Bernard Lietaer a récemment avancé une distinction entre le monde des “jobs”, réalisés principalement pour de l’argent, et celui des “works” animés par la passion(1). Si vous gagniez une somme considérable, quitteriez-vous votre travail ? Si la réponse est oui, c’est que vous avez un job, dans le cas contraire, vous êtes impliqué dans une œuvre. Avec la fin de l’ère industrielle, le monde des jobs décline irréversiblement et souffre de la crise. En revanche, le monde des œuvres offre des perspectives illimitées : on se restreint sur ce qu’on dit essentiel mais pas sur le soi-disant superflu, le besoin de se distraire, de s’instruire, de créer, de jardiner, de communier, etc.
Nos deux premiers articles renvoient principalement au monde des jobs, les deux derniers au monde des œuvres, et celui du milieu montre que la culture devient un facteur clé d’animation économique.
La crise impacte lourdement le secteur automobile, dont le marché est saturé et où par surcroît les consommateurs peuvent différer leurs achats. Il correspond à la fois au monde des œuvres, ceux qui créent les modèles, et au monde des jobs déstabilisé par la réduction de la demande. Le défi est de soutenir le monde des jobs pour limiter les chocs sociaux, tout en permettant aux créatifs de mener la transformation radicale dont ce secteur a besoin.
Avec les fonds souverains, nous sommes renvoyés aux problématiques classiques de la dépendance et de la souveraineté des États. L’apport des fonds dans la crise actuelle est bienvenu pour sauver des banques et des entreprises, mais on reste dans le monde des rapports de force et des conflits qu’entraîne depuis toujours le commerce international des biens matériels et des matières premières.
Qui aurait pu dire il y a peu qu’un pays de mines et de textile comme celui de Lens serait relancé par le Louvre ? Ou qu’une région industrielle comme celle de Bilbao se ressourcerait grâce au musée Guggenheim ? C’est pourtant l’analyse de Daniel Percheron, président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, et aussi professeur d’histoire et géographie, ce qui l’a sans doute aidé à prendre du recul par rapport aux idées du moment, se remémorant ces âges d’or, symbolisés par notre illustration de couverture, où rayonnement des arts et rayonnement économique allaient de pair.
Avec Thierry Lhermitte, nous découvrons des aspects du monde des œuvres qui nous placent loin du monde des jobs. Des camarades de lycée qui voulaient rester ensemble créent le Splendid pour ce faire. Un processus de création collective qui se stérilise lorsqu’on limite le groupe aux seules personnes “efficaces”. Ou encore, un monde où le succès est si imprévisible qu’on est prêt à vivre sa passion dans la précarité, et où le vrai danger vient de la richesse matérielle.
Pour Jean Nouvel, son entreprise n’est qu’un outil pour créer son œuvre, aux autres de créer la richesse matérielle. Voilà qui est clair sur la hiérarchie entre les œuvres et le reste, mais sa reconnaissance est telle qu’il reçoit quatre à cinq demandes par jour, et ne connaît pas la crise. Quant au fonctionnement de ses ateliers, il nous place très loin de l’organisation rationnelle des entreprises industrielles, en particulier parce que la conviction de partager la création d’œuvres engendre chez ses collaborateurs un dévouement qui ferait rêver bien des patrons.
Keynes s’interrogeait en 1930 sur la situation de l’humanité quand elle n’aurait plus à se battre contre les manques vitaux. Pour lui, ce ne serait que l’opportunité d’un bien mais il craignait plutôt une “dépression nerveuse universelle” tellement il faudrait remettre en cause des habitudes ancestrales(2). Il pensait que les peuples sachant cultiver les arts de la vie seraient les mieux armés. Cela devrait donner quelques atouts à la Douce France si elle sait stimuler le monde des œuvres tout en aidant le monde des jobs à faire face à cette douloureuse mutation.
(1). Bernard Lietaer, “Créer des monnaies régionales pour traiter la crise globale”, séminaire Entrepreneurs, villes et territoires, (ref. EV130509).
(2). J. M. Keynes, “Perspectives économiques pour nos petits enfants”, dans Essais sur la monnaie et l'économie, Petite bibliothèque Payot, 1990.