Le Journal de l'École de Paris - mai/juin 2019

Dépasser la finitude

mai/juin 2019

L'édito de Thomas PARIS

Avons-nous fait fausse route ? Sommes-nous allés trop loin ? À l’heure où l’idée de finitude se dresse en travers de notre route, nous avons tendance à regarder vers l’arrière, à examiner les deux siècles qui viennent de s’écouler, durant lesquels la civilisation a pris une direction nouvelle dont on constate aujourd’hui les excès. Saturation des grandes villes, surpêche et agriculture intensive, construction irraisonnée... ces excès concernent l’habitat, le travail, les déplacements, l’alimen­tation, soit nos modes de vie dans ce qu’ils ont de plus fondamental.

Ce regard rétrospectif sur la révolution industrielle met en avant la production de masse et l’hyper­spécialisation, et, au-delà, une raison technique, froide, sans humanité, arrogante car sûre de son fait. S’il est provoqué par l’enjeu colossal auquel notre civilisation fait face – son sauvetage, sinon celui de la planète –, ce regard l’est sans doute aussi par la nouvelle révolution, celle du numérique, qui substitue insidieusement au paradigme de la production de masse celui de l’individualisation.
Avons-nous fait fausse route ? Sommes-nous allés trop loin ? La réponse première à la crise environnementale impliquerait de faire marche arrière et de renoncer au paradigme intensif. La gageure est immense, tant ce modèle s’est inscrit dans notre existence quotidienne ; et cela interroge sur la possibilité d’une autre réponse. Peut-on continuer à produire en masse pour répondre à nos besoins vitaux en effaçant les excès induits ?

AMP Saumon de France et Isigny Sainte-Mère s’y essayent dans l’alimentation. La première a développé un modèle multi-sites, multi-espèces et multi-technologies pour apporter des réponses au besoin de production de protéines en quantité sans tomber dans les écueils de l’élevage intensif. La seconde, coopérative laitière normande, a pu afficher une croissance importante via l’export en assumant un respect de son terroir et de la rareté consubstantielle. Les acteurs de la mobilité y travaillent en envisageant des scénarios dans lesquels la mobilité actuelle pourrait être conservée en diminuant de 90 % la flotte de véhicules. L’agence PCA-Stream s’y emploie en nourrissant son activité de conception d’immeubles de bureaux de réflexions sur l’évolution du monde et les mutations profondes de l’entreprise, du travail et du management.

Ces différentes voies portent en elles l’idée de synthèse. Elle est consubstantielle au parcours et au travail de Philippe Chiambaretta, fondateur de PCA-Stream, qui voit l’architecture comme le lieu de convergence de différentes disciplines, et qui peut proposer de construire une tour haute en y introduisant de l’horizon­talité de fonctionnement. Synthèse peut signifier mariage de la carpe et du lapin ! Ou de la carpe et des légumes, le principe de l’aquaponie, l’une des solutions mobilisées par AMP Saumon de France, qui utilise les effluents de la pisciculture pour faire pousser fruits et légumes.

La nouveauté de ces approches est qu’elles concilient production quantitative et conscience de la finitude des ressources. AMP prend soin de ses saumons et reconnaît la préciosité des courants au large de Cherbourg ; les éleveurs normands savent combien le sol, le climat, les races des vaches et les savoir-faire sont leur richesse ; et PCA-Stream comprend que le lieu de travail devient un outil stratégique dans la guerre pour les talents que se livrent les entreprises à haute valeur ajoutée.

La synthèse implique aussi une articulation entre une production qui peut être éclatée – à Isigny Sainte-Mère ou dans les nouveaux modes de transport par exemple – et une gestion globale. L’enjeu de la régulation se pose dans l’évolution des modes de mobilité et dans les rôles que peuvent y jouer les différents acteurs. Alors qu’ils souffrent aujourd’hui de relégation, selon Jean-Luc Delpeuch, les territoires y ont un rôle considérable à jouer, parce qu’ils disposent de ressources démocratiques et humaines, et même économiques mal exploitées. La crise écologique et la crise démocratique se rejoignent dans un moment qui paraît charnière, dans la quête d’une synthèse du centre et de la périphérie, d’un modèle centralisé et d’un modèle émergent, de l’unité et de la diversité.

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