Exposé de Till Zeino-Mahmalat

OCP, un groupe centenaire au croisement de deux enjeux planétaires

Avant d’en venir plus spécifiquement à OCP (Office Chérifien des Phosphates) et à notre projet de production d’hydrogène et d’ammoniac verts, permettez-moi de brosser à grands traits le tableau général dans lequel s’inscrit notre action. La population mondiale, en forte croissance, passera de 6,9 milliards d’habitants en 2010 à 9,7 milliards en 2050. Cependant, les terres arables n’étant pas indéfiniment extensibles, leur surface par habitant va décroître d’environ 20 % durant cette même période, ce qui nous place tous, collectivement, face à un risque majeur en matière de sécurité alimentaire. Notre meilleure et, à vrai dire, seule réponse face à ce risque consiste à améliorer les rendements agricoles. Or, cet accroissement de la production agricole semble aller à l’encontre de cet autre enjeu planétaire majeur qu’est le réchauffement climatique. Nous savons tous, en effet, que le secteur agricole, en raison de mauvaises pratiques, est aujourd’hui responsable de 25 % des émissions de gaz à effet de serre, de 90 % de la déforestation, de 70 % de la consommation d’eau, etc. De plus, la dégradation de notre environnement contribue à amoindrir la production agricole – un tiers des sols sont dégradés du fait de l’érosion, de la désalinisation et de l’injection dans les sols des saumures ou de divers autres polluants. Les deux objectifs, accroissement de la production agricole d’une part et lutte contre le réchauffement climatique et la perte de biodiversité d’autre part, paraissent donc aller difficilement de pair ; nous devons pourtant apprendre à les concilier.

Nous pensons qu’il existe un chemin médian nous permettant de répondre à ces deux enjeux planétaires. Ce chemin médian passe par l’adoption et la généralisation de bonnes pratiques agricoles avec, en particulier, une nutrition optimisée des sols, ainsi que la séquestration de carbone. Telle est la vision qui nous anime chez OCP.

OCP, son histoire, son écosystème

Ce groupe existe depuis plus de cent ans, puisqu’il a été fondé en 1920 au Maroc, pays où sont concentrés 70 % des réserves mondiales de phosphate. OCP est aujourd’hui le premier producteur d’engrais phosphatés dans le monde, avec un chiffre d’affaires de 11,3 milliards de dollars l’an dernier, un record dans notre longue histoire. Nous sommes aussi parmi les tout premiers importateurs d’ammoniac ; nous en importons chaque année environ 2 millions de tonnes. Je précise également qu’OCP s’inscrit dans un écosystème de R&D, avec des acteurs tels que l’UM6P (université Mohammed VI Polytechnique), université créée par OCP, sa filiale InnovX, ou encore le fonds de capital-risque Bidra Innovation Venture, basé aux États-Unis.

Quand OCP a été fondé, au début des années 1920, son activité était uniquement l’extraction de roches phosphatées et la production d’acide phosphorique. Quelques décennies plus tard, avec le lancement de la plateforme chimique Jorf Lasfar dans les années 1980, nous avons développé la production d’engrais, mais il s’agissait encore d’engrais standards, pas forcément adaptés aux sols et aux cultures de chacun de nos clients. Un premier tournant a été pris en 2006, quand nous avons à la fois fortement augmenté (triplé) notre production d’engrais et diversifié notre portefeuille de produits, ce qui nous permet de proposer aujourd’hui une grande variété d’engrais, bien mieux adaptés aux différents types de sols. Nous sommes, depuis 2015, dans une nouvelle dynamique, caractérisée par de nouvelles approches dans le domaine des roches phosphatées, la recherche de solutions de plus en plus “customisées” pour les agriculteurs, ainsi qu’une activité d’innovation et de R&D très poussée, grâce à ce réseau de partenaires dont je vous ai parlé. Cette dynamique est également caractérisée par l’accent tout particulier mis sur ce que nous appelons en interne le Sustainable impact & Green business (développement durable et agriculture verte).

Des objectifs ambitieux

Les objectifs que nous nous sommes fixés sont ambitieux. En effet, d’ici à 2030, nous entendons décarboner toutes nos opérations, qu’il s’agisse d’extraction minière ou d’activités chimiques, tout en ayant uniquement recours, pour notre approvisionnement en électricité, à des sources non émettrices de carbone. À l’horizon 2040, cette décarbonation devra s’étendre à nos émissions indirectes – ce que l’on appelle le scope 3 –, c’est-à-dire aux produits que nous vendons et qui sont utilisés par les agriculteurs : nos engrais devront tous, à cette date, présenter une empreinte carbone nulle. Cela vaudra aussi pour les matières premières que nous consommons, y compris l’ammoniac. À plus courte échéance, l’année prochaine, nous voulons que 100 % de l’eau que nous utilisons soit d’origine non conventionnelle – en ce qui nous concerne, obtenue par désalinisation de l’eau de mer ou partiellement par le traitement des eaux usées.

13 milliards de dollars pour mettre le cap sur l’hydrogène et l’ammoniac verts

Ces objectifs se traduisent concrètement par un programme de 13 milliards de dollars, présenté en décembre 2022 devant les plus hautes instances de notre pays. Ce programme, qui s’étend jusqu’en 2027, comporte un volet d’augmentation de nos capacités de production sur notre cœur de métier, avec une production d’engrais passant de 12 millions de tonnes en 2021 à 20 millions en 2027, et une production de roches phosphatées passant de 44 millions de tonnes à 70 millions. Ce programme comporte aussi un volet de développement de la production d’énergies renouvelables, laquelle doit passer de 0 gigawatt aujourd’hui (nous nous fournissons en énergie renouvelable, mais n’en produisons pas) à 5 gigawatts en 2027.

Ce même programme prévoit également une forte augmentation de notre consommation d’eau d’origine non conventionnelle, qui doit passer de 35 millions de mètres cubes en 2021 à 560 millions de mètres cubes en 2027. Cette eau est indispensable à certaines de nos opérations, par exemple au fonctionnement du pipeline par lequel transite la pulpe de roche de Khouribga à Jorf Lasfar. Aujourd’hui, nous nous fournissons auprès des barrages situés aux environs de la mine, mais cette solution n’est pas pérenne ; nous préférerions utiliser de l’eau dessalée, et c’est ce que nous allons faire. Cette eau dessalée nous servira, entre autres, dans le cadre de notre plan de développement de la production d’énergies renouvelables, à produire de l’hydrogène et de l’ammoniac verts.

Hydrogène et ammoniac, deux molécules sœurs…

Le programme comporte, en particulier, un objectif de production d’ammoniac vert de 200 000 tonnes en 2026 et d’1 million de tonnes en 2027, avec une montée en puissance pouvant atteindre un total de 3 millions de tonnes à l’horizon 2032. Le projet de production d’1 million de tonnes d’ammoniac vert concerne plus spécialement la région de Tarfaya, dans le sud du pays.

Comme vous le savez, l’hydrogène se décline en différents types, symbolisés par des couleurs : l’hydrogène gris, extrait du gaz naturel sans recapture du carbone émis durant le processus ; l’hydrogène bleu, lui aussi extrait de diverses sources fossiles, mais avec recapture du carbone ; l’hydrogène vert, obtenu par électrolyse de l’eau au moyen de l’électricité produite par des sources d’énergie renouvelable ; l’hydrogène rose, également obtenu par électrolyse de l’eau, mais au moyen d’électricité d’origine nucléaire ; etc. Chez OCP, l’hydrogène que nous utilisons aujourd’hui est de l’hydrogène gris et nous voulons opérer la bascule vers l’hydrogène vert.

Le tableau d’ensemble est le suivant : à la racine de la production d’ammoniac vert (NH₃), se trouvent de l’eau, de l'électricité d'origine renouvelable et de l’air. L’électrolyse nous permet de casser les molécules d’eau en dioxygène (O₂) d’un côté et en hydrogène (H), ou plutôt dihydrogène (H₂), de l’autre côté, cependant que nous utilisons l’air pour obtenir de l’azote (N). Après quoi, le procédé Haber-Bosch nous permet de combiner hydrogène H et azote N en ammoniac NH₃.

… aux multiples usages...

L’hydrogène récupéré au cours du processus peut être utilisé directement dans les véhicules, dans certains process industriels, ou encore pour reproduire de l’électricité (qu’il aura servi à stocker). L’ammoniac, quant à lui, constitue évidemment un intrant important des engrais, mais il peut aussi être utilisé dans certains autres process industriels, ainsi que comme carburant, tout spécialement dans le secteur maritime – on estime que l’ammoniac sera le carburant du futur dans ce secteur.

Un point important est que l’hydrogène reste, aujourd’hui, difficilement transportable. En effet, il est possible de le faire circuler dans des pipelines, mais à condition de les avoir modifiés pour leur permettre de contenir cet élément chimique extrêmement volatil. De plus, les “hydrogéniers” – l’équivalent des méthaniers pour l’hydrogène – n’existent pas encore autrement qu’à l’état expérimental. De ce fait, il peut être intéressant de le transporter sous forme d’ammoniac, qu’il suffit ensuite de “cracker” pour en récupérer l’hydrogène.

… et au potentiel économique énorme

Nombre de pays ont adopté une stratégie de planification du développement de l’hydrogène vert ou bas carbone. Cette volonté politique a un impact considérable sur le marché. Ainsi, on estime que la demande mondiale avoisinera 290 millions de tonnes à l’horizon 2035 et celle en ammoniac vert, environ cinq fois plus. Pour ces deux produits et à cet horizon, les importations de l’Union européenne devraient atteindre respectivement 12 millions de tonnes et 60 millions de tonnes.

Cet énorme marché explique que quantité d’acteurs souhaitent investir dans ce domaine : entre aujourd’hui et 2030, les investissements annoncés dans l’hydrogène vert ou bas carbone totalisent environ 150 milliards de dollars, dont seulement une trentaine ont déjà été engagés. Du côté des prix, nous nous servons d’un indicateur couramment utilisé, appelé le LCOH (Levelized Cost of Hydrogen), à l’aune duquel il apparaît que le Maroc est plutôt bien classé puisque les études le situent parmi les trois pays les plus compétitifs à l’horizon 2050. Ce classement est notamment lié à la quantité et à la qualité de nos ressources en énergies renouvelables (soleil et vent), en particulier dans le sud du pays. Par ailleurs, nous constatons que l’ammoniac vert est voué à devenir plus compétitif que son homologue d’origine fossile, et le restera jusqu’en 2050.

À cette date, les deux grandes régions d’importation d’hydrogène vert (éventuellement sous sa forme d’ammoniac) seront, d’une part, l’Europe – et notamment l’Allemagne et l’Europe centrale – et, de l’autre, le Japon et la Corée du Sud. L’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Australie et l’Afrique du Sud constitueront les principales zones ou nations exportatrices, suivies par l’Amérique du Sud.

Défis et risques d’un marché en plein essor

Le financement des projets

Le premier défi est clairement celui du financement. Nous parlons ici de projets extrêmement coûteux, car notre objectif de produire 1 million de tonnes d’ammoniac vert en 2027 nécessite, par exemple, que nous investissions 8 à 10 milliards de dollars à Tarfaya. On connaît l’aversion des banquiers pour le risque et les technologies en jeu, si elles existent (elles ont été développées), n’ont pas encore toutes été déployées à grande échelle. Par ailleurs, pour financer nos projets à moindre coût, nous avons, comme tout le monde, besoin de mettre en place des contrats de commercialisation à long terme (offtake), à apporter en garantie aux financeurs. Néanmoins, la signature de tels contrats est aujourd’hui difficile, puisque le marché de l’hydrogène et de l’ammoniac verts n’existe pas encore. Cet aspect du problème est loin d’être un détail, car il faut savoir que le coût de financement d’un projet dans l’hydrogène vert peut représenter jusqu’à 30 % du coût de production.

Tous ces éléments d’incertitude sont renforcés par l’évolution rapide que les technologies existantes vont très certainement connaître dans les années à venir, qu’il s’agisse des électrolyseurs, des panneaux solaires ou, dans une moindre mesure, des éoliennes. Pour les électrolyseurs ou le photovoltaïque, les coûts devraient baisser d’environ 50 % d’ici 2035. Cela signifie que la première entreprise qui se lance essuie forcément des coûts de développement majorés par rapport à celle qui ne la rejoint sur ce secteur que quelques années plus tard, lorsque l’évolution technologique a substantiellement fait baisser les coûts. C’est là une spécificité de ce marché tout à fait cruciale. S’y ajoute le fait que les bonnes compétences (sur les technologies, les opérations, le marché, ou encore l’offtake) sont encore relativement peu développées.

Par ailleurs, la production d’hydrogène et d’ammoniac verts nous fait dépendre d’une multitude de fournisseurs pour acquérir les divers équipements et composants nécessaires, raison pour laquelle nous devons nouer des partenariats de long terme avec eux.

Nouveau métier, nouveau secteur

Même si OCP connaît déjà bien l’ammoniac en tant que composant de son processus industriel – ce qui lui donne une longueur d’avance sur ses concurrents –, la production d’hydrogène et d’ammoniac verts n’en représente pas moins, pour notre Groupe, un nouveau métier, fort différent de celui, historique, qu’est la fabrication d’engrais. Comment allons-nous intégrer cette nouvelle activité au sein de notre organisation ? C’est là un défi supplémentaire.

Se lancer aujourd’hui, en étant le premier à défricher le terrain, représente déjà un défi en soi. Il existe des secteurs dans lesquels cette position de first mover, comme disent les anglophones, constitue un avantage comparatif décisif. C’est en partie vrai s’agissant de l’hydrogène et de l’ammoniac verts, car le premier à se lancer se construit son propre écosystème, prend de l’avance sur ses concurrents à différents niveaux, etc. Il reste néanmoins cette épineuse question de l’évolution rapide des technologies que j’ai mentionnée.

Enfin, le dernier défi que je souhaite évoquer repose sur le fait que la production d’hydrogène et d’ammoniac verts nécessite beaucoup d’espace. Il s’agit donc, pour un groupe voulant en produire, de sécuriser de vastes terrains, ce qui n’est pas forcément à la portée de tous.

Les atouts et l’approche d’OCP

Dans ce tableau général, quelle est la situation particulière d’OCP ? Les excellentes ressources en ensoleillement et en vent dont bénéficie le Maroc nous permettent de viser un coût de production de l’hydrogène vert de seulement 1,5 dollar le kilogramme en 2050. Avantage supplémentaire, notre pays est l’un des endroits au monde où ces deux sources d’énergie renouvelable sont le plus complémentaires tout au long des vingt-quatre heures que dure une journée. De plus, leur localisation est idéale, dans la mesure où le Sud marocain, où elles sont le plus abondantes, présente également de vastes étendues peu habitées et peu cultivées, soit beaucoup de foncier disponible.

Un deuxième atout dans notre manche est notre position sur le marché de l’ammoniac, que nous importons massivement (pour un montant de 1,9 milliard de dollars l’an dernier) ; cela nous avantage pour la signature de contrats d’offtake, l’un des principaux challenges pour tout nouvel entrant sur ce secteur, ainsi que je l’ai indiqué. OCP, en tant que grand importateur, peut devenir l’offtaker de sa propre production. Néanmoins, le business traditionnel doit développer des solutions afin de valoriser un produit décarboné, sachant que l’ammoniac décarboné peut être plus coûteux que l’ammoniac gris selon l’évolution du marché du gaz naturel auquel il est lié. Le risque absorbé par le business traditionnel doit rester maîtrisé. La proximité avec l’Europe joue également en notre faveur dans le cas d’opportunités d’exportation, ainsi que l’écosystème de partenaires universitaires (UM6P, InnovX, etc.), qui devrait nous aider à réduire les coûts.

J’insiste sur l’importance de construire un écosystème, qui englobe à la fois l’amont (upstream : les équipements et installations tels qu’électrolyseurs, panneaux photovoltaïques, éoliennes, etc.) et l’aval (downstream : les industriels clients de nos hydrogène et ammoniac verts, que ce soit dans les secteurs de l’acier, de l’aluminium, du verre, etc.). Vis-à-vis de tous ces partenaires, OCP s’inscrit dans une vision de long terme et entend favoriser au maximum la production locale dans une optique d’optimisation de coûts et de réduction de risques des chaînes d’approvisionnement internationales.

Ce n’est pas la première fois qu’OCP lance et mène à bien un grand projet. Nous avons déjà mis en œuvre, à partir de 2005, un investissement de 8 milliards de dollars pour augmenter nos capacités de production dans les engrais, passées de 3 millions à 12 millions de tonnes par an. Nous avons donc l’expérience de la gestion des projets de grande envergure.

Débat

OCP, ses ambitions, ses challenges et ses atouts

Un intervenant : Vous avez évoqué un plan d’investissement doté de 13 milliards de dollars d’ici à 2027. Or, ce montant est plus élevé que le chiffre d’affaires d’OCP (11,3 milliards en 2022). Comment le Groupe compte-t-il s’y prendre pour financer un programme de cette ampleur ?

Till Zeino-Mahmalat : Notre histoire prouve que nous en sommes capables. Comme je vous l’ai indiqué, à partir de 2005, un investissement de 8 milliards de dollars a été engagé pour augmenter nos capacités de production dans les engrais. Nous l’avions financé par différents biais : les banques privées, l’IFC (International Finance Corporation, affiliée à la Banque mondiale), des banques de développement multilatérales ou nationales, des crédits export, etc. Ce sera la même approche pour notre nouveau programme d’investissement de 13 milliards de dollars. De plus, l’idée n’est pas de le conduire seul, mais de le faire avec l’aide de partenaires.

Int. : Il me semble qu’OCP jouit, par rapport à ses concurrents, d’un inestimable avantage : il est lui-même un gros acheteur d’ammoniac, dont il a besoin pour produire ses engrais. Il peut donc intégrer sa nouvelle production d’hydrogène et d’ammoniac verts dans sa propre chaîne de valeur. C’est un plus considérable, notamment aux yeux des financeurs…

T. Z.-M. : Il est certain que le fait de développer notre propre production d’ammoniac vert en lieu et place de nos achats d’ammoniac ‟dérisque” le projet. Les financeurs apprécient qu'une garantie de commercialisation (offtake) soit apportée par le développeur, car cela élimine le risque lié à la commercialisation du produit. Cependant, pour OCP, reste à définir un juste prix entre ses deux composantes, celle qui produit les engrais et achète de l’ammoniac au meilleur prix, et celle qui produit l’ammoniac vert, pour l’instant beaucoup plus cher que l’ammoniac gris.

Int. : La coexistence d’un cœur de métier qui est la fabrication d’engrais et d’une nouvelle activité dédiée à la production d’hydrogène et d’ammoniac verts va-t-elle obliger OCP à procéder à des réorganisations au sein de son organisation ?

T. Z.-M. : Il sera important, je crois, de ne pas perdre de vue qu’il s’agit de deux sphères distinctes. Notre cœur de métier constitue aujourd’hui une activité performante, dont l’organisation est bien rodée et efficiente. La nouvelle activité doit venir se développer de manière relativement indépendante d’elle, de façon à limiter les interférences. Bien sûr, cela ne veut pas dire que des transferts de compétences et des mobilités internes ne pourront pas avoir lieu d’une sphère à l’autre ; ce sera même vraisemblablement le cas.

Int. : Vous nous avez présenté tous les avantages dont bénéficie le Maroc, et l’on aurait presque envie de parler de “bénédiction” tant ils sont importants. Ne craignez-vous pas de susciter chez certains de vos compatriotes une forme de jalousie : « Nous avons une mine d’or dans notre pays, et c’est encore OCP qui va en bénéficier le premier ? »

T. Z.-M. : Je pense qu’il y a assez d’espace pour tout le monde. Rien n’empêche donc de voir le Maroc mener à bien plusieurs projets en même temps. C’est d’ailleurs souhaitable : si plusieurs acteurs participent à la construction d’un écosystème autour de l’énergie renouvelable, il en résultera un effet de réseau qui ne peut être que bénéfique pour tout le monde. Au niveau du marché de l’export aussi, il y a bien assez de place pour plusieurs acteurs : les projections de demande pour 2035 que je vous ai citées montrent que nous parlons de volumes énormes.

Int. : La grande stabilité dont fait montre le Maroc au niveau de sa politique énergétique, par opposition à certains pays européens qui se révèlent incapables de faire preuve de la même constance sur la longue durée, n’est-elle pas une autre de ces “bénédictions” ?

T. Z.-M. : Bien sûr. La stabilité, sous toutes ses formes, est un élément très apprécié des investisseurs. Nous souhaiterions avoir la même visibilité sur le marché de l’export, mais j’ai le sentiment que les choses évoluent dans le bon sens à cet égard en Europe.

Int. : Connaissez-vous, ailleurs dans le monde, un autre acteur du domaine qui ressemble de près ou de loin à OCP, avec à la fois les moyens financiers de ses ambitions, la possibilité d’intégrer l’ammoniac vert à sa propre chaîne de valeur, des ressources en énergies renouvelables équivalentes à celles que l’on trouve au Maroc, un réseau d’universités partenaires, etc. ?

T. Z.-M. : Je n’en vois pas qui soit exactement équivalent à OCP, même si l’hydrogène et l’ammoniac verts intéressent un grand nombre d’acteurs différents. Je pense notamment aux entreprises pétrolières, qui ont à la fois une grande expérience de la production d’énergie, les compétences en interne pour mettre en œuvre de grands programmes et des moyens financiers considérables. Dans le secteur minier aussi, on trouve des groupes intéressés. Néanmoins, aucun n’a le même profil ni la même approche qu’OCP.

Enjeux environnementaux

Int. : Je suppose qu’OCP profite du caractère exothermique de son activité pour produire de l’électricité. Cette électricité peut-elle être considérée comme verte ou non ?

T. Z.-M. : Votre question soulève celle, plus générale, de la cogénération. La production d’engrais, en effet, est un procédé qui dégage de la chaleur, que nous convertissons en électricité pour les besoins de nos opérations. Cette électricité est-elle verte ou non ? Je vous répondrais que c’est affaire de définition. Elle ne provient certes pas d’une ressource renouvelable, comme le soleil ou le vent, mais cette ressource serait gaspillée si nous ne la recyclions pas sous cette forme. Vert n’est pas synonyme de renouvelable, c’est un concept plus large.

Int. : OCP et, plus largement, le Maroc sont-ils conscients de l’impact des saumures, ce sel que l’on rejette dans l’océan (Atlantique, notamment) en désalinisant l’eau de mer ? Le risque de dégradation de l’activité de pêche est-il pris en compte ?

T. Z.-M. : Le problème ne se pose pas encore pour nous, puisqu’à Jorf Lasfar les saumures sont mélangées avec d’autres eaux utilisées pour le refroidissement de nos processus de production, ce qui limite la concentration en sel de nos rejets. Jorf Lasfar constitue cependant un cas particulier et il est clair que la question se posera à l’avenir. Nous avons et aurons le souci de respecter les normes environnementales en la matière, et nous travaillons aux moyens qui nous permettront d’éviter de trop fortes concentrations localement, par exemple en dispersant les saumures en différents points de l’océan.

Int. : OCP apparaît comme un leader de la décarbonation au Maroc. Aider d’autres entreprises marocaines fortement émettrices de gaz à effet de serre (comme les cimentiers, par exemple) à décarboner et à réduire leur empreinte environnementale, via la cogénération ou la captation de CO₂, fait-il partie de sa stratégie ?

T. Z.-M. : C’est, en tout cas, une piste de réflexion intéressante. Nous sommes en train de développer un vaste éventail de compétences au sein de l’écosystème OCP, compétences que nous pourrions mettre à la disposition de l’industrie marocaine sous forme de missions de conseil, par exemple. Il y a là, sans doute, une opportunité à saisir.

Rôle de l’État, infrastructures et écosystème

Int. : Est-ce que l’État marocain investit ou compte investir dans l’hydrogène et l’ammoniac verts, ne serait-ce que pour créer un effet de levier ?

T. Z.-M. : L’État marocain est en train de mettre en place ce qu’on appelle l’Offre Maroc. Ce plan est en cours de finalisation et son officialisation est imminente. Néanmoins, je doute qu’il se traduira par des investissements publics. Le rôle de l’État consiste bien davantage à créer un cadre public favorable, de nature à attirer les investissements privés.

Int. : Et cependant, vous avez évoqué la nécessité de vous prémunir contre les distorsions de coût induites par l’évolution des technologies. Cette protection ne pourrait-elle pas prendre la forme d’aides publiques, de subventions ?

T. Z.-M. : Encore une fois, je pense que le rôle de l’État consiste essentiellement à créer un cadre favorable aux investissements privés, sur le plan du foncier, des autorisations administratives (notamment pour le transport et le stockage de l’hydrogène et de l’ammoniac), etc. Cela me paraît plus important et plus efficace que l’octroi de subventions à untel ou untel.

Int. : En France, nous avons un dispositif qui s’appelle le crédit impôt recherche. On pourrait imaginer un dispositif approchant, qui consisterait à octroyer certains avantages fiscaux – des réductions d’impôts et non des subventions directes – aux entreprises investissant dans la R&D, et notamment à la première d’entre elles à se lancer sur un nouveau marché…

T. Z.-M. : Oui, pour le coup cela me paraît être une possibilité. Dans d’autres programmes, l’État consent un certain nombre de réductions fiscales pour favoriser la R&D, on peut donc envisager que la même stratégie soit appliquée à l’hydrogène et à l’ammoniac verts. Cependant, le nombre d’emplois directs créés par notre projet de produire 1 million de tonnes par an d’ammoniac vert demeure relativement modeste. Dans ces conditions, l’État aura peut-être plus intérêt à voir se développer un écosystème qui est en lien avec les efforts de R&D.

Int. : Quid des différents projets de gazoducs impliquant le Maroc et ses voisins ? Quel rôle ces gazoducs joueront-ils dans votre future production d’ammoniac et d’hydrogène verts ?

T. Z.-M. : Nous nous focalisons en ce moment sur la montée en puissance de notre production d’ammoniac, qui se transporte par navire et non par pipeline. Vous avez cependant raison, cette question des pipelines se posera inévitablement à plus long terme, puisqu’ils représentent une solution intéressante pour le transport de l’hydrogène – et que c’est bien l’hydrogène, plus encore que l’ammoniac, qui sera importé et utilisé en Europe. Si OCP achemine cet hydrogène sous forme d’ammoniac en utilisant le transport maritime, puis le retransforme en hydrogène, par cracking, une fois de l’autre côté de la Méditerranée, le coût supplémentaire induit par cette opération rendra notre hydrogène moins compétitif. Il sera donc sans doute préférable de le transporter directement sous sa forme d’hydrogène via des gazoducs adaptés.

Int. : Vous avez, à plusieurs reprises, mentionné l’importance pour OCP de développer un écosystème. Est-ce une façon pour vous de vous protéger du risque financier auquel vous expose, du fait de l’évolution rapide des technologies, votre position de first mover sur ce secteur ?

T. Z.-M. : C’est tout à fait cela. Nous anticipons une rapide évolution à la baisse des coûts. OCP doit en tenir compte et anticiper cette baisse. Nous pensons que l’une des manières de le faire est de développer un écosystème qui, une fois construit et fonctionnel, offrira un avantage comparatif non seulement à OCP, mais plus largement à toute l’économie marocaine de l’énergie verte, puisque cet écosystème abritera – et abrite déjà – d’autres projets que les nôtres.

Int. : Qu’a mis en œuvre l’UM6P jusqu’à présent – ou le groupe OCP lui-même – pour développer les compétences autour de l’hydrogène et de l’ammoniac verts ?

T. Z.-M. : Pour développer nos capacités de production d’engrais dans le cadre du plan de 8 milliards de dollars, nous avions mis en place des centres de compétences. Nous allons faire de même pour le programme actuel, que ce soit avec l’UM6P, pour certains aspects de ces formations très ciblées, ou avec d’autres partenaires. Cette question du développement des compétences est essentielle et nous lui accordons la première importance.

Aspects technologiques

Int. : En tant que leader dans la production d’hydrogène et d’ammoniac verts, avez-vous déjà déposé beaucoup de brevets ?

T. Z.-M. : Je ne saurais pas vous dire dans le détail ce qui a déjà été breveté ou non, mais il est clair que c’est un processus qui va s’accélérer, qu’il s’agisse des recherches menées à l’UM6P autour des batteries ou d’autres travaux dans d’autres laboratoires.

Int. : Envisagez-vous des transferts de technologies avec vos fournisseurs ?

T. Z.-M. : Si, comme nous le souhaitons, des alliances de long terme se nouent entre OCP et, par exemple, des spécialistes du photovoltaïque ou de l’éolien, on peut très bien imaginer qu’elles incluent un volet de transfert des savoir-faire. Cela poserait évidemment des questions de propriété intellectuelle qu’il nous faudrait traiter, mais ce serait un bel exemple de codéveloppement d’une nouvelle technologie.

Int. : D’où viennent principalement les technologies que vous mettrez en œuvre pour ce projet ? des États-Unis ? de Chine ? d’Europe ?...

T. Z.-M. : Nous avons des discussions avec des entreprises partout dans le monde. Plus que leur origine géographique, c’est la perspective de long terme que nous pouvons ou non avoir avec elles, notamment en ce qui concerne la possibilité de produire localement, qui constitue pour nous le critère principal.

Int. : Il existe deux types d’électrolyseurs, l’alcalin et le PEM (Proton Exchange Membrane). On parle aujourd’hui beaucoup plus du PEM, qui présente un rendement bien supérieur, mais pour un coût d’investissement lui aussi bien supérieur, et qui consomme des métaux rares comme le titane ou l’iridium… Des technologies de ce type sont-elles selon vous économiquement et écologiquement pertinentes ?

T. Z.-M. : Il existe en effet tout un éventail de technologies d’électrolyse, dont les deux que vous citez, qui sont les principales. D’autres, plus expérimentales, sont en train d’émerger. Toutes ont des avantages et des inconvénients, et le choix d’une technologie plutôt que d’une autre dépend avant tout du contexte, c’est-à-dire du projet dans lequel elle s’inscrit. Par exemple, l’alcalin est moins flexible que le PEM, qui permet plus facilement de moduler la production d’hydrogène. Cela rend le PEM plus adapté à l’hydrogène vert tiré des énergies renouvelables, dont l’un des traits caractéristiques est leur caractère intermittent. Le PEM possède cet autre avantage d’être plus compact, et donc de nécessiter moins d’espace. Ce n’est pas un problème à Tarfaya, mais cela peut en devenir un dans d’autres sites. C’est vraiment une affaire à traiter au cas par cas.

Int. : Des équipes de recherche travaillent sur cette question des électrolyseurs et sur d’autres similaires, au sein de l’UM6P. Mais quand verrons-nous ces technologies passer de leur développement entre les murs des laboratoires universitaires à leur implémentation au sein d’OCP ?

T. Z.-M. : Vous soulevez là un point critique. Une technologie n’a de sens que si elle est déployée à l’échelle industrielle, et pas seulement développée en laboratoire. Nous veillons à ce que cela soit le cas dans notre projet. Nous avons un programme commun avec InnovX, structuré autour de centres de recherche appliquée qui font le lien entre recherche académique et innovation produit.

Int. : Ne craignez-vous pas que l’évolution rapide des technologies ne permette un jour à l’Europe de produire son propre hydrogène vert, plutôt que de l’importer du Maroc ou d’ailleurs ?

T. Z.-M. : Certains pays sont clairement engagés sur cette voie de l’autonomie, les États-Unis par exemple, ou encore la Chine. Pour l’Europe, cela me paraît plus compliqué, ne serait-ce qu’en raison du manque d’espace. L’Europe pousse au développement de parcs éoliens inshore et offshore, mais cela n’avance pas au rythme espéré.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Yann VERDO