Exposé de Marcel Ragni

L’entreprise que je préside a été fondée par mon grand-père, Victor Ragni, en 1927, à Cagnes-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Venu d’Italie en 1924 en tant que réfugié politique, il a trouvé un emploi correspondant à son métier de ferronnier d’art, puis, quelques années plus tard, a décidé de créer sa propre société. Très vite, il s’est mis à fabriquer des lanternes pour les villages des alentours. Mon père, Joseph, a travaillé avec lui à partir de 1936 et a pris la direction de l’entreprise en 1946. Mes frères Victor et Roger l’ont rejoint respectivement en 1956 et 1959, et j’ai été embauché à mon tour en 1971. Nos deux sœurs, Marie-France et Laure, nous ont rejoints à la mort de notre père, en 1974.

Puis est venu le tour de la quatrième génération, d’abord avec mes nièces Sandra et Stéphanie, dans les années 1990. La première, qui savait dessiner et utiliser Photoshop, a pris la direction du bureau d’études, où elle est restée près de vingt ans. La seconde travaillait chez Coca-Cola, au service qualité. Mon frère lui a demandé de venir mettre en place la norme ISO 9001. Elle a accepté de s’en occuper pendant un an, et elle est finalement restée jusqu’en 2019.

Ce sont ensuite mes deux fils, Jean-Christophe et Stéphane, qui ont rejoint l’entreprise. L’aîné avait fait une bonne école hôtelière, mais ne trouvait d’emploi que dans des friteries ou des pizzerias, où il était mal payé et souvent non déclaré. J’avais besoin d’un manutentionnaire et je lui ai proposé de prendre le poste pour trois mois. Constatant que, contrairement à ce qu’il connaissait dans la restauration, il disposait de toutes ses soirées et de tous ses week-ends, il a décidé de rester. Il a suivi une série de formations et, aujourd’hui, il est directeur général associé, chargé de l’export. Quant à Stéphane, il était carrossier et j’avais besoin d’un responsable pour l’unité de peinture. Il nous a rejoints en 2001 et il est désormais directeur général associé, chargé du commerce.

L’éclairage public de confort

Notre marché est celui de l’éclairage public de confort, qu’il soit destiné à des places publiques, des centres-villes, des routes nationales ou départementales, des chemins ruraux, des chemins piétonniers, ou encore des pistes cyclables. Cela nous conduit à travailler essentiellement avec des administrations – petites communes, métropoles, conseils départementaux ou régions –, mais aussi avec quelques entreprises privées, comme (pour les plus connues) Vinci Energies, Bouygues Energies & Services, Eiffage Énergie Systèmes, Citelum, etc.

Depuis 2000, l’entreprise est certifiée ISO 9001 et EN40.

Innovation et tradition

Dès 1993, nous nous sommes dotés d’un service de recherche et d’ingénierie appliquées au développement de nouveaux luminaires, ainsi que d’un laboratoire de photométrie.

Aujourd’hui, notre R&D nous permet de développer énormément de produits relevant de la smart city, c’est-à-dire de la ville connectée, avec non seulement des prises électriques pour recharger les voitures ou des chargeurs de téléphone, mais également des boutons poussoirs d’urgence pour signaler un accident par GPS ou appeler les secours pour un blessé, voire de la surveillance par vidéo, de la reconnaissance faciale, des détecteurs de pollution, de fumée pour les incendies, et ainsi de suite. Nous ne fabriquons pas tous ces équipements nous-mêmes, mais nous avons des partenariats avec des sociétés de Sophia Antipolis et de toute la France.

En 2017, nous avons reçu le label Entreprise du patrimoine vivant, qui valorise les entreprises françaises mettant en œuvre des savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence. Nous sommes fiers de réussir à combiner les technologies les plus modernes avec le savoir-faire traditionnel de nos compagnons tôliers, soudeurs et ajusteurs. Cela nous permet de vendre à nos clients des produits parfaitement testés et sécurisés, contrairement à certains de nos concurrents asiatiques, qui inondent le marché avec des produits réservant parfois de mauvaises surprises…

Une entreprise présente sur tous les continents

Avec un chiffre d’affaires représentant entre 15 et 17 % du marché français, le Groupe Ragni occupe la troisième place en France dans son secteur, derrière Philips et Schneider.

Dès les années 1990, nous avons compris que, compte tenu de la taille de nos concurrents, nous aurions du mal à nous développer beaucoup plus en France et que notre croissance passerait par l’export. En 1995, nous nous sommes dotés d’une équipe commerciale dédiée à la conquête de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient.

Grâce à la restructuration de notre service commercial, nous avons emporté des marchés sur lesquels nous n’étions pas attendus. Dans les années 2000, plusieurs grosses commandes nous ont permis de nous hisser parmi les fabricants français les plus prestigieux : l’éclairage des stations de tramway à Orléans, la vente de 6 000 lanternes à Dubaï, ou encore l’éclairage de lieux saints à Jérusalem et à Bethléem.

Désormais, l’export représente 30 % de nos ventes et nous sommes présents sur tous les continents, dans environ 70 pays. Nous nous développons beaucoup, en particulier en Afrique de l’Ouest, au Bénin, au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Mali. On dit que « l’eau, c’est la vie », mais la lumière aussi, c’est la vie. Lorsque vous apportez des points lumineux dans un village africain où la nuit tombe à 18 heures, alors que les enfants ne sont pas encore rentrés de l’école, vous réduisez le nombre d’agressions et vous permettez aux écoliers de faire leurs devoirs le soir.

Pour le développement de nos exportations, nous nous appuyons beaucoup sur les concepts de French Fab et de French Tech. Je suis d’origine italienne, avec une culture familiale et patriarcale très affirmée, mais je suis également bien français et, chaque fois que j’en ai l’occasion, je défends la présence de l’industrie en France et le savoir-faire de notre pays, qui est reconnu partout dans le monde. Je m’appuie également sur la notion de French Touch. Notre filiale américaine, par exemple, se développe surtout grâce à notre design et à notre implantation à Cagnes-sur-Mer : cela fait rêver nos clients américains de se dire que leurs luminaires viennent de la French Riviera !

Le rachat de Novéa Énergies

Les salons professionnels nous ont donné l’occasion de croiser régulièrement une start-up, Novéa Énergies, implantée à Beaucouzé, près d’Angers, et spécialisée dans l’éclairage autonome, c’est-à-dire les candélabres avec panneaux solaires. Nous en fabriquions aussi, mais les leurs étaient supérieurs aux nôtres sur le plan technologique, avec de surcroît un très beau design.

Les deux dirigeants avaient l’âge de mes fils. Nous avons lié connaissance et ils m’ont confié que leur réseau commercial n’était pas assez performant, qu’ils avaient du mal à trouver des fournisseurs et que leurs produits étaient trop chers. De notre côté, nous avions de bons commerciaux et nos produits étaient plus rentables. De plus, nous nous sommes rendu compte que nous partagions les mêmes valeurs. Nous leur avons donc proposé de “nous marier” ! En 2015, nous avons acheté 51 % des parts de Novéa Énergies, pour que l’entreprise appartienne au Groupe, mais pas davantage, afin qu’elle conserve son autonomie. Encore aujourd’hui, cette filiale établit son propre bilan en fin d’année. Les salariés de Novéa craignaient que nous leur imposions de nous rejoindre à Cagnes-sur-Mer, mais je leur ai expliqué que puisqu’ils étaient manifestement très bien à Angers, nous allions développer l’entreprise sur place. La taille des locaux de Novéa est passée de 400 à 2 000 mètres carrés, et ses effectifs de 5 à 25 personnes.

Une croissance à deux chiffres

Depuis dix ans, l’entreprise connaît, presque chaque année, une croissance à deux chiffres, qui nous a obligés à restructurer notre production.

Nous avons récemment déménagé nos bureaux dans un bâtiment tout neuf de 1 800 mètres carrés, ce qui nous a permis d’agrandir les ateliers. Ceux-ci s’étendent désormais sur 4 000 mètres carrés, et les services de logistique sur 2 500 mètres carrés. Entre 2015 et 2020, nos effectifs sont passés au total de 65 à 150 personnes.

La RSE

En 2016, nous avons formalisé notre politique de RSE (responsabilité sociale des entreprises) et j’ai embauché deux personnes entièrement dédiées à la question du développement durable. Elles sont également chargées de dialoguer avec les salariés afin de recueillir leurs souhaits, ainsi que les bonnes idées qui pourraient aider l’entreprise à grandir.

En 2018, nous avons adhéré au Pacte mondial des Nations unies et nous nous sommes engagés à contribuer à la réalisation des objectifs de développement durable. Cela passe, notamment, par le fait de promouvoir un éclairage raisonné et respectueux de la biodiversité nocturne. Par exemple, nous réduisons au maximum la pollution lumineuse en ne vendant aucun luminaire qui éclaire vers le haut, en ajustant la puissance de l’éclairage à ce qui est nécessaire, en ciblant la route ou la place qui doivent être éclairées et non le jardin du voisin ou la fenêtre du premier étage, en adaptant la température des couleurs en fonction de la faune et de la flore à protéger.

L’humain au cœur de l’entreprise

Ce dont je suis le plus fier dans toute cette histoire, c’est d’avoir mis l’humain au cœur de l’entreprise. Il est primordial pour moi que les salariés viennent travailler avec le sourire. Aucun d’entre eux ne m’appelle Patron, car je ne le supporterais pas. Je ne suis le patron de personne. Je suis un pion dans le jeu, comme les autres. Certes, je peux apporter quelques idées, mais pour qu’elles se combinent avec celles des autres : le mélange entre la fougue de la jeunesse et l’expérience des anciens donne des choses étonnantes !

Quand j’ai rejoint l’entreprise, à 14 ans, je ne connaissais rien à rien. Je me suis formé sur le tas, dans tous les domaines : ateliers, bureaux d’études, commerce, achats, etc. Cela m’a permis de nouer des liens d’amitié avec les personnes que je côtoyais, qui me considéraient davantage comme un collègue que comme le fils du patron, et qui m’ont forgé – c’est le mot adéquat pour un ancien ferronnier – et formé. Ma plus grande réussite, c’est d’avoir convaincu ces personnes de continuer à travailler avec moi. Alors que la moyenne d’âge des salariés est de 34 ans, leur moyenne d’ancienneté est de 17 ans… Manifestement, ils n’ont pas très envie de quitter l’entreprise !

J’ai maintenant 65 ans et, en bon patron paternaliste, je considère mes salariés sinon comme mes enfants, du moins comme mes “petits”. De leur côté, ils m’appellent tous Marcel et 80 % d’entre eux me tutoient. Seuls les derniers arrivés hésitent à le faire, mais cela viendra petit à petit.

Si c’était l’argent qui m’intéressait, j’aurais vendu l’affaire depuis longtemps et je serais en ce moment quelque part aux Antilles, les doigts de pied en éventail. Mais je me sens bien dans mon atelier, bien dans mon bureau, et bien avec vous ce soir pour vous présenter cette belle entreprise !

Débat

Les critères des appels d’offres

Un intervenant : Les appels d’offres des collectivités locales sont souvent remportés par le moins-disant. Comment conciliez-vous votre volonté d’innover avec la concurrence par les prix ?

Marcel Ragni : Quand une municipalité décide de réduire sa consommation électrique en remplaçant les ampoules classiques par des LED (diodes électroluminescentes) sur 20 000 points lumineux, le prix est généralement le seul critère pris en compte. Même si nous n’hésitons pas à y répondre, ce genre d’appels d’offres ne fait pas partie des plus intéressants. Les plus anciens parmi nous se souviennent peut-être de la marque de montres Kelton. Cette marque n’existe plus, alors que les montres Rolex existent toujours. Comme je souhaite que mon entreprise dure longtemps, je préfère vendre du Rolex que du Kelton…

Heureusement, certains appels d’offres comportent des demandes très précises auxquelles tous nos concurrents ne sont pas en mesure de répondre. À l’heure actuelle, nous ne vendons plus des lampadaires ni même des points lumineux, mais des ensembles lumineux intelligents. Notre bureau d’études est passé de 8 personnes, en 2015, à 25 aujourd’hui, dont 24 travaillent sur Solidworks, un logiciel de conception assistée par ordinateur en trois dimensions, la vingt-cinquième personne n’en ayant pas besoin, car elle s’occupe de gérer le système informatique.

Désormais, au lieu de vendre des produits, nous vendons une offre de services et, dans ce cas, le prix n’est pas le seul critère retenu.

Le coût d’entretien

Int. : Le coût d’exploitation d’équipements tels que des lampadaires peut être exponentiel par rapport au prix du produit lui-même. Le directeur technique de la ville d’Alger m’avait ainsi expliqué que lorsqu’une ampoule grillait sur un lampadaire, il remplaçait d’office toutes les ampoules de la rue, car il était trop coûteux de mobiliser un camion pour les remplacer au fur et à mesure. Comment prenez-vous en compte le coût d’entretien de vos produits dans les prix que vous proposez ?

M. R. : Non seulement les ampoules LED consomment jusqu’à 70 % d’énergie en moins que les ampoules à vapeur de mercure ou de sodium que nous utilisions autrefois, mais leur durée de vie est garantie dix ans par le fabricant. De plus, leur durée de vie réelle est plus proche de vingt-cinq ans que de dix ans, en sorte que, lorsque les ampoules sont grillées, le lampadaire a, bien souvent, également besoin d’être remplacé, soit parce que la mode a changé, soit parce que les besoins ont évolué. Par exemple, beaucoup de rues de centre-ville sont en train de devenir piétonnes, ce qui nécessite d’adapter l’éclairage. Cela dit, même le plus beau lampadaire ne durera pas longtemps s’il n’est pas entretenu : il faut, de temps en temps, nettoyer le verre pour conserver une bonne photométrie, enlever les fientes d’oiseaux qui peuvent corroder le métal, etc. En général, les collectivités font entretenir les lampadaires tous les ans ou tous les deux ans.

Le marché africain

Int. : Lorsque vous signez des contrats en Afrique, recourez-vous à des financements par des organismes tels que la Banque mondiale ?

M. R. : Nous nous appuyons beaucoup sur Bpifrance, très présente en Afrique.

Les pays africains ont longtemps été “pollués” par des équipements qui ne fonctionnaient pas en raison de la corruption qui sévissait dans ces pays. Notre approche consiste à proposer à nos clients africains un savoir-faire de qualité et des produits répondant à toutes les normes françaises, ce qui les rassure beaucoup. Nous leur vendons surtout des luminaires à éclairage solaire, avec des technologies d’économie d’énergie extrêmement performantes et des brevets qui nous permettent de faire durer les batteries plus longtemps que celles de nos concurrents.

Par ailleurs, nous disposons de quatre commerciaux basés en permanence en Afrique de l’Ouest, qui peuvent se rendre sur le terrain en vingt-quatre ou quarante-huit heures, afin de répondre aux demandes techniques.

Beaucoup de clients sont sensibles à cette approche. Nous essayons d’éviter les autres, ceux qui ne cherchent qu’à se mettre de l’argent dans la poche. Après cinquante ans de carrière, je n’ai pas envie de finir en prison. Je préfère dormir sur mes deux oreilles…

Int. : On reproche souvent aux entreprises françaises de ne pas savoir “chasser en meute” quand elles vont à l’étranger, contrairement, dit-on, aux entreprises allemandes. Comment procédez-vous ?

M. R. : Quand nous arrivons dans un pays ou un continent que nous ne connaissons pas, notre priorité est de trouver un partenaire sur place et de le faire adhérer à notre vision et à notre façon de travailler. Souvent, les installateurs locaux souhaiteraient se développer, mais ils n’y parviennent pas parce qu’ils ne disposent pas des bons produits ni d’un accompagnement approprié. Nous leur apportons tout cela et nous pouvons donc construire des partenariats gagnant-gagnant.

Ceci nécessite de veiller à ce que nos partenaires s’impliquent autant que nous dans le projet. La tentation, pour eux, serait de nous dire : « Il y a une belle affaire à monter. Tu travailles dessus et je prends 15 %. » Lorsque cela arrive, je leur réponds : « 15 %, cela nous empêcherait d’être compétitifs, donc ce sera moins. Par ailleurs, si tu veux que la relation soit durable, il faut travailler, toi aussi, avec nous. » Nous leur demandons donc de s’impliquer, de se déplacer chez nous, de même que nous nous déplaçons chez eux. Nous construisons le projet ensemble, nous “transpirons” ensemble, et cela crée des liens.

Enfin, bien sûr, nous nous protégeons avec des lettres de crédit, car nous ne pouvons pas prendre le risque de livrer les équipements et de ne pas être payés – par exemple en cas de coup d’État, comme il s’en est produit au Gabon en 2019.

Grâce à toutes ces précautions, nous réussissons à construire des partenariats de type “familial” au-delà des frontières… Moi qui suis très sensible à l’importance de la famille, j’ai été frappé de constater qu’en Afrique, tous mes interlocuteurs étaient cousins et que, au bout de deux ou trois fois que nous nous rencontrions, je devenais un membre de la famille également. Certains m’appellent d’ailleurs leur « papa Blanc ». Ce lien de confiance facilite énormément les choses.

L’intéressement des salariés

Int. : Comment faites-vous pour mobiliser vos salariés et renforcer leur engagement ? Avez-vous mis en place des dispositifs d’intéressement ?

M. R. : J’ai quelques recettes simples. Il faut d’abord savoir dire « S’il te plaît », « Est-ce que tu pourrais faire cela ? », « Merci ». Ces petits mots-clés me viennent de mon éducation.

La deuxième recette consiste à rémunérer les salariés correctement, dans cette région où la vie est chère. Nous tenons compte, notamment, du fait que, pour se rendre dans l’entreprise, ils ont besoin d’une voiture, car nous ne sommes pas desservis par les transports en commun.

Nous avons également mis en place un intéressement. Pendant longtemps, il prenait la forme de primes de vacances, de primes de fin d’année ou de primes exceptionnelles, mais leur calcul était complexe et n’était pas toujours bien compris. Depuis quatre ans, nous avons instauré un système de participation aux résultats reposant sur les chiffres transmis par l’expert-comptable, avec un calcul transparent basé sur le salaire et l’ancienneté. En 2019, nous avons versé pratiquement trois mois de salaire supplémentaires à tous les employés. Je ne crois pas que ce soit très répandu…

Nous essayons aussi de leur apporter un certain confort au travail. Notre nouveau bâtiment, très moderne, est doté d’un réfectoire qui est une véritable “salle de vie”. Il comprend également une salle de sport, avec des sanitaires de même niveau que ceux que l’on peut trouver dans les établissements de sport municipaux.

En d’autres termes, les salariés sont heureux chez nous ! Pour trouver mieux, il faudrait qu’ils rejoignent des entreprises de plus grande taille, où ils perdraient le côté humain, la proximité, et aussi l’accompagnement que nous leur offrons. À côté des tâches que j’assure encore dans l’entreprise, je fais un peu office d’assistante sociale : quand quelqu’un a des soucis, il vient m’en parler directement et je m’efforce de trouver des solutions qui lui rendront le sourire.

La gestion des crises

Int. : L’entreprise a-t-elle connu des crises ? Comment avez-vous traversé celle de la Covid-19 ?

M. R. : Nous avons connu toutes sortes de crises. En 1981, lorsque François Mitterrand est devenu président, mon frère Roger a eu un moment de découragement : « C’est la fin des haricots. On va déposer le bilan. » Puis il a repris le dessus : « Je ne vais pas me laisser abattre par un homme politique ! » Il a déployé encore plus d’énergie et nous avons créé de nouveaux produits. En outre, Mitterrand a eu le mérite de lancer de grands chantiers qui nous ont valu quelques belles commandes. En définitive, cette période a été extraordinaire pour l’entreprise !

En juillet 2008, mon frère a rencontré un petit problème de santé et a cru que sa fin était proche. Il m’a proposé de prendre la direction de l’entreprise. J’ai accepté et, dès la fin de l’année, notre chiffre d’affaires chutait de 9 %. J’ai pensé : « Si l’entreprise périclite, les salariés ne diront pas que c’est à cause de la crise. Ils diront “C’est parce que Marcel est moins doué que Roger” ! » J’ai donc pris ma voiture pour aller chercher des clients. Quand un maire me faisait sortir par la porte, je revenais par la fenêtre. J’étais vraiment acharné à trouver des commandes, car je voulais éviter tout licenciement. Au cours de l’année 2009, j’ai fait trois fois le tour de la France, ce qui représente 80 000 kilomètres, mais mes efforts ont payé. Alors qu’en mai 2009, le chiffre d’affaires était inférieur de 49 % à celui de 2008, en décembre, la différence n’était plus que de 4 % et, à la fin de l’année 2010, nous avions progressé de 35 % !

Pour moi, c’est la crise de la Covid-19 qui a été la pire de toutes. En 2020, notre chiffre d’affaires a baissé de 25 %, mais, là encore, je me suis abstenu de tout licenciement. Pendant le premier confinement, j’ai recouru au chômage partiel, mais j’ai maintenu les salaires à 100 %, afin d’éviter que certains ne se retrouvent en difficulté pour leur loyer ou leur crédit. Pour ma part, je continuais à me rendre tous les jours dans l’entreprise, même si j’y étais seul. Je lisais les décrets qui se succédaient, je me faisais du souci et j’employais le reste du temps à prendre des nouvelles des salariés. Presque chaque jour, je les appelais pour savoir si tout allait bien, s’ils n’étaient pas déprimés, s’il n’y avait pas de problèmes dans leur famille, si je pouvais les aider. La conversation durait entre deux et dix minutes, pour ceux qui étaient psychologiquement les plus atteints.

Au bout des six semaines, nous avons décidé de reprendre le travail, sur la base du volontariat. Plutôt que de solliciter la directrice des ressources humaines, j’ai appelé personnellement les 150 salariés pour savoir s’ils voulaient bien revenir. Je n’ai pas eu besoin d’insister : ils étaient tous d’accord ! À la reprise, certains sont même venus m’embrasser. Ils se sont montrés extrêmement motivés pour faire redémarrer l’entreprise et, s’il fallait rester un peu plus tard certains soirs, ils ne comptaient pas leurs heures.

Non seulement je n’ai pas licencié, mais j’ai embauché 10 personnes afin de structurer encore davantage notre entreprise et de terminer le nouveau bâtiment pour y entrer à la fin du mois d’août, pari qui a été tenu.

Au total, nous avons dégagé un résultat de 15 % sur l’année 2020, pourtant particulièrement éprouvante, et nous avons pu verser à nos collaborateurs un intéressement correspondant à un mois et demi de salaire.

Tous mes confrères chefs d’entreprise n’ont pas obtenu les mêmes résultats. Je leur ai suggéré de se poser les bonnes questions…

Int. : Certains de vos concurrents ont-ils licencié des salariés pendant ces différentes crises ?

M. R. : Oui, tous. C’est d’ailleurs ce qui nous a permis de gagner 35 % de chiffre d’affaires en 2010. Quand nos commerciaux faisaient la tournée des mairies, il arrivait fréquemment qu’on leur dise : « J’avais commandé 60 luminaires à votre concurrent. Je viens d’apprendre qu’il ne pourra pas nous livrer avant douze semaines parce qu’il n’a plus de personnel. Pourriez-vous nous dépanner ? » Quand le commercial m’appelait pour savoir si nous pouvions livrer le client en quatre semaines, je lui répondais : « On peut le livrer en dix jours ! » En effet, pendant l’année 2009, au lieu de licencier, j’avais constitué des stocks de produits en pièces détachées et de produits semi-finis, ce qui nous a permis de dépanner les mairies en 2010. Or, chacun sait que, quand on réussit à mettre un pied chez un client, on ne tarde pas à y mettre le deuxième, puis on y reste. C’est ce qui s’est passé.

L’embauche des membres de la famille

Int. : Comment réussissez-vous à éviter les conflits entre membres de la famille travaillant dans l’entreprise ?

M. R. : Mon grand-père estimait que, pour vivre heureux au sein de son entreprise, il fallait impérativement s’abstenir de recruter les conjoints, sans quoi l’on courait le risque de travailler 365 jours sur 365, y compris le soir sur l’oreiller : « Tu as pensé à passer telle commande ? – Et toi, tu as téléphoné à tel client ? »

Ne pas embaucher les conjoints permet aussi d’éviter des disputes. Quand mon père a demandé à mon grand-père d’embaucher ma mère, celui-ci lui a répondu : « Je vous aime beaucoup tous les deux, mais si tu m’emmerdes, je te dirai “tu m’emmerdes”, alors que si ta femme m’emmerde, je lui dirai “tu m’embêtes” et ça, ça me gêne. » Il ne l’a donc pas embauchée et, à mon tour, je me suis abstenu de recruter mes belles-filles, que j’apprécie pourtant énormément. Grâce à cela, dans nos repas de famille, nous parlons de cuisine, de voyages, d’aménagements dans nos maisons, nous rions ensemble et nous discutons de tout autre chose que de l’entreprise, ce qui est une autre de nos règles d’or.

En ce qui concerne les enfants, mon grand-père considérait que soit ces derniers se montraient capables d’effectuer le travail qui leur était confié, et ils pouvaient rester, soit ils devaient quitter l’entreprise – il le disait dans des termes que la politesse m’empêche de citer ici…

Mon père partageait ce point de vue et, de son vivant, il n’a admis que trois de ses enfants dans l’entreprise, les garçons uniquement. Son décès, survenu en 1973, nous a soudés comme les cinq doigts de la main autour de notre maman. Nous avons décidé que nos sœurs nous rejoindraient et que nous travaillerions tous ensemble pour faire vivre toute notre famille. Le secret de notre bonne entente a sans doute été que chacun avait une mission précise et que personne ne marchait sur les plates-bandes des autres. Roger a été désigné comme président : ce n’était pas l’aîné, mais c’est lui qui nous paraissait pouvoir remplir le mieux cette fonction. Victor était directeur technique, Marie-France, directrice financière, Laure, directrice administrative, et moi, directeur commercial. Toutes les décisions importantes se prenaient à cinq.

J’ai cité quatre représentants de la quatrième génération qui ont été embauchés dans l’entreprise. D’autres s’y sont essayés, mais cela n’a pas duré, soit parce qu’ils n’ont pas donné satisfaction, soit parce qu’ils n’ont pas aimé travailler en famille. Il est clair que cela ne va pas sans quelques frictions, de temps en temps. Heureusement, nous n’avons jamais eu de problèmes d’ego et l’argent n’a jamais été le cœur de notre motivation. C’est d’ailleurs sans doute pour cela que nous en avons gagné !

Int. : Est-il possible d’occuper un poste de direction dans l’entreprise si l’on n’est pas un Ragni ?

M. R. : Tout à fait ! C’est le cas actuellement de la directrice du marketing, du directeur des bureaux d’études et du directeur de la production. Ils sont entrés très jeunes dans l’entreprise et ont évolué progressivement avant d’accéder à ces postes clés.

Se projeter dans l’avenir

Int. : On dit qu’une des forces des entreprises patrimoniales est de savoir se projeter dans l’avenir, alors que les autres subissent l’impatience de leurs actionnaires. Vos procédures prennent-elles en compte le long terme ?

M. R. : En 2019, notre chiffre d’affaires était de 58 millions d’euros et nous espérions une progression de 5 % pour 2020. Or, nous avons connu une chute de 25 %. Se projeter dans l’avenir est indispensable et nous réalisons régulièrement des business plans à cinq ans et à dix ans, mais nous les ajustons chaque année, en nous remettant systématiquement en question : « Est-ce que nous avons bien fait de prendre telle décision ? Allons-nous dans la bonne direction ? Peut-être vaudrait-il mieux abandonner telle activité ? Peut-être devrions-nous chercher à nous développer dans tel pays ? » En revanche, si un banquier me demande mon business plan, je peux le lui envoyer en trois minutes.

Int. : Quelles sont vos relations avec les banques ?

M. R. : Elles sont excellentes. Nous avons une très belle trésorerie et les banquiers nous déroulent le tapis rouge…

Préparer sa succession

Int. : Vous avez évoqué le moment où votre frère a succédé à votre père et celui où vous avez pris la place de votre frère. Préparez-vous votre propre succession ?

M. R. : Je ne m’attendais pas du tout à ce que mon frère me confie les rênes de l’entreprise, car j’étais convaincu qu’il ne s’arrêterait jamais. En réalité, il avait extrêmement bien préparé la transmission. Quand lui-même et nos enfants m’ont, en quelque sorte, assis de force dans le fauteuil de président, j’ai pu m’adapter assez vite à mes nouvelles fonctions, car tout était en place.

À l’âge de 57 ans, j’ai subi trois infarctus. On m’a posé des stents et je suis revenu en pleine forme. On m’appelle maintenant Zébulon, à cause de mes ressorts… Mais sur mon lit d’hôpital, j’ai cru que j’allais mourir et cela m’a donné la force de préparer ma succession en écrivant une lettre à chacun de mes deux fils. Ils n’en ont pas pris connaissance, puisque je ne suis pas mort, mais nous nous parlons très franchement et je leur ai dit : « Surtout, si à un moment vous constatez que je commence à radoter, dites-le moi. Je serai prêt à l’entendre et je sortirai de l’entreprise, d’autant que votre mère n’attend que cela ! »

J’ai, moi aussi, très bien préparé ma succession et ils ont d’ores et déjà la responsabilité de tout ce qui est commerce, production et décisions de développement. Je m’occupe encore de surveiller les comptes, parce que c’est fastidieux et qu’ils savent que je le fais bien, mais ils sont prêts à prendre la relève du jour au lendemain dans ce domaine également, lorsque ce sera nécessaire. La seule chose qui n’est pas encore décidée, c’est lequel des deux sera président. Peut-être opterons-nous pour une présidence alternée.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT