Contenter tout le monde et son père

Le modèle Product-as-a-Service ou, en français, SPS (système produit-service) a ceci de fascinant qu’il répond à deux logiques indépendantes.

En parcourant la littérature sur la question, tout comme en lisant l’exposé de François Johnston, on se convainc rapidement que l’émergence des SPS s’explique avant tout par des raisons purement économiques. Les SPS permettent de créer une relation plus intense et durable avec le client, d’obtenir des marges plus élevées et une plus grande stabilité des revenus, de maîtriser les connaissances et savoir-faire liés à la phase d’utilisation des produits. Ils constituent une source plus durable d’avantages concurrentiels, protègent le marché des imitations, favorisent l’innovation, notamment l’innovation en collaboration avec les clients, etc. Plus récemment, les fournisseurs de SPS se sont rendu compte que ceux-ci pouvaient également contribuer à la réduction de l’impact environnemental de leur activité, à la fois à travers la possibilité de satisfaire les besoins des clients par la fonction des produits plutôt que par les produits eux-mêmes, et grâce à la conservation de la propriété des biens par les fournisseurs, susceptible d’inciter ces derniers à optimiser l’usage des matériaux et de l’énergie sur l’ensemble du cycle de vie du produit.

Dans nos esprits cartésiens et linéaires, cette double motivation fait immédiatement surgir un doute. La motivation environnementale ne serait-elle pas superfétatoire et ne relèverait-elle pas du greenwashing ? Certains auteurs attirent l’attention, par exemple, sur le fait que la réduction de l’utilisation des ressources par produit n’affecte pas la vitesse du flux des produits et que le prestataire de services peut obtenir des prix élevés en échange du remplacement rapide d’un bien par un autre, par exemple dans le cas de sociétés de location de voitures, qui renouvellent leurs véhicules tous les deux ou trois ans. Selon eux, la contribution des SPS à la protection de l’environnement n’est garantie que si cet objectif est prioritaire et intégré dès le départ à la conception du SPS.

À ceci, François Johnston objecte que la réduction de l’impact environnemental est, de toute façon, devenue une nécessité absolue pour des raisons règlementaires, réputationnelles et d’accès aux ressources. Mais cette nécessité est-elle perçue comme telle par toutes les entreprises, au point de les inciter à vendre ou acheter des SPS ? Qu’à cela ne tienne, pourrait-on répondre : si elles ne le font pas pour des raisons environnementales, elles le feront pour des raisons économiques. On se prend alors à souhaiter que la motivation économique domine… mais cela risque de conduire à ce que l’objectif environnemental ne soit qu’imparfaitement atteint.

Ceci me rappelle la fable de La Fontaine, Le Meunier, son fils et l’âne. Le meunier et son fils vont vendre leur vieil âne au marché et, pour lui épargner de la fatigue, le suspendent par les pieds à une verge qu’ils portent sur leurs épaules. Devant les moqueries des passants, le meunier détache l’âne et fait monter son fils sur le dos de l’animal. Des marchands reprochent au jeune homme de laisser son père se fatiguer. Le meunier succède à son fils sur le dos de l’âne, mais des passantes plaignent le jeune homme de devoir aller à pied alors que son père se pavane sur l’âne. Le père fait monter son fils en croupe jusqu’à ce que, de nouveaux observateurs s’offusquant de la charge excessive imposée à l’animal, tous deux reprennent leur marche à pied. On se moque alors à nouveau d’eux, qui usent leurs souliers pendant que l’âne se repose. Morale de l’histoire, énoncée par le meunier : « Est bien fou du cerveau Qui prétend contenter tout le monde et son père. »

On dit que gouverner, c’est choisir entre deux inconvénients, voire entre de nombreux inconvénients, comme dans cette fable. Et si, dans certains cas, courir deux lièvres à la fois pouvait conduire à l’annulation, au moins partielle, des inconvénients de chaque choix ?