Exposé de Gislain Ménard et Pauline Toulemonde

Gislain Ménard : Le groupe ADEO a pour but d’aider ses clients à améliorer les performances de leur habitat et leur bien-vivre à la maison grâce à un ensemble d’enseignes omnicommerces. Parmi celles-ci, on trouve des magasins physiques et des sites de e-commerce, tels Leroy Merlin, Bricoman, Saint Maclou, Kbane, Weldom ou Bricocenter (en Italie), ainsi que notre centrale d’achat internationale ADEO Services. Cet ensemble est complété par un écosystème de 2 000 partenaires présents sur notre place de marché avec, parmi les plus connus, Boulanger, Maisons du Monde, La Redoute ou Zôdio.

Chacune de nos enseignes a ses propres caractéristiques. Leroy Merlin s’adresse prioritairement aux particuliers avec une offre large allant de la partie structurelle de l’habitat à la décoration. Bricoman, en France, ou certaines enseignes à l’étranger sont plutôt tournées vers les artisans et les TPE opérant soit pour des particuliers, soit comme sous-traitants d’entreprises plus importantes. Leurs offres sont alors dimensionnées en fonction des besoins professionnels et jouent sur des temps optimisés de mise en œuvre des produits, critères essentiels pour un poseur, par exemple. L’enseigne Kbane est, quant à elle, spécialisée dans la rénovation énergétique, que cela concerne l’isolation ou la gestion de la température intérieure. À ce titre, elle est l’installateur privilégié pour le compte de Leroy Merlin ou de Bricoman. Weldom est notre enseigne de proximité en milieu rural, avec une offre adaptée à cet environnement allant de la jardinerie à l’animalerie, en passant par l’éclairage. Enfin, notre dernière acquisition, Saint Maclou, est spécialisée dans les revêtements pour sols, murs et plafonds et complète ainsi notre arsenal d’enseignes.

Le groupe ADEO compte 155 000 collaborateurs et 500 millions de clients par an, répartis dans 23 pays, pour un volume d’affaires global de 31,5 milliards d’euros, dont 2,3 milliards générés par le commerce en ligne, canal de vente en forte croissance. Nous avons également ouvert 7 places de marché numériques dans le monde. Avec notre millier de points de vente, classés quatre étoiles par 81 % de nos clients, nous sommes numéro un du bricolage sur le marché européen et numéro trois mondial. Avec ses 14 marques propres, ADEO est également un fabricant. Afin de réduire nos consommations d’énergie, 93 % de nos magasins sont équipés d’un éclairage LED, 29 % de nos marchandises sont transportées par la voie ferroviaire et l’empreinte carbone de nos magasins a diminué de 10 % entre 2021 et 2022. Par ailleurs, 61 % de nos déchets sont triés et recyclés.

A positive place to live

Le grand projet d’ADEO est de faire de l’habitat a positive place to live, en mobilisant un large écosystème englobant les habitants concernés, nos collaborateurs, nos fournisseurs et nos clients professionnels, ainsi que tous les vendeurs présents sur nos places de marché. Notre objectif est d’impacter positivement la manière de vivre de nos clients en leur garantissant que leur maison sera un endroit sain, responsable, économe, voire frugal, et en apportant un bénéfice collectif, social et environnemental. Ce grand projet repose sur les deux piliers, essentiels pour chaque entreprise du groupe ADEO, que sont le développement humain et l’amélioration de l’habitat.

Le développement humain

Historiquement, le développement humain est le premier levier de notre Groupe qui, loin d’être une structure centralisée, promeut un modèle de leadership privilégiant l’authenticité, l’ouverture, l’impact et l’interdépendance, ainsi qu’un grand respect de l’humain et de sa diversité. Chacun de nous partage le savoir, chaque collaborateur bénéficiant de vingt-huit heures annuelles de formation ; le vouloir, c’est-à-dire l’initiative individuelle ; et l’avoir, une large part de la valeur que nous créons étant redistribuée chaque trimestre à tous nos collaborateurs. C’est sans doute pour cela que, où qu’ils soient dans le monde, tous recommandent largement nos entreprises. Par ailleurs, les femmes représentent 28 % de nos managers et dirigeants de sites.

En matière de solidarité, ce sont 890 collaborateurs et leurs familles qui ont été aidés, en 2022, grâce à l’ADEO Solidarity Fund, fonds interne que nous avons ouvert pendant la crise du Covid-19. Plus de 1 000 chantiers de lutte contre la précarité énergétique ont été engagés par la Fondation Leroy Merlin. Nous avons également créé, dans 10 pays, des Bricos du cœur, partenaires historiques des Restos du cœur. En outre, dès les débuts du conflit en Ukraine, nous avons investi 25 millions d’euros dans la réhabilitation de logements destinés à accueillir des réfugiés ukrainiens.

L’amélioration de l’habitat

L’amélioration de l’habitat est évidemment notre métier premier, dont le souci constant est d’agir de façon responsable et durable, nos engagements étant, depuis plus d’une décennie, systématiquement en avance sur les réglementations. Leroy Merlin a ainsi été la première enseigne à cesser, dès 2005, de vendre du glyphosate. Depuis 2012, tout le bois – matière dont l’activité bricolage est très consommatrice – que nous proposons est issu de forêts durablement gérées. Ce devoir de vigilance s’impose à tous les autres acteurs de la filière bois, eux aussi désormais contraints de réduire leur impact.

Il y a quelques années, les entreprises pouvaient afficher des plans RSE ambitieux tout en restant très discrètes sur leur mise en œuvre effective. Aujourd’hui, elles ont obligation de publier ces plans par le biais des déclarations de performances extrafinancières (DPEF), en application de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD – directive sur les rapports de développement durable des entreprises) européenne concernant la RSE. Si elles ne le font pas, elles sont très vite mises en cause, notamment par les ONG, comme ont récemment pu l’être Yves Rocher, Casino ou TotalEnergies.

La RSE change également le regard de la finance et des actionnaires, et ce d’autant plus que les prêts bancaires sont désormais indexés sur la performance RSE des entreprises, que les assurances sont conditionnées à leur plan de vigilance et que, par ailleurs, leur performance commerciale est affectée par les taxes carbones et les écocontributions. Cela crée une valeur financière RSE des entreprises qui remettent en question leurs modèles économiques et leurs équilibres historiques.

We make it positive !

En 2023, le produit reste notre premier levier d’action. En effet, les 4 milliards de produits que nous vendons annuellement représentent 95 % de notre impact carbone. Afin d’améliorer leur empreinte sociale et environnementale, la direction Qualité produits a lancé, en 2018, la notion de positive products, qui se décline selon huit piliers. Nos produits doivent désormais être fabriqués :

avec des matières premières responsables ;

dans des conditions respectueuses de l’environnement ;

avec un transport à l’impact carbone maîtrisé ;

en intégrant des fonctions améliorant la performance environnementale de l’habitat ;

pour durer et améliorer leur consommation énergétique en phase d’usage ;

pour être réparables et recyclables ;

dans des conditions de travail dignes et respectueuses des femmes et des hommes ;

avec des composants ne portant pas atteinte à la santé des consommateurs.

Notre démarche est structurée en trois niveaux. Tout d’abord, nous respectons évidemment la réglementation en vigueur. Ensuite, quelle que soit la business unit et sa situation dans le monde, nous nous conformons à une politique RSE interne unique. Enfin, nous prenons en compte les initiatives de nos équipes d’achats afin d’impulser une dynamique d’innovation positive constante et sans limites.

Pour les produits issus de notre filière bois, et bien que le règlement européen sur la déforestation ne l’impose pas, nous nous imposons différents processus de certification par des tiers indépendants et reconnus comme le Forest Stewardship Council (FSC), le Programme de reconnaissance des certifications forestières (PEFC), ou encore Prefered by nature. Nous pouvons ainsi revendiquer qu’aujourd’hui, quasiment 93 % de nos produits de cette filière proviennent de forêts gérées durablement. Nous étendons désormais cette démarche à d’autres matériaux, tel le PVC de nos emballages, que l’on remplace progressivement par des matériaux qui se recyclent mieux. Cette logique s’applique également à quantité d’autres matières, comme le coton dans la filière textile.

En ce qui concerne les conditions de fabrication, nous appliquons les réglementations environnementales des différents pays où nous travaillons et nous mettons en avant, pour les marques nationales, les certifications d’usines que nous détenons. Pour nos marques propres, nous opérons des audits respectant les standards partagés par les quatorze grands distributeurs français, dont Leroy Merlin, qui se sont regroupés au sein de l’Initiative for compliance and sustainability (ICS). Enfin, nous coopérons systématiquement sur le long terme avec des fournisseurs qui favorisent le développement local et nous valorisons toutes les démarches d’amélioration de leur efficacité énergétique. C’est le cas, par exemple, en Espagne avec Pinsa, une entreprise de peintures et de laques de haute qualité avec qui nous avons formé une joint-venture.

De la même manière, nous appliquons les réglementations visant à maîtriser l’énergie consommée par la partie transport, sans pour autant pouvoir mettre en œuvre une politique unique, le monde des transports étant très hétérogène. Dans tous les cas de figure, nous nous adaptons aux conditions locales, tout en nous efforçant d’intégrer une exigence de réduction des émissions de carbone à chacun de nos appels d’offre.

Pour la phase d’usage, qui concerne directement l’utilisateur, nous nous conformons évidemment à l’obligation qui nous est faite d’indiquer à ce dernier la classe énergétique des produits et nous visons à éliminer de nos catalogues les produits les moins bien classés au profit des meilleures références disponibles sur le marché. Nous travaillons également avec la Fondation Solar Impulse pour promouvoir toute éco-innovation permettant d’optimiser la consommation de toutes les ressources, en particulier celle de l’eau, utilisées dans la fabrication de nos produits.

Concernant cette phase d’usage, la réglementation est naissante et, au mieux, elle n’impose que la disponibilité des pièces de rechange, la participation au recyclage et la réparabilité des objets. Nous avons donc décidé de garantir pour une durée de cinq ans tous les produits vendus sous nos marques propres, ce qui est pour nous le meilleur moyen de démontrer leur durabilité et leur réparabilité. Ces atouts nous permettent également de proposer à la location des produits de seconde main reconditionnés.

Une abondante réglementation impose une contribution effective au recyclage, avec pour principe simple que moins vous recyclez, plus vous serez pénalisé. C’est pourquoi, dès la conception de nos produits, nous intégrons des principes de l’écoconception afin que leur démantèlement soit facilité et qu’il soit possible, dans le cadre de partenariats ad hoc, de réinjecter les matières premières ainsi récupérées dans de nouveaux cycles de fabrication, pratique encore balbutiante dans le monde du bricolage.

Les membres de l’ICS partagent, en dehors de toute concurrence, les résultats de tous les audits sociaux qu’ils mènent régulièrement, à l’échelle mondiale, dans chacune des usines produisant nos marques propres, afin de garantir qu’il n’y ait en leur sein ni travail d’enfants, ni travail forcé, ni toute autre forme d’atteinte à la dignité humaine. Nous ne nous fournissons qu’auprès d’opérateurs partageant nos valeurs.

En matière de sécurité des produits, la réglementation européenne est tout aussi abondante et vise à éliminer toutes les substances toxiques. Nous agissons sur deux axes : nous développons une pédagogie des usages, car le client doit être clairement averti des mesures de protection à adopter lors de l’usage d’un produit toxique s’il est indispensable, et, dans la mesure du possible, nous lui évitons la présence de telles substances. Désormais, dans nos linéaires de peintures, vous ne trouverez donc que des peintures acryliques (à base d’eau), là où il y a dix ans vous auriez également trouvé des peintures glycérophtaliques, très émissives de composés organiques volatils, dangereux pour la santé. Dans tous les cas, nous privilégions les produits avec le niveau d’émission ou le niveau d’exposition au risque le plus bas.

La Score card

Pauline Toulemonde : Travailler simultanément sur ces huit piliers a représenté une grande quantité de thématiques à traiter pour nos équipes achats et nos chefs de produits, qui étaient, à l’époque, peu familiarisés avec les concepts de développement durable et de durabilité des produits. Il nous a donc fallu les aider. Pour cela, ils nous ont d’abord demandé de leur apprendre à évaluer l’impact de leurs produits afin de déterminer des axes de progrès par rapport à chacun des huit piliers. En vue d’améliorer les gammes, ils ont ensuite eu besoin de disposer de tous les arguments qui leur seraient utiles lors des négociations avec leurs fournisseurs.

Pour répondre à leurs attentes, nous avons développé un outil spécifique : la Score card. Cet outil se base sur une approche multicritère du cycle de vie de chaque produit par une notation simple, inspirée du Nutri-Score et de sa notation en couleur A-B-C-D-E. La Score card permet ainsi d’identifier des leviers d’amélioration clairs sur des questions comme le packaging, la réparabilité, etc.

La première version de cette méthodologie, qui répond, aujourd’hui, à la norme ISO 14020 sur les étiquettes et déclarations environnementales, a été mise à la disposition des équipes produits. Dès lors, l’animation de ce nouvel outil a mobilisé un large écosystème. Nous avons échangé avec la Fédération des magasins de bricolage et de l’aménagement de la maison ainsi qu’avec diverses institutions, puis nous nous sommes appuyés sur les réglementations des différents pays dans lesquels nous sommes présents, afin que cette méthodologie soit internationale. Nos chefs de produits ont évidemment activement participé à sa construction et ont pu, grâce à leur connaissance fine des produits, engager leurs fournisseurs et les fabricants de matières premières dans une démarche vertueuse d’amélioration collective. Il nous a ainsi été possible de travailler sur l’impact social et environnemental de nos produits, ce qui a généré de l’interdépendance entre fournisseurs, acheteurs, ingénieurs, qualiticiens, etc., qui ont travaillé collectivement afin de construire des stratégies d’amélioration au quotidien.

Le Home Index et le parcours d’achat

Cependant, des acteurs essentiels de notre écosystème manquaient encore à ce projet : nos clients. Nous avons alors transformé la Score card, initialement destinée aux seules équipes internes, en une démarche ouverte à nos clients en créant le Home Index. Tout d’abord, sur le site web de Leroy Merlin France, nous avons rendu accessible à nos clients la même notation que celle développée pour nos collaborateurs en l’intégrant au parcours d’achat. Ainsi, le Home Index de la plupart de nos produits est désormais clairement affiché sur ce site. Il est accompagné d’une fiche détaillée, présentant en toute transparence le même niveau de précision que la Score card, et, bien sûr, d’un accès à la description de la méthodologie qui a servi à l’établir. Nous faisons progressivement de même dans nos magasins physiques, où nous accompagnons le client en l’aidant, si besoin, à comprendre cette notation ainsi que la démarche d’engagement de notre entreprise. Cette démarche de profonde transformation de l’entreprise impactant toutes les équipes, sa mise en œuvre n’a évidemment été possible qu’avec le soutien et l’engagement de tous les leaders.

Aujourd’hui, plus de 100 000 produits, sur une offre globale de 200 000, bénéficient de cette notation visible par le client. Plus de 600 fournisseurs ont signé notre charte, leur accord nous étant indispensable avant de pouvoir publier les notes de leurs produits. Par ailleurs, nous ne publions ces notes que si nous disposons d’au moins 80 % des données requises pour un calcul fiable. Sur cet ensemble de produits, nous partageons toutes les notations, y compris celles des produits notés E (1 %) et de ceux notés D (15 %). Cela nous engage à une recherche constante des meilleurs produits à proposer à nos clients. Cette démarche initiée chez Leroy Merlin France est désormais partagée avec nos collaborateurs dans six de nos enseignes françaises et nous prévoyons d’ores et déjà de l’étendre à l’Espagne, au Portugal et à l’Italie. Le Home Index a vocation à ensuite être appliqué dans toutes les entreprises du Groupe, où qu’elles soient dans le monde, voire, dans un esprit d’ouverture, à rayonner au-delà de nos enseignes, dans toutes celles du monde de l’habitat soucieuses d’accompagner leurs clients dans une démarche d’achats responsables.

Débat

Règlements et promesses

Un intervenant : Demandez-vous systématiquement à vos nouveaux fournisseurs de s’engager dans votre démarche ?

Pauline Toulemonde : Conformément à notre code des achats responsables, nous demandons à nos fournisseurs de mettre à notre disposition toutes les données nous permettant de vérifier leur respect des obligations réglementaires, ainsi que la transparence et la véracité des informations concernant leurs produits. Nous ne leur imposons pas de démarches supplémentaires, car nous n’utilisons que des données réglementaires dont ils disposent déjà. Ensuite, dans le cadre du Home Index et de sa publication, nous leur demandons de signer un accord supplémentaire nous autorisant à partager ces informations avec nos clients.

Gislain Ménard : Notre service qualité filtre préalablement tous les produits et écarte d’emblée ceux qui ne sont pas conformes au niveau minimal exigé. Au-delà de ce minimum, une compétition classique s’engage ensuite entre les fournisseurs et c’est à ce stade que nous devons obtenir leur accord. La plupart en viennent tout naturellement à souhaiter que leur offre puisse être publiée, leur référencement chez nous constituant un avantage concurrentiel pour eux.

Int. : Comment abordez-vous le sujet des matières recyclées ?

P. T. : Au préalable, nous construisons une politique interne avec nos équipes achats et nos fournisseurs afin de nous fixer des cibles. Nous travaillons ensuite avec les équipes qualité sur la traçabilité des filières. Aujourd’hui, la meilleure manière d’initier le sujet est, selon nous, de nous appuyer sur les spécifications et les divers standards existants, tel le Global Standard Resources (GSR) qui permet de certifier la nature des matières recyclées et leur intégration dans nos produits. Cela nous permet aussi de valoriser les démarches en ce sens de nos fournisseurs.

G. M. : La notion d’“auditabilité” du système est centrale. Beaucoup d’opérateurs prétendent, en effet, s’appuyer sur des filières de matières recyclées, mais sont dans l’incapacité de le démontrer, ce qui peut poser un problème de greenwashing à grande échelle. Notre exigence est donc qu’à chaque promesse soit systématiquement associé tout document attestant de sa sincérité. Nos équipes qualité déterminent ainsi si nous pouvons recourir ou pas à cette filière de recyclage, comme c’est le cas dans les filières alimentaires où des blockchains garantissent la traçabilité d’un produit, du champ au distributeur.

Int. : Comment l’arrivée de la CSRD impacte-t-elle votre politique RSE ?

G. M. : Pour les entreprises qui n’ont jamais eu de plan RSE, cela peut être un choc. En ce qui nous concerne, nous avons toujours scrupuleusement appliqué toutes les réglementations précédentes, telles les directives relatives à l’écoconception. Nous avons une équipe dédiée, Impact positif, dont le rôle est de travailler sur ces reportings officiels. Nous sommes très attentifs, au niveau européen, à l’exigence croissante de traçabilité des bases de données. Néanmoins, lorsque nous devons déclarer aux autorités européennes la performance énergétique de tous les produits de notre catalogue ou lorsque nous devons renseigner le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, c’est un véritable défi. Ce sont pour nous des démarches beaucoup plus complexes que les rapports demandés par la CSRD.

Int. : Comment vous positionnez-vous entre l’écoconception, c’est-à-dire l’amélioration des performances de vos produits existants, et une forme de réinvention des produits, qui suppose de redéfinir tant leur usage que votre business model ?

P. T. : Jusqu’à récemment, au sein de la direction environnementale, nous ne travaillions que sur l’écoconception et ce sont les équipes achats qui se chargeaient de l’usage. Aujourd’hui, avec la création d’une équipe dédiée à l’économie circulaire, nous unifions le tout afin de mener une réflexion conjointe sur notre offre et sur l’évolution de notre business model vers la location ou la seconde vie des produits, en partant de l’usage de ces produits pour en repenser la conception. Ces deux démarches sont imbriquées, complémentaires et se nourrissent réciproquement. Si un produit est destiné à la location, tel du petit outillage comme une perceuse, il nous faut le concevoir en fonction de cet usage, en travaillant sa robustesse et sa réparabilité, et en nous assurant par ailleurs de la disponibilité des pièces détachées nécessaires pour son entretien à moyen terme. S’il s’agit en revanche d’un produit prévu pour durer, tel un produit d’isolation, c’est sa composition qui sera l’élément clé pour la réduction de son impact.

G. M. : Quand nous avons cessé de vendre du glyphosate, nous avons privilégié les solutions de traitement mécanique des mauvaises herbes. La transformation, radicale, n’est alors pas passée par l’amélioration de la technologie, mais par un retour à l’usage d’outils manuels par le client, beaucoup moins impactant pour l’environnement, bien que plus contraignant.

Une méthodologie conçue pour être internationale

Int. : D’autres marques propriétaires, qui ont développé des indicateurs analogues à votre Home Index, considèrent que, pour être pleinement utilisables, ils doivent être partagés avec leurs concurrentes. Est-ce votre cas ?

P. T. : Dans un souci d’ouverture, nous avons partagé notre démarche au sein de la Fédération des magasins de bricolage et de l’aménagement de la maison, qui regroupe des enseignes comme Castorama, Mr.Bricolage, Bricomarché, Brico Dépôt, etc. Notre méthodologie est en évolution continue et ce partage y contribue. Nous souhaitons construire un projet collectif évitant la multiplication d’indicateurs et nous sommes encore en plein travail, car aligner la politique environnementale d’entreprises qui ont chacune leur propre stratégie prend du temps. Par ailleurs, nous approchons d’autre enseignes du monde de l’habitat afin de leur permettre d’évaluer ce qu’impliquerait cette démarche en interne avec leurs propres équipes.

G. M. : Nous aimerions qu’il devienne possible d’entretenir ce standard à un niveau fédéral, comme pour le Nutri-Score. Après un an d’implication sur ce projet, nous en sommes encore le leader, mais nous travaillons pour déterminer quelle serait la meilleure gouvernance pour le faire vivre sur le long terme.

Int. : Les pouvoirs publics s’intéressent-ils à votre Home Index comme ils ont pu s’intéresser à l’indice de réparabilité développé par Fnac Darty ?

P. T. : Nous avons engagé avec toutes les institutions concernées, tant étatiques qu’associatives, une démarche analogue à celle que nous menons avec les distributeurs, afin de nous assurer que ce que nous construisons devienne un standard partagé, reconnu et en conformité avec les futures réglementations.

Int. : En tant que groupe mondial qui interagit avec de multiples puissances publiques, comment vous conformez-vous à des réglementations aussi diverses ?

P. T. : Notre méthodologie a d’emblée été conçue pour être internationale afin que nous puissions comparer les performances écologiques de toutes nos entreprises, sur la base de standards universels. Pour l’instant, nous sommes essentiellement centrés sur les réglementations de l’Union européenne, nos autres marchés n’étant pas aussi avancés qu’elle en matière de réglementations.

Int. : Le coût de vos produits reste-t-il concurrentiel face à ceux d’acteurs internationaux moins soucieux que vous de l’environnement ?

G. M. : Il n’y a pas d’incompatibilité entre être conforme et être profitable. Des produits qui durent plus longtemps ne reviennent pas en SAV, ce qui, par exemple, permet à Leroy Merlin d’économiser 70 millions d’euros par an. Grâce à un petit effort de 2 ou 3 % investi dans la durabilité du produit, tout le monde y gagne, en particulier le fournisseur qui ne reprend pas son stock et gagne en réputation. Celui qui est capable de faire la démonstration de sa sincérité bénéficie d’un crédit de confiance et remporte plus facilement les marchés. Or, à l’international, la plupart des opérateurs en sont incapables. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières européennes est ainsi un filtre très efficace.

Int. : Ne craignez-vous pas de voir surgir un outsider qui s’empare de parts de marché en cassant les prix ?

G. M. : Notre principale concurrence déloyale vient des places de marché numériques sur lesquelles opèrent des pure players parfois peu regardants sur la qualité de leurs produits qu’ils proposent à des prix imbattables. Cela va cependant disparaître avec l’entrée en vigueur du Digital Service Act (DSA) européen, qui imposera aux plateformes de recueillir des données précises et fiables sur les vendeurs, et de mettre ces informations à la libre disposition des consommateurs. De plus, avec nos marques propres, nous disposons d’un levier efficace pour maîtriser à la fois le niveau de qualité et le prix de nos produits.

P. T. : En tant que leader européen, nous avons un devoir d’exemplarité en promouvant les meilleures pratiques sur notre marché.

Int. : La taxonomie européenne concerne-t-elle certaines de vos activités de vente ou de service ?

G. M. : N’étant ni producteur d’énergie ni transformateur de produits pétroliers, nous ne sommes pas directement impactés, bien que nous vendions aussi du ciment ou des batteries. La taxation carbone aux frontières nous concerne davantage à travers les métaux, les engrais ou les panneaux photovoltaïques que nous importons. Néanmoins, la taxonomie européenne a un impact direct sur nos fournisseurs, ce qui nous impose de la prendre en compte dans nos stratégies d’achat.

Notre vision de la création de valeur

Int. : Pour réduire l’impact environnemental, la meilleure stratégie est de vendre moins, en particulier grâce à des produits écoconçus ou grâce à la location. Comment, dans ces conditions, générer des revenus ?

G. M. : Parmi nos prestations, à côté d’équipements lourds, telles des installations de chauffage qui ne bougeront pas des maisons pendant vingt-cinq ans, nous proposons aussi des produits qui n’auront qu’un usage occasionnel. Ces produits de mise en œuvre (PMO) nous intéressent pour l’élaboration de nouveaux business models liés à la circularité ou à la vente à l’usage. Pour ce qui est des installations fixes, c’est beaucoup plus difficile, car il faudrait faire entrer la maison, considérée à travers tout son cycle de vie, dans une logique de circularité, ce qui impliquerait de développer des business models radicalement différents. Pour un distributeur comme Leroy Merlin, il est donc nécessaire d’élaborer plusieurs stratégies en fonction des types de produits.

Int. : Vos conseillers de vente sont-ils intéressés au chiffre de ventes ?

G. M. : Leurs primes sont indexées sur l’ensemble de la valeur créée chaque trimestre par le magasin, et non pas sur ses ventes, ce qui est important. Si, par exemple, un magasin change son équilibre en accroissant son activité de location, tous les vendeurs du magasin en bénéficieront. Il n’y a donc pas de compétition entre les rayons.

Int. : Quelle est l’acceptabilité de votre démarche auprès de vos fournisseurs à qui vous imposez des contraintes supplémentaires ? Comment les accompagnez-vous ?

G. M. : Certains fournisseurs, souvent de petits importateurs qui cherchent à “faire des coups”, ignorent l’existence des réglementations ou s’en moquent ; nous ne travaillons donc pas avec eux. Pour les PME sincères, dans la proximité desquelles le tissu de Leroy Merlin s’est toujours construit, notre politique, depuis 2018, a toujours été de leur simplifier l’accès à la réglementation. Nous jouons souvent un rôle d’intermédiaire entre elles et des laboratoires de certification reconnus, en leur évitant ainsi de s’égarer dans des démarches hasardeuses qui se révèlent après coup n’avoir aucun crédit. Notre Quality Management System est capable de nous dire, selon le pays et le type de produit, et sur un horizon de trois ans, ce que nous devrions avoir comme nouvelles mesures à respecter afin de les anticiper.

Int. : Comment vérifiez-vous les informations qui vous sont transmises ?

G. M. : Tout d’abord, nous vérifions si le fournisseur est au fait des obligations qui lui incombent. Pour un grand opérateur comme Saint-Gobain, il n’y a aucun problème pour valider les informations qu’il nous communique. Pour les opérateurs de plus petite taille, nous les informons des démarches préalables à effectuer, afin qu’ils puissent obtenir les éléments fiables que nous leur demandons. Ensuite, nous avons un traitement automatisé des données et, pour établir la fiche d’un produit chimique, par exemple, le robot scanne toutes les données déjà présentes chez les divers opérateurs et nous alerte sur les composants de ce produit, sa dangerosité, son mode de transport et de stockage, etc.

Int. : Comment travaillez-vous avec la Fondation Solar Impulse ?

P. T. : Nous avons noué avec elle un partenariat fructueux, car elle a une connaissance approfondie du domaine de l’efficience énergétique et dispose d’un très large réseau d’entreprises et de start-up qui développent des produits innovants et qui proposent souvent des solutions frugales. Elle joue donc pour nous un rôle de défricheur, en complément du travail de nos équipes.

Int. : Le mot positif, que vous employez beaucoup, a une connotation parfois moralisatrice très anglo-saxonne. Comment une entreprise française comme la vôtre s’en accommode-t-elle ?

P. T. : Nous sommes devenus une entreprise internationale et l’anglais est une langue qui nous rassemble. Il nous fallait trouver un terme pour traduire notre volonté de dynamiser le Groupe dans une logique d’amélioration et de transition. Nous aurions pu parler d’économie circulaire ou de durabilité, mais aucun terme ne parvenait à rassembler davantage que le mot anglais positive, qui permettait de transcender toutes les particularités linguistiques de nos 150 000 collaborateurs.

Int. : Le fait de ne pas être côté en Bourse et d’avoir un actionnariat familial est-il un atout pour votre groupe ?

P. T. : Nous ne sommes pas pour autant scrutés moins attentivement que les autres grands groupes par les analystes économiques ou les ONG ! Notre capacité à nous améliorer et à démontrer en toute transparence ce que l’on fait est notre meilleure protection. En dehors de cela, le fait d’avoir un actionnariat familial, sur plusieurs générations, nous a considérablement aidés à mettre en place ce projet de long terme. Cette gouvernance stable, jouissant également d’une grande lucidité, nous a permis de nous concentrer sur les évolutions majeures à venir et de développer des coopérations interenseignes sur les meilleures pratiques, sans nous focaliser sur les seuls résultats financiers.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Pascal LEFEBVRE