Exposé de Bruno Bouygues

L’entreprise GYS a été créée par Guy-Yves Stéphany en 1964. Elle était dédiée à la fabrication de transformateurs et de postes à souder, ces deux productions relevant de la même technologie de bobinage et des mêmes composants électromécaniques.

Dans les années 1990, cette entreprise, qui comptait alors une trentaine de personnes, a traversé une mauvaise passe. Elle avait été vendue à une holding industrielle qui n’a pas investi pendant une dizaine d’année et utilisait la trésorerie de GYS pour compenser des pertes dans d’autres sociétés. En 1997, lors d’un retournement de marché, GYS a été mise en procédure de sauvegarde et mon père l’a acquise pour 1 franc symbolique à la barre du tribunal. Nous ne connaissions rien aux métiers de GYS. La motivation principale de mon père était que cette entreprise se trouvait sur la trajectoire du TGV entre Paris et la maison familiale de vacances, située à Saint-Malo.

Première révolution : de l’électromécanique à l’électronique

Dans ces années-là, les postes à souder fabriqués par GYS avaient la taille d’un gros canapé et pesaient 200 kilos. Cette caractéristique rendait la production peu délocalisable et nous paraissait rassurante. Quelques mois après notre acquisition, nous avons découvert, sur un salon en Allemagne, un poste à souder électronique d’une taille minuscule. L’exposant avait posé une canette de Coca-Cola à côté de la machine, dont le volume correspondait à quatre ou cinq fois celui de la canette. Nous sommes revenus de ce salon assez mortifiés et convaincus que l’électronique allait tuer l’électromécanique. Pour tenter d’échapper à cette mort annoncée, nous avons décidé de recruter un ingénieur en électronique.

Il y a vingt-cinq ans, la France était un des leaders européens dans le matériel de soudage, et nous avons été les seuls, parmi les nombreux fabricants qui existaient alors en France, à nous lancer dans l’aventure de l’électronique. Nos confrères nous considéraient comme des fous. Non seulement l’investissement était considérable – R&D, achat de machines – et les séries très limitées, mais l’électronique de l’époque était encore fragile. Or, le soudage s’effectue dans des environnements très sales… Peu à peu, cependant, la technologie s’est améliorée et, au fur et à mesure que les volumes augmentaient, les prix de revient industriels ont commencé à baisser.

Pendant des années, le prix de revient des postes à souder électromécaniques s’élevait d’un demi-pourcent par mois, en raison de l’évolution des cours du cuivre ou de l’aluminium. Au bout de deux ou trois ans de production, le prix de revient des postes à souder électroniques a commencé à baisser de 5 % par mois, soit de 50 % par an. Ainsi, en dix ans, ce prix est passé de 1 000 euros à 80 euros. Plus le marché s’est démocratisé, plus la recherche s’est accélérée et plus la taille des produits a diminué, ce qui nous a permis de commencer à les exporter.

Dans un premier temps, nous sommes passés par des exportateurs, puis nous nous sommes dotés de filiales commerciales en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en Chine, au Maroc et en Espagne. Désormais, nous distribuons nos produits dans 132 pays. Notre chiffre d’affaires est passé de 3 millions d’euros en 1998 à 44 millions d’euros en 2008, pour atteindre 125 millions d’euros en 2022, dont 5 % sont investis dans la R&D. Notre surface de production s’étend sur 53 000 mètres carrés et nous employons 900 collaborateurs. Comme nous distribuons peu de dividendes, nos fonds propres sont importants, en sorte que nous bénéficions de la plus haute note accordée par la Banque de France, C1+.

Entre-temps, nos concurrents qui n’avaient pas cru dans cette stratégie de volume permettant d’absorber les coûts fixes de la R&D ou de processus de qualité afin de fabriquer des produits de haute technologie se sont “recroquevillés”, ou ont fini par disparaître.

Deuxième révolution : l’arrivée des logiciels

Après cette première révolution, qui avait consisté à passer de l’électromécanique à l’électronique, nous avons opéré une deuxième révolution : l’intégration, dans nos produits, de logiciels, puis de premières formes d’intelligence artificielle.

Dans les années 2010, on a assisté à la montée en puissance de la technologie embarquée. Jusqu’alors, nos postes à souder ne pouvaient être utilisés que par des soudeurs qualifiés. Désormais, le métier commençait à être programmé dans la machine.

À partir de 2015, les postes à souder ont commencé à être connectés à des réseaux industriels ou à des réseaux grand public de type Bluetooth ou wifi, et la robotisation s’est rapidement développée.

Troisième révolution : des machines polymorphes

Nous sommes à présent entrés dans une troisième révolution : les machines deviennent tellement intelligentes qu’elles peuvent effectuer d’autres tâches que celles pour lesquelles elles ont été conçues à l’origine. C’est le même phénomène qu’avec les téléphones intelligents, qui ont aggloméré une variété de plus en plus grande de fonctions, ce qui a fait disparaître toute une série d’objets qui remplissaient ces fonctions auparavant. Actuellement, GYS propose 50 nouveaux produits par an, certains monotâches et d’autres polymorphes. Notre ambition est que, d’ici dix ans, tous nos produits soient polymorphes.

Prenons l’exemple des chargeurs de batterie. Historiquement, ce marché était segmenté en fonction des différentes applications (voitures, bateaux, camping-cars, chariots élévateurs, etc.), car les transformateurs étaient dédiés à une tension particulière et il était difficile, avec un seul produit, de couvrir l’ensemble du marché. Aujourd’hui, en combinant conversion de puissance, commande électronique et communication entre objets, il devient possible de paramétrer à distance les caractéristiques électroniques et logicielles d’un chargeur de batterie pour le faire passer d’une application automobile à une application nautique, ou d’une application de chariot élévateur à une application de camping-car.

Un autre exemple est celui du soudage de pipelines. Lorsque les tuyaux sont tirés sur le sable, ils se magnétisent, et il est impossible de les souder sans les démagnétiser au préalable. Historiquement, cette opération était réalisée à l’aide d’un appareil spécifique. Or, une machine de démagnétisation et un poste à souder sont tous deux composés d’un convertisseur, de logiciels et d’outils de communication. La même machine, équipée de deux programmes différents, peut donc effectuer les deux opérations, pour un coût réduit. Un poste à souder intelligent, comme ceux que nous livrons à Tesla, comporte 1,6 million de lignes de code. Un poste à souder qui est aussi un chargeur et un démagnétiseur comprend 2 millions de lignes de code. Le saut n’est pas considérable.

Cette troisième révolution n’est cependant pas à la portée de toutes les entreprises. Elles doivent atteindre une certaine taille pour disposer des briques logicielles qui leur permettront de rendre leurs machines de plus en plus intelligentes, ce qui nécessite d’opérer sur un marché suffisamment vaste.

Une production entièrement intégrée

La production de GYS est désormais entièrement intégrée : tôlerie, usinage, mécanique, filerie, électronique, électrotechnique, électromécanique et plasturgie. Même nos sous-traitants sont présents sur notre campus. Les différents éléments convergent vers nos 42 lignes d’assemblage et sont testés en interne.

Nos bureaux d’études comprennent 90 personnes (docteurs, ingénieurs et techniciens) relevant d’une grande variété de spécialités (électronique de puissance, informatique embarquée, mécanique des fluides, plasturgie, construction mécanique, radiofréquence, etc.).

Nous avons six grands types de clients : les particuliers bricoleurs qui réparent leur voiture ou leur portail à l’aide de petits postes à souder ; les agriculteurs ; les artisans du bâtiment ; les réparateurs automobiles ; les industriels ; et enfin, les intégrateurs, qui connectent nos produits à des robots ou à des cobots. Conformément à notre stratégie de volume, nous souhaitons continuer à fabriquer tous les types de produits, des plus simples aux plus complexes, même si la rentabilité est bien plus faible sur les petits produits.

Nous disposons de 200 machines sur étagères, que nous adaptons en fonction des demandes des industriels. Chaque année, nous produisons une dizaine de machines spécifiques et nous fabriquons également des briques destinées à des ensembles complexes. Par exemple, un constructeur automobile souhaitait réaliser des tests au fur et à mesure de la fabrication des véhicules au lieu de les effectuer au terme de la production. Il avait besoin, pour cela, d’un chargeur délivrant une alimentation stabilisée à un contrôleur intelligent, situé dans la voiture en cours d’assemblage, afin que celui-ci puisse renvoyer toutes les données vers le cloud.

Les données au cœur du projet industriel

Dans cette nouvelle révolution, le numérique va jouer un rôle fondamental et les sujets à traiter sont innombrables.

Produits et usages

Les produits ne cessent de devenir plus intelligents et plus connectés grâce à l’IoT (Internet of Things). À l’heure actuelle, 5 millions de machines GYS sont réparties en Europe. Elles ne sont pas encore connectées, mais, d’ici dix ans, la moitié d’entre elles devraient l’être. Les données seront envoyées dans le cloud et nous privilégions le fait de les stocker sur nos propres serveurs.

Nous sommes confrontés à la difficulté de mettre à jour nos machines, sachant que, à la différence des ordinateurs, elles ne sont pas équipées de microprocesseurs, mais de microcontrôleurs, qui coûtent dix fois moins chers, avec l’inconvénient d’être beaucoup plus instables. Les microprocesseurs sont peu coûteux pour les fabricants d’ordinateurs ou de téléphones, en raison des volumes commandés, qui peuvent représenter des centaines de millions d’unités. Pour les fabricants de machines-outils, les commandes portent sur des milliers ou des dizaines de milliers d’unités, et les tarifs ne sont donc pas les mêmes. Par conséquent, nous continuons à utiliser des microcontrôleurs, ce qui nous donne beaucoup de travail au moment des mises à jour.

Outre la traçabilité des produits, nous devons nous assurer de la traçabilité des opérations sur site, c’est-à-dire des usages qui peuvent être faits de nos machines par nos clients, ce qui passe par l’identification des opérateurs qui s’en servent, l’analyse de leur productivité, la personnalisation des interfaces avec les clients, ainsi que par une maintenance préventive et curative à distance.

Conception et fabrication

Nous sommes désormais une ETI (entreprise de taille intermédiaire) et nous devons gérer notre conception multisite et multi-ingénieur. Nous devons également poursuivre notre migration de l’électrotechnique vers l’électronique, ce qui ne cesse d’augmenter le poids du logiciel dans les nouveaux produits. Il y a dix ans, 80 % du coût de la recherche portaient sur l’électromécanique et 20 % seulement, sur le logiciel. Il y a cinq ans, l’investissement portait pour moitié sur le hardware et sur le software. Aujourd’hui, la proportion s’est inversée et le logiciel représente 80 % du budget de notre R&D. J’estime que, dans dix ans, l’effectif des bureaux d’études sera passé de 90 à 200, voire 250 personnes, dont plus de la moitié seront des programmeurs.

Nos produits sont soumis à 400 normes différentes, aussi bien des normes françaises et européennes que celles des autres pays. Une dizaine de collaborateurs sont mobilisés à plein temps pour s’assurer de la conformité de nos produits à l’ensemble de ces normes. Nous y veillons d’autant plus que l’Europe est l’une des rares régions du monde qui permettent encore l’autocertification des produits, et que de plus en plus de pays exigent une certification effectuée par un laboratoire indépendant.

Ce respect des normes s’accompagne d’une exigence de traçabilité de l’ensemble des opérations de production. Nous fabriquons environ 3 000 machines par jour, que nous vendons dans 132 pays différents. D’ici dix ans, il est probable que, si nous ne sommes pas en mesure de tracer et de “cryptologuer” l’ensemble des opérations réalisées pour chaque pièce, notre assureur refuse de nous couvrir. Or, cela représente environ 1 milliard d’opérations par an et, d’ici dix ans, nous espérons doubler notre production. C’est pourquoi, depuis cinq ans maintenant, nous travaillons sur des architectures de machines de tests qui nous permettront d’assurer cette traçabilité complète.

On parle beaucoup de mécanisation et d’automatisation industrielle depuis dix ans, mais, dans les faits, la communication horizontale entre machines n’est pas encore opérationnelle, faute de standards. Des téléphones portables et des ordinateurs peuvent communiquer entre eux parce qu’ils sont produits à des milliards d’unités et répondent à des standards. Pour que deux machines industrielles placées à 3 centimètres l’une de l’autre communiquent, il faut que les données transitent par un cloud situé à des milliers de kilomètres, ce qui les expose à des risques de cybersécurité. Il existe des dizaines de milliers de fabricants de machines-outils dans le monde et autant de standards que de fabricants. C’est pourquoi nous travaillons actuellement sur la plateforme SAM (Smart Automation Module), l’une des premières au monde à permettre la reconnaissance automatique de langage industriel. Cet outil nous permet de connecter des machines horizontalement, sans passer par le cloud. La mécanisation et l’automatisation industrielle très avancées ne seront cependant pas appliquées aux très petites séries avant dix ans, car il reste beaucoup de travail avant d’y parvenir.

Les autres sujets mobilisant nos chercheurs dans le domaine de la conception et de la fabrication sont l’analyse de la productivité, les investissements dans les logiciels de production (ERPEnterprise Resource Planning – et PLM Product Lifecycle Management) et de conception (CAO – conception assistée par ordinateur – et GED – gestion électronique des documents), ainsi que la maintenance préventive et curative sur site.

Clients et commerce

Du côté commercial, nous travaillons sur la digitalisation de la relation au client, ou CRM (Customer Relationship Management), ainsi que sur la digitalisation du marketing hors ERP, à travers les logiciels de type PIM (Product Information Management) et DAM (Digital Asset Management).

Nous avons connu l’époque où les clients demandaient à recevoir les factures sous forme électronique plutôt que sous forme papier. Désormais, ils ne veulent même plus recevoir les fiches techniques, y compris sous format électronique. Ils veulent que celles-ci leur soient communiquées dans un langage structuré que leurs logiciels puissent lire. C’est ce que l’on appelle les logiciels de type PIM : ils permettent de communiquer toutes les caractéristiques techniques et marketing de la machine. Les logiciels de type DAM permettent quant à eux de transférer l’ensemble de l’intelligence d’usage de la machine dans une base de données.

Vers un marché domestique de 400 millions de personnes ?

La progression technologique des machines crée une barrière de plus en plus haute. Pour réussir à financer la R&D correspondante, il faut disposer d’un marché domestique de plus en plus vaste. Il y a vingt-cinq ans, GYS pouvait se contenter du marché français. Il y a quinze ans, nous avions besoin d’un marché de 100 millions de personnes. Aujourd’hui, l’ampleur des défis est telle qu’une entreprise comme la nôtre ne peut survivre que si elle est leader sur un marché domestique de 400 millions de personnes. C’est pourquoi il me paraît vain de croire que la France peut réussir, par elle-même, à se réindustrialiser. Il faut non seulement envisager cette réindustrialisation au niveau européen, mais également élargir les frontières de l’Europe.

Débat

Recruter à Laval

Un intervenant : Actuellement, toutes les entreprises souhaitent reprendre en main leur informatique, aussi bien les grands groupes que les ETI. Comment faites-vous pour attirer à Laval les champions du numérique dont vous avez besoin ?

Bruno Bouygues : Nous commençons par leur mentir effrontément, par exemple en leur expliquant que la Mayenne est la Toscane française… Ensuite, notre usine est tellement exceptionnelle qu’une fois qu’ils l’ont visitée, ils ont généralement un coup de cœur et ne veulent plus repartir.

Cela dit, nous avons beaucoup moins de mal à recruter des programmeurs aujourd’hui que par le passé, en tout cas en Mayenne. On peut même s’inquiéter de voir combien d’écoles d’ingénieurs sont en train de basculer du hardware au pur numérique, car nous commençons à avoir du mal à recruter des ingénieurs en électronique ou en mécatronique, alors que, dans les métiers liés au numérique, nous sommes inondés de CV.

Les entreprises implantées en milieu rural, comme GYS, ont de telles difficultés à trouver des ingénieurs et des techniciens que leur vivier n’est plus français. Nos derniers recrutés viennent d’Algérie, du Maroc, de la Tunisie, du Gabon et du Niger. Ils ont fait leurs études en France et, pour eux, exercer un premier emploi dans la région de Laval n’est pas dissuasif. Par comparaison, les jeunes Français dont la famille a quitté la campagne il y a quelques décennies et a, depuis, toujours vécu en zone urbaine ont beaucoup plus de mal à retourner en milieu rural.

La pénurie de soudeurs

Int. : Vos machines sont de plus en plus intelligentes, incorporent une partie de ce qui constituait auparavant le savoir-faire des opérateurs et effectuent les tâches de façon plus régulière et fiable. Tout cela ne va-t-il pas contribuer à résorber la pénurie de soudeurs ?

B. B. : Absolument pas ! La cinématique d’un robot dépend de la longueur de son bras, et la mécanisation en axes linéaires ou orbitaux atteint rapidement ses limites. En dépit du recours à l’intelligence artificielle, on n’a pas encore trouvé mieux que le geste humain pour accomplir certaines tâches.

Int. : Les robots remplacent cependant les soudeurs en grande partie, sauf pour les tâches les plus complexes.

B. B. : Il faut distinguer le cas des grandes usines qui fabriquent des automobiles, dont la forme est un peu toujours la même et où il est facile de mécaniser la production, de celui des industries de petites ou microséries, pour lesquelles chaque geste est différent, et où la mécanisation est encore naissante et très fragile. Or, la majeure partie des usines européennes se sont spécialisées dans les petites séries pour assurer leur survie.

C’est pourquoi, pour le moment, les soudeurs restent indispensables, et introuvables. Même nous, qui sommes un fabricant de postes à souder, ne réussissons pas à en recruter. Ceci nous a conduits à créer notre propre école de soudage.

Int. : Envisageriez-vous de travailler en partenariat avec une école de production ?

B. B. : Tout dépend de ce qui est enseigné dans l’établissement. Nous avons été démarchés par des écoles de maintenance, mais les formations qu’elles délivrent ne correspondent plus à nos besoins. Aujourd’hui, la maintenance ne porte plus sur de l’électromécanique, mais sur des capteurs, de l’électronique, de la programmation… ce qui demande des compétences beaucoup plus élevées qu’auparavant.

Surmonter les crises

Int. : Quels sont les principaux défis que vous avez dû surmonter ?

B. B. : Le premier défi a été la crise de 2008, qui a mis l’économie à l’arrêt. Beaucoup d’entreprises ont fait faillite, ce qui a provoqué des ruptures dans la chaîne logistique. J’en ai tiré deux grandes leçons : l’intérêt de disposer de fonds propres suffisants pour ne pas être obligés de licencier ni de perdre des compétences ; la nécessité de nous doter d’un centre logistique permettant de constituer des réserves afin de parer à toute éventualité.

Cela dit, nous avons eu la chance exceptionnelle, en 2010, de signer un contrat avec un grand client en Russie qui nous a permis de réaliser 30 % de chiffre d’affaires supplémentaires, quand certains de mes confrères perdaient 40 % de leur activité. Au bout de quelques années, j’ai pu constater que cette période, qui, en définitive, avait été plutôt calme pour GYS, nous avait permis de prendre de l’avance en R&D sur nos concurrents, dont certains avaient dû fermer leurs bureaux d’études et licencier.

Quand la crise du Covid-19 est arrivée, j’avais eu dix ans pour mettre en œuvre mes bonnes résolutions. Grâce à la trésorerie accumulée, j’avais fait construire, en 2019, un immense centre logistique qui m’a permis, dès le début de cette crise, de stocker suffisamment de composants électroniques pour tenir pendant deux ans et demi. En une seule journée, j’ai dépensé 30 millions d’euros ! Bien m’en a pris, car la pénurie de composants a été d’une bien plus grande ampleur que ce que l’on pouvait imaginer.

Par ailleurs, nous avons investi dans la R&D et fait passer les effectifs des bureaux d’études de 60 à 90 personnes, ce qui nous laisse espérer que, pendant cette deuxième crise, nous aurons à nouveau gagné un cycle d’innovation par rapport à nos confrères. C’est en 2025 ou en 2026 que nous pourrons en juger.

J’ai également tiré des enseignements de cette crise. Je voyage énormément et, avant la pandémie de Covid-19, je me rendais dans un pays différent chaque semaine. Quand tout s’est arrêté, j’ai compris que nous devions rompre avec les modèles industriels globaux, dans lesquels tout est produit à partir d’une usine ou deux et vendu dans le monde entier. Désormais, il faut régionaliser. Au sortir du Covid-19, nous avons donc rédigé un plan stratégique selon lequel, d’ici dix ans, nous devrons avoir créé une usine en Inde et une aux États-Unis. Quant à notre usine chinoise, elle doit réduire sa dépendance au marché européen et nous allons investir dans la R&D et dans le commercial afin qu’elle puisse développer son activité en Asie. Nous allons également renforcer notre marché domestique pour protéger notre usine historique, ce qui nécessite de créer de nouvelles filiales commerciales en Europe, notamment en Roumanie, en Tchéquie et en Pologne. Enfin, nous prévoyons de construire une deuxième usine en ex-Europe de l’Est pour y fabriquer des produits à moindre coût, afin de tenir compte de la paupérisation annoncée de la classe moyenne.

Il faut reconnaître que, face aux crises, le fait de disposer d’un actionnariat de long terme et d’être ainsi en mesure d’établir des plans d’investissement sur dix ans constitue un atout exceptionnel.

Prises de décisions et innovation

Int. : Comment les décisions se prennent-elles ?

B. B. : Le conseil d’administration étant composé de mes parents, de mes sœurs et de moi-même, les décisions se prennent souvent autour du poulet du dimanche ou entre mon père et moi, mais après un océan de discussions avec nos collaborateurs, nos clients, nos fournisseurs, et aussi en nous adaptant à ce que fait la concurrence.

En ce qui concerne l’innovation, je m’appuie aussi sur un “shadow conseil d’administration”. J’ai créé un petit fonds qui m’a permis d’investir dans une soixantaine de start-up de différents domaines (batteries, robotique, intelligence artificielle, etc.). Leurs dirigeants font partie d’un groupe WhatsApp sur lequel, lorsque je me pose une question, je sollicite leur avis et j’organise des visioconférences pour en discuter.

La concurrence

Int. : Qui sont vos concurrents ?

B. B. : Les Chinois ont progressé à une vitesse incroyable au cours des dix dernières années. La Chine représente désormais la moitié de la production de machines-outils dans le monde. Ensuite viennent nos concurrents européens, principalement allemands et italiens, puis des sociétés américaines, qui sont cependant en perte de vitesse. Elles ont réalisé des acquisitions dans le monde entier et sont plutôt en phase de consolidation que d’innovation, mais leurs marques restent très fortes. Nous avons également des concurrents japonais, mais ils ont beaucoup délocalisé leur production en Chine. Celle-ci s’est approprié une grande partie de leurs savoir-faire pour les grandes machines-outils et la grande robotique, en sorte qu’ils ne sont plus présents que dans les petites machines-outils.

Int. : Vos concurrents partagent-ils votre vision de l’évolution du marché ?

B. B. : Les plus performants de mes confrères chinois, américains ou indiens se sont lancés dans une course aux volumes. Ils se félicitent de disposer d’un marché domestique de 500 millions d’habitants, voire supérieur au milliard d’habitants pour l’Inde et la Chine, et me plaignent de ne pas bénéficier d’un marché aussi important.

Int. : L’Europe est cependant un marché non négligeable.

B. B. : Oui, mais c’est un marché difficile en raison de la barrière de la langue, et aussi des normes, qui ne sont pas encore uniformisées. Lorsque je lance une innovation en France, il me faut sept ou huit ans pour la commercialiser dans toute l’Europe. Aux États-Unis, cela va beaucoup plus vite. D’un autre côté, la démultiplication des langues et des normes européennes constitue une barrière pour nos concurrents chinois et indiens…

Atouts et handicaps de la France

Int. : Vous êtes le dernier constructeur de machines-outils en France. Quelle est votre potion magique ?

B. B. : La recherche française est compétitive et le crédit impôt-recherche a été très précieux au moment de notre bascule de l’électromécanique vers l’électronique. Aujourd’hui, la R&D nous coûte moins cher en France qu’en Chine.

Int. : Pourquoi vos concurrents ne viennent-ils pas s’installer en France, dans ce cas ?

B. B. : Ce n’est pas encore le cas pour la machine-outil, mais, dans le numérique ou dans l’automobile, on voit beaucoup de centres de R&D venir s’installer dans notre pays. La France l’accepte en espérant que, tôt ou tard, des usines viendront s’adjoindre aux centres de R&D.

Cela dit, la France continue à souffrir d’une très mauvaise image à l’international, pour trois raisons. La première est un droit du travail qui est resté très rigide pendant vingt ans, même s’il s’est désormais assoupli. La deuxième raison est la taxe à 75 % sur les hauts revenus instaurée en 2013 par le président François Hollande. Pendant un an, tous mes clients internationaux m’appelaient pour déplorer la fin prochaine de mon entreprise et le fait qu’ils allaient devoir chercher un nouveau fournisseur… Heureusement, cette taxe a disparu au bout de deux ans. La troisième raison de cette mauvaise image est la vague de délocalisations, qui a été particulièrement marquée en France et nous a fait beaucoup de tort. Je me souviens des explications données par le directeur des achats d’un très gros client français potentiel : « J’avais beaucoup de fournisseurs français par le passé, mais, quand ils se sont délocalisés, ils ont perdu leurs bureaux d’études, leurs méthodes, leur maintenance, et j’ai rencontré tellement de problèmes avec eux que, désormais, je ne m’adresse plus qu’à des fournisseurs non français. »

Int. : Le Gouvernement soutient pourtant que la France est le pays le plus attractif pour les investisseurs directs.

B. B. : Je confirme que, au sein de l’Europe, c’est un paradis industriel, mais sur une base qui s’est appauvrie et ne représente plus que 10 % de ce qu’elle devrait être. L’objectif ZAN (zéro artificialisation nette) empêche notre pays de se doter d’une assise industrielle suffisante pour créer de la richesse pour nos enfants et petits-enfants. Il faudrait multiplier au moins par cinq les surfaces industrialisables actuelles.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT