Exposé de Hervé Montjotin

Je suis normalien et j’ai une formation d’historien et de sociologue, complétée par un master à l’École supérieure de commerce de Paris. J’ai démarré ma carrière dans le conseil, au sein du cabinet Bossard Consultants, qui avait développé un savoir-faire autour de la conduite du changement. C’est dans ce cadre que j’ai découvert le monde de l’entreprise, alors que rien ne m’y préparait au départ. Puis j’ai rencontré le fondateur de la société de transport et de logistique Norbert Dentressangle et j’ai travaillé pendant vingt ans dans cette entreprise qui, au cours de cette période, a vu son chiffre d’affaires passer de 300 millions d’euros à 5 milliards d’euros. Pendant les cinq dernières années, j’étais CEO de l’entreprise, jusqu’au moment où nous l’avons vendue à un groupe américain, XPO Logistics.

J’ai aujourd’hui 57 ans et j’ai rejoint Socotec il y a sept ans. Cela fait donc douze ans que j’exerce le métier de CEO dans le monde du people business, c’est-à-dire dans des entreprises caractérisées par une forte intensité de main-d’œuvre, même si j’avais affaire à des cols bleus chez Norbert Dentressangle et qu’il s’agit d’ingénieurs chez Socotec. Dans les deux cas, le dirigeant est obligé, chaque matin et chaque soir, de se demander comment faire en sorte que ses collaborateurs soient plus motivés que ceux de son concurrent. Si cette question ne le préoccupe pas en permanence, il risque de ne pas atteindre ses objectifs.

Les origines de Socotec

L’OGBTP (Office général du bâtiment et des travaux publics) a été créé au lendemain de la première guerre mondiale pour coordonner la reconstruction des régions sinistrées du Nord de la France. En 1929, il a fondé le Bureau Sécuritas, une association à but non lucratif qui est devenue le premier organisme d’inspection des constructions en France. Après la seconde guerre mondiale, qui a laissé plus de 2 millions de bâtiments endommagés ou détruits, et en raison du nombre croissant de dossiers que les maîtres d’ouvrage et les gestionnaires ou les compagnies d’assurance confiaient au Bureau Sécuritas, l’association a été obligée de créer une société commerciale à laquelle ont été attribués les aspects opérationnels du contrôle technique ainsi que les inspections rémunérées.

Les autres grandes entreprises du secteur ont également été créées dans des périodes de fortes mutations économiques. Bureau Veritas a été fondé vers 1830, période de recrudescence des naufrages, par des assureurs qui ne voulaient plus accorder leur garantie aux armateurs si un inspecteur indépendant n’allait pas vérifier l’état du bateau avant son départ. L’APAV (Association des propriétaires d’appareils à vapeur) a été fondée en 1867, dans le cadre de la première révolution industrielle, par des industriels qui prenaient conscience des risques nouveaux liés à la technologie des moteurs à vapeur. Elle est devenue l’APAVE en 1949, en raison du développement des services électriques.

La Société de contrôle technique, créée après la seconde guerre mondiale, a pris le nom de Socotec en 1953 et nous avons fêté cette année son 70e anniversaire. Ses ingénieurs ont développé et parfois créé eux-mêmes les méthodes de contrôle technique des bâtiments et des infrastructures. Dans les années 1960 à 1980, les grands “sachants” du béton, ceux qui enseignaient au CHEBAP (Centre des hautes études du béton armé et précontraint), travaillaient chez Socotec.

Le secteur des TICC

En 1978, la loi Spinetta est venue encadrer cette activité de contrôle et lui donner toute sa légitimité. Désormais, les bureaux de contrôle sont des tiers de confiance indépendants qui opèrent sous agrément de l’État pour garantir au maître d’ouvrage, aux différentes étapes de la construction, que celle-ci est conforme à la règlementation et aux règles de l’art. Ces inspections successives et le rapport final auquel elles donnent lieu sont indispensables pour pouvoir souscrire une garantie décennale.

Au niveau mondial, le secteur des TICC (testing, inspection, certification and compliance) représente un marché de 200 milliards d’euros. Tous les grands acteurs de ce secteur, à quelques exceptions près, sont d’origine européenne, ce qui peut être interprété de deux façons. On peut considérer que « l’Amérique innove, l’Asie copie et l’Europe bureaucratise », mais aussi que les TICC reflètent la vision rhénane du capitalisme, reposant sur la recherche d’un équilibre entre profits du capital et prévention des risques pour l’homme au travail.

Une situation de déclin non verbalisé

Quand j’ai été pressenti pour prendre la tête de Socotec, les actionnaires m’ont indiqué – et ils le croyaient sincèrement – que l’entreprise était prospère et qu’il s’agissait seulement de la développer en réalisant des acquisitions. Cette analyse était étayée par les rapports de plusieurs sociétés de conseil. J’ai délibérément ignoré ces rapports et, pendant un mois, je suis parti explorer le terrain.

À mon retour, j’ai expliqué aux actionnaires qu’en réalité, l’entreprise était dans la pire des situations possibles, c’est-à-dire dans une situation de déclin non verbalisée. Tout le monde sentait que les résultats baissaient, année après année, mais personne n’en parlait. De mon point de vue, il était urgent d’opérer des changements radicaux, d’autant que Socotec est un people business et que, si on la laissait s’endormir, elle n’attirerait plus ni les jeunes ni les talents, ce qui accélèrerait encore son déclin. Ce message était un peu difficile à entendre, car l’entreprise était sous LBO (leveraged buy-out) et cela revenait à dire que la mariée était beaucoup moins belle qu’annoncé.

Savoir prendre des risques

Mon objectif était de renouer avec ce qui était l’ADN de l’entreprise, à savoir sa position historique de leader dans son secteur. Les risques éventuels que nous allions prendre, notamment sociaux, me paraissaient pouvoir être surmontés par une fierté d’appartenance renouvelée.

Les actionnaires de Socotec ont eu le mérite d’accepter d’investir simultanément dans deux domaines, la transformation de la partie française de l’entreprise et sa croissance externe à l’international. Des actionnaires plus prudents auraient privilégié une approche séquentielle : améliorer la situation en France avant de se développer à l’étranger. La concomitance des deux démarches a permis une forte accélération de la croissance du Groupe, mais si nous avions échoué sur l’un des deux plans, la situation aurait été compliquée à gérer.

Au bout d’un mois et demi, une délégation d’ingénieurs, plutôt séniors, est venue me voir : « Nous sommes d’accord avec les changements que tu as engagés, mais est-ce que tu ne vas pas trop vite ? » Je leur ai répondu qu’au contraire, nous allions trop lentement. Ils m’ont alors demandé si j’avais un plan B, au cas où celui-ci ne donnerait pas les résultats escomptés. Cette réaction était typique de la culture des ingénieurs Socotec, qui sont habitués à gérer des risques, et donc à prévoir des plans A, B, C et D. Je leur ai répondu que je n’avais pas de plan B et qu’en cas d’échec, je devrais probablement quitter l’entreprise. Ce petit échange a rapidement fait le tour de l’entreprise et a été mis à mon crédit.

Je ne crois pas aux patrons qui ne prennent pas de risques. Aux États-Unis, la connexion entre la prise de risque par les dirigeants et les conséquences qui s’ensuivent pour eux en fonction des résultats est très nette. En France, jusqu’à récemment, on pouvait se maintenir à son poste très longtemps, indépendamment des résultats de son action, à condition d’être sorti des bonnes écoles et de ne pas faire trop de vagues.

En l’occurrence, j’ai pris des mesures que les salariés ont probablement perçues comme assez brutales, mais je les ai assumées, et mon intuition, selon laquelle les tensions seraient surmontées par une fierté réaffirmée, s’est avérée encore plus juste que je ne l’espérais.

Le réveil de la belle endormie

Globalement, mon projet était de réveiller la belle endormie. En tant qu’historien de formation, je suis très sensible à la valeur respective du temps court et du temps long dans l’entreprise. Le temps long de Socotec a beaucoup de valeur, car il dit d’où nous venons et à quoi nous servons. Nous ne devons surtout pas le renier. En revanche, nous devons aussi nous préoccuper du temps court. Or, quand je suis arrivé chez Socotec, en venant d’une entreprise extrêmement agile et réactive, j’ai été frappé par le fait que cette entreprise semblait avoir complètement perdu le sens du temps court. Quand je posais une question à quelqu’un par mail, il me répondait au bout d’une semaine, en ayant le sentiment d’avoir été très rapide. Il était manifestement urgent de réinjecter dans l’entreprise du mouvement, de la vitesse et de l’esprit de conquête, afin de retrouver de la performance opérationnelle.

L’une des mesures les plus emblématiques de cette mise en mouvement a été une grande opération de déménagement qui, entre 2017 et 2018, a concerné 120 agences sur les 190 que compte l’entreprise sur le territoire français – chaque agence comprenant entre 10 et 30 personnes. Mener à bien cette opération en deux ans a été un véritable défi. L’objectif était de nous doter de locaux incarnant ce que Socotec veut être aujourd’hui plutôt que ce qu’elle était dans les années 1970… Nous avons financé cette opération en cédant une partie de notre immobilier et en densifiant les bureaux grâce à une approche flex desk. Même le siège s’est déplacé de 500 mètres pour adopter des locaux plus modernes et plus adaptés à la nouvelle façon dont nous voulions travailler.

Une autre mesure importante a consisté à nous séparer d’une population d’assistantes qui n’avaient plus de véritables fonctions dans les agences.

Nous avons également dû nous moderniser sur le plan technique. Alors que les avis de Socotec étaient rendus sous forme papier, ils sont désormais tous communiqués sous forme digitale. Par ailleurs, nous sommes devenus le leader du building information modeling, ou modélisation des données des bâtiments et infrastructures. Cela peut paraître banal, mais nous a demandé un gros effort.

Bien sûr, certaines agences étaient très dynamiques et avaient su se réinventer et renouveler leurs équipes, mais d’autres s’étaient un peu endormies. Quand il a fallu donner un nom à notre projet de transformation, je l’ai baptisé Guépard, en référence au film de Luchino Visconti et à la célèbre formule de Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Nous devions nous renouveler en profondeur pour retrouver notre position de leader.

De nouvelles orientations stratégiques

J’ai également défini de nouvelles orientations stratégiques. Alors que Socotec avait cherché à se diversifier, j’ai décidé de concentrer nos activités sur deux domaines : la construction (en l’élargissant à la rénovation de l’immobilier existant) et les infrastructures (routières, ferroviaires, énergétiques et industrielles). Les autres activités ont été cédées.

La deuxième grande réorientation a consisté à internationaliser l’entreprise à marche forcée. D’une part, je souhaitais diversifier les risques, car, dans la construction, les cycles sont très influencés par les décisions politiques propres à chaque pays. Ainsi, déployer l’entreprise à l’international lui évite d’être exposée à un monocycle géographique. D’autre part, exercer les mêmes métiers dans plusieurs pays donne accès à des synergies de compétences et de revenus.

La troisième réorientation stratégique était la recherche d’un équilibre entre la partie de notre activité qui s’inscrit dans le regulatory (74 %) et celle qui relève du discretionary (26 %). La première regroupe toutes les activités liées au respect de la règlementation. Par exemple, le bâtiment dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui doit être inspecté une fois par an pour vérifier la conformité des installations électriques et autres. Cette part de notre activité génère des revenus très réguliers et prévisibles, avec une très faible déperdition de clients, mais elle a tendance à se commoditiser, en ce sens que l’offre de valeur de Socotec pour ce type d’inspection n’est pas très différente de celle de nos concurrents, et que l’arbitrage a donc tendance à se faire sur les prix. La seule solution consiste à jouer sur la qualité de l’expérience client, par exemple en incitant les techniciens à apporter à leurs clients des conseils allant au-delà de leur mission proprement dite, ce qui renvoie à l’importance de la dynamique managériale de l’entreprise.

La part relevant du discretionary comprend tous les métiers de conseil technique qui ne sont pas pilotés par la régulation. À New York, par exemple, nous sommes le leader du marché de l’expertise sur les enveloppes d’immeubles (nouveaux ou existants), qui ne font l’objet d’aucune obligation légale. Le mode de management de ces métiers s’apparente à celui des sociétés de conseil : il s’agit de gérer des taux d’utilisation des équipes alors que, pour le regulatory, l’objectif est de les faire tourner.

Tout en étant différents, ces deux modèles d’affaires sont complémentaires. Non seulement la partie regulatory apporte une grande régularité, mais elle produit énormément de données sur lesquelles il est possible de capitaliser pour développer des offres à valeur ajoutée, soit par acquisition, soit par intrapreneuriat. Par exemple, un collaborateur d’une trentaine d’années, issu du monde du conseil, a monté, à l’intérieur de Socotec France, l’équipe Socotec technical consulting. Celle-ci propose des due diligences techniques qui mobilisent des experts Socotec, mais qui sont facturées très différemment des inspections règlementaires. En contrepartie, l’intervention se fait en mode projet et dans des délais courts, le rendu est exigeant et la langue est en général l’anglais. Dans un cas, il s’agit de répondre à la question : « La construction est-elle conforme ou non ? » Dans l’autre cas, il s’agit de résoudre un problème technique en mobilisant nos compétences.

Les acquisitions

Depuis 2016, notre CAGR (Compound Annual Growth Rate), ou taux de croissance annuel global, est de 14 %. Ce taux est composé d’un tiers de croissance organique et de deux tiers de croissance externe. Depuis 2017, nous avons procédé à une soixantaine d’acquisitions. Il s’agit parfois de petites sociétés, avec un chiffre d’affaires d’une dizaine de millions d’euros. L’objectif est de construire une plateforme dans chaque pays où nous intervenons, notion qui correspond, pour nous, à la constitution d’une filiale dont l’activité est égale ou supérieure à 50 millions d’euros en Europe et à 150 millions d’euros aux États-Unis. C’est indispensable pour pouvoir mettre en place une structure de management et être en situation de fixer les prix sur les marchés où nous opérons.

Pour ces acquisitions à l’international, comme pour notre activité en France, nous nous sommes concentrés sur la construction et l’immobilier, ainsi que sur les infrastructures. Nos grands concurrents, au contraire, sont généralement des conglomérats, ce qui les rend très résilients, mais les empêche de connaître une croissance forte. Un autre inconvénient des conglomérats, surtout pour un people business, est qu’ils génèrent une grande complexité organisationnelle qui peut être préjudiciable à l’engagement des équipes, dans la mesure où elle dilue la responsabilité individuelle. Le fait de nous concentrer sur une partie seulement du marché – en sachant qu’il s’agit toutefois d’un marché de 80 milliards d’euros, sur un total de 200 milliards d’euros pour l’ensemble des TICC – a un impact très positif sur la motivation des équipes. Concrètement, lorsque je réunis nos 300 managers pendant une journée et demie pour leur présenter les nouveaux objectifs, ils se sentent concernés par l’ensemble des sujets abordés. Ce ne serait pas le cas si nos activités étaient fortement diversifiées.

Le fait d’être focalisés sur nos deux grands métiers constitue également un atout, face à nos grands concurrents, lors des acquisitions d’entreprises patrimoniales. Pour les cédants, l’aspect financier compte, car il s’agit souvent, pour eux, de l’œuvre de toute une vie, mais ils veulent également savoir à qui ils confient le destin de leur société. Nos compétences techniques très pointues les mettent en confiance.

Enfin, n’étant pas ingénieur de formation, je suis incapable de soutenir le débat avec mes équipes sur leurs offres techniques, mais, à force de discuter des mêmes sujets dans différents pays, je suis au moins en mesure de ne pas leur poser des questions stupides… Cela nous permet de nous aligner sur des objectifs de performance technique et de mettre les opérations et les métiers au cœur de nos ambitions, plutôt que de nous contenter d’indicateurs financiers qui ne mobilisent pas grand monde.

Socotec aujourd’hui

Lorsque j’ai pris la tête de Socotec, son chiffre d’affaires était de 500 millions d’euros, dont 90 % réalisés en France. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires atteint 1,3 milliard d’euros, dont 52 % sont réalisés en dehors de la France. Socotec opère dans 26 pays, mais se concentre plus particulièrement sur 7 plateformes, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les États-Unis, l’Italie et, plus récemment, les Pays-Bas et l’Espagne. Plus de la moitié de ses 11 500 collaborateurs sont des ingénieurs. Elle compte 200 000 clients et, en 2023, son EBITDA devrait atteindre 220 millions d’euros, soit 17 % du chiffre d’affaires, ce qui est une des meilleures performances du secteur.

Socotec opère sur quatre grands marchés, la construction et l’immobilier (37 %), les infrastructures et l’énergie (30 %), l’équipement et l’industrie (16 %), et les autres activités (17 %). La moitié de nos activités relève des OPEX (dépenses d’exploitation) et l’autre moitié des CAPEX (dépenses d’investissement). Un quart de nos activités concernent ainsi la construction, et moins de 10 % la construction neuve. En d’autres termes, nous sommes très peu exposés aux cycles de la construction neuve, qui sont très défavorables en France et en Europe actuellement.

Nous poursuivons notre objectif de compter au moins parmi les trois premiers acteurs de nos différents marchés. Nous sommes le numéro un pour le contrôle technique de la construction en France et en Grande-Bretagne, pour l’inspection des infrastructures en Grande-Bretagne et en Italie, pour le contrôle des éoliennes et des fermes photovoltaïques en France, et pour l’EOD (explosive ordnance disposal – élimination de munitions explosives) en Allemagne.

Les perspectives

La transition environnementale et énergétique

La transition environnementale et énergétique ouvre à Socotec de vastes perspectives, car, depuis l’origine, sa mission est de garantir la durabilité du bâti. Dans les années 1970, ce terme renvoyait surtout à la solidité du bâtiment. Aujourd’hui, il recouvre aussi les aspects environnementaux et énergétiques, ce qui est très puissant au niveau de l’identité de l’entreprise. Notre raison d’être se définit désormais ainsi : « Building trust for a safe and sustainable world. » Socotec peut de ce fait apparaître comme un phénix qui renaît tout en conservant sa nature originelle.

Environ 30 % de nos activités sont tirés par la transition environnementale et énergétique, dont 8 % sont strictement alignés sur la taxonomie européenne. Ceci est structurellement lié au choix que nous avons fait de nous concentrer sur la construction et l’immobilier, secteurs qui génèrent, selon les pays, entre 25 % et 30 % des gaz à effet de serre. L’application de la règlementation et les conseils que nous apportons en matière de performance énergétique des bâtiments contribuent à réduire ces émissions.

D’autres activités étroitement liées à l’environnement, comme les diagnostics sur la faune et la flore, connaissent une forte croissance (10 % à 15 % par an), au point que notre principale préoccupation est de recruter des personnes ayant les compétences dont nous avons besoin dans ces domaines, ou de faire évoluer vers le conseil des ingénieurs habitués à travailler dans l’inspection de nouveaux bâtiments.

La transition environnementale et énergétique a également des effets inattendus sur certaines de nos activités a priori éloignées de ce secteur. L’Allemagne a été l’un des pays les plus bombardés pendant la guerre et, en 2018, lorsque nous avons acquis une société de détection d’explosifs, nous avons évalué à 200 millions d’euros le marché correspondant. Entre-temps, l’implantation d’éoliennes dans le Nord de l’Allemagne, alors que les besoins industriels d’énergie se situent dans le Sud du pays, a entraîné la création de nouvelles lignes à haute tension. Cela passait naturellement par l’élimination des explosifs tout au long du tracé de ces lignes et a fortement augmenté la taille de notre marché.

Au total, nous prévoyons que la part de nos activités liée à la transition environnementale et énergétique passera de 30 % à 50 % d’ici 2028.

Le vieillissement des infrastructures

Une deuxième grande perspective de développement est liée au vieillissement des infrastructures, mis en lumière récemment par plusieurs catastrophes, dont l’écroulement du pont Morandi, à Gênes, en 2018. À la suite de cet événement, une législation extrêmement rigoureuse a été adoptée en Italie. Par chance, nous avions racheté, dans ce pays montagneux et sismique où l’on trouve les meilleurs géologues d’Europe, une société napolitaine spécialisée dans la géotechnique et la géophysique, dont le marché a sans doute triplé, elle-même étant passée d’un chiffre d’affaires de 20 millions d’euros à 100 millions aujourd’hui.

De la même façon, l’incendie de la tour Grenfell à Londres, survenu également en 2018, a révélé des angles morts dans la régulation britannique et créé de nouveaux besoins.

Plus largement, sachant que, dans la plupart des pays développés, le pic de création des infrastructures est intervenu dans les années 1970 et 1980 et que le béton ne dure pas éternellement, de nombreux gouvernements se préparent à d’importants investissements dans le renouvellement des infrastructures.

De grandes ambitions pour 2028

Forts de ces vents favorables qui soufflent sur les TICC, nous ambitionnons de conserver notre rythme de croissance actuel, de doubler notre taille d’ici 2028 et de rejoindre ainsi le top 5 mondial.

Débat

La recherche

Un intervenant : En France, vous pouvez vous appuyer sur un appareil de recherche à 90 % étatique, comme le CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment), le Laboratoire central des Ponts, etc. Comment procédez-vous à l’étranger ?

Hervé Montjotin : Dans la plupart des pays où nous opérons, nous reprenons des entreprises disposant déjà d’un écosystème de R&D. En Allemagne, par exemple, nous avons acquis une entreprise qui, à l’origine, était un spin-off de l’université de la Ruhr à Bochum. En Italie, nous avons racheté une petite société fondée par un professeur de l’université La Sapienza, de Rome, qui a mis au point une technologie de testing à base de fibres optiques qui transforme complètement nos méthodes.

Dans toutes nos acquisitions, notre premier critère est la contribution de la société à notre stratégie ; le second est la substance technique de cette société et le fait que ses compétences pourront constituer une barrière à l’entrée sur le marché correspondant.

Étendre encore le développement à l’international ?

Int. : Envisagez-vous de vous développer en Asie ou en Afrique ?

H. M. : Dans les années 1960 et 1970, Socotec a tenté une première internationalisation dans les zones d’influence française, comme l’Afrique francophone ou le Liban, avec pour projet d’exporter son savoir-faire en matière de contrôle technique, mais sans vérifier s’il existait un marché ni de quelle façon il fonctionnait. À mon arrivée, Socotec était présente dans 27 pays, mais réalisait 90 % de son chiffre d’affaires en France. J’ai défini une nouvelle stratégie consistant à nous doter de plateformes robustes dans un nombre limité de pays, en commençant par des pays limitrophes, comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie, puis l’Espagne et les Pays-Bas.

Lorsqu’une entreprise envisage une acquisition, elle a mille raisons d’y renoncer et il faut vraiment que le dirigeant soit très motivé et très rassurant sur le fait que l’opération va réussir. Pour cela, il faut qu’il se situe dans sa zone de compétence et de confort.

La première acquisition que j’ai effectuée, en Grande-Bretagne, représentait un investissement de 100 millions de livres sterling, alors que le chiffre d’affaires de Socotec n’était que de 500 millions d’euros. Je me sentais cependant parfaitement à l’aise pour réaliser cette opération, car j’avais dirigé une entreprise franco-britannique et la Grande-Bretagne est le pays étranger que je connais le mieux.

En revanche, ayant très peu d’expérience personnelle en Asie et ne disposant que d’une petite équipe centrale qui n’en a pas davantage, jamais je ne me serais risqué à opérer une acquisition dans un pays asiatique. Je préfère ménager à Socotec une courbe d’apprentissage avant d’aborder ce continent.

En ce qui concerne les États-Unis, nous avons surtout raisonné de façon stratégique, en ciblant un pays qui représente un énorme marché de renouvellement d’infrastructures.

Les facteurs limitants

Int. : Votre croissance est impressionnante. Quels sont vos facteurs limitants ? Le recrutement ?

H. M. : C’est d’abord le capital, car notre croissance se fait à endettement constant, ce qui ne nous empêchera pas, si l’occasion se présente, de faire appel à nos actionnaires pour une acquisition plus importante et particulièrement stratégique. Notre objectif est d’intégrer, chaque année, une vingtaine de millions d’euros d’EBITDA.

Un autre facteur limitant est effectivement le recrutement, et pas seulement en France. Le phénomène de la “grande démission”, observé au moment de la crise sanitaire, s’est cependant un peu atténué.

Le troisième facteur limitant est la ressource managériale. Intégrer une nouvelle acquisition au Groupe tout en conservant la cohérence de l’ensemble nécessite d’y consacrer du temps, et mon équipe de direction est relativement resserrée. Si nous voulions passer de 14 % à 30 % de croissance annuelle, nous n’y parviendrions pas avec le modèle actuel.

Comment transmettre la culture de Socotec ?

Int. : Comment réussissez-vous à transmettre la culture de Socotec à toutes les sociétés que vous acquérez ?

H. M. : La marque Socotec est présente partout et nous avons modifié notre logo, qui était un peu vieillot. C’est un premier facteur d’unification, non négligeable, et les plateformes constituent un échelon de consolidation.

Par ailleurs, les sociétés que nous rachetons sont souvent dirigées par des ingénieurs qui ont une bonne expertise dans leur métier, mais pas forcément une grande culture business. Néanmoins, comme ils ont un très bon niveau d’étude, ils apprennent facilement tout ce qui concerne la stratégie commerciale ou le raisonnement marketing. En se rendant acteurs du développement de leur société, ils deviennent porteurs du drapeau Socotec et cela contribue aussi à fédérer le Groupe.

Enfin, je m’implique beaucoup dans les intégrations, qui font l’objet d’une feuille de route de six mois très détaillée. En fonction de la taille de la société, je participe à la réunion de démarrage et de conclusion, ou à toutes les réunions.

Globalement, environ un tiers de mon temps est consacré à la croissance externe, essentiellement pour la qualification des entreprises en amont et pour leur intégration, et assez peu pour la phase de négociation. Un autre tiers est consacré à la gestion, et le dernier à “l’incarnation”, c’est-à-dire à la présence sur le terrain pour participer à des réunions, présenter le projet de l’entreprise, le faire partager, etc.

Je ne crois pas à la possibilité de diriger un people business sans accorder une grande place à cette dimension d’incarnation. Lorsque je suis arrivé chez Socotec, j’ai été frappé par le fait qu’il n’existait pas de “narratif stratégique” : personne ne racontait ce qu’était Socotec ni où l’entreprise voulait aller. Le seul narratif était : « Nous faisons 50 millions d’euros d’EBITDA et nous voulons atteindre 80 millions d’euros. » Personne ne se lève le matin pour atteindre ce type d’objectif… Il est très important que l’entreprise se raconte elle-même et que ce récit soit incarné par une personne.

Int. : Votre formation d’historien vous aide-t-elle à travailler le narratif ?

H. M. : Considérablement. Les entreprises sont prises dans le tourbillon de la performance à court terme. Il est important de s’intéresser au temps long, à ce qui existait avant, à ce qui viendra après. C’est dans cet esprit que, lors de la récente convention avec nos 300 managers, j’ai fait intervenir l’ancien patron de notre filiale libanaise, dont le récit a fortement impressionné les participants. Nous devons avoir du respect pour ceux qui ont construit cette entreprise avant nous.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT