Lorsqu'en 1945 Jean-Paul Sartre publia L'existentialisme est un humanisme, son intention était claire : il s'agissait de réfuter l'idée selon laquelle la doctrine d'avant-garde dont il s'était fait le porte-parole, et qui avait suscité l'enthousiasme de la jeunesse branchée de l'époque, était une incitation à l'immoralité, à la débauche, un ferment de destruction de toute société policée. On comprend pourquoi. Dans la suite logique de la phénoménologie de Husserl et Heidegger, cette doctrine partait du postulat que l'existence précède l'essence, ce qui entraîne que l'être humain n'a aucun Dieu ni aucune doctrine morale qui s'imposeraient à lui, et qu'il lui appartient, en toute liberté, de choisir sa route. De là à conclure que tout est permis, il n'y a qu'un pas, que Jean-Paul Sartre se refuse à franchir. Car s'il est vrai que l'homme est libre, il est tout aussi vrai qu'il est infiniment responsable, et qu'il lui appartient de s'engager, et de se préparer à rendre des comptes à la société de son implication dans les enjeux collectifs. Tel est le cœur de l'humanisme nouveau dont Sartre se réclame.
C'est un procès analogue que les moralistes sont portés à faire aux diverses écoles qui se réclament du vocable management et que je résumerais de la façon suivante : au début du xxe siècle, l'apparition de grandes organisations industrielles et commerciales a fait naître l'idée que leur gestion relevait d'un ensemble de techniques, ce qu'a magistralement mis en forme l'ouvrage de Henri Fayol, Administration industrielle et générale (1916). Il s'agissait, pour maîtriser les organisations industrielles, de gouverner efficacement les hommes en définissant clairement leurs rôles.
S'est produit, dans les années 1930, un séisme culturel majeur connu sous le nom d'École des relations humaines. On s'est avisé que pour que les exécutants donnent le meilleur d'eux-mêmes dans leurs tâches, il ne suffisait pas de leur donner des ordres et un salaire, il fallait en plus leur donner des marques d'estime. Mais à partir de cette constatation, deux voies de conséquences se sont ouvertes : ou bien il s'agit d'une technique de plus pour manipuler les âmes avec toujours pour objectif la maximisation du profit, ou bien il s'agit de considérer l'humain non plus comme un moyen mais comme une fin, le profit n'étant plus considéré que comme une contrainte. Telle est la définition que Sartre lui-même, à la suite d'Emmanuel Kant, donne d'un véritable humanisme.
Notre époque, avec les ravages que la guerre économique sème dans la société, avec les problèmes de chômage, de harcèlements, de stress, de suicides, pose la question du choix entre ce que j'appellerais le management bien pensé vecteur d'humanisme, et le management plus ou moins cynique, qui manipule les gens comme des choses.
La lecture des travaux de l'École de Paris du management en 2010 vient éclairer de façons diverses la question du contenu de ce management humaniste. Ils peuvent en effet se regrouper selon les rubriques suivantes :
- les ingrédients de l'estime d'autrui ;
- la nature humaine respectée ;
- les solidarités ;
- les innovations humanistes ;
- la diversité des cultures ;
- la finance humanisée.
LES INGRÉDIENTS DE L'ESTIME D'AUTRUI
La question de la valeur des actifs qui ne font l'objet d'aucune évaluation comptable a été crûment posée, notamment la considération qui galvanise l'énergie des collaborateurs des entreprises (p. 51). Trois professions particulièrement exposées au jugement de l'opinion publique ont pu faire valoir leur point de vue : les médecins hospitaliers (p. 61), aujourd'hui harcelés par des critères de rentabilité financière, les traders (p. 35), régulièrement accusés de gagner des sommes imméritées, et les professions de la viande (p. 77), mises en péril par les crises telles que la vache folle, la grippe aviaire, la grippe porcine. On voit alors une grande entreprise monter un programme ambitieux de formation pour valoriser les ouvriers et techniciens voués aux besognes peu valorisée (p. 207). Une séance a été consacrée au succès de l'émission radiophonique Rue des entrepreneurs qui a réussi, pendant plus de vingt-cinq ans, à passionner des millions d'auditeurs en présentant la vie des affaires comme des aventures romanesques et non simplement guidée par des calculs glacés (p. 199).
Les nouveaux outils de communication numérique se révèlent de puissants atouts pour permettre aux personnes en marge de la société de s'affirmer, ce qui prépare un bouleversement du fonctionnement des entreprises (p. 415).
LA NATURE HUMAINE RESPECTÉE
La nature humaine, dans sa complexité, nécessite des approches prudentes, ce qu'ont montré plusieurs réunions qui se sont préoccupées de catégories fragiles : les salariés stressés (p. 423), les enfants mal socialisés (p. 215), les enfants hospitalisés (p. 239), les lycéens mal informés des réalités socioéconomiques de leur époque (p. 433), les étudiants perdus dans des campus universitaires démesurés (p. 275). Par ailleurs, une rencontre entre un chercheur en gestion et un médecin chercheur en neurosciences (p. 191) a développé l'idée que les identités individuelles sont des combinaisons complexes et rarement cohérentes de convictions, d'affects et d'habitudes (ces dernières souvent ritualisées), et que la cohabitation de ces diverses composantes est fragile.
LES SOLIDARITÉS
Un homme seul, affirme un vieil adage, est toujours en mauvaise compagnie. A contrario, la vie commune, la solidarité, les échanges, produisent toujours des synergies, qui font que le total est supérieur à la somme des parties, et chacun trouve dans le dialogue de puissants remèdes à l'angoisse. L'École de Paris a livré diverses illustrations de ces bienfaits.
À l'intérieur du géant bureaucratique La Poste, les trois cent quatre-vingts premiers managers vivent chaque mois des expériences de mise en commun de leurs expériences avec pour seul souci leur enrichissement mutuel (p. 19). Des élus locaux (p. 269) s'efforcent de sensibiliser et responsabiliser élus et permanents aux réalités locales de leurs domaines d'action. Au cœur du Sentier, naguère temple de la confection, aujourd'hui ruche d'entrepreneurs sur internet, La Cantine accueille des centaines de rencontres et des milliers de participants qui viennent se réchauffer intellectuellement et amicalement (p. 105).
Que vaut une innovation ? C'est en réunissant très tôt tous ceux qui interviendront au cours de la vie d'un projet que les Caisses Régionales du Crédit Agricole favorisent de justes évaluations (p. 129). Grenoble, Silicon Valley de la province française, rassemble un maximum de disciplines d'avant-garde au sein du projet Giant (p. 155). Veolia, confronté à une floraison d'innovations en matière d'environnement, a mis en place une organisation qui fédère les start-ups et les experts de toutes sortes pour qu'ils dialoguent efficacement (p. 181). Un chef d'orchestre, pour qui le travail en commun est au cœur de son art, propose ses conseils en entreprise pour y transposer ses méthodes (p. 313). Décathlon fait travailler ses designers en confréries actives qui interviennent depuis l'idée jusqu'à la vente (p. 319). Une petite équipe inventive (Sysnav) met au point un procédé de localisation qui fait mieux que GPS (p. 147). La fabrication des jeux vidéo chez Ubisoft repose sur vingt-quatre petites équipes réparties dans le monde, très autonomes mais très soudées en leur sein (p. 345). Dans le domaine financier, la MACIF s'efforce de pratiquer l'assurance sur un mode coopératif qui confond le rôle de l'assureur et de l'assuré (p. 43). Transvalor, société de valorisation de la recherche née dans la mouvance de l'École des mines de Paris, a pour principe qu'une innovation ne prospère que si inventeur, exploitant et financeur travaillent en étroite coopération tout au long de l'histoire du projet (p. 171).
La Croix Rouge (p. 231) évolue vers une plus grande autonomie des groupes locaux de bénévoles. Les seniors, a priori repliés frileusement dans leurs solitudes, apportent en Vendée la preuve qu'ils sont capables de coopérer brillamment autour d'un mensuel de qualité, Racines (p. 245). Une réunion relève la grande vogue des entreprises sociales parmi les jeunes, y compris ceux des grandes écoles (p. 223). Enfin, les artisans, entrepreneurs individuels a priori individualistes, prennent une conscience croissante de leur importance dans l'économie nationale et s'organisent pour faire entendre leur voix (p. 263).
LES INNOVATIONS HUMANISTES
L'École de Paris a pour vocation de donner à voir des aventures peu connues mais riches d'enseignements, et cela dans les domaines les plus variés.
Deux réunions (p. 113 et p. 405) ont examiné les perspectives de développement de la voiture électrique, dont on sait les enjeux en termes de développement durable.
Des progrès sont encore à venir dans la valorisation des déchets industriels (p. 253). Le monde de l'invention artistique a été souvent évoqué. Le luxe (p. 95 et p. 441), domaine d'excellence de la France, offre des perspectives de développement encore mal exploitées. Ce produit de luxe que constitue la piscine individuelle est développé avec un dynamisme impressionnant par un entrepreneur inventif (p. 69). On pourra méditer les aventures orageuses d'un brillant couturier, Christian Lacroix (p. 327), et admirer le développement spectaculaire de l'École des Gobelins, vouée au cinéma d'animation (p. 333). Prévoir les tendances de la mode est le métier de NellyRodi (p. 351), bureau de rayonnement international. La Comédie Française, énorme et prestigieuse, est toujours un inventif entrepreneur de théâtre (p. 297). Ce produit si parisien qu'est le Crazy Horse a fait récemment l'objet d'un vigoureux lifting (p. 339). Autre produit parisien : les Guignols de l'Info (p. 291). L'émission Plus belle la vie (p. 305) réussit quant à elle à concilier industrialisation et création.
LA DIVERSITÉ DES CULTURES
La mondialisation de la vie des affaires a produit deux effets contradictoires : une uniformisation des coutumes, avec pour principal symptôme l'hégémonie du globish (global English), et d'autre part la révélation de cultures locales confinées jusque-là dans le secret des tribus, aujourd'hui sous les feux de la rampe. Une attitude humaniste consiste à accorder à toutes ces modalités de l'humain une pleine légitimité. C'est ce qu'ont montré diverses réunions de l'École de Paris en 2010.
L'examen des rebondissements inattendus d'un projet à Madagascar aujourd'hui montre à quel point il faut être attentif à une grande variété de cultures et d'héritages du passé (p. 361). Travailler avec des Indiens (p. 369) suppose une ouverture attentive aux singularités locales. Les échecs répétés des fusions-acquisitions peuvent s'expliquer par une insuffisante attention prêtée au passé et aux valeurs des entreprises concernées (p. 377). La longue et douloureuse aventure des Américains en Irak a mis en lumière le poids des réalités tribales (p. 385). Un choc culturel spectaculaire a été examiné à propos du phénoménal succès du guide Michelin au Japon (p. 283). Le succès de l'alliance Renault-Nissan (p. 395) a émerveillé de la même manière les observateurs. Un spécialiste des négociations en milieu belliqueux (p. 85) s'est courageusement aventuré dans les affrontements interafricains. Enfin, de manière moins exotique mais avec un poids économique considérable, la fonction achat des grandes entreprises (p. 121) réclame une grande attention aux normes culturelles des acheteurs et des fournisseurs.
LA FINANCE HUMANISÉE
Parmi les causes des souffrances qu'affronte de nos jours la vie économique mondiale, les financiers sont couramment désignés comme les principaux responsables, en raison du pouvoir démesuré que leur laisse la liberté des échanges et le caractère aveugle de leurs logiques. L'École de Paris a examiné cette problématique au cours de quatre réunions en 2010.
Le conformisme et le conservatisme des raisonnements des financiers ont été mis en évidence, critique illustrée par le refus de prendre en compte la météorologie parmi les instruments de couverture financière (p. 139). Le cumul au sein d'une même banque de trois métiers, la banque de détail, la gestion d'actifs et la banque d'investissement, a été mis en cause, la suggestion étant faite que chaque banque n'exerce plus que deux des trois métiers au plus (p. 27). La crise actuelle du capital-risque a été analysée comme une retombée fâcheuse de l'éclatement de la bulle internet, et une nouvelle approche plus professionnelle a été prônée (p. 163).
CONCLUSION : POUR UN MANAGEMENT HUMANISÉ
Les réflexions qui précèdent peuvent paraître à rebours des évolutions actuelles et des “bons principes” souvent énoncés pour rendre plus efficaces les entreprises et les États dans un monde emporté par le tourbillon de la concurrence mondialisée et la prégnance des marchés financiers. Mais comme on sent que la ligne actuelle conduit vers un enfer, ce qui est paradoxal pour une société dite d'abondance, on appréciera les efforts relatés ici de ceux qui s'efforcent de remettre l'homme au centre de leurs projets.