Exposé de Michel Rességuier


J’ai 59 ans. Il y a vingt-et-un ans, j’ai créé une petite structure, Prospheres, dont le métier consiste à prendre la direction d’entreprises confrontées à un enjeu de transformation de leur modèle économique. Ces entreprises peuvent être très rentables ou en difficulté, mais l’évolution de leur environnement requiert une adaptation. Prospheres emploie une vingtaine de salariés et, depuis notre création, nous avons accompagné plus de 185 sociétés.

L’utilité sociétale d’une entreprise

Souvent, l’environnement des entreprises que nous accompagnons a évolué. Sans s’en rendre compte, imperceptiblement, l’entreprise oublie quelle est son utilité sociétale. Mais c’est un événement “détonateur” qui provoquera la réaction du dirigeant ou de l’actionnaire.

Les marques d’habillement sont ainsi confrontées au fait qu’en vingt ans, le rapport aux vêtements des occidentaux a énormément changé et que, par exemple, les hommes portent de moins en moins souvent le costume-cravate. La crise sanitaire a encore accéléré cette évolution : depuis le confinement, nous sortons moins avec nos amis et nous nous rendons moins fréquemment au bureau, en conséquence de quoi nous réduisons les achats de vêtements destinés à nous mettre en valeur. Les marques affordable luxury ont plus souffert de ce phénomène que l’entrée de gamme – il reste nécessaire de s’habiller le matin… – tandis que le luxe est généralement peu impacté par les crises.

Tout l’enjeu pour les entreprises dont le marché évolue est d’identifier en quoi leur vocation, elle, a évolué, et de retrouver ainsi un modèle économique pérenne.

Relire Ignace de Loyola

Près de cinq siècles après sa mort, Ignace de Loyola reste un penseur de référence de la notion de vocation. Selon lui, la vocation ne se choisit pas, elle se discerne à l’intersection de trois facteurs : le désir profond de la personne, si profond que, lorsqu’il est étouffé, cela entraîne un processus de deuil ; la réalité de ce qui est possible, ici et maintenant ; et enfin, “l’appel”, c’est-à-dire ce que les autres attendent de moi, même si cela me paraît impossible à réaliser ou si cela ne me plaît pas du tout. Ce troisième facteur est souvent atrophié dans notre société contemporaine, qui nous incite surtout à nous écouter nous-mêmes et à prendre soin de nous.

Deux outils

Pour découvrir la nouvelle vocation des entreprises que nous accompagnons, nous mobilisons deux outils, l’un analytique et l’autre managérial.

Le premier, que nous appelons l’IRM de l’entreprise, est destiné à comprendre d’où celle-ci part, à quelle réalité elle est confrontée et à quoi la société civile l’appelle. Cela a l’air très simple, mais depuis trente-cinq ans que je travaille, je n’ai pas vu beaucoup d’entreprises ayant des réponses rigoureuses et chiffrées à ces questions. En général, la réponse est très assertive, mais elle repose sur l’intuition et des croyances nourries par l’histoire. Or, le monde change…

Une fois que la définition de la vocation de l’entreprise a été ajustée, l’outil managérial permet de transformer son modèle économique. C’est souvent cette partie qui pèche dans les transformations d’entreprises. Les dirigeants ont une bonne vision du virage stratégique qu’ils doivent prendre, mais ils n’y parviennent pas, ou pas assez rapidement, faute d’un outil managérial adapté à la difficulté principale que pose la transformation de l’entreprise, à savoir la nécessité de passer par un processus de deuil.

Qu’est-ce qu’un modèle économique ?

Avant d’aller plus loin, je voudrais proposer une définition du modèle économique. Il s’agit de la corrélation entre une certaine nature de chiffre d’affaires et toutes les charges qui sont nécessaires pour l’obtenir : production, logistique, comptabilité, ressources humaines, bureau du président, salle de réunion, commerciaux, etc.

Je crois que nous pouvons convenir que les charges fixes n’existent pas. Lorsqu’une entreprise se développe, elle doit embaucher un comptable, louer un entrepôt, créer une salle de réunion, recruter un directeur pour gérer l’équipe dont le patron s’occupait précédemment, etc. L’augmentation des charges se fait de façon linéaire pour certaines d’entre elles et par paliers pour d’autres. Tout l’enjeu de l’analyse d’un modèle économique consiste à rattacher correctement les charges de l’entreprise à chaque partie de son chiffre d’affaires.

La plupart des entreprises ont plusieurs modèles économiques. Un bar-tabac en a clairement au moins deux : un chiffre d’affaires de 100 euros réalisé côté bar ne déclenche pas du tout les mêmes choses que le même montant obtenu avec l’activité tabac.

Les salariés mis à contribution

Dès que nous arrivons dans une entreprise, nous rencontrons tous les salariés pour leur proposer de participer à l’analyse et, surtout, à l’élaboration de la stratégie de leur entreprise.

Nous demandons à un groupe de salariés de se charger de décortiquer les différents modèles économiques de la société, de façon extrêmement fine. Bien sûr, nous les aidons autant que nécessaire. Ainsi, dans une papeterie réalisant 120 millions d’euros de chiffre d’affaires, les salariés ont analysé les 11 000 lignes de commandes comme 11 000 comptes de résultat. Dans le cas d’une chaîne de magasins de bijoux, nous avons demandé aux salariés volontaires de prendre en considération la tranche d’âge de la cliente, sa catégorie socioprofessionnelle, le produit qu’elle a acheté (collier, bracelet, boucles d’oreilles, montre, accessoire, etc.) et le type de magasin (centre-ville, centre commercial, etc.). Une cliente entre 20 et 30 ans, relevant de telle catégorie socioprofessionnelle, ayant acheté une montre dans un magasin de centre-ville, représente un modèle économique donné, auquel nous avons rattaché toutes les charges correspondantes. Il s’agit donc d’une rentabilité en coûts complets et non d’une marge.

Comprendre les anomalies et les corriger

Nous procédons ensuite à des regroupements, afin de constituer des nuages de points discriminants. Pour la papeterie, par exemple, nous avons regroupé toutes les lignes de commande par grammage et nous avons cherché à savoir si la rentabilité de chacun d’eux était la même que la rentabilité moyenne de l’entreprise ou si elle en différait.

Lorsqu’un nuage de points s’écarte de la moyenne, il révèle une création de valeur spécifique qui mérite d’être analysée. Une fois identifiés les modèles économiques dont la rentabilité est plus faible que la moyenne, nous devons chercher à comprendre ces anomalies pour les corriger.

Regroupements par familles de produits

Dans une chaîne de magasins de vêtements pour dames entre 50 et 70 ans, l’analyse par familles de produits a montré que nous gagnions de l’argent sur les manteaux et que nous en perdions sur les écharpes.

Pour la marque de bijoux que j’ai évoquée, nous avons constaté que les accessoires représentaient un chiffre d’affaires assez faible, mais très déficitaire ; les montres, un chiffre important, également déficitaire ; les colliers et boucles d’oreilles, un gros chiffre d’affaires, avec une bonne rentabilité. Nous avons vérifié, sur les tickets de caisse, si l’achat des différents accessoires n’était pas associé à celui d’un produit rentable. En cas d’association systématique, les deux chiffres d’affaires devaient être agrégés. Dans le cas contraire, il fallait résoudre la sous-performance des accessoires.

Le grand avantage de la vente au détail est qu’elle permet de faire des tests à faible coût dans quelques magasins, contrairement à une industrie lourde, comme celle du papier, où tester un nouveau produit requiert un investissement beaucoup plus risqué.

Regroupements par tranches d’âge des clients

Pour la marque de bijoux, l’un des enseignements les plus remarquables est venu des regroupements par tranches d’âge des clientes : les clientes de 50 ans dépensaient autant que celles de 25 ans, mais elles achetaient surtout au moment des soldes, et surtout des bijoux importés, dont l’entreprise maîtrisait mal la confection.

Pourtant, les responsables de magasin avaient tendance à préférer ces clientes âgées, qui leur étaient fidèles depuis longtemps. La prise de conscience de cette anomalie a été décisive et a conduit à opérer un grand virage stratégique.

Regroupements par métiers

Dans une entreprise qui fabrique des fours, nous avons constaté que la maintenance était déficitaire en coûts complets.

L’analyse a montré que nos prédécesseurs avaient signé des contrats de maintenance différents d’un client à l’autre et que les techniciens de maintenance ne connaissaient pas ces contrats. Chacun d’eux avait une relation personnelle avec le client : tantôt il assurait une “sous-maintenance” qui engendrait des interventions d’urgence à nos frais, tantôt une “sur-maintenance” non facturée. En deux ans, nous avons renégocié tous les contrats et, dans l’intervalle, nous avons formé les techniciens à se conformer aux engagements spécifiques de chaque contrat. Cette mesure a permis de redresser la rentabilité de la maintenance et la satisfaction des clients a paradoxalement augmenté, car la relation clients était désormais beaucoup plus claire.

L’outil managérial

Élisabeth Kübler-Ross, décédée en 2004, a consacré sa carrière de psychiatre à accompagner des mourants et leurs familles. Elle a identifié cinq grandes étapes du processus de deuil : déni, colère, négociation, dépression, acceptation. C’est le même processus qui se produit lorsque l’on fait basculer une entreprise d’une activité vers une autre, si ce n’est que la dépression y est remplacée par de la démotivation.

Regarder la vérité en face

La première étape est celle de la transparence. L’entreprise devient une “maison de verre”, mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les salariés ne se précipitent généralement pas pour obtenir les informations qui leur étaient jusqu’alors inaccessibles.

La plupart d’entre nous avons un rapport un peu particulier à la vérité. Nous sommes curieux de savoir ce qui ne nous concerne pas et ne nous engage en rien – par exemple, comment tel candidat à la présidentielle se procure ses beaux costumes –, mais des chefs d’atelier ou des commerciaux sont rarement proactifs pour vérifier si les produits qu’ils fabriquent et qu’ils vendent sont rentables en coûts complets. Il est généralement nécessaire d’accompagner les salariés dans la découverte des informations qui les concernent, découverte qui met en évidence des forces, bien sûr, mais aussi des faiblesses.

C’est pour éviter le risque de déni que le travail d’analyse est effectué par un groupe de salariés. Ceux-ci sont encouragés à parler ouvertement de l’avancement de leur travail à leurs collègues, afin que tout le monde prenne conscience assez rapidement de la réalité de la situation, dans toute son ampleur, et de ce qui doit être amélioré pour être pérennisé.

La phase de colère

Cette prise de conscience ne suffit pas à prévenir la colère. Dans le cas de la chaîne de magasins de bijoux, personne ne niait l’objectivité du diagnostic, mais l’idée d’orienter les collections de bijoux vers une autre clientèle que celle qui était fidèle à la marque depuis trente ans générait une véritable angoisse parmi les vendeuses. En réalité, ces questionnements touchent notre identité professionnelle, qui constitue une part importante de notre identité personnelle, ne serait-ce que parce que nous passons une partie significative de notre vie au travail.

Le même phénomène s’est produit dans une entreprise qui fabrique des équipements pour l’intérieur des voitures de train, en particulier des sièges. En analysant le modèle économique, nous avons compris que les clients étaient passés d’une demande consistant à faire fabriquer au meilleur prix possible le produit défini par le cahier des charges, à une demande consistant à faire fabriquer le meilleur produit possible au prix fixé par le cahier des charges. L’un des chefs d’atelier est venu m’annoncer sa démission, car, pour lui, c’était toute la noblesse de son métier qui disparaissait : « Je ne fabriquerai pas ces sièges de merde ! » Je n’ai réussi à le garder qu’en lui confiant l’atelier de refurbishing, activité consistant à recycler de vieux sièges.

Voici un autre exemple : les publicités d’une marque de vêtements mettaient en avant des femmes très jeunes, minces, aux origines ethniques diversifiées. Pourtant, l’analyse du profil des clientes montrait qu’il s’agissait essentiellement de femmes d’âge mûr, blanches et bourgeoises. Nous avons repositionné notre marketing vers nos vraies clientes et des chefs de produits sont venus nous dire : « L’entreprise redémarre, mais je m’en vais, car la clientèle qui m’intéressait, c’était celle des jeunes femmes. »

De la démotivation à l’acceptation

Dans le processus de deuil, quand les salariés en arrivent à la phase de démotivation, ils repartent parfois en boucle vers la phase de colère, car celle-ci est une émotion plus “agréable” : en colère, on est plein d’énergie, on se sent fort.

Il vient cependant un moment où des salariés acceptent d’affronter le changement en considérant qu’ils vont perdre quelque chose, mais également construire autre chose qui sera au moins tout aussi intéressant.

Responsabilité et subsidiarité

Pour réussir la transformation, nous renforçons considérablement le pouvoir des salariés, donc la subsidiarité dans les décisions. N’importe quel membre de l’entreprise peut désormais prendre une décision dans le domaine qu’il veut, sous réserve de respecter trois conditions.

La première est de constituer un groupe de travail où sont représentés tous les services de l’entreprise susceptibles d’être impactés par la décision qui va être prise. La deuxième concerne le fonctionnement du groupe de travail : les membres apprennent à partager d’abord les raisons du changement, puis leurs émotions, et enfin seulement, le plan d’actions. En effet, l’abcès des émotions a besoin d’être percé si l’on veut éviter de polémiquer sans fin sur des arguments pseudo-objectifs. La troisième condition consiste à vérifier que la décision respecte au moins un des trois objectifs suivants : servir le bien commun, améliorer la performance et la compétitivité, conforter la trésorerie.

Depuis la création de Prospheres, aucun groupe de travail n’a proposé de décision ne répondant à aucun de ces critères. En revanche, il est arrivé que certains groupes n’aboutissent pas à une décision. Par exemple, des salariés ont voulu analyser les notes de frais du directeur commercial. J’étais convaincu que cela ne donnerait rien, mais je les ai laissé faire, car je voulais prouver que je ne plaisantais pas en affirmant que les salariés pouvaient travailler sur le sujet de leur choix.

Le développement des managers intermédiaires

Faire descendre le pouvoir jusqu’en bas de l’entreprise peut déstabiliser le management intermédiaire – non seulement les chefs d’atelier, mais les experts, ou encore les contrôleurs de gestion, qui n’ont pas d’équipe sous leurs ordres tout en ayant l’habitude de prendre les décisions.

Un jour, dans une entreprise fabricant du mobilier, j’ai réuni les 40 managers. Pendant le tour de table, le directeur d’un des sites m’a déclaré, furieux : « Je suis un bon soldat, donc j’ai fait ce que tu m’as demandé, Michel, et du coup, je n’ai plus rien à faire ! Je gérais les appros, j’ai proposé à mes gars de s’en occuper. Je gérais les absences, les remplacements, les intérims : maintenant ce sont eux qui le font. Ils se chargent aussi de l’ordonnancement de la production. Ils m’ont tout pris ! » Je l’ai fait applaudir par ses collègues, car il avait fait exactement ce qu’il fallait. Aujourd’hui, ce manager est toujours présent dans la société, et il est même resté responsable du site de production concerné, mais il a pu ajouter de nouvelles cordes à son arc de compétences.

Le but de la transformation n’est pas de supprimer les managers intermédiaires, mais d’élargir leur rôle et leurs compétences. En étant libérés de toutes les tâches que leurs équipes peuvent accomplir à leur place – souvent mieux qu’eux-mêmes, car, selon la formule, « c’est celui qui fait qui sait » –, ils deviennent disponibles pour des missions beaucoup plus importantes. J’ai donc répondu à ce manager : « J’ai besoin de quelqu’un qui incarne l’autorité dans l’usine, donc tu vas rester à ton poste, mais tu vas occuper ton temps à d’autres choses. Il y a de nombreux besoins non satisfaits, on va en discuter ensemble et tu feras ton choix. »

Certes, il arrive que certains managers se bloquent et refusent de se rendre utiles. Néanmoins, rien ne me fait plus plaisir que de voir quelqu’un “déployer ses ailes” et élargir son champ de compétence et d’intervention.

Le dirigeant doit assurer la pérennité de l’entreprise

Dans les différents pays où j’ai eu l’occasion de travailler, la loi établit que le rôle essentiel du dirigeant est d’assurer la pérennité des activités qui lui sont confiées. Il est important de s’en souvenir, car devant un tribunal, le juge vérifie si les décisions du dirigeant ont été guidées par ce principe ou non.

L’actionnaire n’a pas de pouvoir au sein de la société. En revanche, ses prérogatives incluent de nommer le dirigeant et de le démettre de ses fonctions. Devant le juge, un dirigeant ne peut pas se défausser en expliquant qu’il a pris telle ou telle décision « parce que l’actionnaire le lui demandait ».

Le dirigeant doit donc assumer le fait d’être seul maître à bord. C’est fort de cette certitude qu’il pourra déléguer les décisions à ses collaborateurs et mettre en place une vraie subsidiarité. On ne peut déléguer que ce que l’on possède.

Il y a une douzaine d’années, je dirigeais la filiale française d’une entreprise de voyages internationale dont le système informatique fonctionnait très mal : il fallait trois quarts d’heure pour établir un billet. Je me suis adressé au cabinet de conseil qui avait installé ce système dans le cadre d’un contrat avec le Groupe et mon interlocuteur m’a répondu : « Oui, en effet, on sait qu’il y a un problème. C’est le numéro 223 à régler sur notre liste, donc ce sera approximativement en avril, l’année prochaine. » Devant mon indignation, il m’a appris que mon prédécesseur avait signé un document reconnaissant que le contrat du Groupe s’appliquait en France.

Comment demander à la responsable d’une agence de gagner de l’argent si vous – qui êtes le dirigeant de l’entreprise – vous ne pouvez rien faire pour résoudre un dysfonctionnement informatique perturbant gravement son travail ? J’ai répondu à mon interlocuteur qu’en dépit du document signé par mon prédécesseur, il existait des règles de l’art, que celles-ci n’avaient pas été respectées et que, dès le lendemain, j’allais déposer une requête en référé au tribunal de commerce. Le directeur informatique de la maison mère du Groupe m’a traité de fou, mais quelques jours plus tard, l’ordre des priorités a été modifié et j’ai pu retirer ma requête au tribunal.

Que l’on soit dirigeant, patron d’usine, responsable de magasin ou chef d’atelier, on ne peut demander à ses équipes de “traverser le fleuve” que si, soi-même, on “se mouille” en assumant pleinement ses responsabilités.


Débat

Les leviers pour convaincre

Un intervenant : Quels sont vos leviers pour convaincre les salariés de s’engager dans ce processus ?

Michel Rességuier : Je n’ai jamais rencontré d’entreprise refusant de travailler sur son modèle économique et de changer de système de management. Il se trouve toujours au moins quelques salariés qui vont y trouver du plaisir et de l’énergie parce qu’ils se disent : « C’est la chance de ma vie de pouvoir participer à la définition de la stratégie de mon entreprise et de résoudre des problèmes qui m’embêtent depuis des années. »

Les premiers qui se mobilisent doivent être fortement soutenus. Ensuite, peu à peu, leur dynamique est contagieuse.

Int. : Plus l’entreprise est en difficulté, plus il doit être facile de convaincre les salariés ?

M. R. : Non, car la rapidité avec laquelle les salariés vont se mobiliser varie en fonction de la culture de l’entreprise avant notre arrivée. Statistiquement, le monde industriel bouge moins vite que celui des services ou de la vente au détail. Les entreprises les plus rigides sont celles où les salariés sont pris en tenaille entre une direction dictatoriale et des représentants syndicaux avides de pouvoir, c’est-à-dire où tous les détenteurs d’un pouvoir juridique s’en servent surtout pour leur satisfaction personnelle.

Les groupes de travail

Int. : Comment se constituent les groupes de travail ?

M. R. : C’est le salarié souhaitant traiter un problème qui crée le groupe de travail. Parfois, il s’assure auprès de nous de la liste des personnes qu’il est nécessaire d’y intégrer. La direction crée aussi des groupes de travail, bien entendu.

Int. : Qui valide les recommandations émises par le groupe de travail ?

M. R. : La décision est prise par celui qui a créé le groupe de travail. Sous réserve qu’il ait respecté les trois conditions susmentionnées, il a le pouvoir de prendre cette décision même en l’absence de consensus au sein du groupe. J’interdis d’ailleurs aux membres des groupes de voter, car ce que nous cherchons, c’est le bien commun, et non le plus petit dénominateur commun.

En revanche, je m’assure que la direction communique, en amont, sur l’existence des différents groupes de travail, afin que tous les salariés intéressés puissent éventuellement donner leur avis et, en aval, sur la décision finale, de sorte que celle-ci soit effectivement appliquée dans l’entreprise.

Int. : De quel genre de décisions s’agit-il ?

M. R. : Toutes les décisions n’ont pas la même portée. Dans une des entreprises accompagnées, quelqu’un a constitué un groupe de travail pour relier le bâtiment administratif et l’atelier par une petite construction, afin que le nouvel espace devienne un lieu de convivialité entre cols bleus et cols blancs. Dans une autre société, un salarié a décidé de renégocier les tarifs d’un fournisseur, qui étaient bien trop élevés. Dans une entreprise de bijoux, j’ai demandé que la collection de l’année suivante soit pilotée par les dix meilleurs responsables de magasins, les responsables des services centraux se mettant à leur service. Le groupe de travail s’est attelé à la tâche et le succès a été tel que, lors d’un séminaire de managers, la responsable du style a spontanément demandé pardon aux responsables de magasins de leur avoir imposé ses collections pendant dix ans au lieu de se mettre à leur écoute. Ce revirement a beaucoup touché les autres salariés et a grandement contribué à la dynamique qui s’est instaurée dans l’entreprise.

Les relations avec l’actionnaire

Int. : Quelle est la durée de vos missions ?

M. R. : La durée moyenne est de treize mois, mais notre délai pour agir est parfois beaucoup plus contraint et peut descendre à six mois. Les banquiers sont toutefois souvent plus patients qu’on ne le pense. Parfois aussi, l’actionnaire nous laisse dix-huit ou vingt-quatre mois pour obtenir des résultats, ce qui est nettement plus confortable.

Int. : Quelles limites l’actionnaire vous fixe-t-il ?

M. R. : L’actionnaire n’a pas le pouvoir de fixer des limites au dirigeant. En revanche, je suis très attentif à respecter les intentions fondamentales de l’actionnaire : veut-il céder l’entreprise ou non ? est-il prêt à la refinancer ou à laisser la place à un autre investisseur ? dans ce cas, souhaite-t-il conserver une part majoritaire ou non ? attend-il des dividendes ? etc. L’actionnaire est le propriétaire des lieux ; je n’en suis que le locataire et je me dois de lui rendre l’entreprise dans un meilleur état que celui dans lequel il me l’a confiée. En revanche, le choix des moyens appartient au dirigeant. Il n’y a pas de lien de subordination entre l’actionnaire et le dirigeant. Pour les salariés, il est très important que les rôles de chacun soient clairs.

Les échecs

Int. : Avez-vous rencontré des échecs et, le cas échéant, quelles en étaient les causes ?

M. R. : Il existe deux façons de caractériser le succès ou l’échec dans notre métier. L’une concerne la pérennité de l’activité et l’autre, le devenir du patrimoine de l’actionnaire. Dans notre expérience, tant qu’il y a des clients rentables en coûts complets, la pérennité de l’entreprise peut être assurée. Il n’est arrivé que 2 fois sur 185 que nous soyons obligés de cesser l’activité, notamment dans le cas d’une entreprise qui fabriquait des DVD, car son marché avait disparu et toute sa trésorerie avait été consommée avant notre arrivée. En revanche, si l’entreprise doit absolument être refinancée et que l’actionnaire ne souhaite pas ou ne peut pas apporter cette new money, un nouvel investisseur lui succédera.

La transformation des salariés

Int. : Parmi les repreneurs des sociétés que vous avez accompagnées, j’imagine que certains sont intéressés par la transformation opérée, mais que d’autres cherchent seulement à récupérer les actifs et abandonnent rapidement le système de management mis en place. Ce deuxième cas de figure doit être particulièrement pénible pour les salariés les plus mobilisés.

M. R. : Dans les cas où nous avons dû céder l’activité, nous n’aurions probablement pas trouvé de repreneur-investisseur sans le travail de transformation que nous avions mené.

En revanche, il arrive effectivement que le dirigeant qui nous succède détruise tout ce que nous avons fait. C’est pourquoi nous essayons de donner notre avis sur le choix du futur dirigeant, mais cela reste la prérogative de l’actionnaire.

Lorsque le système de management que nous avons introduit est abandonné, les salariés les plus mobilisés démissionnent dans les mois qui suivent. Il leur est impossible de revenir à un fonctionnement où chacun doit rester dans une case, une fiche de poste. C’est sans doute la transformation volontaire et dynamique de certains salariés qui est la plus durable dans nos interventions ; ceux qui y ont goûté se donnent les moyens de la vivre durablement.

Le compte rendu de cette séance a été rédigé par :

Élisabeth BOURGUINAT