Exposé de Romain Bouteille

Parler du Café de la Gare, c’est avant tout parler d’obéissance et de désobéissance. Certains y voient une expérience anarchique, mais c’est alors une anarchie qui se préoccupe de rendement, qui refuse de gaspiller son énergie dans une hiérarchie inutile. Voilà le grand principe qui a guidé l’histoire du Café de la Gare.

Ruse de la folie

Ce principe me vient de loin, d’une enfance où il m’a été impossible d’apprendre quoi que ce soit à l’école et d’y obtenir le moindre résultat. J’étais strictement incapable d’obéir. Ce n’était pas de la révolte, mais bien une incapacité parfaite. Je voyais les professeurs remuer les lèvres sans vraiment les entendre, et jamais je n’ai pu rendre un devoir. J’avais pourtant une ambition et un orgueil démesurés : je surpasserai Giono, mon idole ! Ma situation scolaire ne cessant d’empirer, j’ai été envoyé dans un établissement dit médico-pédagogique, accueillant des enfants censément attardés – état attesté par la Sécurité sociale. Mais nous étions des attardés bien malins. Était-ce nous qui étions fous, ou les autres : la hiérarchie, les professeurs et les psychiatres ? La question nous taraudait. Les quatre-vingts jeunes pensionnaires se familiarisaient vite avec le monde de la psychiatrie, au point d’être capables de manipuler et de tromper les adultes. Des règles tacites s’étaient instaurées entre nous. Par exemple, nous nous reconnaissions le droit de piquer une crise de nerfs au réfectoire, mais à condition de la piquer pour de bon, jusqu’au bout, pour ne pas être soupçonnés de simuler. En même temps, il fallait faire comprendre aux autres enfants, par un clin d’oeil, qu’ils n’avaient pas lieu de s’inquiéter. Les psychiatres étaient dupes. Jamais ils n’y ont vu de subterfuge, et ce n’en était qu’un parmi d’autres.

Une foule d’indices nous prouvaient que les fous, ce n’était pas nous : les discours fanatiques d’un enseignant trotskiste, les remarques d’une bêtise insondable d’un professeur, les manigances tortueuses – et inoffensives – pour s’attirer nos charmes du directeur des études, un respectable curé, dont nous faisions le rapport tous les soirs au dortoir dans un fou rire général. Pourquoi donc des éducateurs aussi dérangés avaient-ils été rassemblés dans cet établissement ? Nous pressentions qu’ils étaient poussés à ces attitudes par un système et une hiérarchie incompatibles avec leurs convictions, qui les obligeaient à se réprimer en permanence. Ils “bluffaient”, tout comme il y avait une part de bluff dans nos crises de nerfs.

De là m’est venue la conviction que le système rendait fou, car il interdisait toute cohérence entre les désirs de chacun et les obligations qui s’imposaient à tous. Comment accepter même l’idée qu’il faille obéir tout à la fois par devoir moral et pour des raisons pratiques, c’est-à-dire pour ne pas être puni ? C’est absurde. On ne peut pas assigner à un individu le devoir d’obéir spontanément. Il m’est apparu très clairement que l’obéissance se payait, et très cher, dans un système hiérarchique.

Le refus d’une hiérarchie gaspilleuse

Montant sur les planches, j’ai commencé par jouer des sketches dans les cabarets de la Rive gauche, avec l’envie de sortir des rails. Pas question de faire l’amuseur ou le grimacier comme Fernand Raynaud et Robert Lamoureux. J’avais l’ambition du texte. Maurice Alezra, le patron de La Vieille Grille, m’a donné carte blanche pour jouer seul en scène un spectacle d’une heure trente. C’était absolument inédit à l’époque. En 1964, L’Échappée belle au théâtre La Bruyère fut mon premier succès. La pièce a tenu deux ans. Il faut dire qu’elle avait bénéficié des éloges de Jean-Jacques Gautier, critique dramatique du Figaro, que je honnissais ! Puis j’ai produit La Limande bout au théâtre Athénée en 1966, avec une pléiade d’acteurs. Les coûts de fonctionnement du théâtre étaient tels que nous devions remplir la salle aux trois quarts pour arriver seulement à l’équilibre. Ce fut une leçon : pourquoi s’emprisonner dans des dettes ou des frais dont nous pouvions nous affranchir en réalisant tout nous-mêmes ?

Est arrivé Mai 68. Je m’étais spécialisé dans un plaidoyer anarchiste, qui semblait beaucoup amuser mon auditoire, où je m’employais à prouver qu’il fallait mettre fin à la nuisance absolue qu’était la hiérarchie. Je voyais un point commun fondamental entre la gauche, la droite et le centre : ces partis “hiérarchistes monétaires” oeuvraient à préserver ce qui constituait le principal frein à tout progrès humain, la monnaie et la hiérarchie. Il était d’ailleurs prouvé que dans notre société, quatorze échelons séparaient la base du sommet. L’expression d’un besoin ou d’un désir de changement devait passer par quatorze intermédiaires avant de voir sa traduction dans le Journal officiel. Autant dire que la réponse n’avait plus aucun rapport avec la demande. Ce constat grave tendait à prouver qu’un système hiérarchique, par principe, ne pouvait pas fonctionner convenablement. S’il fonctionnait, c’était parce que chacun prenait des raccourcis, se jouait du système, exerçait des passe-droits. Nous devions donc nous aussi trouver des moyens détournés.

Nous nous étions habitués, pendant Mai 68, à être des chômeurs heureux. Il n’était finalement pas si dramatique, et c’était même agréable, de s’arrêter de travailler. L’ambiance n’était pas au conflit dur. On pouvait sans danger regarder les événements en touriste depuis les terrasses des cafés de Saint-Michel, et y prendre part quand cela nous chantait. À observer cette petite société, j’allais de surprise en surprise. Je constatais que les rôles étaient bien répartis : les plus bagarreurs, souvent les plus jeunes, attendaient que d’autres aient construit les barricades pour entrer en scène et jouer du poing. Une hiérarchie spontanée s’imposait. Qu’une grenade lacrymogène explose, elle était immédiatement éteinte sous un couvercle et un jet d’eau venant d’on ne sait où. J’ai vu un jour un arbre entier descendre tranquillement le boulevard Saint-Michel pour se poser sur une barricade. Imaginez le nombre de personnes qu’il fallait pour le déplacer ! Cela s’est fait naturellement, facilement. Une organisation spontanée pouvait donc aboutir à des résultats formidables.

Construire par désobéissance

À la fin des événements de Mai 68, je me produisais dans une petite boîte qui avait pour barman Michel Colucci, dit Coluche, également chargé de choisir les artistes. Il m’appréciait, avec même une certaine révérence : j’étais passé au mythique Cheval d’Or ! Il est devenu évident que nous devions monter notre propre théâtre. Nous ne pouvions pas passer notre vie dans des cabarets décrépits, à obéir à des patrons indifférents aux artistes. Notre théâtre serait fondamentalement différent. Mais en quoi ? Coluche voulait que j’en sois l’initiateur, tandis que je n’avais aucune intention de me glisser dans la peau d’un gérant. J’ai senti qu’il était prêt à assumer toutes les corvées dont je ne voulais pas me charger. J’ai alors pris un pari, le seul qui me semblait permettre de créer un grand café-théâtre : changer toutes les règles dès le départ.

Contre toute logique

Nous avons rapidement trouvé une vieille fabrique à louer à Montparnasse, très bon marché, et nous sommes mis au travail, Coluche et moi, pour en faire un théâtre. Tout devait se faire à l’envers, depuis les premiers plâtres. Si une manière de procéder était raisonnable, nous ferions le contraire.

Coluche et son compère Bouboule, dont la légende voulait qu’ils soient d’anciens cambrioleurs repentis après avoir dû céder devant une vieille dame, volaient les outils au magasin Inno. D’autres nous ont rejoints petit à petit, par accident, sans que nous les ayons choisis, vierges aussi bien en travaux du bâtiment qu’en théâtre. Mais tous étaient de fieffés idéalistes, convaincus que l’on ne devait rien faire de raisonnable. J’avais bien demandé à de vrais acteurs de nous aider à construire ce lieu, mais tous avaient refusé – et heureusement.

Nous ne voulions de logique ni hiérarchique ni monétaire, l’une allant rarement sans l’autre. Notre slogan : tous patrons. Il n’était pas question qu’au motif qu’il distribuait les paies, l’un d’entre nous s’érige en directeur. Personne n’avait le droit de dire à autrui ce qu’il devait faire, ni comment. Une de nos lois – nous en avions douze – voulait que l’on ne soit jamais redevable de rien. Si vous passiez la journée à repeindre un mur, vous ne pouviez ni vous en vanter, ni vous en plaindre, ni en faire culpabiliser les autres : personne ne vous avait rien demandé. Bien évidemment, enfreindre nos lois ne pouvait entraîner aucune punition. Nous les respections, sachant que nous n’y étions pas tenus.

Faire l’acteur sans le savoir

Une fois le théâtre achevé, il a bien fallu monter un spectacle. Ceux qui joueraient sur scène seraient ceux qui nous avaient aidés à construire l’endroit. Ils n’en demandaient pas tant ! Le coeur de l’équipe comptait Patrick Dewaere, Henri Guybet, Sotha, Miou-Miou, Coluche et moi. Nous partions du principe que n’importe qui pouvait jouer la comédie, que l’art dramatique ne s’apprenait pas. On pense être incapable de jouer sur scène parce que l’on nous a enseigné qu’on en était incapable, et non parce que l’on n’a pas appris la comédie. D’ailleurs, si nous avions donné des instructions à ces acteurs de hasard, nous aurions dû les faire obéir et bafouer notre loi fondamentale.

Rapidement, le public est venu en nombre, à mon grand étonnement, car le spectacle était bien mauvais. Avais-je ce regard critique parce qu’avec l’expérience, j’avais “appris” que la pièce n’était pas bonne tandis que le public, lui, ne le savait pas ? Il y avait une autre raison, plus profonde : le spectacle fonctionnait malgré tout grâce aux acteurs, parce qu’ils n’avaient pas eu à obéir. Cela emportait tout.

Une drôle d’entreprise

Tous patrons, nous nous sommes constitués en société en participation, statut dont un expert nous avait assuré qu’il était le pire et ne présentait aucun intérêt. C’est ce qu’il nous fallait ! La règle comptable veut, pour un café-théâtre, que les recettes soient évaluées au regard du prix des boissons distribuées. Chez nous, les boissons seraient gratuites et illimitées. Impossible, dès lors, de contrôler les recettes. Le prix des places était tiré au sort avant chaque spectacle. Vous pouviez payer 5 francs, 10 francs… ou -1 franc : c’est alors vous qui receviez de l’argent.

Au moment de nous rémunérer, nous mettions l’argent des recettes en tas, par terre, et l’un de nous choisi au hasard distribuait les billets comme on le fait d’un jeu de cartes. Évidemment, il y avait toujours des perdants. Avant ce partage, n’importe qui pouvait réclamer une somme dont il avait besoin. Il en avait bien le droit, puisqu’il était patron ! Autant dire que nous allions loin dans le risque. Mais finalement, tout s’équilibrait. Personne n’a abusé du système.

Les comptes étaient forgés de toutes pièces la veille de rencontrer le percepteur. Nous lui annoncions fièrement 40 francs de bénéfice, sous son regard mi-catastrophé, mi-attendri. Il nous a affirmé un jour, après recomptage, que nous nous étions trompés d’un zéro… sur des comptes totalement farfelus. En fait, personne ne comprenait goutte à notre système de société, ce qui nous arrangeait bien. Nous avions trouvé notre chemin détourné.

Étant tous patrons, nous n’avions le droit de licencier personne. Or Coluche, hyperactif, commençait à se montrer directif et envahissant. Il nous devenait insupportable. Un soir, à l’entracte, j’ai annoncé au public que je refusais de remonter sur scène avec lui. Toute la troupe en a fait de même. Ne pouvant l’obliger à partir, nous lui abandonnions le théâtre à la seconde. À lui d’assurer la deuxième partie. Il a compris le message et s’est retiré. Le procédé n’était certes pas glorieux, mais à peu près propre.

À la fin des années 1970, des procès nous ont été intentés au motif que nous ne payions pas de charges sociales. L’Administration n’arrivait pas à comprendre que nous étions effectivement tous patrons. Défendus par un avocat vedette mais vaguement escroc, nous avons gagné en première instance, mais perdu en appel. Il faut dire qu’entre-temps, notre avocat s’était fait rayer du Barreau pour une affaire louche. Nous étions redevables des charges rétroactivement sur treize ou quatorze ans. Personne n’est jamais venu les réclamer. Tout juste un huissier nous faisait-il des visites de courtoisie. Cependant, la situation était devenue incertaine. C’est là que progressivement, pour moi en tout cas, les choses se sont arrêtées.

Débat

Organiser la liberté

Un intervenant : D’où venait l’impératif de contre-pied systématique que vous avez imposé aux débuts du Café de la Gare ? Était-ce par jeu, pour acheter votre liberté ou pour être en cohérence avec votre discours politique ?

Romain Bouteille : Le seul levier sur lequel j’avais vraiment prise pour changer la donne était notre organisation et notre statut. Il n’aurait pas suffi de proposer une vision artistique décalée. Nous nous serions simplement inscrits dans un paysage diversifié, où toute appréciation était subjective. Nos textes étaient certes ambitieux, mais ne se démarquaient pas fondamentalement du reste. Ce qui faisait notre grande différence, c’était que nos acteurs n’avaient obéi à personne. J’estime que l’acteur est là pour commander, pas pour recevoir des ordres. Je suis passé par des cours d’art dramatique au cours desquels un très mauvais comédien nous apprenait à nous asseoir sur une chaise… C’était consternant. Rien à voir avec le métier. L’acteur doit avoir avant tout un flair psychologique. On fait croire aux comédiens qu’il faut de la technique pour porter la voix. Ce sont les cours de théâtre qui inventent ce problème. Quand un machiniste monte sur scène et crie à l’éclairagiste de déplacer une lumière, il se fait parfaitement entendre !

En n’exigeant pas que les acteurs obéissent, je leur permettais d’être des acteurs, de briller, alors qu’un professeur classique les aurait vite rabroués : « ne fais pas ton intéressant, tu n’es pas Michel Simon ! » Si le Café de la Gare a donné naissance à tant de vedettes, c’est qu’il ne les a pas empêchées de réussir.

Int. : Le discours que vous tenez sur la hiérarchie n’est pas éloigné de certaines théories enseignées dans les cours de gestion, comme le Lean management qui décrit les gains et l’efficacité que l’on peut obtenir en réduisant les échelons intermédiaires. Cela dit, on peut aussi éprouver de la liberté dans des organisations hiérarchisées comme l’Administration, car les possibilités de court-circuiter le système sont nombreuses.

R. B. : Ce n’est qu’une liberté factice dans laquelle je vois un confort, donc un danger. L’obéissance est dangereuse justement parce qu’elle est confortable. C’est une addiction qui vous emprisonne. En art, on ne peut pas s’en satisfaire.

Int. : Bien qu’il n’y ait pas de directeur au Café de la Gare, une autorité avait tout de même décidé qu’il fallait systématiquement faire le contraire du raisonnable et qu’il était interdit d’obéir. C’est une forme de gestion.

R. B. : Peut-être, mais la grande particularité de ce mode de gestion est qu’il n’a permis à personne de devenir patron. J’étais certes le garde des sceaux veillant sur une douzaine de lois, mais à la différence d’un patron, il m’était impossible de punir ceux qui désobéissaient. Il faut reconnaître que si nous n’avions pas connu un succès rapide – à tel point que nous devions parfois sortir la lance à incendie (en mode pluie, rassurez-vous) pour contenir l’affluence – et des rentrées d’argent, ces lois auraient cédé très vite.

L’auteur obéit à l’interprète

Int. : Comment se déroulait la création des spectacles ? Il fallait bien quelqu’un pour tenir la plume et diriger les acteurs.

R. B. : Nous étions trois auteurs : Sotha, Patrick Dewaere et moi. En fait, nous obéissions aux interprètes. Nos textes étaient calqués sur ce que les acteurs aimaient dire, le type de phrases qu’ils savaient prononcer et les situations où ils se sentaient à l’aise. Une fois la pièce écrite, le texte appartenait à l’acteur. Nous ne pouvions pas exiger qu’il le prononce sur scène. Mais en général, il ne trouvait pas mieux. Les textes étaient parfaitement réglés. Les comédiens s’apercevaient vite que s’ils les modifiaient, cela nuisait à l’équilibre de la pièce.

Rappelons aussi que nos acteurs, les bâtisseurs du théâtre, n’avaient jamais demandé à monter sur scène. C’est pourquoi les auteurs devaient se plier à leurs possibilités – ou impossibilités – et en tirer parti. Prenons le cas de Miou-Miou, dix-sept ans, d’une innocence totale, qui ne savait absolument pas jouer la comédie et ânonnait son texte. De quoi refroidir le public. Elle ignorait qu’une fois son texte dit, elle devait sortir de scène pour laisser la place aux autres. Comme elle avait envie de voir les sketches suivants, elle s’asseyait sur le bord de la scène et hurlait de rire aux prestations des autres, en spectatrice. Et cela, tous les soirs ! Il n’y a rien de plus difficile que de rire pour un acteur. Le public ne savait plus si elle était mauvaise ou si elle faisait exprès de l’être. Cela a changé la donne pour l’écriture de la pièce suivante. On sait la merveilleuse comédienne que Miou-Miou est devenue.

De même, nous avons confié le rôle-titre d’une de nos pièces, Robin des quoi ?, à l’acteur le plus inexpressif et le plus nonchalant qui soit, Gérard Lefèvre, qui n’avait rigoureusement aucun intérêt pour la scène. S’il avait refusé de jouer, il aurait dû payer un acteur avec sa part de patron pour le remplacer. Le choix était vite fait ! Il marmonnait, ne finissait pas une phrase… Ce fut justement le ressort de la pièce. Elle dépeignait une troupe qui, obligée d’élire un chef, se mettait en quête du moins dérangeant… Gérard Lefèvre, donc. Le public était persuadé qu’il faisait exprès qu’on ne l’entende pas, et c’était très fort ! Il manifestait une indifférence totale et un ennui abyssal… qui n’étaient pas feints. C’était l’un des traits du Café de la Gare : si nous avions le sentiment qu’un acteur était mauvais, il nous était interdit de le lui dire. Nous pouvions seulement organiser les choses de telle sorte qu’il devienne bon.Certains, en particulier Coluche, n’apprenaient pas leur texte. Dans Robin des quoi ?, nous avons écrit pour lui un texte de bafouillage, très difficile à apprendre, mais typiquement dans son style. À la première, les comédiens ont instauré un jeu consistant à lui souffler son texte l’air de rien. C’est devenu un sketch collectif, qui mettait Coluche en valeur. C’est d’ailleurs à cette occasion que Paul Lederman a découvert Coluche et est devenu son agent. À vrai dire, il nous en a débarrassés.

Int. : Le public avait souvent l’impression que les acteurs du Café de la Gare improvisaient.

R. B. : Il était très rare qu’un acteur improvise. En répétition, nous travaillions strictement le texte. Les bons soirs, quand tout le monde était en forme et inspiré, un acteur pouvait se permettre une très légère improvisation, qui était éventuellement retravaillée le lendemain en répétition pour être ajoutée au texte. Mais en général, elle était supprimée. Le Graphique de Boscop est longtemps resté à l’affiche. À force de jouer la pièce, des ajouts l'ont progressivement enrichie, sur des mois. Le public pensait que nous improvisions habilement, mais tout était écrit.

Int. : Vous rejetiez l’obéissance, sauf quand il s’agissait du texte !

R. B. : Vous le présentez en termes d’obéissance, mais les acteurs savaient qu’ils étaient servis par le texte. Disons qu’ils s’y pliaient de façon consentante, tout en sachant qu’ils avaient la liberté de faire autrement. Du reste, certains numéros ne pouvaient pas être joués sans avoir été répétés au millimètre près, une suite d’accidents manqués, par exemple, où tous les pas devaient être comptés. Nous avions découpé ce numéro en petites séquences, chacune étant orchestrée, tout de même, par un patron.

Int. : Après les débuts, avez-vous attiré de nouveaux comédiens ?

R. B. : Quand la renommée du Café de la Gare a grandi, beaucoup ont voulu nous rejoindre. Nous ne refusions personne, mais certains repartaient très vite. Ils désiraient participer à l’aventure, mais n’admettaient pas notre façon de fonctionner.

Int. : Certains de vos acteurs, comme Miou-Miou et Patrick Dewaere, sont devenus des vedettes. Comment l’avez-vous vécu ?

R. B. : Les acteurs qui partaient faire du cinéma finissaient par nous revenir, car leurs films n’avaient pas de succès. Les Valseuses furent l’exception. Pendant qu’ils le tournaient, cependant, Patrick Dewaere, Miou-Miou et Gérard Depardieu revenaient jouer au Café de la Gare tous les soirs, d’autant qu’ils pensaient que ce serait un navet qui ne ferait pas leur célébrité.

Int. : Vos pièces dégageaient une poésie irrationnelle, à la frontière de la folie douce. Elles maniaient l’absurde avec brio. Elles nous faisaient un grand bien, nous qui sortions d’une jeunesse sérieuse et rationnelle. Elles baignaient qui plus est dans une certaine tendresse, une gentillesse naïve, sans aucune méchanceté.

R. B. : Nous faisions de l’humour, pas du comique. L’humour, selon moi, doit dépayser, utiliser des armes inattendues. C’est pourquoi il ne peut pas être ironique, moqueur ou parodique, armes faciles dont abuse le théâtre de boulevard. Cette poésie absurde dont vous parlez était ce que j’appelais l’ambition.

Comment vieillit une anarchie ?

Int. : Comment le Café de la Gare a-t-il évolué avec le temps ?

R. B. : Après le premier théâtre de 150 places à Montparnasse, que nous avons cédé à Coluche par remords pour le tour que nous lui avions joué, nous en avons construit un second de 300 places dans le Marais. Il a accueilli nos meilleurs spectacles. Petit à petit, nous avons accueilli des comédiens supplémentaires, qui n’avaient pas construit l’endroit. Le climat miraculeux des débats s’est estompé.

Lorsque nous avons perdu notre procès, nous avons dû prendre un administrateur, payer les charges sociales. Le public se faisant moins nombreux, il a fallu louer la salle à d’autres troupes. Celles qui en avaient les moyens n’avaient guère de talent et faisaient du boulevard. Certes, cela plaisait au public, mais quand il revenait voir une de nos pièces, plus ambitieuse, il repartait déçu. Progressivement, les amuseurs publics ont changé de registre, allant vers davantage de vulgarité et de conformisme. C’est ainsi que l’on a pu voir au Café de la Gare une sorte de “boulevard de café-théâtre”. L’esprit du Café de la Gare des débuts a tenu jusqu’aux années 1990. Aujourd’hui, c’est un théâtre comme un autre.

Int. : Alors que bon nombre des fondateurs du Café de la Gare sont devenus des vedettes, la célébrité et le cinéma n’ont pas semblé vous attirer...

R. B. : N’y voyez pas une quelconque intégrité. J’ai toujours eu envie de faire du cinéma. Mon problème est que les producteurs sentent immédiatement quand je ne les aime pas ! J’ai tourné dans quelques films, plutôt par accident.

Int. : Que faites-vous maintenant ?

R. B. : Je donne des one man shows partout en France, dans des petites salles où je raconte mes histoires, certaines écrites en alexandrins classiques ou en sonnets. J’obéis à des règles que je m’impose moi-même. Trois ou quatre fois par an, je tiens un rôle dans une pièce de Shakespeare, Tout est bien qui finit bien.

Int. : Vous avez montré combien votre aventure était liée à une époque particulière. Aujourd’hui, serait-ce encore possible pour un jeune artiste ? Quel moyen choisiriez-vous ?

R. B. : Il faudrait trouver de nouvelles façons de contourner la loi, de nouvelles “arnaques”, lancer un nouveau Mai 68… Je ne doute pas que si je me lançais aujourd’hui, je trouverais une solution pour éviter absolument d’obéir.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Sophie JACOLIN