Exposé de Grégoire Ducret


La branche française du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, dont les origines remontent à la bataille de Solférino (où s’affrontèrent, en 1859, l’armée franco-sarde et l’armée autrichienne), est le principal acteur de l’action sociale en France. Constitué de 192 sociétés nationales dans le monde, regroupant quelque 16 millions de bénévoles, ce mouvement est la plus importante organisation humanitaire de la planète. Il est doté de deux organes internationaux : le Comité international de la Croix-Rouge, qui a présidé à la création du droit international humanitaire et intervient dans les zones de conflit, et la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, qui coordonne l’action des sociétés nationales dans les zones de paix, lorsque survient une catastrophe naturelle – cette fédération est aujourd’hui très mobilisée dans la lutte contre la Covid-19.

Entre salariés, bénévoles et étudiants, la Croix-Rouge française regroupe peu ou prou 100 000 personnes.

Les missions multiples de la Croix-Rouge française

Parmi les bénévoles de la Croix-Rouge française, 10 000 sont formés au secourisme. Ils interviennent notamment lors de manifestations sportives ou culturelles, en appui des pompiers et du SAMU, lors de crises sanitaires, ou encore auprès du grand public pour le sensibiliser et le former aux gestes qui sauvent des vies. Les autres bénévoles sont engagés dans l’action sociale, notamment à travers l’aide alimentaire et la distribution de vêtements.

Les salariés sont répartis dans 650 établissements, sanitaires, sociaux, médicosociaux et de formation. Ainsi, la Croix-Rouge française possède et gère des hôpitaux, des établissements pour les personnes âgées, des structures de soins à domicile ou spécialisées dans l’accompagnement des personnes en situation de handicap, des crèches, ainsi que différents dispositifs d’accueil, d’orientation et d’hébergement des personnes sans-abris, précaires, réfugiées, migrantes.

En outre, 20 000 étudiants entrent chaque année dans les écoles de la Croix-Rouge française pour être formés aux métiers des secteurs paramédical et social – ce qui représente environ 15 % des infirmiers, aides-soignants, ergothérapeutes, brancardiers et travailleurs sociaux du pays.

Enfin, la Croix-Rouge française est partie prenante d’opérations internationales humanitaires bien connues du public, coordonnées avec la Fédération internationale, dans une vingtaine de pays, notamment en Afrique subsaharienne et au Proche-Orient. Elle participe aussi à des missions extérieures de lutte contre le paludisme, d’assainissement des réseaux de distribution d’eau et d’insertion des populations marginalisées.

Un contexte plus exigeant

Le xxie siècle est porteur d’un défi social sans précédent : les difficultés se multiplient et se complexifient, les ressources publiques se raréfient, tandis que les comportements et les moyens d’action se modifient sous l’influence des nouvelles technologies, riches d’opportunités nouvelles, mais également porteuses de nouveaux risques : nous devons faire plus, mieux, différemment et avec moins.

En France, au cours des dix dernières années, plus d’un million de personnes sont passées sous le seuil de pauvreté, et 9 millions de personnes, soit environ 14 % de la population de notre pays, sont pauvres. Le travail ne suffit plus aujourd’hui à éviter la pauvreté. Nous comptons 40 000 travailleurs dont le salaire ne leur permet pas de se loger.

Dans notre société numérique et connectée, 6,6 millions de personnes souffrent d’isolement, lequel témoigne souvent d’un accès plus difficile à la nourriture, à la possibilité de se vêtir, au droit, à la santé – un isolement qui s’accroît d’autant plus que ces besoins vitaux ne sont pas satisfaits.

Une personne appartenant à une catégorie socioprofessionnelle peu élevée attendra en moyenne 35 jours de plus qu’une personne appartenant à une catégorie élevée pour accéder à un médecin. Ce n’est pas une question de droit, mais de craintes multiples qui persuadent certains qu’il n’est pas nécessaire de consulter. Parfois, ils ne savent simplement pas dans quelles conditions le faire. Les disparités régionales sont également très fortes.

Une situation budgétaire inédite…

L’économie sociale et solidaire, qui regroupe des associations, des coopératives, des mutuelles ainsi que des entreprises fonctionnant démocratiquement et utilisant leurs bénéfices pour le maintien ou le développement de leur structure, représente aujourd’hui 12,5 % de la population active, employés à 80 % par des associations (qui sont, en France, environ 1 400 000). Parmi ces associations, celles qui contribuent le plus à l’emploi interviennent dans les champs de la santé, du médicosocial, du social et de l’éducation.

Le développement des besoins sociaux pousse certaines associations traditionnelles à se nourrir d’une dynamique entrepreneuriale, afin d’augmenter leurs capacités d’action ; la Croix-Rouge française – si ce n’est par sa taille – ne fait pas exception. En effet, les financements publics, qui ont longtemps constitué une part importante des ressources des associations, se sont raréfiés – une tendance sensible depuis une vingtaine d’années, qui s’affirme aujourd’hui.

Lorsqu’ils existent, ces financements publics ont aussi changé de nature : les subventions font place à la commande publique, qui nécessite, de la part des associations, des procédures plus complexes et des qualifications nouvelles. Il s’ensuit un renforcement des organisations les plus importantes, car dotées de l’expertise gestionnaire nécessaire pour remporter les appels d’offre.

… qui appelle l’organisation à renouveler ses compétences

Face à cela, nous tentons de nous décloisonner et de faire preuve d’agilité. La capacité de réponse des organisations aux problèmes qu’elles doivent affronter décroît en effet lorsque leur taille augmente, car les chaînes de décision s’allongent. Pour que des solutions puissent être trouvées en temps voulu, il est impératif de développer au sein de l’organisation une culture qui oriente et raccourcisse les processus de décision : cette culture commune apporte à chaque échelon l’élément de légitimité qui facilite son action. Or la culture des salariés et celle des bénévoles diffèrent. Il n’est donc pas simple, pour eux, de parler le même langage et de travailler ensemble.

La numérisation des outils de travail est désormais générale, mais tous ne manient pas ces outils et, entre les uns et les autres, un fossé se crée. C’est pourquoi l’organisation agile doit fournir à ses membres ce qu’on nomme un référentiel conversationnel commun, pour leur permettre de collaborer efficacement.

On compte, en France, 13 millions de personnes en situation de fracture numérique, qui n’ont pas les compétences requises et/ou l’accès à l’équipement nécessaire. Les personnes les plus âgées, mais aussi des plus jeunes n’ayant pas de diplôme sont les catégories les plus touchées. Cette fracture existe aussi, bien évidemment, au sein de la Croix-Rouge. Nos structures bénévoles, notamment, celles que nous nommons unités locales, ont de plus en plus besoin d’une aide pour la maîtrise et la mise en œuvre des outils numériques. Rappelons qu’à compter de 2022, les démarches administratives ne se feront plus qu’en ligne.

Certains de nos bénévoles sont des virtuoses du numérique, tandis que d’autres ne savent pas se servir d’un ordinateur. Nous avons organisé un sondage auprès de nos bénévoles : 75 % d’entre eux accepteraient de devenir formateurs si une formation appropriée leur était dispensée pour cela. L’envie d’apprendre, et d’apprendre activement, est donc patente.

Lorsque nous aurons reconstruit une maison commune, qui nous permettra de répondre à l’augmentation des besoins sociaux et de créer des parcours adaptés aux personnes que nous accompagnons, nous aurons gagné la capacité d’innover.

Renverser la pyramide et s’ouvrir aux autres acteurs

Nous sommes persuadés que l’innovation viendra des acteurs sur le terrain. Entre la hiérarchie qui organise nos salariés et l’engagement qui structure nos bénévoles, nous ne pourrons trouver de solutions nouvelles à des besoins sociaux peu ou pas satisfaits qu’à condition que les acteurs de la Croix-Rouge participent à leur définition, puis s’en emparent. Innovation sociale et innovation de terrain se fondent l’une dans l’autre, en se distinguant de l’innovation de marché ou de celle qui est initiée par une hiérarchie.

L’innovation suscite des méfiances, car elle est souvent assimilée à la recherche de performances – qui ne préoccupe pas spontanément celles et ceux qui viennent travailler dans une organisation de l’action sociale – et remet en cause les compétences.

En juin 2018, le festival Tous engagés, premier grand événement organisé par la Croix-Rouge française sur l’innovation sociale, a réuni 5 000 acteurs. Émanant de toute la France, 180 projets y ont été présentés.

Nous ne sommes pas en concurrence avec les autres associations. Si nous parvenons demain à être deux fois plus efficaces, les besoins sociaux ne disparaîtront pas pour autant – et même s’ils venaient à disparaître, tant mieux ! Notre marché étant hélas en croissance, nous devons dépasser les querelles de chapelle.

Nous devons aussi faire tomber la frontière entre les organisations qui font du profit et celles qui n’en font pas. Nous avons besoin de la force vive des entreprises, notamment des plus grandes, qui sont de plus en plus sensibles à l’engagement sociétal. Elles peuvent financer nos dispositifs, apporter de l’expertise et des talents, et nous pouvons les accompagner dans leur transformation.

21

L’accélérateur d’innovation sociale de la Croix-Rouge française, 21, a été lancé en mai 2019, au sein de la filiale Croix-Rouge Innovation, qui est, petite révolution pour nous, une société par actions simplifiée.

Plateforme de coopération, 21 est également un lieu de rencontre, installé sur notre campus de Montrouge. Cette structure a pour but de créer un impact social systémique et est dotée d’un programme d’intrapreneuriat et d’un programme d’entrepreneuriat. Le premier de ces programmes consiste en l’accompagnement des bénévoles, voire des salariés, dans des projets considérés comme des entreprises ; le second engage des partenariats avec des structures externes, entreprises ou associations. Notre budget annuel est d’environ 1 million d’euros. Nos financements proviennent essentiellement de partenaires et de sponsors. Dans un contexte où le mécénat devient plus difficile, cela nous permet de mobiliser les talents des grands groupes.

21 n’est ni une vitrine de communication ni un fonds d’investissement. Nous ne sommes pas plus des spécialistes de l’entrepreneuriat. En revanche, nous avons dans nos domaines d’intervention autour de l’humain une large expertise et nous sommes présents dans tout le pays. La France compte, certes, des centaines d’incubateurs et d’accélérateurs pour les start-up, des centaines de fonds d’investissement à risque, mais notre connaissance du terrain crée une opportunité unique pour tester la pertinence d’un projet d’innovation sociale, auprès des acteurs autant que des publics ciblés.

Nous accompagnons chaque année, pendant six mois, quatre projets d’intrapreneuriat et quatre autres d’entrepreneuriat. Nous offrons aux lauréats une enveloppe de 15 000 euros pour qu’ils puissent mener l’expérimentation de leur solution dans une de nos structures, avec nos professionnels. Notre objectif est de moderniser l’offre de soins et de services. Les travailleurs sociaux d’un centre d’hébergement d’urgence, déjà débordés, ne vont s’emparer d’un projet qu’à partir du moment où ils en voient l’utilité. Leur appétence est un indicateur très efficace. Après six mois, nous mesurons la valeur ajoutée du projet, tant pour les aidants que pour les aidés, nous évaluons sa viabilité économique et son impact social. Si le projet satisfait à ces critères, nous le déployons sur l’ensemble du réseau de la Croix-Rouge française.

Avec les entrepreneurs, nous négocions un accès à prix coûtant ou une marge négociée lors de la montée en échelle sur le réseau de la Croix-Rouge ; il leur revient de trouver leurs financements pour ce déploiement. Les projets d’intrapreneuriats, initiés par nos bénévoles et nos salariés, diffèrent de ceux que nous menons avec des entreprises extérieures par leur degré de maturité, qui est souvent moindre. Il s’agit d’idées plus que de prototypes, et notre rôle est alors davantage celui d’un incubateur que d’un accélérateur. Une fois, le délai d’accompagnement écoulé, nous modélisons le projet pour l’essaimer, là encore, sur l’ensemble du réseau de la Croix-Rouge. Nous avons été les premiers à créer un projet d’intrapreneuriat pour bénévoles.

Nous avons entamé la deuxième saison d’appels à projet, avec une centaine de candidatures dans l’entrepreneuriat et trente-cinq dans l’intrapreneuriat, et nous avons sélectionné, dans chacun des deux domaines, nos quatre lauréats pour l’année 2020.

Première saison

Du côté des entrepreneurs

Toutes mes aides est le nom d’une start-up de référencement des aides sociales et financières disponibles pour l’usager, montée par une équipe de juristes et d’ingénieurs. On compte en France 6 000 dispositifs d’aide et, chaque année, les dépenses prévues au titre de ces dispositifs, mais non effectuées, représentent entre 25 milliards et 35 milliards d’euros. En effet, une grande part des ayants droit ne réclament pas, faute de savoir qu’elles existent, les aides auxquelles ils sont éligibles. Toutes mes aides référence à ce jour 800 dispositifs, représentant 90 % du volume des aides existantes, à tous les niveaux administratifs (national, régional, départemental et communal). Grâce à un robot conversationnel, les droits d’une personne peuvent être précisés en une dizaine de minutes.

Dans sa première version, cet outil, essentiellement fréquenté par des étudiants, était accessible sur le web et se rémunérait à la commission, comme toutes les sociétés de désintermédiation. Nous avons proposé à ses concepteurs de se réorienter vers les acteurs de l’assistance sociale, sur un modèle non plus business to consumer, mais business to business to consumer. Nous prévoyons de déployer leur nouvel outil sur cent établissements de la Croix-Rouge française. C’est une révolution dans la vie de nos travailleurs sociaux et des dizaines de milliers de personnes voient ainsi l’accès à leurs droits facilité. Il nous a néanmoins fallu créer un langage commun entre cette start-up et nos équipes.

Les autres lauréats sont : WERO, cabinet de recrutement tourné vers les personnes réfugiées ; T.zic, boîtier d’assainissement d’eau utilisant la technologie LED UV, branché directement en aval du robinet, que nous avons testé en Irak, au Liban et aux Comores ; et Solinum, un annuaire en ligne de l’action sociale, destiné aux personnes en situation de précarité.

Du côté des intrapreneurs

BackPack a été créé par une salariée du Centre médico-chirurgical de réadaptation des Massues à Lyon, spécialisé dans les soins liés à la locomotion, notamment le traitement de la lombalgie chronique. En France, 6 millions de personnes consultent tous les ans parce qu’elles souffrent du dos et c’est la première cause des arrêts de travail. Si une personne arrêtée un an a une chance sur deux de retrouver un emploi, une personne arrêtée deux ans n’en a statistiquement plus du tout. À l’hôpital des Massues, la prise en charge d’une durée de quatre semaines permet de soigner beaucoup de patients. En revanche, le taux de rechute est important. L’idée est donc de créer une application de suivi médical pour guider les patients sortis de l’hôpital dans leurs exercices quotidiens d’entretien.

Minutis est porté par des bénévoles qui sont intervenus durant les attentats de 2015. Ils ont alors constaté que nous ne savions pas localiser les équipes, ni les véhicules qui les transportaient, et que nous ignorions si elles étaient en sécurité. Secouriste bénévole depuis vingt-cinq ans et directeur du système d’information d’un grand groupe, le porteur du projet a créé, avec une équipe d’informaticiens de haut niveau, un logiciel permettant de suivre en temps réel les ressources engagées. Notre action a consisté à professionnaliser l’outil, désormais utilisé en Andorre, en Espagne, au Portugal et, bientôt, en Australie. D’autres acteurs du secourisme en France pourraient également être intéressés.

Les autres lauréats sont Croix-Rouge mobilité, qui organise un réseau de partage de véhicules au sein de l’association, et Mehand You, un espace d’échange d’expériences et de bonnes pratiques entre personnes handicapées.


Débat

Une grande association internationale dans la mondialisation

Un intervenant : Votre discours ne diffère guère de celui qu’on entend aujourd’hui dans les grandes entreprises. Votre singularité semble tenir au terrain d’expérimentation : la mise à l’échelle de la Croix-Rouge française, qui permet de porter l’innovation au service du collectif. Mettez-vous en commun les expériences des Croix-Rouge internationales ? A fortiori, les comparez-vous ? Par ailleurs, votre obligation de réserve entrave-t-elle votre action ? Enfin, comment intervenez-vous aujourd’hui, lors des conflits, pour secourir les blessés belligérants ?

Grégoire Ducret : Les interventions dans les zones de conflit sont sous la responsabilité du Comité international, dont le siège est à Genève et qui engage 20 000 personnes. Sa première mission est de veiller au respect du droit international humanitaire, ce qui implique un rôle de veille et de protection des populations civiles. Dans le cadre de cette mission, nous continuons de visiter les prisonniers. Cependant, les guerres changent aujourd’hui de visage et le Comité international se préoccupe aussi de la protection des données numériques des personnes. La Croix-Rouge est apolitique et areligieuse. Elle a pour mission de tendre la main aux personnes qui souffrent. C’est notre principe d’impartialité. Par ailleurs, notre neutralité nous permet d’incarner un tiers de confiance. Lors des catastrophes naturelles, nous intervenons comme auxiliaires des pouvoirs publics, comme lors de l’ouragan Irma, qui a frappé les Antilles en septembre 2017.

Nous commençons à mettre en place des procédures de partage international des expériences. L’innovation en fait partie depuis peu. La Croix-Rouge espagnole innove en partenariat avec Vodafone ; la Croix-Rouge sud-coréenne lance des coopérations dans le domaine de la réalité virtuelle ; en collaboration avec le secteur de l’assurance, la Croix-Rouge canadienne a développé d’excellents outils de cartographie des données, qui s’avèrent très utiles en cas de catastrophes naturelles.

Nous sommes également ouverts au partage avec d’autres associations. Au sein de 21, nous travaillons à un programme sur le handicap. Dans ce cadre, nous avons lancé un appel à projets, sélectionné quatre start-up lauréates, délimité un terrain d’expérimentation et commencé la phase de tests. Le programme est monté en collaboration avec APF France handicap, ce qui nous permet d’agrandir non seulement notre champ d’expérimentation, mais également notre domaine d’expertise.

Placer l’humain au cœur de l’innovation

Int. : Comment intégrez-vous à la culture de l’ensemble de votre personnel les technologies numériques ?

G. D. : Notre but n’est pas que tous aient les mêmes compétences, mais que tous puissent parler le même langage. Un aide-soignant dans un EHPAD ou un secouriste n’ont pas besoin de disposer de la même formation. Nous développons, en revanche, un outil collaboratif numérique à destination de tous les membres de la Croix-Rouge française. Une bonne organisation est aujourd’hui une organisation apprenante, condition essentielle à son adaptation au sein d’une société en pleine mutation. Notre rôle étant d’accompagner l’humain, nous avons à l’égard de cette adaptation plus de responsabilités qu’une grande entreprise marchande.

Int. : La Croix-Rouge est une vieille dame et la communication est aussi vieille que l’humanité. La communication numérique aurait-elle pris le pas sur les autres formes de communication ?

G. D. : L’effort d’innovation que nous menons n’est pas toujours compris. La Croix-Rouge fait preuve de courage en décidant de prendre à bras-le-corps une transformation encore négligée il y a peu. La réflexion sur le sujet n’a été entamée qu’en janvier 2017. La stratégie de transformation numérique telle qu’elle peut être menée en entreprise ne fonctionne pas dans une organisation fondée sur l’humain, riche de ses contacts répétés, comme la Croix-Rouge. Il a fallu traduire le langage des start-up. L’arrivée de nouveaux concepts, dans une organisation séculaire fondée sur des valeurs et des principes, a surpris. Je pense toutefois que nous ne nous trompons pas. Nous devons affronter la transformation numérique et le désengagement de l’État. L’innovation est le moyen le plus sûr d’y parvenir. Au-delà du numérique, elle nous permet de nous transformer pour mieux répondre aux besoins. Nous avons une responsabilité dans un pays en crise économique, où l’argent public se raréfie. Nous jouons un rôle de corps intermédiaire face à l’augmentation des besoins et à la diminution des moyens.

Aux États-Unis, malgré l’Obamacare, la moitié de la population doit recourir à la générosité publique pour financer ses soins de santé. En 2015, les personnes riches ont ainsi donné 12 milliards de dollars aux personnes pauvres. Je ne souhaite pas vivre dans un monde où existe de fait une économie de la mendicité. Ainsi, malgré les résistances, l’innovation est légitime, à condition d’accompagner les gens et de garantir que l’humain demeure au centre. La difficulté, culturelle, n’est pas de nous adapter au numérique, mais de comprendre pourquoi nous en avons besoin.

La Croix-Rouge française démontre qu’elle est capable de mener une stratégie d’innovation à la hauteur de celle des grands groupes, sans moyens financiers, mais avec beaucoup de moyens humains, apportés par nos salariés et nos bénévoles. Nous ouvrons la voie et espérons pouvoir la partager avec d’autres associations. Un dispositif comme 21 peut être développé ailleurs.

Int. : Comment intégrez-vous l’interface numérique dans l’économie globale de votre action ?

G. D. : Au-delà de la qualité de l’information apportée, sa rapidité libère du temps et de l’espace pour les rapports humains. Par exemple, un travailleur social gagnera du temps en utilisant Toutes mes aides.

Répondre au défi social du xxie siècle

Int. : Pourquoi vous êtes-vous nommés 21 ?

G. D. : Nous nous sommes nommés ainsi parce que nous devons répondre au défi social du xxie siècle. Notre logo recompose l’emblème de la croix rouge, ce qui est une façon de le respecter. Il est très fort et il ne saurait être question de l’altérer et de trop s’en éloigner.

Int. : Quelle place occupe 21 dans la transformation de l’association ? Des objectifs ont-ils été fixés par la direction de cette dernière ?

G. D. : Quatre salariés, tous excellents, travaillent à 21. La stratégie d’innovation de la Croix-Rouge, couplée à la transformation numérique, s’articule autour de 15 grands chantiers, dont deux sont réunis par 21 : le nouveau dispositif, ascendant, de travail avec le terrain, incarné par l’intrapreneuriat, ainsi que nos partenariats avec l’extérieur, à savoir l’entrepreneuriat. Je suis aussi impliqué sur les autres chantiers. À titre d’exemple, nous avons ouvert celui de l’inclusion numérique, pour lequel nous avons formé un collectif associatif avec Emmaüs Connect, Simplon et Bibliothèques sans frontières, projet qui a été récompensé par le gouvernement.

Au niveau national, 21 est le cœur de la transformation, en tant que dispositif facilitateur. Par ailleurs, nous tentons de créer un réseau international de l’innovation de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.Enfin, au niveau local, nous sommes impliqués dans des tiers lieux labellisés Croix-Rouge française, où nous créons des plateformes citoyennes pour élargir notre action. Nous sommes la tête du réseau, mais celui-ci fonctionne selon une logique de terrain, pour penser les solutions, les mettre en œuvre et les autonomiser financièrement. La citoyenneté engagée et sociale fait partie de nos réponses.

Int. : Quels indicateurs mesurent votre résultat ?

G. D. : Tous nos lauréats, et l’accélérateur 21 lui-même, sont soumis à une mesure d’impact social et nous devons être économiquement autonomes. Le partenariat nous permet de mener à terme la phase de conception et d’investissements immatériels, mais si nous voulons créer des structures pérennes, il nous faut ensuite évoluer vers des prestations d’accompagnement de groupes marchands dans leur stratégie d’innovation, en l’occurrence vers une activité de conseil. 21 n’a pas vocation à réaliser des bénéfices, mais nous devons équilibrer notre budget, aussi modeste soit-il, entre les salaires, le loyer et les bourses pour les projets.

Int. : Au terme des six mois durant lesquels vous avez accompagné les start-up, quels sont vos rapports avec elles ?

G. D. : Après les six premiers mois, les enjeux diffèrent pour les intrapreneurs et les entrepreneurs. Il s’agit, pour les seconds, de favoriser et de suivre leur déploiement, confié à nos directions métiers et à nos établissements ; pour les premiers, c’est plus complexe, car ils sont en général moins avancés. Nous avons consacré d’importants efforts au développement de l’application Minutis et nous lui cherchons désormais un modèle économique.

Il faut intégrer la possibilité d’un échec, mais l’important, ce sont les portes qui se seront ouvertes au cours des six mois d’accompagnement. Et surtout, l’aventure demeure.

Tisser de nouveaux liens avec les partenaires

Int. : La Croix-Rouge a une réputation d’arrogance envers mécènes et donateurs, alors que leur accueil, si l’on s’y attache, peut jouer un rôle déterminant.

G. D. : Un donateur, aujourd’hui, attend qu’on lui prouve que sa générosité est efficace. La mesure de l’impact social répond à cette attente. Nos relations avec nos donateurs sont en train d’évoluer et nous sommes plus à même de créer un cadre de confiance. Nous avons à cet égard une démarche interassociative.

Int. : Dans quelle mesure la création de 21 vous a-t-elle permis de renouveler votre vivier de partenaires ? Impliquez-vous de grandes entreprises dans votre travail sur les tiers lieux ?

G. D. : L’innovation nous a rapprochés de nouveaux partenaires, qui sont désormais de tout premier plan. Parfois, elle nous a aussi permis de redéfinir les relations. Des entreprises du numérique se sont rapprochées de nous, à travers, notamment, le mécénat de compétences. Nous dispensons des prestations que nous nommons learning expeditions : pendant un temps qui va de deux heures à deux jours, nous accueillons des groupes de dirigeants d’entreprise chez 21, pour les aider à élaborer leur propre stratégie d’innovation. Étant nous-mêmes impliqués dans notre propre processus d’innovation, au-delà de sa pédagogie, notre rôle est probablement plus complet que celui d’une société de conseil.

Vers les tiers lieux

Int. : Vous avez évoqué les plateformes citoyennes. Êtes-vous partie prenante des maisons de service au public qui se mettent actuellement en place ?

G. D. : Les maisons France Service se nourrissent de l’existence et de l’activité des tiers lieux, qui sont, en dehors du domicile et du lieu de travail, des espaces de sociabilité citoyens. Elles ont vocation à exprimer les solidarités et à faciliter aussi bien de nouvelles formes d’activités économique ou numérique que l’accès de tout un chacun à ses droits. Nous sommes en discussion avec le cabinet de la ministre chargée de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, à qui nous présentons les résultats de nos travaux sur ces questions.

Int. : Quelle reconnaissance assurez-vous à vos bénévoles et à vos salariés ? Quelle attraction exercez-vous chez les jeunes diplômés ?

G. D. : Il est aujourd’hui difficile de trouver des infirmiers et des aides-soignants. Des dispositifs comme WERO permettent de pallier ce manque. L’un des programmes d’intrapreneuriat sélectionnés pour la deuxième saison a pour but de valoriser les publics vulnérables, à travers des récits de vie, tout autant que les personnes qui en prennent soin.

Les postes liés à l’innovation sont en revanche très convoités, par des personnes jeunes et pourvues de diplômes prestigieux. Si l’association n’a pas pour but d’enrichir ses membres, l’activité en son sein ne diffère guère de celle qu’on mène dans une entreprise.

De la politique à l’entreprise, puis à l’association

Int. : Quel a été, pour vous, l’élément déclencheur ?

G. D. : J’ai été formé à l’université. J’ai d’abord voulu m’engager en politique ; c’est pourquoi j’ai été assistant parlementaire à l’Assemblée nationale, conseiller au ministère de l’Intérieur, puis chef de cabinet au ministère de la Défense. J’ai beaucoup aimé l’action politique. En la quittant, j’ai voulu apprendre à monter une entreprise. C’est pourquoi j’en ai créé une, dotée d’une marque, dans le secteur de l’alimentation. La rencontre avec le monde des start-up a été déterminante et m’a aussi permis de renouer avec la vie publique, par le biais d’un groupe de réflexion qui accompagne les organisations dans leur transformation numérique.

Les start-up n’ont pas changé le monde, mais elles ont fortement contribué à la transformation des grands groupes. J’en ai conclu que les entreprises avaient les ressources qui leur permettraient d’améliorer la vie des gens. Il ne me restait qu’à trouver les bons acteurs. J’ai alors créé une société de conseil pour accompagner sur ces sujets des associations à but non lucratif. Mes deux premières missions m’ont amené à travailler avec la Croix-Rouge française et avec la Fondation Luma, à Arles. Je me suis passionné pour la Croix-Rouge, que j’ai découverte à cette occasion… J’ai depuis beaucoup appris.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

François BOISIVON