Depuis 2008 au moins, avec l’improbable faillite de Lehman Brothers, l’actualité nous abreuve de catastrophes économiques, en France plus qu’ailleurs, où le nombre de fermetures d’entreprises et le nombre de chômeurs ne cessent de croître. Mais ce n’est pas l’impression qui domine lorsqu’on parcourt les comptes rendus des réunions de 2013 de l’École de Paris du management. On y recense en effet, plus que les années précédentes, de nombreuses aventures heureuses, souvent triomphales, notamment dans le nouveau séminaire Aventures industrielles.
Une analogie vient à l’esprit avec les conceptions actuelles de la naissance de l’univers. À partir de la théorie de l’expansion continue, en remontant par la pensée la chronique des millénaires, on arrive au Big Bang, où à partir d’un point de masse presque infinie, les objets célestes ont graduellement pris naissance et occupé un espace croissant. Mais les astrophysiciens nous assurent que l’expansion ralentit, jusqu’à s’arrêter dans quelques milliards d’années, et repartir dans l’autre sens pour accumuler toutes les masses de l’espace en un point, comme au départ du Big Bang. C’est le Big Crunch.
L’École de Paris du management a recensé quelques Big Crunchs économiques, mais il est clair qu’il est plus facile de donner la parole à des hommes d’affaires heureux de leurs succès qu’à leurs infortunés confrères vaincus par les tempêtes économiques. Car c’est bien de tempêtes dont il s’agit, avec l’avalanche d’innovations techniques et commerciales, les communications toujours plus rapides, qui coulent les bateaux fragiles et propulsent les mieux gréés.
Mais on recense, à côté de ces aventures heureuses ou tragiques de croissance ou d’écroulement, des exemples d’initiatives qui ne s’expriment pas en termes quantitatifs de chiffre d’affaires ou de profit, mais qui se donnent pour objectifs des valeurs qualitatives, de l’ordre de la charité ou de la beauté. Peut-être faut-il chercher dans ces directions les clefs du management de demain.
Nous proposons de les appeler : les belles évasions.
Voyons comment se regroupent les réunions de 2013 selon ces trois catégories.
LES BIG BANGS
Une soirée-débat a été consacrée aux ressorts de la renaissance industrielle de la France (p. 415). Tous les succès économiques n’ont pas la même origine. Les plus attendus reposent sur des innovations qui ont rapidement séduit la terre entière. Mais d’autres ont pour origine de spectaculaires efforts commerciaux pour promouvoir des produits déjà connus. Par ailleurs, les efforts réussis de conquête du monde ont souvent pour sources des initiatives insolites. On peut regrouper selon ces distinctions plusieurs des comptes rendus de ce volume.
Innovations
L’innovation la plus spectaculaire examinée en 2013, parce qu’elle concerne un outil familier, l’automobile, mais aussi parce qu’elle mobilise des moyens extravagants, est la Model S de Tesla, « la meilleure voiture du monde », véhicule intégralement électrique au prix astronomique mais qui se vend à profusion (p. 167). Bien d’autres innovations moins médiatiques, mais non moins dignes d’admiration, ont été présentées ; elles ont concerné des fils et des câbles (p. 119), le fil fourré (p. 379), la robotique (p. 127), l’altimétrie (p. 143), l’extrusion (p. 333), la pharmacie (p. 341), l’injection de matières plastiques (p. 347), les outils d’aide à la conception et l’entretien des circuits électriques (p. 391). Elles ont à chaque fois engendré une diffusion mondiale alors qu’elles étaient parfois lancées par des entreprises microscopiques à l’échelle de la planète.
Commerce
Les réunions qui suivent ont relaté des efforts impressionnants pour promouvoir des produits ou des services qui n’avaient jusque-là que des marchés insuffisants, locaux ou confidentiels. Le compte rendu le plus émouvant dans cette catégorie est celui de l’aventure de World Tricot, qui met en scène une héroïque ancienne ouvrière qui, à travers de terribles difficultés, a conquis les marchés de la maille haut de gamme (p. 209). Par ailleurs, l’École de Paris a entendu des témoignages de l’immobilier d’entreprise (p. 57), du trafic aérien (p. 29), de la connectique (p. 35), du matériel agroalimentaire (p. 367 et p. 373), des médicaments pédiatriques (p. 111), du cirque (p. 311), de la haute gastronomie et des épices (p. 325 et p. 359). Enfin, une soirée-débat a été consacrée à un dossier qui fait ces temps-ci grand bruit sur la scène médiatique, la surprenante indifférence des pouvoirs publics français à l’égard des potentialités du tourisme (p. 425). Se retrouve dans cette catégorie le grand chantier ferroviaire Lyon-Turin, dont le destin est toutefois incertain depuis des décennies (p. 65).
Sources insolites
Les exploits précédents, de l’une ou l’autre variété, ont souvent pour origine des singularités ou des initiatives insolites qui ont suscité ou facilité leur émergence. Il a pu s’agir d’une inspiration exotique (p. 19), de patrons atypiques qui ont transformé en atout un handicap physique ou social (p. 241), de petits industriels conquérants et sans complexes (p. 385), d’actes transgressifs mais porteurs de renouveau (p. 73 et p. 217), de coachings qui galvanisent les prouesses (p. 87), d’une recherche universitaire convertie en projet industriel (p. 97), du chaos sciemment entretenu (p. 399). Une séance a examiné l’effet catalyseur d’initiatives publiques originales : les pôles de compétitivité (p. 135).
LES BIG CRUNCHS
Il est difficile de faire parler les morts, mais l’École de Paris du management a pu recueillir des témoignages intéressants d’acteurs de la vie économique qui ont frôlé la mort et ont rebondi.
La ville de Marseille s’enfonçait dans le déclin, elle a su exploiter son accession au statut de Capitale européenne de la culture (p. 79). La SNCF est en crise, mais elle procède à des révisions stratégiques radicales (p. 49). La société PSA vendait de moins en moins d’automobiles : elle rebondit par une action sur le style (p. 283).
À une échelle moindre, un éditeur tente de sauver l’édition de qualité grâce au livre numérique (p. 289). L’illustre jouet Meccano se mourrait : le voilà reparti fougueusement à l’initiative d’un patron et de son fils amoureux de la marque (p. 353). Les Constructions métalliques de Provence avaient sombré après un destin glorieux, mais des ingénieurs, des cadres et des ouvriers ont voulu préserver leurs savoir-faire et ont permis à l’entreprise de renaître de ses cendres (p. 43).
Cela étant, la guerre économique fait de plus en plus rage, les victimes sont légion parmi les start-up (p. 103) et l’on compte de plus en plus de victimes dans la population, pas toujours convenablement recensées (p. 233). Les géants de l’internet sont eux-mêmes
engagés dans une bataille féroce qui pourrait mettre à terre un ou plusieurs d’entre eux (p. 159).
Pour remédier à ces maux, et notamment pour faire reculer le chômage, les États s’accrochent à des outils qui avaient leur pertinence au XXe siècle, mais dont on sent de plus en plus les limites. Une séance a été ainsi consacrée à la tyrannie du PIB et de la croissance (p. 183). La police elle-même s’est vue enserrée dans des carcans bureaucratiques résultant d’effets inattendus de systèmes d’évaluation mis en place dans l’idée de stimuler son efficacité (p. 257).
LES BELLES ÉVASIONS
Toutes les évocations qui précèdent renvoient à la logique économique, voire comptable, des recettes et des dépenses. Mais il est de plus en plus évident que cette logique engendre des dommages de moins en moins tolérés par les opinions publiques, et que se multiplient les initiatives qui visent à y échapper ou du moins à y remédier. L’École de Paris du management s’est faite, comme depuis son origine, l’écho de telles initiatives.
Le domaine le plus abordé sur ce registre a été le social. Une séance présente une intéressante expérience québécoise d’investissements socialement responsables et soucieux de développement durable (p. 151). Une autre fait le point sur cette nouvelle finance qui se soucie d’avenir (p. 193). Des députés européens, ayant perdu confiance dans la finance et mal armés face aux nombreux lobbyistes que celle-ci leur envoie, ont suscité la création d’une ONG originale pour décrypter les arguments des financiers, aider au travail législatif et éduquer l’opinion (p. 175). Une séance a mis en évidence le fait que les business schools d’aujourd’hui ne se bornent plus à transmettre une vision capitaliste conventionnelle mais s’ouvrent à des approches critiques appréciées des élèves, des professeurs et des chercheurs (p. 201). Une fois de plus, Danone est à l’honneur, cette fois pour son soutien aux communautés rurales démunies afin de les aider à reconstituer leurs écosystèmes (p. 249). Une soirée-débat a été consacrée au problème plus général du financement des projets à vocation sociale. Au fur et à mesure que les États se retirent, de nouveaux acteurs financiers s’intéressent à de tels projets d’économie sociale et solidaire, mais on peut craindre de nouvelles bulles : après tout, les subprimes avaient au départ une vocation sociale, celle de permettre au plus grand nombre de devenir propriétaires de leur logement (p. 433).
En ces périodes chahutées, les gouvernements sont mis à rude épreuve et les démocraties sont fragilisées car il leur est difficile de faire ratifier des mesures impopulaires. Or, nous avons exploré au cours d’une séance les rouages et les vertus de l’approche suisse de la démocratie, bien plus proche du peuple qu’ailleurs (p. 225).
Une séance a été consacrée aux curieux développements d’outils numériques censés favoriser le bien-être au travail (p. 407) : est-ce une fuite dans l’hédonisme ou l’amorce d’une approche de la santé au travail faite de responsabilisation des salariés et des entreprises ?
Le séminaire Création a organisé des réunions consacrées aux arts : le cinéma, où des producteurs s’unissent selon des modalités originales pour faire face aux aléas de leur métier sans brider leur créativité individuelle (p. 265) ; le théâtre, où un metteur en scène et créateur de compagnies s’ingénie à trouver des manières d’échapper à l’enfermement qu’engendre la bureaucratie associée aux subventions publiques (p. 271) ; les arts et la commande publique, où l’on voit comment une directrice de projet arrive à préserver la création face à la rigidité des règles de la commande publique (p. 277) ; l’architecture, où une agence entretient avec succès depuis quarante ans un travail collectif inventif entre des associés de toutes générations et placés sur un plan d’égalité absolue (p. 297) ; les arts populaires, dans une expérience originale qui s’attache à attirer les populations locales diverses pour les intéresser à toutes formes d’art (p. 305).
Malraux disait, dans les années 1960, que lorsque l’État investit dans la culture, il fait des économies sur le nombre de policiers. Pourtant la société française était portée à l’époque par la croissance et l’économie faisait miroiter à chacun un avenir meilleur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, où la société est rongée par les dérèglements de l’économie. On est souvent porté à se contenter de proposer des remèdes économiques à la situation du moment, mais c’est risquer de s’enfermer dans une vision qui mène à une impasse.
Une séance du séminaire Création sur les compétitions de voile (p. 319) résume, à travers l’exemple d’un navigateur hors pair, les ressorts du management idéal : il faut du rêve, de l’efficacité, de la vigilance, une rigueur d’organisation et un sens de l’animation
des personnes et des équipes. Il faut, en quelque sorte, un management humaniste, manière de faire que l’École de Paris du management s’attache à préciser depuis sa création.