire. Ces derniers consistent à proposer aux personnes atteintes de troubles de la mémoire et à leur famille des activités ludiques, animées par des bénévoles et un psychologue, qui leur permettent une meilleure approche de la maladie, le tout dans un cadre convivial.

Certaines de nos maisons, en particulier dans le Sud, disposent d’une piscine. Contrairement à ce que nous imaginions, elles ne servent guère aux résidents, mais plutôt à leurs petits-enfants qui apprécient, l’été, de pouvoir y plonger à l’occasion des visites familiales, de ce fait plus nombreuses et qui animent alors la maison.

Int. : Quelle est la taille critique à respecter pour que de tels dispositifs restent vertueux ?

P.-A. R.-J. : La confiance est au cœur de notre modèle. On ne peut donner le meilleur de soi que si l’on est en confiance avec son interlocuteur et que l’on reste libre de choisir notre façon d’être et d’agir avec lui. Des salariés de Langres, étant dans un environnement spécifique, n’auront pas la même manière d’agir que ceux de Paris. C’est pour cela qu’aucune de nos maisons ne ressemble à une autre, à la différence de ce que choisissent certains groupes dont les résidences sont toutes identiques, avec la même architecture, le même mobilier et le même niveau de service, où qu’elles soient situées. Chez CetteFamille, chaque maison s’intègre naturellement parmi celles du cru et tout son mobilier – hormis la literie – est chiné chez Emmaüs ou dans les ressourceries locales, et est donc disponible sans délai.

Ainsi, il n’existe aucune raison empêchant chacune des 30 000 villes de France de bénéficier d’une solution CetteFamille ! Pourquoi une personne qui a vécu toute sa vie dans une commune de 500 habitants ne pourrait-elle y rester, au motif que le politique n’a pas pensé à des solutions autres qu’institutionnelles pour accompagner nos aînés ? Le passage à l’échelle est donc une question importante. Mon rôle, en tant que président, est désormais de mettre en valeur ce projet et de défendre notre état d’esprit auprès des décideurs, des professionnels et de nos actionnaires.

Le miracle du bien vivre ensemble

Int. : Êtes-vous proches d’autres initiatives, telles celles de Biens Communs ou d’Alenvi ?

P.-A. R.-J. : Nous les connaissons très bien et les apprécions beaucoup. Ils ont été précurseurs dans une réflexion poussée sur les SAD, qui nous a été très précieuse pour guider notre action. Ces modèles d’innovation leur ont été inspirés par des expériences menées dans les pays d’Europe du Nord dans lesquelles les infirmières s’autogèrent par groupe de dix, modèle qui satisfait aujourd’hui 80 % des besoins du marché des SAD dans ces pays. Nous nous en inspirons au sein de nos maisons.

Le fait que l’on puisse continuer à lever beaucoup de fonds nous permet de multiplier les implantations de nos maisons, un peu partout sur le territoire français. Soit nous le faisons nous-mêmes, selon les règles que nous estimons justes, soit d’autres s’en chargeront selon leurs propres règles. Ainsi, le groupe Korian a racheté, en 2017, une petite société qui gère une vingtaine de colocations en ville, dans lesquelles les résidents occupent les rez-de-chaussée, les auxiliaires de vie étant logées à l’étage. Toutefois, leur modèle diffère du nôtre, d’abord parce ce que leurs implantations sont majoritairement urbaines et, ensuite, parce que chaque intervention de nuit, à laquelle sont astreintes les auxiliaires logées sur place, n’est payée que 2 euros. Pour Alenvi, Biens Communs ou nous, il s’agit là d’une dérive, car elle ne remet pas fondamentalement en cause un modèle qui a montré ses limites, comme le scandale Orpea l’a démontré. Nous sommes convaincus qu’un autre modèle, plus harmonieux et vecteur de paix sociale, est possible dans le cadre d’un développement économique démocratique, avec une redistribution, plus complète et plus juste, des revenus générés par la colocation.

Int. : Comment faites-vous pour maintenir ce miracle de bien vivre ensemble dans une même maison entre résidents qui viennent d’horizons différents et ne sont pas habitués à la vie collective ?

P.-A. R.-J. : En premier lieu, les auxiliaires de vie salariées se chargent de toutes les contingences susceptibles d’être des sujets de discorde comme dans toute autre colocation – vaisselle, linge, propreté, etc. Ensuite, les lieux individuels sont clairement séparés des lieux collectifs. Chaque résident dispose de sa propre chambre, avec un coin salon suffisamment grand où il peut suivre, à l’heure du jour ou de la nuit qui lui convient, ses émissions télé préférées, ainsi que d’une salle d’eau privative. La vie en colocation n’empêche donc pas ces petits moments d’intimité.

Par ailleurs, les personnes âgées ont un vécu qui leur permet de prendre du recul lorsque c’est nécessaire et les sujets de crispation entre colocataires sont très rares. Il se crée, dans ces maisons, une sorte d’alchimie grâce à laquelle la somme des bénéfices partagés surpasse largement celle des désagréments subis. Le lien social qui se noue dans nos colocations est tellement puissant qu’il homogénéise les relations entre résidents, crée de la confiance mutuelle et pérennise une forme de sécurité au fil du temps.

Avant de venir s’installer dans une maison, chaque futur résident vient la visiter et prendre un café ou un apéritif avec les résidents déjà en place. On demande ensuite au collectif si cette personne peut être acceptée au sein de la colocation. Je n’ai pas en mémoire un seul cas de refus ni de problème survenu après une telle intégration.

Int. : Aujourd’hui, quels sont vos enjeux ?

P.-A. R.-J. : Ce sont avant tout des enjeux de développement. Sur le plan économique, la hausse des taux d’emprunt est extrêmement importante depuis un an. Lorsque l’on considère un budget d’acquisition, de rénovation et de mise en conformité d’une maison qui se monte à 400 000 euros en moyenne, le coût financier, qui était naguère d’environ 80 000 euros, est désormais passé à plus de 240 000 euros, ce qui épuise nos ressources. Aujourd’hui, notre enjeu est donc de convaincre les investisseurs potentiels qu’une vraie classe d’actifs émerge face à ces besoins croissants, afin de trouver une foncière qui soit prête à nous aider en respectant notre enjeu social. Répondre aux exigences de rentabilité de 8 % ou plus de certains financiers est évidemment impossible pour un acteur de l’ESS comme nous.

Int. : Comment avez-vous vécu votre changement radical de carrière ? Et comment vos ex-collègues banquiers ont-ils réagi ?

P.-A. R.-J. : Même si mon salaire n’est plus celui d’un banquier, il me permet de vivre correctement et la richesse que je tire de mon expérience quotidienne est sans commune mesure avec ce que je vivais dans le monde de la finance. Je n’ambitionne donc pas, le jour venu, d’être le plus riche du cimetière, mais plutôt d’avoir été utile. Si j’ai, d’ici là, servi à créer un maximum d’emplois, j’aurai alors réussi ma vie.

Tout au long de mon parcours de banquier, j’ai rencontré nombre de personnes brillantes qui m’ont beaucoup apporté en matière de rigueur et de densité dans le travail. Ce n’est pas toujours évident pour mes collaborateurs, dont j’empiète parfois sur la vie privée par mes habitudes de mails tardifs, mais ils ne m’en tiennent pas trop rigueur. Ils connaissent ma passion pour ce travail et savent qu’en aucun cas ce n’est une contrainte que je fais peser sur eux. Je me suis quand même volontiers plié à la requête de leurs représentants me demandant d’insérer en bas de mes mails une note précisant que nul n’était obligé d’y répondre après 18h00 !

Quand j’ai quitté la banque, les premiers à investir dans mon projet ont été mes anciens collègues. Lors de notre dîner d’adieu, tous ont ouvert leur carnet de chèques en me demandant ce dont j’avais besoin pour me lancer. C’étaient des gens bien, qui m’ont fait confiance et ont beaucoup compté dans ma décision de tenter l’aventure. Je pense que le sens que chacun donne à son métier évolue, mais, aujourd’hui comme naguère, il est toujours bon de lui en donner un, y compris lorsque l’on est banquier.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE