Exposé de Philippe Préval

J’ai quitté le groupe Atos en 1998 et quelques membres de mon équipe m’ont rejoint pour créer Lusis, au début de l’année 1999, avec un capital de 100 000 euros. Ce nom de Lusis est emprunté au grec ancien et signifie libération. Encore aujourd’hui, le capital de Lusis est entièrement détenu par une partie de ses salariés.

Au démarrage, nous avons essentiellement fait du conseil, mais notre objectif était de développer notre propre logiciel. Baptisé Tango, sa première version a été entièrement conçue et codée sur nos heures de temps libre, puis notre activité auprès de clients du secteur du trading, notamment, nous a permis d’investir pour poursuivre son développement.

Les systèmes à mission critique

Le métier de Lusis consiste désormais à fournir, clés en main, des systèmes à mission critique, c’est-à-dire des systèmes dont tout dysfonctionnement serait gravement préjudiciable aux clients, aux utilisateurs finaux, aux fournisseurs, voire à l’écosystème.

Nous fabriquons, par exemple, un commutateur qui permet de raccorder toutes les entreprises ferroviaires de fret européennes, en sorte que lorsqu’un train part du Danemark pour se rendre en Espagne, chaque entreprise ferroviaire concernée, que ce soit au Danemark, en Allemagne, en Hollande, en Belgique, en France ou en Espagne, soit prévenue en temps réel du passage du train à chaque frontière. Si le système tombe en panne, 500 personnes seront pendues au téléphone dans toute l’Europe pour essayer de savoir où se trouvent les différents trains.

Autre exemple, cette fois dans le secteur bancaire : l’un de nos clients est le réseau national interbancaire d’Afrique du Sud, qui connecte l’ensemble des banques du pays. Chaque mois, l’équivalent local du RSA (revenu de solidarité active) est versé aux bénéficiaires sous forme de cartes spécifiques utilisables dans les distributeurs de billets. Ainsi, le premier jour du mois, à partir de 8 heures du matin, des queues se forment devant les distributeurs… Si jamais le système tombait en panne, cela provoquerait des émeutes dans tout le pays.

Parmi les autres systèmes à mission critique que nous réalisons, on peut citer les autorisations de transaction sur les téléphones mobiles, la lutte contre la fraude, la gestion des systèmes de fidélité pour les clients, etc.

Tous ces systèmes doivent fonctionner sans défaillance 24 heures sur 24, 365 jours par an. Nous mettons un point d’honneur à ce que 100 % de nos projets soient livrés en temps et en heure, et nos engagements en matière de qualité, performance, temps de réponse, disponibilité ou infaillibilité des applications sont formalisés à travers des SLA (service-level agreements). Si l’un de nos clients détecte un bug, nous disposons d’une heure pour nous connecter à son système et de deux heures pour trouver une solution de contournement, sans quoi nous payons des pénalités pour chaque minute de retard.

Nos systèmes doivent également être pérennes, car ils relèvent de ce que l’on appelle l’informatique d’infrastructure. De même qu’un pont doit être conçu de façon à supporter le passage de camions pendant des dizaines d’années, nos applications doivent durer au moins dix ou quinze ans.

Pour nous assurer de leur qualité, nous réalisons régulièrement des tests de performance. L’un d’entre eux, effectué dernièrement, visait, par exemple, à nous assurer que nous pouvions gérer 10 000 transactions bancaires par seconde. Par comparaison, notre plus gros client, Bank of America, nous a demandé un système permettant de gérer 2 000 transactions par seconde, seuil qu’il n’a jamais atteint, malgré ses 60 millions de clients.

Les options technologiques retenues pour Tango

Pour satisfaire à ces exigences, nous avons, dès le démarrage, adopté quelques principes structurants, comme l’importance accordée au service ou l’indépendance de toutes les infrastructures environnant le logiciel, notamment l’operating system, la base de données, ou encore le système de supervision. C’est ce qui nous a conduits à choisir Linux comme plateforme de développement et C++ comme langage de programmation. À l’époque, Linux était encore très marginal et utilisé presque exclusivement par les universités. Pour disposer d’un système de gestion de disques miroirs sous Linux, il fallait assembler trois logiciels différents de façon à contourner les bugs des uns et des autres. Par ailleurs, nous avons également fait dès le début, “sans le savoir”, de l’architecture micro-service – nous cherchions simplement à faire du SOA (service-oriented architecture) réellement efficace – et du CBSD (component-based software development), deux concepts qui se sont avérés extrêmement fructueux par la suite.

Aujourd’hui, Tango se définit comme une architecture micro-service, consistant à isoler chacune des fonctions clés de l’application pour les développer et les déployer, de sorte que chacune puisse fonctionner – ou dysfonctionner – sans affecter les autres. Par rapport aux architectures dites “monolithiques”, l’avantage de l’architecture micro-service est de permettre de gérer l’évolution fonctionnelle et technique sans devoir, chaque fois, réviser l’ensemble du système. Enfin, elle permet de proposer plusieurs services réalisant la même fonction et, ainsi, d’assurer une très haute disponibilité au système.

En ce qui concerne les domaines d’application, nous avons développé notre logiciel au gré des appels d’offres que nous remportions : d’abord dans la monétique pour la grande distribution, avec Carrefour comme premier client et IBM comme intégrateur, puis dans la fidélisation client avec Catalina, dans les télécommunications avec 9 Télécom, dans le trading, le transport, et enfin dans la monétique bancaire.

Nous poursuivons le développement de Tango en proposant tous les deux ans une nouvelle version comportant des fonctionnalités supplémentaires, de nouvelles API (application programming interface) et même de nouveaux concepts, comme désormais le recours à la blockchain. Nous en sommes à la huitième version et, de même que les Porsche Carrera ou les Golf portent toujours le même nom que les véhicules d’il y a quarante ans, mais ne comprennent plus aucun composant de cette époque, Tango version 8 n’a plus grand-chose à voir avec le logiciel originel.

Un très haut niveau dengagement

La production de systèmes à mission critique nécessite un très haut niveau d’engagement sur la qualité dans tous les domaines, depuis la conception fonctionnelle et technique de l’application jusqu’à sa maintenance pendant dix ou quinze ans. Pour assurer cette qualité, nous réalisons l’ensemble des projets dans nos locaux plutôt que d’envoyer du personnel chez nos clients et, a fortiori, nous ne faisons jamais appel à de la sous-traitance : l’ensemble du logiciel est développé à Paris. Imaginons qu’un client me téléphone à 4 heures du matin pour m’annoncer que son système est bloqué – ce qui n’est encore jamais arrivé. Je veux pouvoir lui répondre en tant que responsable, et non être contraint d’envoyer un mail à des personnes que je ne connais pas, en Inde ou ailleurs, en espérant qu’elles sauront me répondre.

Les SLA formalisent une obligation de résultat, et non de moyens. Ils n’engagent pas seulement nos commerciaux ou nos équipes support, mais l’ensemble des membres de l’entreprise. Tous les développeurs et ingénieurs de projets doivent se sentir personnellement concernés, et quelqu’un qui ne partagerait pas ce sens de la responsabilité n’a pas vocation à rester dans l’entreprise.

Recrutement et formation

Pour nous assurer que nos salariés adhèrent à ces valeurs, nous les recrutons presque systématiquement à la sortie de l’école (écoles d’ingénieurs, universités, écoles 42…), voire avant, avec le statut d’apprentis, et nous les formons nous-mêmes. Pendant la phase de recrutement, nous ne faisons aucune démagogie sur l’agrément de travailler chez nous : nous recherchons des personnes prêtes à exercer un métier difficile, consistant à fabriquer des systèmes critiques déployés dans le monde entier et ne tolérant aucune erreur. Je ne vous cache pas que nous avons parfois du mal à trouver en France des gens ayant envie de faire de la programmation, mais, heureusement, il y a beaucoup d’étrangers souhaitant venir habiter en France !

Notre cycle de formation interne permet aux nouveaux salariés de découvrir nos produits et nos méthodes. Ils se répartissent ensuite entre les équipes qui développent le logiciel et celles qui réalisent les projets, depuis les spécifications clients jusqu’à l’intégration et aux tests. Nous maintenons une dichotomie très nette entre les deux métiers. En revanche, nous valorisons énormément les développeurs, car la qualité de notre logiciel est cruciale pour le développement de l’entreprise. Il y a donc dichotomie, mais non hiérarchie entre développement et gestion de projet. Chez Lusis, on peut parfaitement évoluer dans sa carrière et voir régulièrement augmenter son salaire tout en restant développeur.

En ce qui concerne les commerciaux, en revanche, nous ne recrutons que des personnes expérimentées et, généralement, nous choisissons des Anglo-Saxons, afin que leur maîtrise de l’anglais soit parfaite. Nous en employons actuellement cinq pour les États-Unis et le Canada – qui représentent une part prépondérante de notre chiffre d’affaires – ainsi que l’Amérique latine, et trois en Angleterre, pour couvrir l’Europe et l’Asie. La France ne représente plus que 25 % de notre chiffre d’affaires.

Au total, Lusis emploie 150 personnes.

Le management

Il n’existe pas chez nous de poste de management “pur” : personne n’est payé pour relever les compteurs ni surveiller ses collègues. Récemment, une ingénieure de Télécom ParisTech qui travaillait très bien m’a indiqué qu’elle ne souhaitait plus faire de la technique, mais seulement du management. Je lui ai expliqué que dans ce cas, elle ne pourrait pas rester chez nous. Tous nos managers doivent également être des “faiseurs”.

Les projets sont gérés selon la méthode américaine de management agile Scrum, un terme qui signifie “mêlée”, au sens rugbystique du terme. C’est une méthode itérative, consistant à écrire une partie des spécifications, du code et des tests, puis à faire le point et à recommencer. Cela permet d’éviter l’effet tunnel de la méthode classique et de présenter très rapidement de premiers résultats au client.

Nous avons adopté cette méthode à la demande de nos clients américains, en y apportant quelques adaptations. L’utilisation de Scrum suppose, en principe, des pratiques d’autogestion, qui nous paraissaient difficilement compatibles avec les exigences de très haute performance de notre activité. Nous avons donc nommé dans chaque équipe un chef de projet qui partage un certain nombre de tâches avec les autres membres de l’équipe et qui, en même temps, les dirige de façon très étroite. Nous avons également modifié la périodicité des “sprints”, c’est-à-dire des cycles de livraison. La durée classique, de deux à quatre semaines, étant trop courte pour des systèmes tels que ceux que nous concevons, les sprints durent plutôt de six à huit semaines au minimum chez nous.

Par ailleurs, nos projets sont toujours très encadrés, et même préformatés. Nous travaillons sur la base d’une liste préexistante de composants et, lorsqu’un nouveau composant doit être développé, il l’est selon la méthode CBSD. L’objectif est d’éviter de réinventer la roue et, si une nouvelle roue doit être inventée, de faire en sorte qu’elle puisse servir à d’autres voitures.

La R&D

Nos efforts de R&D portent en premier lieu sur le logiciel Tango lui-même – qui est en perpétuelle évolution, tant au niveau plateforme qu’au niveau application – ainsi que sur deux axes impliquant l’intelligence artificielle. Le premier est le trading automatique, c’est-à-dire la gestion de portefeuilles d’actions par des algorithmes, avec pour objectif la création d’un fonds d’investissement dont les décisions reposeront uniquement sur l’intelligence artificielle. Une dizaine d’étudiants de Polytechnique effectuent chaque année des stages chez Lusis sur ce thème.

Le deuxième axe est la lutte contre la fraude à travers la détection de conduites anormales dans les systèmes de paiement ou de trading. Ces travaux ont débouché sur la création d’une chaire à CentraleSupélec comprenant trois enseignants-chercheurs, deux doctorants et quatre groupes d’étudiants qui se renouvellent chaque année. Un partenariat avec le Crédit Agricole nous permet d’accéder à de grands volumes de données bancaires afin de tester les algorithmes d’intelligence artificielle et, grâce à un partenariat avec le CNRS, nous pouvons utiliser le supercalculateur Jean Zay.

L’une des critiques adressées à l’intelligence artificielle est le fait qu’elle fonctionne comme une boîte noire, ce qui constitue un frein à son utilisation. Une de nos pistes de recherche consiste à extraire de cette boîte noire des règles lisibles et compréhensibles, susceptibles d’être transformées en règles écrites, afin d’assurer l’explicabilité de ses décisions et, par exemple, de rendre compte des motifs pour lesquels telle ou telle transaction est rejetée.

Nous travaillons également au classement des transactions suspectes en fonction du degré d’incertitude, ainsi que sur l’apprentissage cost sensitive, c’est-à-dire le fait d’introduire dans un modèle d’intelligence artificielle le critère des coûts induits par les décisions qu’il peut prendre.

La gouvernance

La gouvernance comprend un comité exécutif composé de quatre personnes : le directeur général, le directeur technique, le responsable des développements et le responsable des projets. Avant la pandémie de Covid-19, nous nous réunissions une fois par semaine, le lundi, pour parcourir l’ensemble des projets. Avec l’instauration du télétravail, comme nous sommes privés des interactions informelles autour de la machine à café ou dans les couloirs, nous avons pris l’habitude de nous retrouver pour trois visioconférences de deux heures, le lundi, le mercredi et le vendredi. Cela nous suffit pour parcourir chaque fois l’ensemble des projets ainsi que des programmes de développement, vérifier les indicateurs, recadrer les plannings qui posent problème, décider des appels d’offres auxquels nous allons répondre, planifier les démonstrations à faire aux clients ou prospects, prévoir l’organisation des audits de certification, etc.

Tous les vendredis à 18 heures, les chefs de projet adressent leur compte rendu hebdomadaire au comité exécutif, et le lundi matin, les membres du comité sont supposés avoir lu la dizaine ou vingtaine de documents et pouvoir en parler en connaissance de cause.

À ceci s’ajoute un point hebdomadaire des équipes de développement avec leur responsable, ainsi qu’un point hebdomadaire ou bimensuel sur l’activité commerciale pour l’Amérique du Nord et l’Amérique latine d’une part, l’Europe et l’Asie d’autre part.

La structure administrative est très légère : le personnel non opérationnel se compose d’une responsable administrative, de deux assistantes et d’une chargée de recrutement.

Évaluation annuelle et actionnariat des salariés

Les résultats individuels sont évalués chaque année. Nous ne pratiquons pas l’up or out des cabinets de conseil, mais simplement le stay or out. Les personnes dont nous nous séparons trouvent facilement du travail, car les collaborateurs de Lusis sont plutôt appréciés sur le marché.

Lorsqu’un salarié est resté dix ans dans la société, nous considérons qu’il s’est suffisamment attaché à nous, et nous à lui, pour devenir quasi automatiquement actionnaire. Au total, une vingtaine de salariés sont désormais actionnaires de Lusis, les fondateurs conservant toutefois une part prépondérante du capital.

Notre gestion financière repose sur un principe simple : au moins 50 % des résultats sont réinvestis dans l’entreprise et le reste est distribué aux actionnaires. Certaines années, aucun dividende n’est distribué.

En revanche, tout le développement se fait par croissance organique : nous ne sommes pas adeptes de la croissance externe.

Le contrat avec Bank of America

Je vais maintenant vous raconter l’aventure de la signature du contrat avec Bank of America, qui est actuellement notre plus gros client.

Un échec difficile à accepter

En 2008, une grande banque française émet un appel d’offres pour lequel nous arrivons en tête sur tous les plans : technique, fonctionnel, financier, et aussi sur la capacité à livrer en temps et en heure. Pourtant, nous ne sommes pas choisis, parce que les dirigeants estiment qu’une grande banque internationale ne peut pas travailler avec une petite société française. Ils font alors appel à notre principal concurrent, ACI, une société américaine qui est le leader mondial dans notre domaine.

Une place à prendre

Quelques mois plus tard, ACI annonce la fin de son produit phare, Base24, une architecture très ancienne reposant sur le système HP NonStop. La firme déclare par ailleurs qu’elle va désormais se rapprocher d’IBM. Ces annonces sont faites par le biais d’un article publié sur le site de l’entreprise de conseil Gartner, qui est lu par les décideurs du monde entier dans le domaine bancaire. Ce faisant, d’une certaine façon, ACI se tire une balle dans le pied, car nos clients souhaitent des systèmes qui durent très longtemps et n’apprécient pas d’être mis devant l’obligation d’en changer.

Cette situation nous inspire à la fois un sentiment de frustration et une volonté de revanche, en saisissant l’opportunité que représente la fin de Base24. Nous décidons alors d’« aller chercher l’ennemi sur son territoire », c’est-à-dire de nous attaquer au marché américain. Notre plan est très simple : adapter Tango au système HP NonStop. De son côté, HP, ayant eu le sentiment d’avoir été trahi par ACI, met aussitôt des moyens à notre disposition.

Des filiales en Angleterre et aux États-Unis

Nous commençons par créer une filiale en Angleterre, essentiellement avec d’anciens commerciaux d’ACI, dont l’ex-patron de la branche européenne, puis, quatre ans plus tard, une filiale aux États-Unis, avec une équipe également composée d’anciens commerciaux et de l’ex-patron de la filiale américaine d’ACI. Ces deux anciens dirigeants, évincés en raison de leur âge, ont une connaissance approfondie de leurs marchés. Le patron américain, notamment, connaît chaque banque de chaque ville des États-Unis.

Afrique du Sud et Canada

L’alliance avec HP nous permet, très rapidement, de signer avec le réseau national interbancaire d’Afrique du Sud. Pourtant, nos interlocuteurs estimaient que nous avions trois défauts rédhibitoires : « Vous êtes à 10 000 kilomètres de chez nous, vous êtes une petite société et vous êtes français. » Ils nous donnent malgré tout l’équivalent de 10 000 euros pour démontrer notre preuve de concept, puis promettent 300 000 euros si les tests qu’ils veulent réaliser sont concluants (acceptance criteria). Satisfaits du produits et des résultats, ils nous signent un contrat de 3 millions d’euros pour déployer le système. Ce type de contrat – « Faites le travail et si c’est concluant vous serez payés » – étant très risqué, peu d’entreprises sont prêtes à signer.

HP nous met également en contact avec la Canadian Imperial Bank of Commerce, l’un des clients de référence d’ACI.

À chaque fois, HP se charge de faire notre promotion – « C’est une petite société, mais très fiable. Elle a développé un logiciel qui fonctionne sur nos systèmes et que nous vous proposons d’utiliser » –, ce qui lui permet, au passage, de renouveler le parc matériel de ses clients. C’est donc un partenariat gagnant-gagnant.

Rencontre au sommet

C’est alors que, grâce à notre commercial américain, nous sommes contactés par Bank of America. Très vite, il apparaît que nous sommes les meilleurs sur le plan technique, mais nous devons tout de même subir deux ans de due diligence, c’est-à-dire de vérifications de toutes sortes. Ces deux années nous paraissent très longues, surtout sachant qu’à tout moment, le patron de Bank of America peut être invité à jouer au golf par le patron d’ACI, et que ce dernier peut en profiter pour le convaincre de ne pas changer de fournisseur…

En juin 2018, enfin, je suis convoqué à un entretien avec l’un des patrons de Bank of America, dans un immeuble situé à l’angle de la 42e rue et de la 6e avenue de New York. Le dernier étage est occupé par le PDG, et l’étage juste au-dessous par quatre personnes, dont mon interlocuteur. Pour cet entretien, je suis accompagné du responsable de l’informatique retail de Bank of America, qui nous a recommandés à sa hiérarchie deux ans auparavant.

Au lieu de me poser des questions sur Lusis, sur notre logiciel, ou de m’expliquer ce que cherche à faire Bank of America en matière de paiement, mon interlocuteur me fait passer un véritable entretien d’embauche : « Racontez-moi votre parcours. Quelle a été votre éducation ? Qu’avez-vous fait dans la vie ? » Je comprends que la transaction est trop importante pour reposer uniquement sur des aspects techniques et des tableurs Excel, et qu’elle se fera d’homme à homme. Pendant tout l’entretien, le directeur informatique ne dit pas un mot et il est livide, car il sait qu’il joue sa carrière. Au bout d’un moment, nous commençons, mon interlocuteur et moi, à faire des dessins sur le tableau blanc pour décrire la façon dont nous allons déployer le système, puis nous nous serrons la main, ce qui constitue la véritable signature du partenariat. Deux mois plus tard, j’obtiens le premier contrat et, un an après, la signature des licences, pour un montant considérable.

Une retombée : un contrat avec une autre grande banque mondiale

En 2019, de façon encore plus extraordinaire, je reçois un courriel de la directrice de l’informatique de la banque de détail d’une très grande institution anglosaxonne : « Pardonnez-moi de vous contacter directement, mais j’ai eu vos coordonnées par nos collègues de Bank of America. Seriez-vous disponible pour un entretien avec le directeur de l’informatique de notre banque ? » Comme les deux banques rencontraient des problèmes dans le domaine de la monétique, elles s’étaient parlé et nos clients avaient expliqué à leurs collègues qu’ils travaillaient avec une petite société française complètement inconnue, mais qui savait régler les problèmes. Cette fois, le processus est beaucoup plus court : le premier entretien a lieu fin septembre et le premier projet commence fin octobre. C’est la preuve que nos clients sont nos meilleurs prescripteurs, nos meilleurs commerciaux…

Croire en sa bonne étoile

La signature du contrat avec Bank of America nous a demandé quatre ans d’efforts, à raison d’1 million d’euros par an pour rémunérer des commerciaux, participer à des salons, rembourser des billets d’avion et des chambres d’hôtel, etc. Si nous avions calculé à l’avance la probabilité de réussir, en tant que PME française, dans un pays qui est le champion du monde des logiciels – 1 % en étant optimiste –, et si nous avions comparé cette probabilité avec le gain espéré – environ 20 millions d’euros –, la décision la plus sage aurait été de renoncer.

J’ai pris ce risque parce que j’estimais que nous avions la meilleure technologie et que, puisque ACI nous fermait les portes chez nous, nous devions aller le battre sur son propre terrain. De toute façon, rester le champion local français ne présentait aucun intérêt et, même si nous n’avions pas signé le contrat avec Bank of America, nous pouvions en signer d’autres. De fait, nous multiplions les contrats aux États-Unis, qui sont devenus, de loin, notre premier marché. J’ai donc eu raison de croire en notre bonne étoile !

Débat

Des relations compliquées avec les Français…

Un intervenant : Quels sont vos liens avec l’écosystème financier parisien ? Votre société appartient-elle au pôle de compétitivité Finance Innovation ?

Philippe Préval : Nous n’en faisons pas partie et nous n’avons aucun lien avec l’écosystème financier parisien, ou même français. D’une part, notre marché est international. D’autre part, quand vous présentez votre société en France, on vous demande, avant toute chose, combien de salariés vous employez. Les Français aiment bien les grands groupes, les Américains aiment bien les entrepreneurs… Cela dit, je suis français et je ne vais pas changer de mère, donc je développe mon logiciel en France, je paie mes impôts en France et je fais même du mécénat en France.

La concurrence

Int. : Qui sont vos concurrents ?

P. P. : Nous ne sommes que cinq sociétés dans le monde à savoir répondre à des appels d’offres internationaux sur des systèmes critiques clés en main dans le domaine du paiement. Les quatre autres sont ACI, qui fait vingt fois notre taille ; Alaric, une société anglaise, rachetée par NCR ; OpenWay et BPS, deux entreprises russes.

Int. : Quels sont vos atouts par rapport à elles ?

P. P. : Lusis est une société d’ingénieurs et se caractérise par la culture des ingénieurs, c’est-à-dire, notamment, la passion de l’optimisation : construire un pont avec le moins d’acier possible, faire voler un avion avec le moins de pétrole possible, ou encore développer un logiciel plus vite que tout le monde.

Int. : Ce que vous appréciez, en fait, ce sont les qualités des ingénieurs à la française…

P. P. : Tout à fait ! Je m’entends bien aussi avec les Russes, sur ce plan-là, et avec les pays de culture “soviétique” en général, qui font également de bons ingénieurs.

Captation et rétention des talents

Int. : Comment réussissez-vous à attirer des ingénieurs de très haut niveau et à les retenir durablement ? Est-ce par leur intéressement aux résultats, ou encore par l’agrément de vos locaux ?

P. P. : C’est surtout par l’intérêt des projets que nous leur proposons et les défis techniques à relever.

Int. : Quelle proportion de ceux que vous recrutez reste chez Lusis ?

P. P. : Environ les deux tiers.

Int. : Vos concurrents ne cherchent-ils pas à les attirer ?

P. P. : Nous fonctionnons un peu comme une équipe de rugby, avec une grande solidarité qui nous donne une culture interne très forte.

Les tests de recrutement

Int. : Lors des entretiens d’embauche, testez-vous les candidats uniquement sur leurs compétences techniques ou tentez-vous également d’évaluer leur capacité d’engagement, leur disponibilité pour effectuer des heures supplémentaires, ou encore leur loyauté ?

P. P. : Nous ne leur faisons passer aucun test psychologique. En revanche, nous leur posons des questions personnelles, par exemple : « Aimez-vous l’informatique ? Pouvez-vous nous décrire le projet informatique le plus complexe que vous ayez monté lorsque vous étiez étudiant ? Qu’est-ce que vous aimez dans sa complexité ? Quelles sont vos principales valeurs ? »

Nous attachons beaucoup d’importance au fait que les gens prennent plaisir à faire ce métier, comme un mécanicien prend plaisir à régler une voiture de course ou un luthier à ajuster le son d’un violon. Si c’est bien le cas, cela ne leur posera aucun problème de se lever à 5 heures du matin le jour où le Crédit Agricole décidera de mettre son système en production.

Cela dit, quand les gens n’aiment pas réellement l’informatique, cela se voit très vite, généralement avant la fin de la période d’essai.

Comment concilier intelligence artificielle et fiabilité ?

Int. : Le recours à l’intelligence artificielle, qui peut induire des déductions fausses, n’est-il pas contradictoire avec votre exigence de très haute fiabilité ?

P. P. : Pour innover dans le domaine de la fraude, nous sommes parti de “l’intuition” selon laquelle les solutions existantes, à base de moteurs de règles, étaient dépassées, d’où notre choix de nous lancer dans l’intelligence artificielle. Par ailleurs, travailler sur ces sujets permet de fournir des challenges intellectuels à nos ingénieurs et, ainsi, de contribuer à leur motivation. Par nature, un ingénieur aime bien se remuer les méninges et chercher des solutions à des problèmes compliqués.

Notre interlocuteur d’une grande institution américaine s’est toutefois montré prudent : « Je suis très intéressé par vos recherches sur l’explicabilité de l’intelligence artificielle, mais, en attendant, je préfère que vous commenciez par mettre en place un système à base de moteurs de règles, parce que cela, au moins, je sais comment cela fonctionne. » À moyen terme, l’explicabilité va devenir une obligation : quand on ne sera pas capable d’expliquer une décision, on ne pourra pas la prendre.

Int. : C’est un sujet majeur, pour beaucoup d’entreprises, que d’éviter des biais non éthiques ou des choix implicites qui ne seraient pas cautionnés si on les comprenait. Néanmoins, comment procédez-vous pour rendre ces choix explicites ? Ne risquez-vous pas, ce faisant, de perdre le bénéfice de l’intelligence artificielle, au sens où cela vous conduirait à revenir à un code de règles standard ?

P. P. : Je peux vous expliquer comment nous tentons de procéder, mais cela ne signifie pas que ce soit la bonne méthode. Le problème de la recherche, c’est qu’on n’est pas certain de trouver…

En simplifiant beaucoup, l’intelligence artificielle consiste à projeter des blocs de données sur de très nombreux axes, puis à utiliser des réseaux neuronaux pour repérer des corrélations et, par exemple, détecter si une transaction bancaire relève ou non d’une fraude. Notre démarche consiste à retirer un axe et à observer si cela change quelque chose aux résultats. Si, avec ou sans le critère en question, le système fournit le même taux de positifs, de négatifs, de faux positifs et de faux négatifs, cela veut dire que ce critère ne compte pas.

Mener ce genre de recherches, en apparence assez simples, nécessite de mobiliser un de nos collaborateurs, quatre stagiaires à plein temps, ainsi qu’un professeur de CentraleSupélec. Pendant ce temps, Google investit massivement sur ce thème, mais je préfère David à Goliath. Je pense que disposer d’une pléthore de moyens n’est pas suffisant pour atteindre l’objectif. Il faut aussi, pour cela, combiner intelligence, créativité, sagacité, motivation et coordination. Nous avons donc nos chances…

La lutte contre la cybercriminalité

Int. : Comment vous protégez-vous contre la cybercriminalité ?

P. P. : Nos systèmes étant concernés par le volet “cyber” de la loi de programmation militaire, ils bénéficient d’audits réguliers de la part du gouvernement français, comme des gouvernements des autres pays dans lesquels nous intervenons. Nous sommes ainsi très au fait des procédures de protection. Par ailleurs, certains de nos clients paient des cabinets pour attaquer notre système.

Quels futurs développements ?

Int. : Le savoir-faire exceptionnel que vous avez acquis en matière de paiement ne pourrait-il s’appliquer à de nombreux autres domaines techniques, comme la gestion des containers, par exemple ?

P. P. : J’ai mis en avant nos succès, mais j’aurais pu aussi vous parler de nos échecs. Par exemple, nous avions conçu un système de gestion des abonnés pour 9 Télécom qui était extrêmement efficace et six fois moins consommateur en ressources humaines pour les centres d’appels que celui de SFR. Pourtant, lorsque SFR a racheté 9 Télécom, il a mis fin à notre système, sans même l’analyser.

Par ailleurs, quand je fais des recherches dans ma messagerie et que je revois, au passage, toutes les propositions que j’ai faites dans les domaines les plus variés, j’ai l’impression de visiter un cimetière…

Et la suite ?

Int. : Comment voyez-vous la suite de votre développement ? Envisagez-vous de vous implanter en Chine ?

P. P. : Notre logiciel est ce qui fait toute la valeur de l’entreprise. Pour aller en Chine, il faudrait que nous soyons certains ne pas nous le faire voler…

Int. : Pourriez-vous être intéressé par une offre de rachat ?

P. P. : En aucun cas ! Je sais trop bien comment fonctionnent les grands groupes. Actuellement, nous sommes installés dans des bureaux très agréables du 9e arrondissement. Si nous devenions une filiale de Thales ou de Sopra Steria, tôt ou tard, le directeur financier nous expliquerait que 1 200 mètres carrés en plein Paris, ce n’est pas raisonnable, et qu’en déménageant à La Défense ou à Saint-Quentin-en-Yvelines, nous économiserions, au bas mot, 600 000 euros par an. Nous serions obligés de le faire, mais la moitié de mes collaborateurs quitteraient l’entreprise. Je n’ai pas envie de faire subir cela à des personnes qui m’ont fait confiance et qui ont envie de continuer à mettre au point des systèmes compliqués et à les déployer en Argentine ou au Mozambique.

Int. : Vous avez actuellement 150 salariés. Jusqu’à quelle taille pensez-vous vous développer ?

P. P. : Personnellement, je ne souhaiterais pas diriger une entreprise de 2 000 personnes, car j’ai envie de connaître personnellement chaque collaborateur, mais peut-être que mon successeur aura un autre avis. En revanche, doubler l’effectif me paraîtrait tout à fait envisageable.

Int. : Vos collaborateurs n’ont-ils pas envie de savoir quel sera l’avenir de Lusis ?

P. P. : Aucun d’entre nous n’en a la moindre idée. Nous voulons juste être les meilleurs. Carpe diem !

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT