Le Journal de l'École de Paris - juillet/août 2010

Faut-il avoir peur des rites ?

juillet/août 2010

L'édito de Michel BERRY

Rite est un mot qui fait souvent peur dans les entreprises. On qualifie ainsi de rituelle une réunion régulière où l’on a l’habitude de s’ennuyer en n’apprenant rien de nouveau. Le rite évoque alors la répétition obsessionnelle de gestes inutiles. C’est ce que le neurologue Lionel Naccache appelle les misères du rite pour les personnes victimes de TOC ou de tics. Même quand les gestes ne sont pas inutiles, ils peuvent représenter de redoutables facteurs d’inertie. Prenons le cas du véhicule électrique. De formidables perspectives lui sont offertes puisque 87 % des automobilistes roulent moins de 60 km par jour. Il ne faudra pourtant pas seulement résoudre des problèmes techniques et économiques, mais aussi changer des gestes très ancrés : se garer sans se soucier de grand-chose, faire le plein rapidement, pouvoir rouler longtemps si besoin. Ces habitudes vont résister et l’on peut même penser qu’il faudra inventer de nouveaux rites pour soutenir l’usage du véhicule électrique, et les valoriser, ce qui pendra du temps. Il est pourtant des rites qu’on tient en sympathie, comme celui de la machine à café. C’est un lieu de convivialité, mais aussi un vecteur de rencontres grâce auxquelles peuvent germer des projets inattendus. C’est ce qu’ont bien compris les créateurs de la Cantine dans le Silicon Sentier : même les bondissants animateurs de start-up ont besoin de lieux pour se poser et faire des rencontres sans utilité immédiate. On verra cependant que, pour que ces habitudes perdurent, il faut faire qu’elles suscitent toujours l’intérêt ou la surprise. Éviter que les rituels vivaces se vident de sens suppose donc une créativité permanente. C’est évidemment un enjeu majeur de la Comédie-Française, institution fondée en 1680 par Louis XIV et qui fait tellement partie de notre paysage qu’elle a tout pour devenir poussiéreuse. On verra la culture, l’ingéniosité organisationnelle et le courage qu’il faut pour que le "paquebot" s’acquitte de sa mission en la réinventant sans cesse. Les 800 représentations annuelles gardent alors vivaces nos racines, font redécouvrir des auteurs injustement méconnus, suscitent la création d’œuvres originales, et associent un large public à ces fêtes de l’esprit. La vie économique d’aujourd’hui se caractérise par une course folle, des prévisions sans cesse déjouées, et des promesses rarement tenues. Didier Adès et Dominique Dambert ont eu une idée folle il y a près de 30 ans : arrêter un moment la course du temps pour se demander, à l’aide d’exemples variés, ce que nous savons, qui nous sommes et où nous allons. C’était Rue des entrepreneurs, rendez-vous hebdomadaire attirant des millions de Français de toutes origines. On ne prenait pas ces auditeurs pour des esprits limités auxquels il faut donner des réponses toutes faites, mais pour des gens curieux. Ils s’intéressaient alors à l’économie sans qu’il soit besoin d’agiter des scandales ou de programmer des vedettes. C’était un bon rite, mais la direction l’a rayé d’un coup. Cela montre que les bons rites sont fragiles dans une époque obsédée de mouvement. Pourtant, quand tout bouge trop vite et qu’on ne sait plus trop qui croire, le sentiment peut se diffuser que la société est sans boussoles ni gyroscopes, évolution porteuse de grands risques sociaux et politiques. Donner l’occasion aux gens de se retrouver régulièrement leur crée des repères. Se saisir de ces moments pour les aider à mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent les aide à mieux s’en accommoder ou à le faire évoluer. Comme le dit Lionel Naccache, le rite atteint sa splendeur quand il permet à l’esprit de reprendre la main sur les mécanismes obscurs dont nous pourrions être les jouets.
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