Exposé de Nicolas Ederlé

L’exposé que je vais vous présenter s’appuie sur trois sources : l’expérience accumulée par le cabinet Adrien Stratégie, depuis plus de quarante ans, à travers environ un millier d’interventions auprès de PME (petites et moyennes entreprises) et d’ETI (entreprises de taille intermédiaire) ; la thèse que j’ai rédigée à l’université Paris Dauphine, il y a plus de vingt ans, sur la performance de long terme des entreprises ; et enfin, l’étude sur la pérennité des ETI qu’Adrien Stratégie a menée, il y a quelques mois, en partenariat avec le METI (Mouvement des entreprises de taille intermédiaire) et le FBN (Family Business Network) France.

Les quatre champs de la pérennité

La définition de la pérennité qui ressort des entretiens avec les chefs d’entreprise pourrait être formulée de la façon suivante : « La pérennité, c’est être toujours là demain, au-delà des aléas, si possible en meilleure santé qu’aujourd’hui. »

Elle nous semble s’exercer dans quatre champs, dont le premier, et le plus évident, est celui de l’identité. Pérenniser une entreprise, c’est préserver ses spécificités, ses valeurs, ses savoir-faire, c’est-à-dire tout ce qui constitue son identité.

Le deuxième champ est celui de l’indépendance capitalistique et décisionnelle. Ce qui intéresse un patron de PME ou d’ETI, c’est d’être “le maître chez lui” et de pouvoir prendre librement ses décisions, ce qui implique de posséder la majorité du capital. Depuis vingt ou trente ans, les chefs d’entreprise sont devenus moins réticents à ouvrir le capital de leurs sociétés à des fonds d’investissement, mais ils veillent généralement à préserver leur indépendance décisionnelle.

Le troisième champ de la pérennité est celui du collectif que constituent l’entreprise et ses salariés, voire les familles des salariés. Les PME et ETI sont bien conscientes qu’elles dépendent d’un écosystème et qu’elles ont un rôle social et sociétal à jouer dans celui-ci. Plutôt que de s’inscrire dans un rapport de domination vis-à-vis de leurs salariés, elles préfèrent mettre en place des hiérarchies courtes, dans lesquelles les salariés participent aux décisions et en voient tout de suite les résultats. Cette attitude renforce leur attractivité vis-à-vis des jeunes générations, en quête de projets entrepreneuriaux ayant plus de sens que la simple recherche d’un résultat trimestriel pour les actionnaires.

Le quatrième champ de la pérennité est l’ensemble de l’écosystème dans lequel est plongé l’entreprise, qu’il s’agisse du ou des territoires sur le(s)quel(s) elle est implantée – et c’est encore plus vrai face aux enjeux climatiques et environnementaux –, de ses fournisseurs ou des filières industrielles dont ces derniers relèvent. Les PME et ETI savent que, pour être pérennes, elles doivent s’engager dans la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) afin de contribuer à renforcer l’ensemble de cet écosystème. Il y a quelques années encore, les PME et ETI « faisaient de la RSE sans le savoir ». Aujourd’hui, elles ont compris qu’il s’agit d’un atout à la fois pour développer certains marchés et attirer des clients, mais aussi pour recruter et conserver leurs salariés.

La solidité financière avant tout

Parmi les leviers permettant de résister au temps et aux crises sur plusieurs générations, le plus évident, qui est même un prérequis, est la solidité financière.

Il faut souligner que le choix de la robustesse financière est aux antipodes du modèle d’entreprise “Lean”, dans lequel les ressources sont ajustées au cordeau. Comme le dit l’un de nos clients : « Nous pratiquons une gestion avec des coussins, pour être capables de résister aux aléas. »

Souvent, cette attitude est née d’expériences douloureuses. Le dirigeant de Pubert, un fabricant vendéen de motoculteurs, a repris la société familiale dans les années 1990, à un moment où son marché avait été divisé par quatre en l’espace de cinq ans. L’entreprise étant devenue fragile, plus aucune banque ne voulait lui accorder de crédits. Le dirigeant a, malgré tout, réussi à redresser l’entreprise, mais en a conçu une telle méfiance envers les banques qu’il a eu à cœur de thésauriser suffisamment pour couvrir tous ses besoins d’investissements : « Je sollicite ponctuellement des prêts bancaires, mais je conserve un trésor de guerre, car je ne veux pas revivre ce que j’ai connu. »

Grandir plutôt que grossir

Le deuxième levier de la pérennité de ces entreprises est leur conviction qu’il vaut mieux « grandir plutôt que grossir » ou « faire du muscle plutôt que faire du gras », c’est-à-dire consolider leur position plutôt que chercher à se développer à tout prix, car, paradoxalement, cela pourrait les fragiliser. C’est également une différence assez radicale avec le modèle du big is beautiful, dominant dans l’économie. Voici deux exemples illustrant ce choix stratégique.

PiLeJe, ou le piège de la croissance

PiLeJe est un laboratoire français créé en 1990 par Christian Leclerc, médecin de campagne à Clermont-Ferrand. Ayant souvent l’occasion de soigner des ouvriers souffrant de problèmes de dos, il avait l’habitude de leur prescrire des arrêts maladie et de bonnes doses d’anti-inflammatoires. Un jour, il aperçoit l’un d’eux en train de faire son marché et, lorsqu’il croise l’épouse de ce dernier, se réjouit de sa guérison : « Manifestement, mon traitement a été efficace ! » Son interlocutrice lui avoue alors que son mari ne le consulte que pour obtenir un arrêt maladie et que, pour le mal de dos, il fait davantage confiance au “rebouteux” qu’aux médicaments. Christian Leclerc comprend alors que certains aspects de la santé échappent à la médecine conventionnelle.

S’intéressant aux maladies chroniques, il réalise que certaines d’entre elles peuvent être liées à des troubles intestinaux et à des déficits en micronutriments. Il développe de nouvelles méthodes de diagnostic et, avec l’aide d’un docteur en biologie, conçoit des gammes de compléments alimentaires. Puis il forme d’autres médecins à la micronutrition afin qu’ils puissent prescrire ces produits. La vente de ces compléments alimentaires aux patients se fait par correspondance, sans passer par les pharmacies. L’ambition fondamentale de Christian Leclerc étant de favoriser l’évolution d’une médecine de soin vers une médecine de prévention, il cherche à couvrir l’ensemble du champ de la médecine et, en une vingtaine d’années, multiplie les couples produits-marchés.

Lorsqu’Adrien Stratégie intervient auprès de PiLeJe, en 2007, l’entreprise réalise 30 millions d’euros de chiffre d’affaires, mais elle est très dispersée : les critères de performance de ses différents couples produits-marchés sont trop différents les uns des autres. Ainsi, tout effort consenti dans l’un des domaines se traduit par une dégradation de la performance ailleurs. Par exemple, investir dans des études scientifiques pour accroître la crédibilité des produits auprès des médecins spécialistes empêche l’entreprise d’embaucher suffisamment de visiteurs pharmaceutiques pour couvrir les officines qui ont, entre-temps, référencé les produits de la marque. En raison de la complexité du système, il devient impossible de prendre des décisions et d’arbitrer.

L’entreprise est ainsi confrontée au “syndrome du chasse-neige”. Alors que le marché de PiLeJe n’existait pas en 1990 et que c’est elle qui l’a structuré, ce marché connaît, à partir de 2003, une croissance de 10 % par an, mais ce sont les concurrents de PiLeJe qui en profitent, notamment les plus gros (Merck, Arkopharma, etc.). PiLeJe ne peut pas miser sur une différenciation pour se démarquer, car c’est impossible sur des produits aussi diversifiés. Elle ne peut pas non plus vendre ses produits moins chers, car elle n’a pas les moyens d’investir dans son outil industriel. La volonté de croissance à tout crin l’a conduite dans une impasse.

Heureusement, elle s’est très bien sortie d’affaire ensuite, en concentrant ses efforts. C’est aujourd’hui l’un des leaders européens sur ce marché.

Pubert, ou la sagesse de ne pas se diversifier

Quand le fabricant de motoculteurs Pubert a été confronté à la division de son marché par quatre, le dirigeant de l’entreprise, Jean-Pierre Pubert, a d’abord écouté les commerciaux et les distributeurs, qui lui conseillaient de se diversifier sur le marché voisin des tondeuses à gazon : « Les savoir-faire techniques sont pratiquement les mêmes. Les distributeurs sont les mêmes. Les clients sont les mêmes, des néoruraux qui ont décidé de transformer leur jardin potager en pelouse. »

Au dernier moment, il a hésité, nous a consultés et a renoncé à cette diversification. Bien lui en a pris, car, six mois plus tard, il constatait que le prix en sortie d’usine de la tondeuse à gazon Pubert aurait été équivalent au prix de vente catalogue de ses concurrents. En l’attirant sur le marché de la tondeuse, ses distributeurs s’étaient servis de lui pour forcer les leaders du marché à réduire leurs prix.

Cet exemple montre que la démarche consistant à se contenter d’écouter la demande du marché présente un inconvénient. Tous les concurrents adoptent la même attitude, d’où des représentations et des segmentations semblables, aboutissant à des offres similaires, ce mimétisme stratégique ne pouvant aboutir qu’à une guerre des prix.

Pour Pubert, la solution a consisté, dans un premier temps, à se tourner vers l’international. La prospérité de l’entreprise, jusqu’aux années 1980, avait reposé sur l’exode rural. Les cadets des enfants d’agriculteurs allaient en ville chercher du travail et, avec leur atavisme de paysan, recréaient autour de leur pavillon un jardin potager. De même que les agriculteurs cherchent souvent à avoir le plus gros tracteur du village, ils essayaient d’avoir le plus gros motoculteur du lotissement. Cette pratique était passée de mode en France, mais, dans des pays moins avancés, comme l’Espagne et le Portugal, qui venaient de rejoindre la communauté européenne, elle était toujours d’actualité. Plus tard, est venu le tour des pays de l’Est.

Dans un deuxième temps, Pubert a pris conscience que les femmes, contrairement à leurs maris, souhaitaient des machines de petite taille et, si possible, esthétiques, pour s’occuper des bordures ou des plates-bandes pendant que leur époux travaillait le potager. L’entreprise, renouant avec son ADN d’innovatrice, a produit des microbineuses au design étudié, légères, avec des commandes pneumatiques et en plusieurs coloris, qui coûtaient trois fois moins cher qu’un motoculteur.

Taille et volume versus taille pertinente

Les entreprises que nous avons interrogées font la différence entre les effets de taille et de volume qui, sur certains marchés, permettent des économies d’échelle, et la notion de taille pertinente, dans des marchés de niche pour lesquels être le plus gros n’est pas un avantage. Certes, il peut être nécessaire de se développer lorsque le marché s’élargit, en raison, par exemple, d’innovations technologiques, mais, une fois la taille pertinente atteinte, grossir encore n’apporterait pas grand-chose à l’entreprise.

La posture de l’abeille

Le troisième levier de la pérennité de ces entreprises est ce que nous appelons la posture de l’abeille. Au sein de leur filière industrielle, elles ne sont pas forcément le plus gros acteur, mais elles ont appris à se rendre indispensables, à l’instar de l’abeille dans son propre écosystème, ce qui leur permet de préserver leur position et leur marge.

Acquérir une valeur stratégique

Une filière est composée d’un ensemble de maillons qui, par transformations successives, permettent de passer de la matière première au produit final et de mettre celui-ci sur le marché. Ces différents acteurs se répartissent la valeur ajoutée, ce qui peut conduire à un bras de fer entre les fournisseurs, qui veulent vendre leur contribution à cette valeur ajoutée le plus cher possible, et leurs clients, qui veulent l’acheter le moins cher possible. L’archétype de ce bras de fer est la négociation annuelle entre la grande distribution et ses fournisseurs. Mais comment l’éviter ?

Si certains acteurs réussissent à conserver la part de valeur ajoutée qu’ils ont créée, tandis que d’autres se la voient contester par plus puissant qu’eux au sein de la filière, c’est parce que les premiers ont su se doter de ce que nous appelons une valeur stratégique.

Nous avons élaboré un outil permettant d’évaluer la valeur stratégique d’une entreprise. En résumé, plus l’entreprise dispose de compétences et de savoir-faire spécifiques, plus son métier est rare sur le marché, plus elle est protégée par des barrières à l’entrée (investissements, brevets, etc.), plus elle est capable de dynamiser le marché – comme Bosch qui, au milieu des années 1980, a innové avec le système de freinage ABS et a ainsi contribué à développer le marché de la voiture haut de gamme – et plus elle aura de valeur stratégique au sein de sa filière.

À l’inverse, plus ses compétences sont banales et disponibles dans d’autres entreprises, plus son métier est diffus (au sens où il est exercé par d’autres entreprises, voire par ses clients ou ses fournisseurs), plus il est inerte (c’est-à-dire qu’il s’exerce de la même façon aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans), plus son marché est ouvert à travers l’arrivée perpétuelle de nouveaux entrants et moins cette entreprise aura de valeur stratégique. Étant moins indispensable que d’autres au sein de la filière, elle aura du mal à conserver la richesse qu’elle crée.

Les PME et ETI ont parfaitement compris ce mécanisme et elles cherchent en permanence à se rendre aussi indispensables que possible dans les filières où elles interviennent. En voici quelques exemples.

Waterair : jouer un rôle moteur pour conserver sa place

En France, le marché de la piscine a commencé à exploser au début des années 1990. Cette aubaine a attiré des sociétés qui s’étaient spécialisées dans la réalisation de courts de tennis – à la suite de la victoire de Yannick Noah, en 1983, à Roland Garros… – et voyaient dans la construction de piscines un marché relais. Cet afflux de nouveaux acteurs et ce développement du marché ont entraîné la multiplication des malfaçons, ainsi que des problèmes de sécurité se traduisant potentiellement par des noyades d’enfants.

Nous avons alerté Jacques Braun, le PDG de Waterair, numéro un européen de la piscine en kit, sur le risque de fragilisation de l’ensemble de la filière dans le cas où ces problèmes ne seraient pas résolus. C’était aux constructeurs, en tant qu’acteurs dominants, de structurer la filière et de prendre des mesures pour que soient mises en place des garanties décennales et une règlementation sur la sécurité des piscines. Waterair et les autres acteurs de la FFP (Fédération des professionnels de la piscine et du spa) ont assumé ce rôle moteur, ce qui leur a permis de conforter leur position dominante.

Lectra : un spécialiste incontournable

Les PME ou les ETI n’ont pas toutes la possibilité d’être un acteur dominant de leur filière ni d’y jouer un rôle moteur. Elles peuvent, en revanche, acquérir une spécialité qui les rendra incontournables.

Le secteur de la corsetterie est dominé par des acteurs comme Simone Pérèle, mais Lectra a su s’y imposer en tant que spécialiste de la découpe textile. Lectra est aujourd’hui le leader mondial de ce domaine et maîtrise 80 % du marché français. Cette société est protégée de toute concurrence sérieuse par sa maîtrise technique, les compétences qu’elle a accumulées et sa connaissance fine des marchés finaux.

La logique du cerf-volant

Le quatrième levier de la pérennité des PME et des ETI est ce que nous appelons la logique du cerf-volant. Un cerf-volant est porté par le vent et, en même temps, arrimé au sol. Pour une entreprise, adopter la logique du cerf-volant consiste à s’inscrire dans les courants porteurs du marché, tout en restant solidement arrimée à ce qui fait sa singularité et son unicité. Cela lui demande à la fois de savoir identifier les vents favorables et de bien se connaître elle-même, afin de pouvoir proposer au marché quelque chose d’inédit. Ce “quelque chose”, c’est son offre, qui est beaucoup plus large que le produit ou le service lui-même : il s’agit de la proposition de valeur faite au client et de la promesse qui conduit ce dernier à venir chercher dans cette entreprise ce qu’il ne trouverait pas ailleurs.

Pébéo à la recherche de son identité

La société Pébéo a été fondée en 1919 en Provence. Son nom vient de la formule chimique de l’oxyde de plomb, PbO, l’un des principaux pigments produits alors par cette entreprise, ceux-ci étant destinés aux peintres en bâtiment. Dans les années 1930, l’entreprise est passée de fabricant de pigments à fabricant de couleurs pour artistes et a notamment séduit les impressionnistes, avec lesquels Claudius Chaveau, le grand-père du dirigeant actuel, qui était féru d’art moderne, avait l’habitude d’échanger.

Par la suite, Claudius Chaveau a rencontré Célestin Freinet, instituteur et initiateur, dans les années 1950, de l’École moderne, dont la pédagogie est basée sur l’éveil de l’enfant. Ensemble, ils ont imaginé un nouveau type de gouache, liquide, plus adapté à la pratique de la peinture par les enfants et, jusqu’aux années 1980, le développement de Pébéo a été porté par le marché des fournitures scolaires.

Au début des années 1990, la grande distribution s’est rendu compte que les fournitures scolaires étaient un produit d’appel. Elle a alors supplanté les coopératives scolaires et les papetiers en allant se fournir à bas prix en Chine, ce qui a mis Pébéo en difficulté.

C’est dans ce contexte que nous avons été sollicités par Pébéo. En nous plongeant dans l’histoire de l’entreprise, nous avons identifié ce qui était véritablement constitutif de son offre et de son identité : non pas les tubes de peinture, mais la possibilité pour chacun de s’exprimer à travers la peinture. Cette dimension était présente aussi bien dans le mouvement des impressionnistes, par comparaison avec des courants plus académiques, que dans la pédagogie de Freinet. Or, les années 1990 ont vu l’émergence d’une tendance lourde, celle du développement personnel. Dans nos sociétés occidentales, où la plupart des besoins primaires sont satisfaits, les individus cherchent à répondre à des besoins plus symboliques, comme l’expression de soi, et donnent de plus en plus de place aux loisirs.

Pébéo s’est ainsi retrouvée devant un boulevard stratégique. En regardant son marché sous un autre angle que la segmentation traditionnelle par type de produit (gouache, acrylique, peinture à l’huile…), finesse de pigmentation ou niveau de gamme, Pébéo a élargi ses gammes à d’autres produits destinés aux loisirs créatifs, tout en étant cohérente avec son offre, et a retrouvé des courants porteurs. Aujourd’hui, Pébéo est l’un des fournisseurs clés des distributeurs spécialisés en loisirs créatifs, comme Cultura.

La capacité de l’entreprise à se positionner sur des tendances sociologiques lourdes, tout en restant ancrée dans ce qui fait son identité et son histoire, est un puissant levier de pérennité.

Connaître ses propres forces

Une entreprise est un collectif humain et elle partage un certain nombre de caractéristiques avec les êtres vivants. Un être humain, par exemple, n’est jamais aussi performant que lorsque son action s’appuie sur les forces qu’il a héritées de son code génétique et de son éducation. Personnellement, par exemple, sachant que je mesure 1,80 mètre et que je pèse 75 kilos, j’aurais du mal à devenir un champion de rugby, même en m’entraînant intensivement. En revanche, je peux ambitionner de devenir un bon coureur à pied. C’est un peu cette logique que suivent les entreprises en analysant leurs forces et en se demandant, dans un deuxième temps seulement, si le marché pourrait être réceptif à ce que ces forces pourraient leur permettre de produire.

L’escalier de la spécialisation

Un dernier levier est la capacité des PME et des ETI à monter ce que nous appelons l’escalier de la spécialisation. Une fois qu’elles ont identifié leur offre et qu’elles se sont positionnées en fonction de cet atout, elles peuvent alimenter cette spécificité par l’effet de l’expérience et en développant leur capacité d’apprentissage et d’innovation au niveau à la fois individuel et organisationnel.

Cela passe par la formation et la fidélisation des salariés aussi bien que par la mise en place de mécanismes de progrès continu. Les méthodes Lean ou Six Sigma ne constituent pas une stratégie en elles-mêmes, mais, lorsqu’elles sont mises au service d’une différenciation et que celle-ci est cohérente avec l’ADN de l’entreprise, elles s’avèrent d’une très grande efficacité. L’entreprise entre ainsi dans l’escalier de la spécialisation, qui ne cesse d’accroître sa valeur stratégique. Elle peut alors élargir son champ géographique jusqu’à devenir la championne de son domaine. C’est ainsi, par exemple, que la société Eco-Compteur, créée en 2000 et spécialisée dans le comptage de vélos et de piétons, est devenue leader mondial dans cette spécialité.

Cette démarche de focalisation puis d’extension géographique est à l’opposé de la logique habituelle consistant à privilégier d’emblée la croissance et l’élargissement stratégique.

Un modèle de développement spécifique

Ces différents leviers permettent de définir un modèle de développement spécifique pour les PME et les ETI. En analysant leur identité profonde et les courants porteurs à long terme du marché, et en les faisant dialoguer – car il ne s’agit pas, pour l’entreprise, de se mettre sous cloche en se repliant sur sa seule identité –, elles définissent une offre qui va leur permettre de se différencier puis, grâce à une segmentation originale de leurs marchés et aux effets de l’expérience, d’accéder à la spécialisation qui assurera leur pérennité.

Débat

Des succès et des échecs

Un intervenant : Je comprends la démarche consistant à partir des forces de l’entreprise pour définir son produit, mais, si ce produit correspond à un marché qui s’effondre, ne se retrouvera-t-elle pas en difficulté ?

Nicolas Ederlé : En effet. Dans certains cas, la correspondance entre les forces de l’entreprise et le marché s’établit assez facilement, comme pour Pébéo, qui est passé d’un courant porteur à l’autre, c’est-à-dire du marché de l’expression de soi dans l’art ou à l’école, à celui du développement personnel à travers les loisirs créatifs.

Dans d’autres cas, la transition s’avère plus difficile, souvent parce que le dirigeant n’a pas suffisamment la fibre entrepreneuriale pour accepter de prendre des risques.

Le dirigeant actuel de Pébéo, Éric Chaveau, a su sortir du marché des fournitures scolaires, qu’il connaissait parfaitement, pour aller prendre langue avec la grande distribution et développer le marché des loisirs créatifs. Manifestement, il a hérité de son père et de son grand-père un ADN d’entrepreneur.

Parfois aussi, nous ne trouvons pas de marché correspondant à l’identité de l’entreprise, comme dans le cas de la société Bohin, leader de l’aiguille à coudre confronté au déclin de la couture à la main. Cette société hésitait entre se vendre à son concurrent ou devenir une entreprise beaucoup plus artisanale, tournée vers la muséographie. J’ignore ce qu’elle est devenue, car nous n’avons pas poursuivi notre collaboration.

Int. : L’École de Paris a organisé une séance avec le PDG de Bohin, Didier Vrac. Ce dernier a découvert, aux États-Unis, une niche florissante, le marché du patchwork, ce qui lui a permis de relancer l’entreprise. Il a, de plus, renforcé la notoriété de Bohin en ouvrant un musée au sein même de l’usine1.

Au-delà des études de marché

Int. : La démarche que vous proposez n’a rien d’évident, car elle ne s’arrête pas à une simple étude de marché. Vous aidez vos clients à imaginer une offre hors marché qui corresponde à une tendance porteuse, et aussi à l’ADN de leur entreprise. Une fois que le succès est là, il peut paraître évident de façon rétrospective, mais c’est probablement plus délicat quand on se trouve au pied du mur.

N. E. : Certains de nos clients, à propos du “débat stratégique” au cours duquel nous leur présentons nos analyses et nos recommandations sur la direction que l’entreprise pourrait adopter, préfèrent parler d’un “corps-à-corps stratégique”. C’est un travail de maïeutique parfois un peu rude où, pour paraphraser la militante écologique Sandrine Rousseau, nous cherchons à « déconstruire » les représentations et les croyances du dirigeant vis-à-vis tant du marché que de son entreprise.

Nous sommes intervenus, par exemple, auprès d’une entreprise de plasturgie marocaine, dont le dirigeant souhaitait se diversifier vers les fournitures de bureau en plastique (dos de classeurs, intercalaires, chemises, etc.) et ambitionnait de devenir leader du marché en Europe. Nous avons dû “casser son rêve” en lui expliquant que, dans ce domaine, il n’aurait aucun avantage stratégique par rapport aux entreprises chinoises. Il a poussé de hauts cris : « Mais comment pouvez-vous dire cela ? Sur quoi étayez-vous vos analyses ? »

Nous avons fini par le convaincre qu’il existait, au Maroc, un marché correspondant beaucoup plus à son ADN qui, en réalité, n’était pas la plasturgie elle-même, mais plutôt la fiabilité industrielle. En effet, cet ingénieur, qui avait obtenu le diplôme de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, puis un MBA, travaillait selon des critères de performance, de productivité et de qualité comparables à ceux d’une multinationale. C’est ce haut niveau d’exigence qui lui avait valu son succès au Maroc dans la fabrication de feuilles de polystyrène utilisées par les fabricants de pots de yaourt et distribuées sous forme de grosses bobines.

En analysant le marché marocain, nous avons constaté que les nouvelles générations de femmes, ayant davantage accès à l’éducation, aux diplômes et aux emplois, avaient moins de temps à consacrer à la préparation des repas. Cela alimentait le développement de la grande distribution. La conjonction de ces deux phénomènes allait vraisemblablement se traduire par l’essor de la vente de plats cuisinés et par un besoin de barquettes en plastique pour l’industrie agroalimentaire, avec une grande fiabilité industrielle. Cela ouvrait à notre client de belles perspectives.

Le profil des membres d’Adrien Stratégie

Int. : Quel est le profil des personnes qui travaillent avec vous ?

N. E. : Nous rassemblons trois profils : des diplômés d’écoles de commerce ou d’ingénieurs ayant quelques années d’expérience ; des personnes venant plutôt du monde des humanités et capables d’appréhender les dimensions sociologique et psychologique des entreprises, des dirigeants et du marché ; et enfin, d’anciens chefs d’entreprise qui adhèrent à nos méthodes et travaillent en free-lance pour nous, avec l’envie de faire profiter les jeunes générations de leur expérience.

Le recrutement des clients

Int. : Quel est l’élément déclencheur qui conduit vos clients chez vous ? Une crise, une baisse d’activité ou, au contraire, une période de prospérité qui les amène à chercher de nouveaux marchés ?

N. E. : En général, nos clients se trouvent dans une position intermédiaire. Récemment, j’ai rencontré un entrepreneur qui a fait passer son chiffre d’affaires de 10 à 100 millions d’euros. J’ai essayé d’attirer son attention sur certains aspects qui pouvaient être améliorés, mais il n’a pas souhaité aller plus loin. Tous les clignotants sont au vert et il n’a guère de raisons de se remettre en cause.

Nous n’avons pas souvent affaire, non plus, à des sociétés en grande difficulté, qui n’ont, en général, ni les moyens ni le temps d’entreprendre une démarche susceptible de durer entre neuf et dix-huit mois.

Souvent, nos clients sont des dirigeants très intuitifs qui sentent, avant tout le monde, que quelque chose ne marche pas comme avant dans leur entreprise. Ils ressemblent à ces vieux mécaniciens qui, rien qu’à écouter le bruit du moteur, devinent qu’une pièce s’est dévissée ou qu’elle va bientôt lâcher…

Le modèle allemand

Int. : Le modèle que vous décrivez semble correspondre assez exactement à celui des ETI allemandes. Pourquoi ne réussissons-nous pas à l’adopter en France ?

N. E. : En tant qu’Alsacien, j’ai clairement une appétence pour le modèle allemand et, contrairement à vous, je constate que de nombreuses entreprises françaises l’ont adopté, parfois sans s’en douter, comme Monsieur Jourdain. En réalité, il n’y en a guère d’autre ou, en tout cas, la plupart des PME qui ont tenté d’appliquer d’autres modèles ne sont plus là pour en parler.

Pour moi, le problème n’est pas celui de l’adoption du modèle des ETI allemandes, mais de la prise de conscience des particularités de ce modèle par les acteurs qui gravitent autour des entreprises et qui sont encore trop influencés par celui des grandes entreprises issues de la période des trente glorieuses et par la pensée anglosaxonne.

Un modèle mobilisateur pour les jeunes ?

Int. : Le modèle relativement prudent que vous préconisez est-il suffisamment attirant pour les jeunes, qui rêvent d’aventures ?

N. E. : Les PME et ETI sont peut-être moins attractives que les start-up en matière d’innovation, mais beaucoup plus que les grandes entreprises en matière de sens. Dans une PME ou une ETI, on voit tout de suite le résultat de ses actions, car on a plus facilement accès à la hiérarchie, qui est plus courte, et le délai de réalisation des projets est également plus resserré. Enfin, contrairement à ce que l’on observe dans les grandes entreprises, où les mutations sont très rapides, on reste souvent un peu plus longtemps au même poste, ce qui permet de s’y impliquer davantage et de s’inscrire dans une histoire.

Après avoir défini une nouvelle stratégie avec une entreprise, nous élargissons le champ des personnes impliquées à l’ensemble des cadres clés, voire à des collaborateurs, notamment ceux de la R&D, pour leur présenter cette stratégie et réfléchir avec eux à la façon de la mettre en œuvre. C’est indispensable pour les mobiliser. Comme me l’expliquait le directeur général de notre client St Michel Biscuits, qui, par ailleurs, est entraîneur de rugby, l’attitude des jeunes rugbymen peut être résumée par la formule : « Tu m’imposes, je m’oppose. Tu m’impliques, je m’applique. » C’est un peu la même chose dans l’entreprise, et c’est donc avec les cadres et une partie des collaborateurs que nous déclinons la stratégie en plans d’action. À cette occasion, nous voyons souvent émerger des potentiels méconnus.

Ainsi, chez notre client Vygon, une société qui réalise 350 millions d’euros de chiffre d’affaires et qui est le numéro un mondial des cathéters en néonatologie, c’est un directeur d’usine d’une trentaine d’années qui a été nommé directeur de la stratégie, en raison de son haut potentiel et de son envie de s’impliquer.

Int. : La première séance du séminaire Aventures industrielles a été consacrée à l’entreprise Clextral2, dont le président, Georges Jobard, nous avait raconté comment, après un début de carrière effectué dans de grands groupes, il avait découvert sa vraie vocation :« Je me suis rendu compte que j’adorais travailler dans une PMI : on a une vision globale du monde et de l’entreprise et, lorsqu’on tourne le volant, il se passe vraiment quelque chose. De plus, on doit constamment relever des défis et être capable de motiver les gens pour les entraîner dans l’aventure. J’ai donc découvert à 40 ans le métier qui m’intéressait vraiment, être entrepreneur dans une PMI, et j’y suis resté. » Malheureusement, peu de gens savent que les ETI sont aussi passionnantes…

N. E. : J’interviens régulièrement dans des universités ou des écoles et, lorsque je présente la façon dont j’exerce ce métier dans les PME et ETI, je vois les yeux des élèves passer de l’étonnement à l’intérêt. L’École des mines contribue à la découverte de cet univers en envoyant des élèves ingénieurs en stage dans des ETI. C’est particulièrement important en ce moment où beaucoup de patrons arrivent à l’âge de la retraite et où la relève n’est pas toujours assurée.

1. Didier Vrac, « L’étonnante résurrection de l’entreprise Bohin », séminaire Aventures industrielles, séance du 21 février 2019.

2. Georges Jobard, « Comment être petit et conquérir le monde : l’aventure de Clextral », séminaire Aventures industrielles, séance du 19 février 2013.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT